Gendarmes et Tsiganes à la frontière
p. 173-190
Texte intégral
1Dès 1884, les gouvernements allemand, luxembourgeois et néerlandais interdisent l’entrée sur leur sol d’indigents refoulés de Belgique qui ne ressortent pas de leur État et qui ne doivent pas emprunter leur territoire pour gagner leur patrie. Deux ans plus tard, les autorités françaises alignent leur politique sur celle de leurs voisins : seuls les indigents français refoulés du royaume de Belgique sont admis à voyager dans l’intérieur de la République379. Si, conformément à la volonté des gouvernements limitrophes, les indigents néerlandais, allemands, français et luxembourgeois renvoyés de Belgique sont désormais reconduits vers leur pays d’origine, le rejet des bandes tsiganes étrangères – dont les membres sont souvent originaires d’un pays plus lointain – est encore davantage rendu malaisé. En 1886, devant l’absence d’un accord international disposant des règles à suivre à l’égard des Tsiganes étrangers, Gautier de Rasse décide d’introduire une nouvelle mesure censée satisfaire les autorités des États limitrophes : désormais, toute troupe tsigane rejetée de Belgique ne peut plus choisir la frontière vers laquelle elle désire être dirigée, mais doit systématiquement être reconduite vers la frontière par laquelle elle a pénétré dans le pays380. Il n’est pas dérogé à cette règle jusqu’à la veille de la première guerre mondiale.
2Selon l’administration de la Sûreté publique, cette mesure doit nécessairement mettre fin aux contestations des gouvernements voisins à l’encontre du rejet de bandes tsiganes sur leur territoire. Il est en effet légitime, estime-t-elle, que les nomades arrivés en Belgique de leur propre gré ou en y étant expulsés par les forces de l’ordre d’un État voisin soient reconduits dans le pays d’où ils ont pénétré dans le royaume. Pourtant, jusqu’à la veille du premier conflit mondial, les autorités limitrophes réfutent régulièrement la thèse selon laquelle une bande a pénétré sur le sol belge depuis son territoire. Déjà, en décembre 1886, Gautier de Rasse impose des mesures strictes à observer en cas de conflit avec un pays voisin :
Jusqu’à ce que des traités internationaux aient réglé cette matière, toute bande qui chercherait à pénétrer dans le royaume devra être repoussée par les agents de la force publique qui sont tenus de se prêter mutuellement main forte. Si le pays limitrophe refusait d’admettre ces étrangers sur son territoire, il conviendra de m’en référer sans retard en me transmettant un procès-verbal détaillé et complet de l’interrogatoire auquel les chefs de bande auront été soumis. […] En attendant ma décision, la bande restera campée à proximité de la frontière381.
3Lorsque le pays par lequel les Tsiganes ont pénétré sur le sol belge semble dûment identifié, les gendarmes belges sont tenus de les y reconduire coûte que coûte et d’outrepasser, le cas échéant, l’objection levée par les autorités de ce pays. Il en résulte des refoulements successifs d’un côté à l’autre de la frontière belge dont les premières victimes sont non seulement les Tsiganes mais également les habitants des communes frontalières, comme l’expose un article du quotidien anversois francophone indépendant Handelsblad dans son édition du 21 décembre 1886 :
Sur nos frontières il se passe quelque chose de barbare, d’inhumain, en contradiction avec notre civilisation chrétienne que nous vantons continuellement.
De temps en temps, des bandes de Bohémiens arrivent sur notre frontière. La vie nomade est dans le caractère de ce peuple ; ainsi les oiseaux qui changent de climat au printemps et à l’automne.
Certes, ces bandes, sans loi ni discipline, ne sont pas les bienvenus, surtout à la campagne où la police est peu nombreuse et où les Bohémiens commettent souvent impunément des actes contraires à notre législation pénale. Mais ce sont des hommes, malgré tout.
Eh bien, comment la police traite-t-elle ces nomades ? Les gendarmes belges les conduisent au-delà de la frontière où ils sont reçus par la police hollandaise ou allemande.
Celle-ci, à son tour, les introduit en contrebande sur notre territoire, d’où ils sont venus ; quelques heures après, la police belge leur ayant de nouveau mis la main au collet, ils sont encore refoulés de l’autre côté de la frontière.
Bref, on joue à la raquette avec ces nomades, et ce au cœur de l’hiver.
C’est inhumain, disons-nous, et en outre c’est une charge, un dérangement, un danger continuel pour les habitants de la frontière, rançonnés par ces bohémiens382.
4 Impropres au mode de vie nomade et porteurs de graves désagréments pour les citoyens, les refoulements répétés des Tsiganes vers le pays par lequel ils ont pénétré dans le territoire belge ne mènent par ailleurs souvent à aucun résultat. Si, face à l’obstination des autorités voisines de barrer la route à la troupe, l’administration de la Sûreté publique n’a d’autre choix que de capituler, elle ne renonce néanmoins pas à la nécessité de débarrasser le sol belge de ces hôtes gênants. À défaut de pouvoir rejeter les Tsiganes vers le pays par lequel ils sont initialement entrés en Belgique, les gendarmes tentent de les diriger sur le territoire d’un autre pays limitrophe. Soucieux d’éviter que la bande ne traverse le royaume, ils lui font longer la frontière pour gagner le pays voisin le plus proche. De 1886 à 1914, nous assistons ainsi à de nombreux « jeux de raquette » dont le terrain se situe, au Nord, à la frontière belgo-hollando-allemande et, au Sud, à la frontière belgo-franco-luxembourgeoise.
1. « Jeux de raquette » à la frontière belgo-hollando-allemande
L’un des services les moins appréciés était certes le refoulement des tziganes à la frontière belgo-hollando-allemande, après leur transfert de brigade en brigade. Les représentants de l’ordre assistaient parfois gratuitement à un spectacle « Welfare » en attendant le refoulement des saltimbanques, montreurs d’animaux, acrobates, etc. Ils purent maintes fois admirer l’habileté des avaleurs de sabres. Mais à l’exclusion de cela, point de charme. Une fois refoulés en Allemagne, les bohémiens l’étaient par les Allemands en Hollande et la maréchaussée néerlandaise, à son tour, les ramenait en Belgique383.
