Conclusion
p. 177-184
Texte intégral
1 Revenons à notre problématique triangulaire de départ : brigandage, rébellion et justice. Comment nos dossiers peuvent-ils enrichir ce qui a déjà été écrit sur le sujet ? Comment ces thématiques se dessinent-elles les unes par rapport aux autres ? Nous avions commencé par la justice avant de nous pencher sur les crimes reprochés à nos prévenus. Renversons le raisonnement.
2Reconstruire une bande deux siècles plus tard, à partir de procès différents s’est avéré intéressant. Nous avons, par exemple, pu confronter le discours des autorités, redoutant des bandes monstrueusement grandes à deux éléments : le discours venu « d’en bas », celui des prévenus, scindant un réseau en petits groupements et l’existence de plusieurs petits procès. Étudier en parallèle diverses procédures permet également de percevoir des évolutions. Nos procès ont l’avantage de s’être déroulés du Directoire à l’Empire et de montrer les modifications de la gestion de ce que la République considérait comme deux contrariétés de poids. Le début de la procédure témoigne de l’attribution de la répression du brigandage à une justice militaire tandis que les révélations des quatre condamnés à mort mettent en exergue la gestion d’un même problème dans un contexte d’apaisement.
3Étions-nous face à du banditisme ou à de la révolte ? La question ne se pose pas, et l’on pouvait s’en douter, en des termes aussi tranchés. La vie de hors-la-loi menée par des conscrits réfractaires peut conduire au banditisme qui permet outre de survivre, de créer une dynamique de solidarité, remplaçant le lien parfois cassé avec leurs familles. Mais l’enrôlement forcé au service de l’armée d’un peuple qui, en plus d’annexer le pays, modifie en profondeur les repères et habitudes quotidiens de tous, peut également pousser à l’insurrection.
4Le choix initial de leurs « proies », l’absence certaine de professionnalisme et les motivations évoquées par les prévenus donnent à ceux-ci un visage de rebelle. Mais l’évolution du butin, du mode opératoire et de la sélection des victimes leur attribue des traits de bandits. Lors de leur entrée en justice, c’est avec ce faciès qu’ils apparaissent. Des bandits à coloration politique, probablement variable. Comme nous l’avions conclu dans notre dernier chapitre, la motivation politique originelle630 de ces petites bandes semble s’être estompée au profit de motivations économiques, avec l’envie, non plus de survivre, mais de vivre des fruits du pillage. Le contexte fragile du département de la Dyle et les aléas du quotidien induisent probablement ces comportements. Mais quand situer la rupture et quelle est la cause première de ce glissement vers le brigandage ? Les coupables changent à un moment d’attitude. Ils deviennent plus violents et s’adonnent à de véritables razzias. Plus ou moins au même moment, les victimes se mettent à parler et les premiers prévenus sont arrêtés. Quant au discours des autorités, il assimile le rebelle au brigand afin d’effrayer la population et de justifier ainsi son action répressive. Comment ces trois données se sont-elles succédé ? Le discours enflammé de Paris a-t-il fait peur aux victimes qui en dénonçant les rebelles les ont mis au ban de la société ? Les rebelles sont-ils devenus brigands, à cause d’un éloignement avec les instigateurs de la révolte, et ont-ils, par leur nouvelle attitude violente, poussé leurs amis et connaissances à les dénoncer, donnant de l’eau au moulin des propos consulaires ? Il est difficile de se prononcer.
5Que penser des instigateurs, que la justice a libérés à contrecœur ? Ils ont un profil sociologique différent des prévenus de brigandage qui forment au contraire un groupe très unifié. Les prévenus d’instigation vivent dans la même région que les prévenus de brigandage mais sont plus âgés et ont des professions plus stables. Les preuves à leur encontre existent, mais ne sont pas suffisantes selon les jurés ou plutôt, puisque nous n’avons pas de justification de la part de ces représentants de l’opinion publique, ne méritent pas une condamnation et un renvoi devant une instance criminelle. Il nous semble pourtant que beaucoup d’éléments donnent du crédit aux révélations des condamnés à mort.
