Chapitre 4 : en Belgique : un modèle de concertation, entre exemplarité et impuissance
p. 73-85
Texte intégral
1Comment le phénomène de la pauvreté a-t-il été appréhendé en Belgique ? Nous avons vu que le sans-abrisme avait eu quelques difficultés à devenir un problème public. Bien plus, il est révélateur des rapports ambivalents que les mondes politique, associatif et de la recherche ont entretenus. Cette ambivalence se situe du côté d’un mode de travail concertatif qui s’inspire d’un modèle éprouvé au niveau des relations collectives de travail. C’est ce modèle que différentes institutions ont cherché à développer dans le domaine des politiques sociales. Après avoir rappelé les composantes de ce modèle de concertation, nous situerons le rôle des institutions chargées de développer celui-ci et les difficultés qu’elles ont rencontrées tout en mettant en perspective les travaux de recherche-expertise que les mondes universitaire et associatif ont réalisés. En Belgique, les analyses pauvreté ouvrent un questionnement sur ce qui façonne la relation de service au plan de l’intervention sociale et politique.
Un modèle de concertation sociale exemplaire
2Le Rapport général sur la pauvreté, paru en 1994, préconisait de mettre « à l’ordre du jour une nouvelle concertation sociale ». Traduisons : il s’agissait d’élargir la concertation sociale existante en charge de régler les problèmes de travail, de chômage, de sécurité sociale entre les partenaires sociaux, syndicats et patronat au monde des « exclus ». C’était bien l’enjeu du rapport que d’impulser la prise en compte de l’ensemble des problèmes relatifs à la pauvreté, reposant sur le constat que nombre de « pauvres » n’étaient ni chômeurs, ni travailleurs pauvres et n’appartenaient pas à la classe des ouvriers ou des employés. C’est ici que le mouvement associatif ATD Quart Monde a occupé une place déterminante dans la réalisation du rapport en prônant la nécessité d’« écouter les pauvres », ceux qui n’avait ni relation au monde du travail ni inscription syndicale. Dit autrement, il s’agissait de faire pression pour que le système de concertation sociale « classique » prenne en compte les situations de pauvreté. Mais en quoi consiste ce système ? D’un point de vue institutionnel, les bases du système belge de relations industrielles ont été jetées par le Pacte social négocié en 1944 par certains dirigeants des syndicats et du patronat. Sa principale caractéristique est qu’il s’est peu à peu constitué en matrice dominante à partir d’un processus d’institutionnalisation de ses structures paritaires de négociation. Ces structures reposent ainsi sur des lois-cadres qui les dotent d’un statut légal et définissent leur mission, leur composition et les critères de représentativité des organisations qui y siègent. Ce modèle institutionnalisé s’applique à l’ensemble de la vie économique et sociale en privilégiant à tous les niveaux1, à la fois le principe d’une représentation paritaire des acteurs économiques et celui de la « libre » négociation entre interlocuteurs sociaux.
3En pratique, cette matrice dominante prévoit une articulation des différents niveaux de négociations collectives (de l’entreprise à la branche), les accords interprofessionnels fixant les grandes orientations. Leur mise en œuvre passe alors par la négociation de conventions collectives au niveau sectoriel et/ou au niveau de l’entreprise. Cette matrice de négociation produira ses effets les plus importants durant la période qui précède la crise économique des années 70. Elle avait pour fonction le partage des fruits de la croissance économique, notamment à partir du principe de la liaison automatique des rémunérations à l’indice des prix à la consommation. La mise en œuvre de ce principe sera organisée au moyen de conventions collectives nationales sectorielles négociées et conclues au sein de commissions paritaires pour le secteur privé d’une part et, d’autre part, de dispositions légales pour le secteur public et pour les allocations sociales. En fait, ce qui constitue la spécificité du modèle belge de négociation collective est la triangulation des régulations négociées : « Fixation structurelle de salaires fonctionnels minima d’une part, adaptation structurelle des salaires minima et effectifs nominaux garantissant de façon constante le maintien de leur pouvoir d’achat d’autre part, et enfin négociations collectives conjoncturelles récurrentes de la croissance du pouvoir d’achat tant des salaires effectifs que des salaires conventionnels minima, telles sont les trois branches de la structure de la négociation collective en Belgique » (Bleeckx, 1994 : 18).