5Voici comment E. Bies, dans un article rédigé en 1970 à la mémoire de son grand-père – gendarme de 1892 à 1920 et en service, durant plusieurs années, à la brigade frontalière de Gemmenich –, exprime le déplaisir des gendarmes à exécuter le refoulement de bandes tsiganes à la frontière belgo-hollando-allemande. Ces refoulements incessants sont d’ailleurs peu couronnés de succès. Si, dans quelques cas, ils suffisent à briser l’obstination des autorités néerlandaises ou allemandes qui finissent par accueillir les nomades sur leur sol, les cas de la bande Kaldaras en 1886 et de la bande Andréas en 1902 n’en sont que de rares exemples. Lorsque les forces publiques voisines s’obstinent à rejeter les Tsiganes en Belgique et que les négociations diplomatiques entamées par l’administration de la Sûreté publique ne parviennent pas à débloquer la situation, les ruses des gendarmes belges se révèlent d’un précieux secours.
1.1. Quand les autorités limitrophes déclarent forfait…
6Le 7 novembre 1886, la maréchaussée néerlandaise repousse sur le sol belge quarante-cinq chaudronniers autrichiens menés sous la conduite de Giovanni Kaldaras. La circonstance que la troupe ait gagné les Pays-Bas depuis la France en traversant la Belgique en chemin de fer justifie, aux yeux du procureur général de Bois-le-Duc – chef-lieu de la province néerlandaise du Brabant septentrional – le refoulement des nomades en Belgique. Gautier de Rasse ne partage nullement l’avis de son confrère :
[cette circonstance] ne résulte pas que nous devions les admettre sur notre territoire […], indique-t-il au Ministre belge des affaires étrangères. Nous y serions tenus dans mon opinion que si nous avions dû et pu les empêcher d’arriver jusqu’au Pays-Bas. Or, il n’y avait ni motif ni possibilité de le faire lorsqu’ils ont traversé la Belgique en chemin de fer venant de France384.
7Le 24 novembre, après plusieurs tentatives de refoulement manquées, la gendarmerie limbourgeoise d’Overpelt parvient à diriger la bande Kaldaras dans une bruyère néerlandaise dépendante de Budel à l’insu de la maréchaussée royale. Tandis que les nomades y restent logés durant plusieurs jours, la surveillance à la frontière belge se renforce : la garde civique des communes frontalières de Hamont-Achel et de Bocholt ainsi que les agents de la douane secondent les gendarmes. Sans-doute cette « armada » a-t-elle eu raison de la persistance des autorités néerlandaises à vouloir remettre la bande en Belgique. Sous escorte de la maréchaussée, les nomades quittent leur campement et se dirigent vers la frontière allemande. Les autorités prussiennes ne se montrent pas plus disposées à ouvrir leurs portes à la horde de chaudronniers. À peine ont-ils foulé le sol allemand que les policiers les rejettent sur le territoire néerlandais. Le procureur général de Bois-le-Duc ne s’avoue cependant pas vaincu. Résolu à refouler à nouveau la troupe en Belgique et à veiller à ce qu’elle se soustraie à la vigilance des gardes-frontières, il ordonne de la faire embarquer dans un train en direction de Visé. Le 11 décembre, arrêtée par les gendarmes de Visé dès sa sortie de train, la bande est conduite, sur ordre de l’administration, à la frontière allemande via Aubel. Lassées sans doute des refoulements répétés des nomades, les autorités prussiennes consentent finalement à leur céder le passage.
8La persistance des autorités allemandes à refuser le passage de nomades sur leur sol sera également ébranlée en octobre 1902. Quelques mois auparavant, le 19 août, après avoir été autorisée à circuler quelques temps aux Pays-Bas, une bande, composée de onze Norvégiens – cinq adultes et six enfants – voyageant avec une roulotte tirée par un cheval sous la direction de Joseph Andréas, est refoulée en Belgique par la maréchaussée. Le jour même, avisés par les villageois de la présence de ces hôtes incommodes, les gendarmes de la brigade de Westkapelle partent à leur recherche et les refoulent en Hollande. Le lendemain, ballottés d’un côté à l’autre de la frontière par les forces de l’ordre des deux pays, les nomades sont contraints de s’immobiliser aux confins des deux territoires. Ils y demeurent deux jours après lesquels la maréchaussée consent à l’entrée de la troupe en Hollande.
9Comme en informe Leo Lucassen dans son œuvre relative à l’histoire du peuple tsigane aux Pays-Bas, le 22 août, Joseph Andréas se présente devant le bourgmestre de Sluis (Flandre zélandaise) et y exhibe un passeport visé par le vice-consul de Suède et de Norvège à Ostende pour voyager aux Pays-Bas ainsi qu’une somme importante d’argent. Cette double circonstance incite le bourgmestre à la bienveillance. Il appose, avec le consentement de la maréchaussée de sa commune, une mention autorisant la troupe à voyager à travers le royaume néerlandais pour gagner l’Allemagne385. Le 23 août, nonobstant l’apposition de cette mention, les brigades de maréchaussée d’Oostburg et d’Yzendijke repoussent la bande sur le territoire belge via Aardenburg, point de la frontière dépourvu d’une surveillance spéciale de la gendarmerie belge. Avertis par les agents de la douane, les gendarmes en service à Maldegem, localité de Flandre orientale, se rendent sur les lieux, repoussent immédiatement la bande en Hollande et organisent une surveillance permanente à l’extrême frontière. Le lendemain, conduits par la maréchaussée dans une plaine située à l’extrême frontière entre la ville néerlandaise d’Yzendijke et la bourgade flamande de Watervliet, les nomades ne peuvent déloger de leur campement386. Tandis que ses gendarmes montent la garde du côté belge, le commandant de la brigade de Bassevelde fait état de la situation déplorable dans laquelle se trouvent les Tsiganes :
La maréchaussée hollandaise d’un côté, et nous de l’autre côté, montons bonne garde et les nomades ne peuvent ni entrer sur le territoire hollandais, ni pénétrer plus avant sur notre territoire. Ils se trouvent donc dans une situation déplorable et ne peuvent se procurer que la nourriture que leur apportent les personnes charitables. La maréchaussée hollandaise, inhumaine, ne permet de leur passer pas même une croûte de pain, et si de mon côté, je devais agir de la sorte, ces malheureux sont condamnés à mourir de faim387.