6Une chose est sûre, nous ne pensons pas qu’il soit adéquat de parler d’une bande, regroupant tous nos prévenus. Le caractère disparate de nos sources le laissait sous-entendre, nous sommes plutôt face à un réseau de liens et de connaissances, constitué de petites bandes, se mêlant lors de certains méfaits mais ne constituant pas une entité en soi. Un voyage dans le passé n’étant pas encore possible, il est difficile de nous avancer plus.
7Comment la justice a-t-elle jugé ces hommes mi-rebelles mi-brigands ? Nous disposons des procédures menées contre quarante-cinq personnes dont quatre n’ont jamais été appréhendées. Douze sont renvoyées devant un conseil de guerre par un directeur de jury d’accusation : huit sont condamnées à mort, deux à quatre mois de détention et deux libérés. La procédure de seize autres prévenus commence devant un directeur du jury d’accusation avant que onze soient renvoyés devant le tribunal criminel du département de la Dyle. Parmi ces onze personnes, seules deux sont exécutées, tandis que quatre condamnés à mort sont graciés, quatre prévenus décèdent pendant la procédure et un est acquitté. Enfin, des quinze personnes comparues devant le directeur du jury d’accusation après la loi du 7 pluviôse an IX, seule une est renvoyée devant le tribunal criminel et acquittée. Ainsi, sur quarante-cinq personnes, dix sont exécutées sous le Consulat mais huit avaient été jugées et condamnées sous le Directoire par une juridiction militaire.
8 Les crimes condamnés et les lois appliquées sont de l’ordre du brigandage. Entre rebelle et brigands, la justice s’est décidée. À trois reprises seulement et en tant qu’ajouts au brigandage, avoir commandé ou fait partie de rassemblements séditieux et avoir coupé des arbres de la liberté font partie des crimes mentionnés dans les jugements. Il est avéré que les jurés étaient plus sévères envers les crimes naturels, dont le brigandage, qu’envers les crimes politiques631. Au-delà des faits, qui montrent qu’effectivement nos prévenus n’ont pas été que rebelles et au-delà du fait que ce sont des victimes de brigandage qui ont débuté l’affaire, ne faudrait-il pas voir derrière ce choix une manière plus sûre de mener à une condamnation ? Le discours du gouvernement après brumaire an VIII ne s’inscrit-il pas dans cette logique ?
9La procédure et les acteurs en présence ont changé pendant ces quelques années. Le gouvernement, quelque peu dépassé et désireux de mettre rapidement un terme au brigandage et à l’opposition contre sa politique, les a remis entre les mains de l’armée et des juridictions militaires. Effectivement la décision fut porteuse puisque dans nos dossiers, huit des dix condamnés à mort le sont par une juridiction militaire au cours d’une procédure rapide : le premier conseil de guerre permanent de la 24e division. Sans que des personnes aient été condamnées sans preuves – certaines ont d’ailleurs été acquittées –, ces conseils de guerre et l’action de l’armée sur le terrain, saisissant des hommes les armes à la main, se sont révélés efficaces.