4C’est cette matrice qui a servi de modèle pour tenter de faire entrer les problèmes relatifs à la pauvreté, au revenu minimum d’existence (minimex), aux inégalités d’accès à la culture, à l’éducation, à la santé, au logement dans le système des relations sociales. Et ce, par l’intermédiaire d’un assemblage institutionnel réunissant une fondation – la Fondation Roi Baudouin –, une union – celle des villes et communes belges – et une association – ATD Quart Monde –, soit les différentes formes de ce que pouvait mobiliser la société belge pour « travailler un problème social ». Les chercheurs universitaires joueront dans cette pièce un rôle d’experts.
Un montage institutionnel hybride
5Sur le modèle du partenariat social, le Rapport général sur la pauvreté commandé par le Premier Ministre de l’époque, Jean-Luc Dehaene, a été réalisé par trois partenaires qui avaient tous une assez forte légitimité pour aborder la question de la pauvreté : la Fondation Roi Baudouin2 l’Union des : Villes et Communes de Belgique qui regroupe les bourgmestres de Belgique et dont relève l’aide sociale ; l’association ATD Quart Monde très bien implantée en Belgique et qui s’appuie sur l’image forte du Père Joseph Wresinski comme porte-parole de la « très grande pauvreté ».
6Le Rapport général inventorie un ensemble de situations de non-droit dans tous les domaines de la vie quotidienne en insistant sur qui ce qui apparaîtra comme un scandale, à savoir les inégalités de traitement devant les services publics, les guichets d’aide, les associations de quartier, …. Le rapport sera réalisé par une équipe de chercheurs3 proches des associations et de l’éducation permanente engagés par la Fondation Roi Baudouin. Il servira de base pour sensibiliser l’opinion publique et impliquer toutes les instances compétentes. La préconisation générale du rapport s’appuie sur le langage d’ATD Quart Monde : il faut « agir auprès des pouvoirs publics, des organisations et des institutions afin d’obtenir pauvreté, et par là, la garantie d’accès aux droits fondamentaux de tous, pour tous : groupes locaux, groupes thématiques, participation au collectif des associations partenaires du Rapport général sur la pauvreté, etc. ».
7En effet, la parution du Rapport général va engendrer la mise sur pied d’une consultation quasi-permanente qui fonctionnera « comme » le système de concertation sociale en réunissant de près ou de loin un ensemble de personnes et d’associations qui s’intéressent aux plus démunis, parlent de leur situation et tiennent le compte des pauvres et des situations de non-droit. C’est ici que le monde universitaire occupera une place d’expertise : juristes, économistes, voire sociologues et politistes ayant de près ou de loin des compétences en matière de droits humains ou de politiques sociales participent à des table rondes où s’échangent des informations, des données. Certains représentants des sans-abri comme le « Front Commun SDF4 » joueront le rôle d’interpellateur insistant sur le fait que « la pauvreté existe dans un des États les plus riches du monde ». Si la classe politique est sommée de s’occuper d’autre chose que de la réforme de l’État et des rapports entre les deux communautés linguistiques, les préconisations du rapport ne seront cependant pas pour autant prises en compte dans l’agenda politique. Une instance officielle gouvernementale, le Centre pour l’égalité des chances et la lutte contre le racisme5, créé en février 1993, se verra confier, à partir de 1998, le suivi des préconisations du rapport général tout en actualisant les données concernant la lutte contre la pauvreté, la précarité et l’exclusion sociale ainsi que la concertation entre pouvoirs publics locaux, administrations, associations et experts universitaires.