10Les gendarmes de Bassevelde ne semblent pas logés à meilleure enseigne :
Du 23 août au 6 septembre, les gendarmes ont monté la garde jour et nuit, par deux, à tour de rôle, pendant douze heures consécutives, sous la pluie qui n’a cessé de tomber, explique le commandant de la gendarmerie d’Eeklo. Les nomades campent sous des tentes ; les gendarmes n’avaient pas un bout de bâche pour s’abriter, pas un endroit sec où s’asseoir. Cette situation compromettait la santé des hommes ; j’ai prescrit d’urgence la construction d’un abri de paille dont ci-joint la facture ; Monsieur le Bourgmestre de Watervliet a fourni gracieusement la paille nécessaire388.
11Le 6 septembre, pour soulager davantage les gendarmes, le commandant de la brigade d’Eeklo détache à l’extrême frontière quatre de ses hommes.
12Le 1er septembre 1902, tandis que les Tsiganes campent à l’extrême frontière et que les autorités néerlandaises s’obstinent à leur refuser l’accès, le Ministre belge de la Justice Jules Van den Heuvel prie son homologue aux Affaires étrangères, Paul de Favereau, d’entamer auprès du gouvernement néerlandais les démarches officielles nécessaires afin que ce dernier autorise le passage de la tribu nomade à travers les Pays-Bas jusqu’à la frontière allemande389. D’emblée, le gouvernement néerlandais oppose à cette requête un refus catégorique. Soucieux de se débarrasser au plus vite des nomades, Jules Van den Heuvel abandonne l’idée de les remettre sur le sol néerlandais et ordonne de les transférer de brigade en brigade vers la frontière allemande afin qu’ils gagnent, de là, leur pays d’origine. Le 7 octobre, la tribu entre en Allemagne par Welkenraedt, sans nullement être inquiétée par la force publique prussienne. On ignore si la bande atteint la Norvège ou si elle continue à voyager au cœur de l’Europe par la suite. Quoi qu’il en soit, elle ne semble pas revenir en Belgique, sa présence n’étant pas signalée à l’administration de la Sûreté publique dans les années suivantes.
1.2. Enquête diplomatique partiale et ruses frontalières
13Si les refoulements successifs de la bande Kaldaras en 1886 et de la bande Andréas en 1902 ont eu raison de la persistance des autorités allemandes à leur barrer l’accès, le plus souvent, ces refoulements répétés ne suffisent pas à vaincre l’acharnement des autorités limitrophes qui persistent à refuser le passage des Tsiganes sur leur sol. Tel est le cas de la bande de Petro Lacherie, composée de sept individus, ayant établi son campement à Minderhout, village anversois proche de la frontière hollandaise. Interpellés le 28 février 1906 par les gendarmes d’Hoogstraeten, les Tsiganes déclarent avoir pénétré en Belgique depuis la France et être d’origine monténégrine. En raison de l’emplacement de leur campement et de l’absence de tout papier de légitimation, la gendarmerie ne donne pas foi aux déclarations des nomades. Puisque tout porte à croire qu’ils ont pénétré en Belgique depuis les Pays-Bas, les Tsiganes y sont repoussés le 2 mars. Mais les autorités néerlandaises n’entendent pas accepter le passage de la troupe sur leur territoire. Dans les semaines qui suivent, les Tsiganes sont ballottés à maintes reprises entre la Belgique et la Hollande et surveillés en permanence par la gendarmerie belge d’un côté et la maréchaussée et la douane néerlandaises de l’autre.
14Tandis que la situation s’enlise, le directeur général de la Sûreté publique décide d’établir une enquête en partenariat avec les autorités néerlandaises afin de déterminer l’origine exacte des étrangers et l’itinéraire qu’ils ont suivi avant d’entrer dans le royaume belge. Selon lui, une telle enquête est « le meilleur moyen d’éviter des conflits qui menacent à chaque instant de surgir entre les gendarmeries qui gardent les deux côtés de la frontière »390. Mais les informations échangées à cet effet entre le chef de la Sûreté belge et le procureur général de Bois-le-Duc divergent fortement, les deux hommes cherchant à faire supporter à l’autre la charge que constitue la présence des Tsiganes dans leurs pays respectifs.
15D’après le procureur général à Bois-le-Duc, « […] autant qu’on sache, ces étrangers ne sont pas venus de Néerlande en Belgique et dans ces derniers temps on n’a pas rencontré de tziganes ici ; et si tel en est en effet le cas, ces personnes, à mon avis, devraient être renvoyées non aux Pays-Bas mais dans le pays d’où elles sont venues »391. Le responsable de la Sûreté belge démonte la thèse de son homologue. Non seulement, d’après les informations transmises par la gendarmerie d’Hoogstraeten, la bande serait initialement entrée en Belgique depuis le village hollandais de Zundert, mais en outre, puisque les nomades semblent ressortir de l’Empire ottoman ou du Monténégro, il conviendrait de les diriger sur la frontière allemande par le territoire néerlandais qu’ils semblent d’ailleurs avoir gagné depuis l’Allemagne392. L’administration de la Sûreté publique ne signale nullement l’éventualité que les nomades aient pu gagner la Belgique en chemin de fer, cette supposition obligeant, si elle est avérée, les autorités à accepter le passage de la troupe en Belgique. « Il n’est pas dans notre intérêt de nous y arrêter »393, souligne à ce propos un des agents de la Sûreté.