10Après le 29 nivôse an VIII, la gestion du brigandage commis à plus de deux personnes, retourne entre les mains de la justice ordinaire, à savoir les tribunaux criminels. La présence de davantage de garde-fous protecteurs des libertés individuelles, tels l’existence de deux jurys populaires, permet la libération de nombreux prévenus. Six sont néanmoins condamnés à mort mais, nous l’avons dit, deux seulement sont exécutés. Parfois plus de cinq ans après les faits, au-delà du manque de preuves, le contexte a changé. L’économie se relève, les oppositions politiques se sont résorbées, même la conscription pose de moins en moins de problèmes. Plus on s’éloigne des heures troublées, plus il semble que, les tensions éteintes, les condamnations soient moins fortes. S’ils sont suspectés de brigandage, nos prévenus ont en cela eu la chance d’avoir commis leurs actes au moment de la révolte de l’an VII, ce qui atténue peut-être aux yeux des jurés la teneur de leurs crimes. En ce qui concerne la grâce des quatre condamnés à mort, le contexte semble aussi avoir pesé, l’arrivée récente de l’empereur qui « signale son avènement à l’empire, par tant d’actes de bienfaisance et de clémence632 » constituant aux yeux de De Valeriola, substitut du commissaire du gouvernement, un argument en faveur d’une grâce. À cela s’ajoutent le repentir sincère des condamnés et leur emprisonnement depuis leur arrestation.
11Suite à la loi du 7 pluviôse an IX, le gouvernement intervient à nouveau dans la poursuite et l’instruction. Dans notre cas, aucune condamnation ne résulte de procédures passées devant le substitut du commissaire du gouvernement : tous sont libérés. Le procès prend pourtant une tournure quelque peu politique à cet instant. Les quatre instigateurs sont accusés d’avoir œuvré à un hypothétique retour des Autrichiens, avec l’aide des Anglais et surtout contre la France. Les jurés décident pourtant de les libérer, même si le substitut du commissaire du gouvernement est convaincu de leur culpabilité. Quelles qu’aient été les responsabilités des uns et des autres, les « brigands » condamnés à mort ont la vie sauve et les « instigateurs » retrouvent leur liberté.
12Effectivement la procédure change. Effectivement les peines prévues par les lois changent. Effectivement la place accordée au ministère public et au gouvernement ne cesse de grandir au sein du monde judiciaire, affaiblissant le pouvoir que les Constituants avaient posé entre les mains du peuple et de ses magistrats élus.
13Au cœur de nos dossiers, et au cours de toute la période couverte, nous voyons une justice efficace, qui cherche sans relâche les coupables, place le respect de la loi au-dessus de tout et s’adapte aux moyens développés par le gouvernement contre révolte et brigandage, pour protéger les biens des citoyens mais aussi pour se protéger. Dans ses adaptations aux lois nouvelles, cette justice est d’abord et avant tout libérale, avec comme principales protections des libertés subsistantes à tout moment de nos procès, les jurys populaires. Certes, tout n’est pas rose puisque certains prévenus restent prisonniers pendant des mois sans raison légale apparente. Mais dans le reste de la procédure, nous n’avons pas repéré de violation des libertés prônées par la Révolution. Même lorsqu’elle est dirigée par un représentant du gouvernement convaincu de la culpabilité des prévenus, notre affaire peut ne mener à aucune condamnation. Manque de preuve ou contexte aidant, les valeurs nouvelles ne semblent pas bafouées.
14La vieille image de la guillotine comme symbole du monde dont la Révolution française signe l’avènement633 devrait manifestement, selon nos dossiers, laisser la place à d’autres symboles, plus représentatifs.
15Une procédure judiciaire qui est, bien qu’efficace, soucieuse des lois et des libertés, couplée à des doutes sur la culpabilité de prévenus, mène à des libérations. De notre analyse, le point à retenir est peut-être celui-là, principalement en ce qui concerne les prévenus accusés par les quatre condamnés à mort. Ne sachant trancher, la justice, au sens large, jurés y compris, a gracié les condamnés à mort et libéré les dénoncés.
16Cette étude ne prétend aucunement porter au-delà de notre affaire. Comme toutes les recherches, elle ébauche des chemins possibles pour poursuivre l’enquête. En tirant sur ce « bout de laine », il est peut-être possible d’aller bien plus loin que nous n’avons pu le faire ici.