8Alors que la lutte pour l’obtention du minimex de rue occupe une place importante dans la reconnaissance du sans-abrisme en Belgique, les choses ne se passent pas très bien du côté des pouvoirs locaux qui freinent l’application de la loi. En effet, la Cellule pauvreté du Centre pour l’égalité des chances et la lutte contre le racisme publie en avril 1999 son rapport annuel. Quelles ont été les suites données au Rapport général sur la pauvreté et aux autres propositions du Centre pour l’égalité des chances ? Il ressort que l’un des principaux problèmes reste l’adresse de référence : la possibilité pour un sans-abri d’obtenir une adresse de référence dans un CPAS plutôt qu’auprès d’un particulier continue à être appliquée de manière très inégale. Le rapport constate également que « la radiation du registre de la population est avancée comme motif de refus. Certaines communes refusent l’adresse de référence auprès d’un particulier et renvoient vers le CPAS. Certains CPAS n’acceptent l’adresse de référence que pour les minimexés, pas pour les chômeurs. (…) La radiation du registre de la population dans une ancienne commune de résidence peut prendre plusieurs mois. La rumeur, également véhiculée entre travailleurs sociaux, veut que l’adresse de référence soit inefficace. L’adresse de référence auprès d’une association n’existe toujours pas ; elle est toutefois envisagée pour les gens du voyage. » Autrement dit, les recommandations préconisées par les nombreuses réunions de concertation restent sans effet. Deux autres questions pendantes sont soulignées par la Cellule : « l’utilisation de la prime d’installation instituée fin 1996 comme garantie locative plutôt que comme possibilité pour un sans-abri qui emménage d’acheter du mobilier et du matériel domestique ; le paiement du minimex retardé de quelques terme échu. » En effet, dans la pratique, les obstacles demeurent. Ce que confirmera le Front commun SDF en décembre 2000 : aucune adresse de référence à Anvers, Namur ou encore dans les petites communes flamandes ; ni à Liège et dans les petites communes wallonnes ; en région bruxelloise, on compte 108 adresses de référence et 64 bénéficiaires du minimex ou de l’aide sociale6. Pour le Front, « cela est bien une preuve supplémentaire que le recours à l’adresse de référence est un outil utile en vue de retrouver une autonomie, et ce n’est pas nécessairement une charge supplémentaire pour la commune ».
9Devant cette faible application de la loi, le Ministre fédéral de l’Intégration sociale, J. Vande Lanotte, publiera en juillet 2001, le « guide pour les sans-abri7 », voulant mettre à disposition des sans-abri un outil d’information en fait adressé aux CPAS. En préface, il rappelait qu’il « est inacceptable que, aujourd’hui, des gens soient encore exclus de la société sans un toit sur la tête, sans droits, sans revenus. (…) Personne ne choisit d’être sans-abri. Les obstacles qui s’opposent à l’intégration dans la société doivent encore être levés. Personne ne peut ni ne doit avoir peur de franchir le pas vers le filet protecteur de l’aide sociale ». Lors de la présentation du guide, le Front commun SDF interpellera le Ministre quant à la non-application par certains CPAS de la circulaire sur l’adresse de référence ; celui-ci renverra à « une concertation en cours avec toutes les personnes concernées afin d’aboutir à une procédure de demande effective et efficace »
10Cet épisode est révélateur non seulement des obstacles rencontrés par le mouvement qui revendique le droit à un revenu minimum pour les sans-abri mais aussi de la vacuité de la « concertation sociale » qui devait servir de modèle pour faire avancer la prise en compte des problèmes relatifs à la pauvreté. Les efforts suivants ne feront que souligner cet écart entre ce qui était prévu sur le mode de la négociation et ce qui est quasiment ignoré de la part des pouvoirs locaux et des instances telles que le CPAS qui sont chargées d’organiser la prise en compte de ces problèmes, voire de chercher à mettre en place une coordination sociale locale pour les appréhender. Par rapport au modèle institutionnel que représentait la matrice des relations collectives de travail, la concertation au niveau de la lutte contre la pauvreté n’est jamais parvenue à privilégier à tous les niveaux – local, régional, fédéral – le principe d’une représentation paritaire des acteurs associatifs et politiques, peut-être parce que la « libre » négociation entre interlocuteurs sociaux n’engage finalement personne.