16Le 10 mars, le procureur général de Bois-le-Duc transmet à son homologue belge de nouveaux éléments reçus de source autorisée et appuyant la thèse selon laquelle les nomades doivent être admis à traverser le territoire belge pour regagner leur pays d’origine. Les Tsiganes seraient arrivés en Belgique depuis la France et auraient voyagé pendant un temps prolongé dans le royaume, en faisant escale à Dinant, à Huy, à Liège et enfin à Anvers où ils auraient campé pendant un mois avant d’être appréhendés par la gendarmerie. Au surplus, le chef de la bande serait en possession d’un livret d’ouvrier délivré par le bourgmestre de la commune hennuyère d’Aulnois le 14 mai 1905394. Interpellé à cet effet par le directeur général de la Sûreté publique, le bourgmestre d’Aulnois déclare :
L’individu dont vous m’entretenez s’est en effet présenté chez moi le dimanche 25 décembre 1905 en compagnie d’un autre copain. Le premier était porteur d’un livret en blanc que je ne voulais pas signer malgré la protection de quelques certificats attestant qu’il avait travaillé en Belgique à plusieurs endroits. Sur leurs instances réitérées, je signai le livret et y apposai le sceau, en télégraphiant toutefois à la gendarmerie de Harveng ce qui venait de se passer et en priant le commandant de se rendre immédiatement sur les lieux ; ces individus ne m’inspirant aucune confiance. La gendarmerie se rendit sur les lieux et repoussa ces individus vers la frontière française en les y maintenant en observation pendant plusieurs jours395.
17Si les déclarations du bourgmestre sont exactes, il en résulterait que Petro Lacherie a antidaté son livret, ne s’étant pas présenté à l’administration communale d’Aulnois en mai 1905 mais sept mois plus tard seulement. Par conséquent, comme l’indique le chef de la Sûreté, rien n’atteste que la bande circulerait sur le territoire belge depuis un an. Au surplus, Aulnois se situant à proximité de la frontière française, le passage des nomades dans cette commune ne prouve nullement qu’ils auraient voyagé à l’intérieur des frontières belges396.
18Tandis qu’autorités belges et néerlandaises persistent à refuser l’entrée de la bande dans leurs pays respectifs, les gendarmes astreints à la surveillance d’un côté et de l’autre de la frontière s’entendent sur un point : toute ruse est bonne pour faire supporter à l’autre pays la présence des nomades. Ainsi, le 10 mars, alors que la bande campe à Reusel, village hollandais proche de la frontière, et que leurs refoulements successifs par voie terrestre sur le sol belge se sont soldés par un échec, la maréchaussée décide de les faire embarquer dans le tram vicinal qui relie Reusel au village belge d’Arendonk afin qu’ils échappent à l’emprise des gendarmes campés à la frontière belge. Malgré cette précaution, les forces de l’ordre belge repèrent les nomades dès leur arrivée. À peine ont-ils débarqués que les gendarmes les contraignent à remonter dans le tram et faire chemin inverse. Rapportant l’événement au directeur général de la Sûreté publique, le commandant de gendarmerie de Turnhout relate :
Quand le dit tram a repris sa marche vers la Hollande, les gendarmes […] l’ont accompagné à vélo jusqu’à la limite de notre pays, où, à environ dix mètres de la limite, sur le territoire belge, se trouvaient trois maréchaussées hollandaises, qui avec un mouchoir rouge placé sur un bâton, derrière lequel ils allumaient une allumette, faisaient arrêter le tram. Le tram s’est arrêté sur le territoire belge, la machine se trouvant encore à environ dix mètres de la limite des deux pays, là encore une fois, les gendarmes belges ont empêché les étrangers de descendre du tram et enfin l’on a fait avancer le tram jusque sur le territoire hollandais où la maréchaussée hollandaise a fait descendre les nomades. Toute la nuit cette bande est restée au bureau de la douane hollandaise d’où, le 11 mars vers six heures du matin, ils ont, accompagné de la maréchaussée, pris le tram allant vers Eindhoven397.
19La persistance des gendarmes belges à reconduire les nomades sur le sol néerlandais porte finalement ses fruits. Le 11 mars, sous le réquisitoire du bourgmestre de Reusel, la bande est conduite par la maréchaussée hollandaise à la frontière allemande et s’enfonce sans difficulté dans l’Empire.
20Si les gendarmes belges ont remporté cette « manche », leur victoire semble devoir être attribuée aux moyens supérieurs dont ils disposent pour chasser les Tsiganes. Tel est en tout cas l’analyse exposée par le commandant de la première division de la maréchaussée hollandaise dans un rapport semestriel :
Depuis un certain temps, une famille tzigane devait être refoulée à la frontière belge. Nous n’y sommes pas parvenus, hélas, à cause de l’infériorité des moyens de notre maréchaussée par rapport à ceux de la gendarmerie belge, et cette troupe, après avoir enduré beaucoup de misère, a été éloignée dans la direction de la frontière allemande […]398.
21Les bicyclettes dont est munie chaque brigade et le téléphone qui relie la plupart des brigades entre elles figurent en première place des moyens dont peuvent se prévaloir les gendarmes belges à l’inverse de leurs homologues néerlandais :
Selon mes impressions, relate encore le commandant de la première division de la maréchaussée, les gendarmes belges viennent sur notre territoire, en habits bourgeois et à vélo, quand des tziganes y séjournent ; ils restent en surveillance à proximité des bandes de bohémiens ; dès qu’une tentative de refoulement de notre part est amorcée (et dont l’exécution est très lente), ces gendarmes ont déjà traversé la frontière et atteint l’une de leurs casernes, d’où ils peuvent prévenir toutes les gendarmeries de la région, reliées au téléphone. À notre arrivée, il y a des chances de trouver la frontière occupée. Il n’y a rien à faire contre cet état de chose, car nous ne disposons ni de vélo ni de téléphone pour prévenir simultanément le passage de nos frontières399.