17Outre les quelques pistes que nous avons dû laisser en suspens pour notre affaire634, des horizons plus larges sont envisageables. L’intégration de nos prévenus dans la population et les cassures du corps social suite à de simples rancœurs ou aux troubles multiples de l’époque nous laissent penser qu’une étude, sur tous les plans, d’une communauté pourrait permettre de répondre à de nombreuses questions non élucidées. Notamment pour Limal, Ottignies et leurs alentours, il serait intéressant de collecter toutes les archives possibles, tous les procès, actes administratifs et autres, et reconstituer un microcosme de cette société. Cela permettrait peut-être de comprendre pourquoi Limal et Ottignies sont les centres de notre affaire. Un détour vers les archives d’Ancien Régime pourrait également nous renseigner sur le parcours passé des prévenus de brigandage et de rébellion, de même qu’une utilisation des sources postérieures au régime français pourrait nous renseigner sur leur avenir.
18Plus globalement, les procès des conseils de guerre, déjà étudiés, peuvent permettre de tisser de nouveaux liens entre justice ordinaire et justice extraordinaire635. Loin de nous l’idée de recréer le réseau redouté et pressenti par les autorités françaises mais plus humblement, des liens entre dossiers pourraient être établis et permettraient, outre la comparaison des procédures et de leurs implications sur la protection des libertés des citoyens, de mieux connaître le contexte de ces années troublées et de mieux comprendre ce qu’a vécu et éprouvé la population de l’époque.
19Certaines questions restent sans réponse. Ce sujet qui semblait, au vu de l’historiographie que nous vous avions présentée au début de notre voyage, déjà étudié de part en part, est en réalité loin d’avoir dévoilé tous ses secrets. Il nécessite encore de nombreuses heures d’encodage, de dépouillement et d’analyse et mérite pleinement l’attention des chercheurs.
Notes de bas de page
630 Soulignons que les motivations « politiques premières », les oppositions au « système français » n’ont en soi pas de réelle portée « politique ». Il s’agit, à leur source, de préoccupations plus quotidiennes, comme l’aurait exprimé assez clairement Vincent Demaret : « si les français avaient laissé la religion et les garçons tranquilles, il aurait aimé autant les français que les autres » (AÉA, CAB, n° 277-816, Dossier judiciaire, du 25 messidor VII au 25 messidor XII, Procès Demaret, François et Gilbert, pièce 24-24).
631 Berger, La justice pénale sous la Révolution…, p. 191 ; Trausch, « La répression des soulèvements paysans de 1798… », p. 135.
632 AÉA, TCB, n° 94-3758, Dossier judiciaire, du 25 prairial IX au 27 prairial XII, Procès Dechamps, Ghion, Libouton, Renard et Marsil, pièce 77-3.
633 Allen, Les tribunaux criminels sous la Révolution et l’Empire…, p. 9.
634 Consultation des registres paroissiaux pour établir certains liens de parenté nouveaux, recherche d’un éventuel procès des curés de Limal et de Nethen, lien peut-être existant avec la liste des quatre cents prévenus arrêtés par le juge Everaerts, etc.
635 Il faudrait, à plus grande échelle, consulter tous les procès des conseils de guerre puisque certains de nos prévenus semblent avoir fait partie de procès auxquels il n’est fait aucune allusion dans nos sources mais qui établissent pourtant des liens avec des prévenus que nous n’avons pas rencontrés (par exemple, SHD-DAT, 2J 296, n° 18862, Procès d’Antoine Van Mol, Jean Baptiste Mibus et Guillaume Labaisse ; SHD-DAT, 2J 296, n° 19412, Procès de François Robert). Ce n’est qu’en croisant les informations venues de ces différentes institutions qu’il sera possible d’avoir l’ensemble de prévenus le plus complet, même s’il ne s’agit pas d’une bande mais d’un simple réseau de relations dans lequel les liens peuvent être très ténus, parfois basés sur la seule similarité de conditions de vie : parcours de réfractaire, difficultés financières, etc.
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