11Si les rapports que publiera le Centre pour l’égalité des chances en 2001 et en 2005 continuent à être marqués par la volonté de travailler en dialogue – cette volonté ayant fait l’objet d’un accord de coopération relatif à la continuité de la politique en matière de pauvreté entre l’État fédéral, les Communautés et les Régions –, il n’en reste pas moins qu’aucune des assemblées gouvernementales n’avait inscrit dans son agenda politique la discussion de ces rapports. C’est ce que met bien en exergue le rapport de décembre 2005 établi par le Centre pour l’égalité, intitulé : « Abolir la pauvreté. Une contribution au débat et à l’action politiques ». Dix années après la parution du Rapport général sur la pauvreté et la dizaine de rencontres organisées par la Fondation Roi Baudouin dans les différentes provinces du pays et à Bruxelles, les associations font savoir « leurs réticences, leurs doutes quant à l’utilité de l’actuel processus de dialogue sur la pauvreté. Trop de demandes de participation ne sont suivies d’aucun retour » (Directeur du Centre pour l’égalité des chances). Les appels à inscrire sur l’agenda politique des différentes assemblées une discussion sur le contenu du rapport sont accompagnés d’une insistance sur le risque de « jeter le discrédit sur la méthode de dialogue » et donc sur un modèle concertatif qui reste marqué par une sorte d’impuissance à produire des retombées effectives et générales pour une population estimée à un million et demi. Le contenu du rapport « Abolir la pauvreté » ne va pas sans poser de nombreux problèmes, sa structure comprenant treize orientations qui se déclinent en 76 résolutions précises pour mener une lutte cohérente contre la pauvreté8. Comment une assemblée politique peut-elle se saisir d’une telle architecture abolitionniste ? Manifestement avec beaucoup de difficultés car un an après la publication du rapport, aucun débat de fond n’a été entamé. Retenons encore, à la lecture du rapport, que la spécificité des situations concernant le sans-abrisme s’est fondue dans un ensemble de résolutions où subsiste uniquement la question du nombre mettant sur le même pied de manière confuse les personnes sans-abri et celles sans domicile. Si le Ministre fédéral en charge de la politique d’intégration sociale reste préoccupé et souhaite que ses collègues prennent en compte « un test en matière de pauvreté » comme instrument de mesure des effets des décisions politiques, il ne peut empêcher la tendance lourde à la segmentation du traitement des problèmes, redoublé par la multiplicité des niveaux de pouvoir – locaux, régionaux, fédéral. La matrice de concertation sociale fonctionne alors à vide, ne sachant plus qui, du local au global, est responsable des assemblages.
Des constats répétitifs sur une incoordination généralisée
12C’est sur cette tendance lourde à la segmentation du traitement des problèmes que le monde de la recherche universitaire interviendra. Et ce, de manière répétitive pour souligner les incohérences des politiques « territorialisées » et « territoriales », pour reprendre la distinction formulée par Michel Autès9. Ainsi, en 1996 et 1997, la Commission communautaire française (COCOF) de la Région de Bruxelles-capitale demande à la Fondation Roi Baudouin de faire un état des lieux exhaustif de l’aide aux personnes en Région bruxellois. Plus connue sous le nom de PRD (Plan Régional de Développement) social, cette recherche-expertise10 menée sur l’ensemble des dépenses sociales attirait l’attention essentiellement sur trois dimensions : d’abord, l’existence d’un effort considérable au niveau de la couverture sociale des populations11 ; ensuite, l’existence de modes de fonctionnement territorial séparés les uns des autres ; enfin, la nécessité de dégager des principes d’action qui rendent les politiques menées plus visibles et plus complémentaires.
13La recherche mettait également en évidence deux ordres de difficultés : le premier portait sur la mesure statistique, le second sur un mode de fonctionnement qui résultait de la diversité des législations et des interventions. Premièrement, les difficultés pour réunir l’information indiquaient un appareil statistique très dispersé et des unités de mesure changeantes (individus, ménages ou institutions). De plus, la multiplicité des observatoires ne facilitait pas la tâche du recensement ; l’usage de la mesure statistique était trop souvent limité à l’établissement de diagnostics ponctuels difficiles à comparer. Comment disposer d’un vrai système de pilotage des politiques sociales et culturelles ? Les chercheurs réaffirmaient la nécessité d’un travail conséquent de mesures socio-démographiques, rendant possible la prise de décisions et l’évaluation de leurs effets directs et indirects. Complémentairement, il paraissait difficile de faire un lien direct entre les besoins de la population et la diversité des législations et des actions. Or, la progression mécanique des interventions étatiques a toujours tendance à vider la solidarité sociale de son contenu pour la réduire à un problème de dépenses. Face à une demande infinie (encore plus de services, encore plus de réglementations) se posait la question des limites de l’extension du système d’aide et de protection. Se manifestait ainsi la nécessité de dégager des priorités en vue de retrouver le sens de la solidarité.
14En dernier lieu, la recherche révélait l’absence de complémentarité entre législations, actions et pratiques. C’était la face sombre d’un mode de fonctionnement hérité des pesanteurs du passé : hyper-institutionnalisation des problèmes ; faible coordination des missions et des territoires d’action ; multiplicité des pouvoirs de tutelle tant administrative que politique ; absence d’évaluation de la qualité des services offerts et de l’action souvent confondue avec le contrôle réglementaire ; confusion entre l’action sanitaire et l’action sociale12 ; concertation institutionnelle limitée à des tours de table favorisant l’autarcie de chaque secteur ; prédominance du recours aux professionnels quant à l’offre de services et faible saisie des autres réseaux sociaux.