1.3. Imbroglio à la frontière
22Ballottés sans cesse entre la Belgique, les Pays-Bas et l’Allemagne, les Tsiganes n’ont souvent d’autre choix que de subir sans rechigner une situation impropre à leur mode de vie nomade. Certains, cependant, ne se résignent pas à être tiraillés de force d’un point de la frontière à un autre. C’est ainsi qu’en avril 1910, les gendarmes de Visé font face à une violente rébellion de Tsiganes. Tandis qu’une troupe de six familles nomades, comptabilisant vingt-trois individus, avaient été refoulés en Belgique par la police allemande quelques jours plus tôt, les gendarmes, en application des instructions générales, les reconduisent, avec leur roulotte, en direction de l’Empire. Rapidement, le rapatriement tourne en véritable rixe armée, comme le relate en détail le quotidien liégeois indépendant L’Express :
[…] l’effervescence augmentait à chaque pas. Les bohémiens protestaient contre leur expulsion, manifestaient une répugnance toute particulière pour la frontière allemande. Jusqu’à Aubel, cela avait marché relativement bien, mais au-delà d’Aubel, sur la route de Welkenraedt, les choses se gâtèrent tout à fait. Les cinq hommes adultes qui paraissaient conduire ce troupeau, prirent une attitude si menaçante qu’il fallut les enchaîner dans les roulottes. À l’arrivée de la caravane à l’endroit appelé « Merkoff », l’effervescence parut à son comble. Une femme se glissa dans la roulotte, près de son mari, qui avait les menottes aux poignets. Elle lui passa un revolver chargé que celui-ci braqua dans la direction du maréchal-des-logis Fontenelle par la porte ouverte de la roulotte. On entendit un coup de feu. Une balle siffla aux oreilles du gendarme. Celui-ci saisit son revolver et tira dans la direction de la roulotte pour intimider le nomade. Mais la femme, armée d’un second revolver, tirait à son tour sans toutefois atteindre le gendarme. Une autre femme, une jeune fille plutôt, saisissait un fouet et frappait un autre gendarme en pleine figure. Ceux-ci mirent pied à terre, car ils étaient tous quatre à cheval, et, malgré les cris, les résistances, arrêtèrent les deux femmes et l’homme qui s’étaient livrés contre eux à ces voies de fait, et les ligotèrent jusqu’à Welkenraedt où toute la tribu a passé la nuit400.
23Conduits devant le Tribunal correctionnel de Verviers, Joseph Kessler et son épouse sont condamnés à quinze jours de prison et vingt-six francs d’amende (ou huit jours de prison à titre de peine subsidiaire) pour outrage et à cinq mois de prison pour rébellion en bande. Seule Perciga Kokorof, âgée de quinze ans, est acquittée et rejoint le reste de la troupe campée à Baelen, près de Welkenraedt. Soucieux de débarrasser définitivement le sol belge des Tsiganes dont la surveillance et l’entretien provoquent d’importantes dépenses au Trésor public, les autorités belges tentent à diverses reprises de les refouler à nouveau en Allemagne, sans succès. Le directeur général de la Sûreté publique décide de ne pas insister et ordonne de transférer la bande vers la frontière néerlandaise via Visé-Mouland401. Seule une famille est autorisée à entrer aux Pays-Bas.
24Durant six semaines, le reste de la troupe campe sur le territoire belge, à proximité de la frontière néerlandaise. Le 10 juin, la maréchaussée décide de conduire la troupe en Allemagne. Mais, rejetée neuf jours plus tard par la police allemande, les Tsiganes sont contraints d’établir un nouveau campement en plein bois sur un territoire neutre situé à une lieue d’Aix-la-Chapelle (Allemagne), à quatre kilomètres de Vaals (Pays-Bas) et à deux kilomètres de Gemmenich (Belgique). Ils y restent immobilisés pendant près de deux mois au cours desquels toutes les tentatives de les reconduire sur le territoire allemand et néerlandais sont vaines. Le 25 juin, les époux Kessler sortent de prison et rejoignent la troupe. Au début du mois d’août, les Tsiganes traversent la Belgique à l’effet de gagner la France. Le 4 août, trois familles parviennent à s’immiscer sur le sol français et à s’avancer librement vers l’intérieur du pays. Les deux autres familles, qui campent à Kessenich, n’y demeurent pas longtemps. Le 10 août, la première est transférée, à sa propre demande, à la frontière allemande par Welkenraedt sous escorte de la gendarmerie habillée en tenue civile402. Le 21 août, la seconde pénètre en France par Grand-Reng.
2. « Jeux de raquette » à la frontière belgo-franco-luxembourgeoise
25À l’instar des conflits qui grondent à l’extrême Nord du territoire belge, l’extrême Sud est également témoin de nombreux « jeux de raquettes » entre les autorités belges, françaises et luxembourgeoises. Ici aussi, les ruses des forces de l’ordre se révèlent bien plus efficace que les interminables pourparlers diplomatiques.
2.1. L’affaire Stankovic
26Le 23 janvier 1888, une tribu de vingt-six montreurs d’ours accompagnés de deux voitures, de quatre chevaux et de quatre ours, et dont les chefs de famille se nomment respectivement Costa et Laza Stankovic, sont arrêtés à Mozet (province de Namur) par la gendarmerie de Namèche. Cette bande, qui est connue de l’administration de la Sûreté publique – elle avait déjà été appréhendée sur le sol belge deux mois auparavant –, détient un passeport délivré en Bosnie (région administrée par l’Empire austro-hongrois depuis 1878) et visé le 30 octobre 1887 par le maire de Marville (Département de la Meuse). Cette dernière circonstance légitime, aux yeux du chef de la Sûreté, leur refoulement immédiat vers la France. Le 25 janvier, la douane française s’oppose cependant au passage de la troupe. Conduite à Philippeville, la bande y campe une semaine avant d’être à nouveau refoulée en France par Vierves-sur-Viroin. La gendarmerie française repère aussitôt les Tsiganes. Plutôt que des les faire rebrousser chemin vers la Belgique, elle les conduit à la frontière luxembourgeoise. Le 21 février, retour à la case départ : la gendarmerie grand-ducale refoule la bande en Belgique.