15On se trouvait donc en présence d’un cercle vicieux où trois manières de fonctionner tant dans le chef des administrations que dans celui du secteur subventionné associatif coexistaient sans parvenir à se compléter, du fait des pratiques autarciques, des emplois précaires, de la méconnaissance réciproque des acteurs. Comment sortir de ce cercle vicieux ? Deux principes d’action furent énoncés. Le premier consistait à mettre à distance les questions de dénombrement et de quantification pour privilégier les réseaux existants et les amener à mieux coopérer. Le second mettait en avant le travail de mobilisation plus à même de répondre au problème de la précarité, majeur à Bruxelles, et seul capable de redonner sens à la solidarité sociale et urbaine. A partir de ces deux principes, trois axes d’action étaient proposés :
- dégager le sens de l’action de chacun des partenaires : l’objectif d’écrire une charte de l’action sociale et urbaine pouvait se présenter comme le résultat d’un travail collectif (entamé à partir d’une journée d’action avec l’ensemble des partenaires – politiques, administratifs, subventionnés – où serait présenté les résultats de la recherche) ;
- retrouver une complémentarité entre action politique, action administrative et action sociale : il s’agissait de mettre en place une unité d’action (la préférence allait au quartier) où se réaliserait l’articulation entre l’urbain, le social et l’économique ;
- améliorer l’organisation de cette complémentarité en élaborant un système de conventions qui favoriserait l’action globale par rapport aux situations de précarité et assurerait le suivi.
16Si ces propositions ont été présentées devant les élus politiques de la Région bruxelloise, si les résultats de la recherche ont été débattus lors de différents colloques, ils sont néanmoins restés lettre morte, notamment en ce qui concernait la complémentarité des actions.
17La création d’un Samu social à Bruxelles sera révélatrice d’une série de tensions entre une politique d’urgence sociale et la prise en compte du phénomène « sans-abrisme ».Le rapport de recherche (Rea, Scmitz, 2001) réalisé sur la problématique des sans-abri à Bruxelles par une équipe universitaire va insister sur le caractère impérieux de mettre en place la complémentarité des interventions. Il faut d’abord relever l’importance que l’expertise universitaire va avoir lors du conflit généré par la création d’un Samu social13, non pas que ce rapport soit décisif pour convaincre les responsables politiques de mettre fin à l’expérience mais il aura une fonction de diagnostic global sur les différents acteurs qui œuvrent dans la problématique des sans-abri. Global parce qu’il prend en considération tant les actions francophones que néerlandophones14 à l’échelle de la région bruxelloise et parce qu’il envisage un ensemble de mesures qui visent à assurer une meilleure complémentarité entre ce qui existe, adoptant résolument une posture qui conteste que le problème serait le manque de places ou de lits. En 150 pages et 25 recommandations, le rapport envisage sur le mode habituel qui caractérise le vocabulaire du fonctionnement institutionnel bruxellois – l’offre, la demande, l’optimalisation des services – les différents problèmes qui traversent le secteur : mise en garde vis-à-vis d’une division classant les services selon qu’ils seraient centrés sur l’urgence de première ligne ou secteur ouvert (asiles de nuit, Samu social) ou qu’ils seraient plus « fermés », composé de services plus anciens, et proposant un hébergement de plus longue durée à visée de réinsertion sociale (maisons d’accueil, logement accompagné, etc.). Différentes déclinaisons de l’urgence apparaissent alors à travers des modes de collaboration entre services et à travers la diversité des profils des sans-abri. Opposition entre deux styles de travail : une grande majorité des services ont été créés sur la base d’une « légitimité professionnelle » à partir d’une expérience de terrain, construite collectivement, coulée sous forme de projet d’action, instituée en service reconnu par les pouvoirs publics, avec une faible médiatisation. Le Samu social est quant à lui décrit comme porteur d’une légitimité politico-médiatique : importation de formes d’action et d’expertise professionnelle, projet porté par une volonté politique marquée et par des responsables non issus du secteur bruxellois, recours systématique aux médias pour se positionner au centre de l’offre de services. Existence de différentes formes de travail social, avec ou sans demande de la part de l’usager sans-abri par rapport à une prise en charge ; avec ou sans élaboration de projet de réinsertion. Orientations à l’action développant des approches sécuritaires du sans-abrisme et la médiatisation des problématiques.