27Pour mettre un terme au « jeu de balle » incessant entre les forces de l’ordre luxembourgeoises et belges campées à l’extrême frontière, l’administrateur de la Sûreté publique ordonne, le 1er mars, de faire provisoirement camper les Tsiganes à Martelange, dans un « abri convenable » et aux frais de l’administration, en attendant que des négociations diplomatiques entamées auprès des gouvernements austro-hongrois (pour convenir du rapatriement de la bande en Bosnie) et allemand (pour qu’il accorde le passage de la troupe sur son territoire) aboutissent403. Bien que les passeports des nomades que l’administration envoie au gouvernement austro-hongrois attestent clairement de leur nationalité, les tractations diplomatiques tardent à porter leurs fruits. Très vite, les habitants de Martelange autant que les nomades immobilisés de force s’impatientent de voir la situation se débloquer. Le 9 mars, le bourgmestre de la commune écrit à l’administrateur :
Ces malheureux sont campés sous de mauvaises tentes, sans objets de couchage, dénués de ressources et ils ne demandent pas mieux que de s’en aller. Les habitants commencent à s’ennuyer d’eux, car à tout instant ils sont obsédés par des demandes de toutes sortes. Comme il paraît que ces étrangers ne sont pas des malfaiteurs et qu’il ne reste que de les expédier dans leur pays, je viens vous prier, Monsieur l’Administrateur, de vouloir bien nous en faire débarrasser le plus tôt possible404.
28Cinq jours plus tard, Laza Stankovic sollicite également la gratitude de l’administrateur :
La gendarmerie de Martelange nous tient à votre disposition depuis le premier du mois déjà. Nous sommes accompagnés de quatre ours qui ne travaillent plus depuis quinze jours et par conséquent redeviennent sauvages. Nous craignons même qu’ils occasionnent un accident. Il paraît que vous voudriez nous faire rapatrier. Comme nous n’avons pas de chez nous, nous voudrions bien savoir où vous nous conduirez. Voilà vingt ans que nous roulons le monde avec nos ours, jamais on ne nous a arrêtés. […] Nous ne sommes pas des malfaiteurs. Jamais nous n’avons rien eu à notre charge. Nous venons en conséquence vous prier […] de bien vouloir nous renvoyer nos passeports afin que nous puissions nous en aller car notre position n’est plus tenable à Martelange. Notre famille se compose de vingt-six personnes. Nous avons besoin de travailler pour gagner notre vie405.
29La circonstance que les nomades déclarent avoir voyagé sans cesse durant vingt ans fait craindre à l’administration l’échec des négociations diplomatiques avec le gouvernement austro-hongrois. En conséquence, elle juge préférable de laisser partir les Tsiganes sans attendre l’issue des pourparlers. Le 27 mars, un des commis écrit à cet égard :
Monsieur l’Administrateur de la Sûreté publique appréciera si la correction très dure pour [les nomades] […] que nous leur avons infligée en les retenant ainsi prisonniers pendant un mois environ n’est pas suffisante pour que nous n’ayons plus à craindre de leur retour en Belgique. Si l’Administrateur en jugeait ainsi et décidait de les laisser suivre de nouveau leur humeur vagabonde, nous pourrions en place de leurs passeports envoyés à Vienne leur remettre une déclaration contenant qu’ils ont en leur possession des passeports délivrés à… à telle date… et ajouter que ces individus ont reçu injonction de sortir du territoire où ils ne seront plus admis à séjourner à l’avenir406.
30Le 19 avril, après avoir vainement tenté de poursuivre les pourparlers avec le gouvernement austro-hongrois, Gautier de Rasse se rallie à la proposition de son collègue. Tandis que les Tsiganes campent à Martelange depuis bientôt sept semaines, il ordonne au commandant de la brigade de gendarmerie de délivrer aux Tsiganes un laissez-passer valable pour trois jours à l’effet de sortir librement du royaume par la frontière qu’ils désirent407. D’après la loi belge, ces laissez-passer ou « sauf-conduits », sont généralement réservés aux étrangers expulsés ou renvoyés du pays mais qui sont toutefois autorisés à y séjourner momentanément en raison de circonstances spéciales. Ils comportent toutes les indications utiles pour déterminer l’identité de leur porteur408. Le 21 avril, les nomades quittent librement le pays par la frontière luxembourgeoise.
31Le départ des Tsiganes du royaume belge est de courte durée : une semaine plus tard, ils reparaissent à Messancy où ils sont immédiatement appréhendés par la gendarmerie d’Aubange. Sur ordre de l’administrateur, le commandant de la brigade enjoint à la troupe de gagner librement la frontière française. Les individus ne tiennent toutefois pas compte de cette injonction. Durant plusieurs jours, ils poursuivent leurs pérégrinations dans la province de Luxembourg. Tandis que la gendarmerie les appréhende le 6 mai près de Tintigny, Gautier de Rasse menace les chefs tsiganes de les condamner pour vagabondage et mendicité, de les interner indéfiniment dans un dépôt de mendicité et de vendre leurs chariots et leurs chevaux s’ils ne quittent pas définitivement le royaume belge sur-le-champ409. Cette menace a sans doute eu raison de l’acharnement des Tsiganes à regagner sans cesse notre pays. Dans les mois qui suivent en effet, la tribu n’y reparaît plus.
2.2. Quand les Tsiganes vont à la gare…
32Le 31 octobre 1905, une famille de huit Tsiganes originaires de Turquie, accompagnés de trois roulottes, trois chevaux, trois mulets et quatre ours qu’ils exhibent en public, établit son campement à Ban d’Alle, localité française située à quelques mètres de la frontière belge (province du Luxembourg). Pour empêcher qu’ils ne pénètrent en Belgique, les gendarmes belges des brigades situées le long de la frontière montent la garde jour et nuit. Devant l’impossibilité de se soustraire à la vigilance des forces de l’ordre pour entrer dans le royaume, Dimitria Kraychmikovitch, chef de la bande, sollicite auprès du consulat turc l’autorisation de séjourner en Belgique avec sa famille, ses chariots et ses animaux. Avisé de cette demande, l’administration de la Sûreté publique oppose un refus catégorique. Contraints de renoncer à leur projet, les Tsiganes se dirigent en train vers Eysden (Pays-Bas). Arrivés à destination le 10 novembre, la maréchaussée et la douane néerlandaise les obligent à rembarquer aussitôt en direction de la Belgique.
33À peine débarqués à Visé, les Tsiganes sont appréhendés par la gendarmerie et forcés, deux jours plus tard, de reprendre un train de marchandise sous escorte de la gendarmerie, en direction de Heer-Agimont, ville belge située à la frontière française. Le renvoi de la bande Kraychmikovitch en chemin de fer s’écarte des instructions générales qui ordonnent le rapatriement des Tsiganes par voie terrestre de brigade en brigade lorsque ceux-ci disposent de roulottes et d’animaux. Toutefois, des raisons financières incitent le directeur général à y consentir : puisque les Tsiganes doivent traverser la Belgique pour se rendre à proximité du territoire français, leur voyage en train engendre des dépenses beaucoup moins élevées que celles qui résulteraient de leur entretien et de celui de leurs roulottes et animaux au cours d’un renvoi de brigade en brigade de plusieurs jours.
34Reconduits le 13 novembre sur le territoire français par la gendarmerie de Heer-Agimont, les Tsiganes sont immédiatement refoulés en Belgique où ils sont contraints de camper à Petit-Doische, village belge de la province namuroise situé à l’extrême frontière. Au cours de cette période, Paul de Favereau entame les négociations avec le gouvernement français afin qu’il concède à l’entrée de la troupe sur son sol. Cette fois, les pourparlers diplomatiques portent leurs fruits. Les nomades sont autorisés à circuler dans le Département du Nord à l’exception de la ville de Lille. Après s’être rendus à Charleville-Mézières où ils obtiennent du Préfet des Ardennes l’autorisation de traverser son département pendant deux jours, les Tsiganes gagnent le Département du Nord le 27 novembre.
35Soucieux d’empêcher à l’avenir les bandes Tsiganes de gagner le territoire belge par la voie ferrée, que ce soit volontairement ou en y étant contraintes par les autorités des pays limitrophes, et échapper ainsi à la vigilance de la force publique, Paul de Favereau invite son homologue des chemins de fer, postes et télégraphes à donner des ordres pour que les bandes tsiganes étrangères rencontrées dans une station frontière et y annonçant l’intention de pénétrer en Belgique soient empêchées d’aller plus loin par les soins de la police des chemins de fer ou de la gendarmerie. Le 8 janvier 1906, le Ministre des chemins de fer, postes et télégraphes désapprouve formellement cette requête. D’une part, l’appréhension des bandes tsiganes qui se présentent dans les gares-frontières aurait pour grave inconvénient de détourner de leur service ordinaire les agents d’ailleurs limités, dans la plupart des gares, à un chef de station unique – seul à être investi d’un mandat d’officier de police judiciaire – et à un personnel subalterne composé principalement d’ouvriers. D’autre part, en vertu des règlements relatifs au transport des voyageurs, des bagages, des marchandises, des animaux et des équipages en services intérieurs, mixtes et internationaux, les administrations de chemin de fer ne peuvent refuser de billets aux Tsiganes étrangers qui remplissent les conditions requises par les dits règlements, ni leur refuser ou retenir leurs expéditions.
C’est aux brigades de gendarmerie chargées spécialement d’exercer leur surveillance le long des frontières, conclut-il, qu’il appartient d’empêcher les bandes de bohémiens de pénétrer dans le pays, et […] il n’est pas possible à la police des chemins de fer d’intervenir autrement qu’en prévenant la gendarmerie de la présence de ces bandes dans les stations frontières, lorsque cet avis peut être donné en temps opportun410.
2.3. Si ce n’est pas la France, ce sera le Luxembourg…
36En France, dans les dix premières années du XXe siècle, l’idée d’un contrôle serré des Tsiganes étrangers fait son chemin. En 1907, les propositions de lois présentées dans les assemblées sont particulièrement nombreuses. Cette année là, le député de Pommereu fait voter une résolution invitant le gouvernement à « débarrasser le pays des incursions de bandes de Romanichels »411 et propose la création de carnets d’identité. La même année, le député Fernand David déplore l’impuissance du gouvernement français face aux incursions des Tsiganes étrangers dans le pays. Il propose d’interdire leurs rassemblements, particulièrement celui de Saintes-Maries-de-la-mer, lieu de pèlerinage annuel des nomades au mois de mai. C’est encore en 1907 que Georges Clémenceau, Ministre de l’Intérieur et président du Conseil depuis 1906, organise le repérage des nomades. Le 4 avril, il demande aux commissaires des brigades mobiles nouvellement créées de photographier et d’identifier « chaque fois qu’ils en auront légalement la possibilité, les vagabonds nomades et romanichels circulant isolément ou voyageant en troupes, et d’envoyer au contrôle général, établies selon la méthode anthropométrique, photographies et notices d’identification »412.
37Face à cet élan répressif, l’administration de la Sûreté publique redoute que le gouvernement français érige une barrière à la frontière afin d’empêcher que les Tsiganes qui pénètrent en Belgique depuis la France ne puissent y être refoulés. Cette crainte est attisée le 1er octobre 1907. Ce jour-là, la famille Kralowitch traverse la frontière française et entre en Belgique. En vertu des instructions générales, la troupe, composée de huit individus de nationalité russe et accompagnée d’une roulotte et d’un cheval, est immédiatement refoulée vers le territoire français par la gendarmerie d’Aubange (province de Luxembourg). Mais la gendarmerie française s’oppose à son entrée et force les Tsiganes à établir leur campement sur le sol français à l’extrême frontière. Surveillés en permanence par les forces de l’ordre belges et françaises, la troupe y reste immobilisée pendant six longs mois au cours desquels les négociations diplomatiques, entamées dès le 10 octobre par le Ministre belge des Affaires étrangères Jules Davignon auprès des autorités françaises, ne mènent à aucun résultat413.