18Cette recherche-expertise débouchera sur un ensemble de recommandations portant sur le renforcement de l’offre de service (travail de rue, accompagnement ambulatoire et habitat accompagné) et sur la promotion de services tels que les maisons d’accueil. Autre proposition portant quant à elle sur l’information : une gestion indépendante et structurée de l’information, commune aux institutions bruxelloises, à l’attention des sans-abri, des professionnels et du grand public devrait être mise en place pour éviter la création de macrostructures de coordination mal vues par les sans-abri eux-mêmes et très difficiles à envisager dans un environnement institutionnel très éclaté. Il s’agit aussi de promouvoir la collaboration plutôt que la concurrence en matière d’urgence sociale. Si des outils d’échange de données communs s’avèrent aussi utiles, il s’agirait encore d’assurer une coordination et un échelonnement des heures d’ouverture des différents services en soirée. Les chercheurs évoquent aussi des modalités de réarticulation des secteurs sans-abri avec la santé, la santé mentale, le logement social, les CPAS. Une refonte des lieux de concertation, la création d’un observatoire et l’écoute structurée des sans-abri devraient aussi être mis à l’ordre du jour. Ils mettent aussi en évidence la confusion créée par « l’afflux de candidats réfugiés qui ne trouvent pas de place dans les structures prévues à leur effet » (Rea, Schmitz, 2001 : 128) et qui viennent artificiellement gonfler le nombre de sans-abri. Autrement dit, le diagnostic confirme l’absence de complémentarité entre intervenants en énonçant les conditions à réunir pour mettre en place un dispositif moins raide, moins divisé, plus concertatif entre les structures d’accueil et d’accompagnement dans une ville qui, de plus en plus dualisés socio-économiquement entre fractions de la population, ne peut guère se permettre de négliger de développer des complémentarités entre ce qui existe.
19Il faudra cependant attendre fin 2007 pour que le gouvernement de la Région bruxelloise se dote d’un « plan sans-abri global et intégré » cherchant à ordonner le travail de l’accueil d’urgence, des maisons d’accueil et des services ambulatoires. La question de l’urgence reste primordiale dans ce projet, même si les décideurs politiques cherchent tant à renforcer les logiques d’insertion, notamment via des méthodes alternatives d’hébergement qu’à prendre en compte la prévention et à créer un centre d’appui pour l’ensemble du secteur. Ce centre sera chargé de mettre en place un système d’enregistrement des données compatibles pour tous les services permettant aux décideurs et aux différents intervenants d’avoir une vision plus globale des actions à coordonner. Insistons : la concertation reste encore et toujours la méthode préconisée comme centrale pour une action globale dirigée vers les sans-abri.
20Un autre mode d’analyse positive les relations que les sans-abri ont dans les espaces publics. Henk Meert (Meert in : Corijn, De Lannoy, 2000) a observé à Bruxelles les stratégies de survie des « résidents de la rue » en se demandant comment ils faisaient pour survivre sans minimum garanti. Il constate que « » s’il est clair que les résidents de la rue font partie intégrante de la collectivité bruxelloise, leurs relations avec celle-ci ne sont pas toujours faciles. (…) Certains se confinent dans une petite communauté, se trouvent une famille dans la rue, d’autres fuient jusqu’au contact de leurs congénères, d’autres encore rejettent carrément la société. La société actuelle présente toutefois une caractéristique distinctive capitale pour ceux qui doivent survivre dans des circonstances difficiles : il est pratiquement impossible de se procurer les moyens de subsistance fondamentaux sans l’aide de tiers. Autrement dit, les économies autarciques, celles qui subvenaient à leurs propres besoins, appartiennent définitivement au passé, à plus forte raison dans les centres des grandes villes. » (idem : 110) En se référant aux trois sphères d’intégration économique que Karl Polanyi (1944) avait distingué – celle de l’échange marchand, de la redistribution et de la réciprocité15 –, Meert passe en revue les différents lieux où alternent relations d’échange marquées par la réciprocité et relations de redistribution. Ainsi, il note qu’« il est impossible de mourir de faim, même quand on n’a plus le sou » au vu des différents lieux qui offrent des repas à des prix modiques, qu’un « grand nombre de résidents des rues dispose de réseaux auxquels ils font fréquemment appel pour s’informer mutuellement sur les endroits où l’on trouve de bons repas gratuits » et que là aussi, « solidarité de groupe et assistance mutuelle vont encore la main dans la main ». Les pratiques de réciprocité sont repérables à travers des échanges particuliers : « Tony vit depuis un certain temps à proximité de la Gare Centrale où il prétend s’être lié d’amitié avec des personnes travaillant à la consigne des bagages des voyageurs. L’argent que lui rapporte la mendicité suffit largement à louer un casier où il conserve ses vêtements propres. Quant au linge sale, il le confie à un membre du personnel qui les lave gratuitement chez lui ». Ici, on est en présence d’une stratégie éprouvée par nombre de sans-abri : « gagner la confiance et la sympathie d’une personne en ville, vivant en dehors du circuit des sans-logis » Les relations d’échange s’inscrivent alors dans des réseaux de confiance mutuelle où la mendicité, le marché du travail informel, l’occupation des lieux sont autant de possibilités d’échange pour être reconnu comme « résident de la rue ».. Il reste néanmoins que la citoyenneté y est limitée par les formes de domination ordinaire (Martuccelli, 2001) qui, de la protection à la mise à l’abri, constituent les limites de l’expérience de la rue. Reviennent toujours la fatigue – permanente – et la recherche d’un lieu où se reposer. Les maisons d’accueil de toutes sortes sont là comme des échappatoires mais aussi comme des lieux fermés par des règlements, des horaires, des contraintes. Ainsi la vie à la rue oscille en permanence entre le développement de stratégies de réciprocité, parfois de redistribution et la recherche d’un abri, d’une protection, d’un temps d’arrêt où le repos est assuré.
21Peu de recherches ont finalement porté sur l’expérience à la rue. Les efforts pour clarifier les enjeux des politiques sociales sont plus significatifs des problèmes que soulèvent les relations d’interdépendance entre les éléments d’un système institutionnel complexe que des problèmes des usagers, qu’ils soient ou non sans-abri. Le problème central reste celui de la relation de service et les pratiques de partenariat entre les quatre acteurs que sont les décideurs politiques, les do-gooders (entrepreneurs de morale), les chercheurs et les acteurs des actions collectives pour faire reconnaître l’existence des sans-abri. Il s’agit alors de mettre à l’épreuve des propositions analytiques qui devraient permettre tant à l’État qu’aux associations et aux usagers de refonder un dialogue social pour un pacte de solidarité. Par exemple, repenser la relation de service en se débarrassant de la notion de « besoin » ou encore en étudiant de manière pointue la nature de la relation entre l’usager et celui qui preste le service, qu’il y ait co-production ou non ; enfin, envisager la manière dont se chevauchent ou se combinent différentes conceptions de l’action coordonnée afin de sortir de l’actuelle segmentation du traitement des problèmes sociaux. Ainsi l’ensemble des recherches ont-elles mis en évidence moins des dysfonctionnements qu’un mode de fonctionnement qui favorise la séparation et des logiques d’action sans complémentarité entre elles (Francq, 2004).
Notes de bas de page
1 Par niveau, nous entendons les différents lieux de négociation ou consultation auxquels se rencontrent les partenaires sociaux. En Belgique, on en distingue généralement trois principaux : le national/interprofessionnel, le sectoriel et l’entreprise.
2 Celui-ci était décédé l’année précédente, en 1993, et avait, souvent de manière compassionnelle, attiré l’attention sur « cette part des citoyens belges pauvres qu’on écoute peu ».
3 Bruno Carton et P.M. Neirinckx, tous deux collaborateurs de la Fondation Roi Baudouin.
4 L’usage du terme « SDF » est utilisé par le Front commun sous l’influence de l’appellation française qui se répand à l’époque et que les médias utilisent assez systématiquement.
5 Les missions du Centre pour l’égalité des chances et contre le racisme sont vastes : être un lieu d’accueil de toutes personnes victimes de discrimination ; informer, sensibiliser, former, collaborer ; formuler des recommandations.
6 La recherche menée par une équipe universitaire chargée d’analyser à Bruxelles la problématique du sans-abrisme (Rea, Schmitz, 2001) donnait le chiffre de 94 adresses de référence et de 53 minimex ou aide sociale équivalente et notait : « On constate une différence entre le nombre de personnes qui ont une adresse de référence au CPAS et le nombre de personnes à qui est octroyé le minimex ou l’aide sociale équivalente. Cela ne signifie nullement que ceux qui ont une adresse de référence mais qui n’ont pas d’aide sociale soient sans ressources financières. En effet, l’adresse de référence confère à l’usager une inscription dans une commune, condition nécessaire à la régularisation de sa situation administrative, notamment auprès d’organismes dispensateurs d’allocations sociales. Par ailleurs, l’absence d’octroi de minimex ne signifie pas que ces personnes ne disposent d’aucune aide sociale. Enfin, ces chiffres ne nous disent rien du nombre de minimex ou d’aide sociale équivalente accordée par le CPAS aux personnes en situation d’hébergement provisoire (maisons d’accueil, logements de transit, habitats accompagnés, etc). Néanmoins, la récolte systématique de ces données permettrait d’avoir une information précieuse » (p. 129).
7 Tiré à 25 000 exemplaires.
8 Le simple inventaire de ces treize orientations est indicatif d’une démarche qui empile plus les problèmes qu’elle ne les articule ou propose des solutions concrètes pour les résoudre : « agir en connaissance de cause ; garantir un revenu qui permet de faire des projets de vie ; utiliser la fiscalité comme outil de cohésion sociale ; accompagner vers l’autonomie ; soutenir les parents dans l’exercice de leurs responsabilités ; etc.
9 Rappelons que pour M. Autès, une politique territorialisée se décline sur le territoire des politiques nationales, voire générales et institutionnelles alors qu’une politique territoriale est une politique « produite » par le territoire et qui « produit » du territoire politique (Autès, 1999).
10 Elle sera conduite par une équipe composée de Bruno Carton (qui avait réalisé le Rapport sur la pauvreté, André Stengele (qui avait coordonnés différentes formations autour de la notion de coordination sociale locale) et Bernard Francq (chercheur universitaire). Le rapport de cette recherche est paru en 1997 : Francq B., Stengele A., Optimalisation des services et équipements sociaux bruxellois relevant de la compétence de la Commission communautaire française, 1997, Bruxelles, Fondation Roi Baudouin, 2 volumes, 450 pages.
11 Etait mis à jour l’effort considérable d’un montant de 23 milliards de francs belges en 1994 mené pour accompagner le système classique de protection sociale. À inventorier les politiques d’accompagnement qui couvraient tant la petite enfance que la politique à l’égard du 3ème âge ou encore les politiques de logement, le constat s’imposait : « tout semble couvert » grâce à l’existence d’un maillage institutionnel très diversifié qui, des CPAS aux associations, assurent une couverture permanente, au regard également de l’abondance des législations concernant tant des publics que des fonctions : des mesures juridiques (proclamation de droits sociaux, définition des conditions de travail, fixation de normes minima,...) ; une production directe (mise à la disposition, gratuite ou payante, de biens et services aux utilisateurs potentiels) ; des garanties financières (des mesures de financement direct ou indirect de dépenses jugées indispensables et qui peuvent être soit des dépenses d’assurance, soit d’assistance) ; des mesures fiscales (exonérations, taux d’imposition variables selon le niveau de revenu,...). Était enfin mis en évidence l’existence d’actions transversales permettant la rencontre entre des populations spécifiques qui rencontrent des difficultés semblables - scolaires, résidentielles, culturelles – et cumulées ainsi que des modes d’intervention où se côtoient des services à l’acte mais aussi des services localisés à dimension variable (du quartier à l’échelon de la Région).
12 L’action sanitaire est souvent considérée comme ayant une meilleure visibilité – mesurable – en termes de procédures et de normes contrôlées, permettant de fait l’affectation plus aisée des moyens.
13 Pour un compte-rendu de la mise en place de celui-ci et des conflits qu’il généra, voir Francq, 2004.
14 Rien d’étonnant puisque la commande provenait des ministres chargés des secteurs bilingues de l’aide sociale en Région bruxelloise. Il faut rappeler ici que ça n’avait pas été le cas du travail de recherche mené dans le cadre du Plan Régional de Développement social ; voir début de cette partie.
15 L’échange marchand constitue la sphère d’intégration économique dominante dont un des trais majeurs est l’autonomie individuelle des acteurs (chacun détermine pour soi ce qu’il souhaite mettre sur le marché, c’est la loi de l’offre et de la demande qui indique si le choix a été judicieux). La sphère de la redistribution suppose que les moyens de subsistance ou l’argent soient collectés et centralisés à l’avance, pour les redistribuer ensuite en fonction de certaines règles ou conventions. La réciprocité suppose l’échange de biens et de services sans utilisation de moyens de paiement.
Auteur
Bernard Francq, sociologue, professeur ordinaire à l’Université catholique de Louvain, chercheur au Centre d’analyse et d’intervention sociologique (EHESS/Paris).
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Les Musulmans en prison
en Grande-Bretagne et en France
James A. Beckford, Danièle Joly et Farhad Khosrokhavar
2005