38Consulté par le député de l’arrondissement de Briey (Département de Meurthe-et-Moselle) en décembre 1907, Georges Clémenceau déclare ne pouvoir s’incliner devant la volonté des autorités belges d’accueillir les Tsiganes sur le territoire français414. Le 26 mars 1908, tandis que le conflit s’enlise, les nomades profitent d’une brèche de la surveillance pour quitter leur campement et gagner le Grand-duché du Luxembourg. Ne reparaissant plus à la frontière dans les jours qui suivent, les gendarmes belges et français abandonnent la garde et retournent à leurs occupations ordinaires.
2.4. Une frontière franco-belge criblée de brèches
39Le 29 octobre 1912, la gendarmerie de Tintigny (province de Luxembourg) informe l’administration de la Sûreté publique qu’une tribu de vingt-cinq nomades voyageant avec trois roulottes se dirige sur Neufchâteau. Le lendemain, la gendarmerie de la ville appréhende la bande. Le 8 novembre, soucieux de débarrasser au plus vite le territoire des étrangers et de limiter les dépenses liées à leur surveillance – chaque jour, l’entretien des nomades s’élève à trente-trois francs – , le responsable de la Sûreté publique ordonne qu’ils soient conduits à la frontière. Puisque les nomades ont d’abord été aperçus à Tintigny, il est certain qu’ils ont pénétré en Belgique depuis la France. « À ce titre, déclare le directeur, et comme ils ne sont pas Belges, nous avons le droit de les renvoyer sur le territoire français »415.
40Avant leur renvoi, les empreintes digitales de tous les adultes sont relevées et les hommes sont photographiés, de face et de profil. Cette précaution toute particulière, dont il est fait pour la première fois mention dans les dossiers d’archives, témoigne de la volonté de la Sûreté publique d’établir des fiches anthropométriques des étrangers nomades, à l’instar d’un procédé qui existe depuis 1907 en France416. Le 9 novembre, les Tsiganes sont conduits à la frontière par Florenville. Cernés par la gendarmerie française, ils demeurent plusieurs jours à l’extrême frontière. Astreints à la surveillance afin d’empêcher que les nomades s’avancent, les gendarmes belges peinent à mener à bien leur mission :
La frontière où campent ces étrangers est un endroit situé en pleine forêt, explique le commandant de Florenville au directeur général de la Sûreté publique. Entre cet endroit et l’entrée du premier village français où se trouve un poste de douane, il y a plusieurs chemins qui tout en longeant la frontière à une certaine distance, aboutissent en Belgique en différents points. La surveillance est très difficile à exercer en ces lieux à cause des grands bois existants le long de la frontière. Quant à rentrer en France, ajoute-t-il, soit pour s’y fixer, soit pour la traverser, ces nomades s‘y obstinent catégoriquement. Ils veulent à tout prix rentrer en Belgique417.
41En janvier 1913, tirant profit des failles de la surveillance, les trois familles tsiganes quittent l’une après l’autre le campement à l’insu des gendarmes belges et français. S’étant rendus successivement à Luxembourg en train, la gendarmerie les enjoint de rembarquer immédiatement en direction du royaume belge. Le 25 janvier, la troupe débarque à la gare de Sterpenich (province de Luxembourg). Avisés par le chef de la station, des gendarmes de la brigade d’Arlon appréhendent les nomades et tentent de les repousser sur le territoire luxembourgeois, sans succès. Pendant quatre jours, la troupe campe sur la route de Sterpernich, à quelques mètres de la frontière grand-ducale. Face au refus des gendarmes luxembourgeois de céder le passage aux Tsiganes, l’administration de la Sûreté publique décide de les refouler en France. Le 29 janvier, la bande gagne sans inquiétude le territoire français.
Notes de bas de page
379 Circulaire du 2 avril 1886, adressée par l’administration de la Sûreté publique aux bourgmestres du royaume, in Halot, Traité de la situation…, p. 206-207.
380 Circulaire du 2 décembre 1886, adressée par l’administrateur de la Sûreté publique au Général commandant de la gendarmerie, in Gendarmerie nationale, Recueil des lois…, p. 757-758.
Circulaire du 3 décembre 1886, adressée par l’administrateur de la Sûreté publique aux Gouverneurs de province, in Ministère de la justice, Recueil des circulaires…, p. 223-224.
381 Circulaire du 2 décembre 1886, adressée par l’administrateur de la Sûreté publique au Général commandant de la gendarmerie, in Gendarmerie nationale, Recueil des lois…, p. 757-758.
Circulaire du 3 décembre 1886, adressée par l’administrateur de la Sûreté publique aux Gouverneurs de province, in Ministère de la justice, Recueil des circulaires…, p. 223-224.
382 AGR, ASP, PE, dossier 516 (72C16), Article de Handelsblad, 21 décembre 1886.
383 E. Bies, « Quelques souvenirs d’un ancien d’avant 14 », in Revue de la gendarmerie, n° 42, Bruxelles, 1970, p. 30.
384 AGR, ASP, PE, dossier 516 (72C16), Lettre de l’administrateur de la Sûreté publique au ministre belge des Affaires étrangères, 10 décembre 1886.
385 Lucassen, En men noemde…, p. 59 et 61.
386 Photographie du campement nomade à la frontière en Watervliet et Yzendijke sous la surveillance de la gendarmerie belge et de la maréchaussée hollandaise.
387 AGR, ASP, PE, dossier 536 (72C255), Lettre du commandant de la brigade de Bassevelde au directeur général de la Sûreté publique, 26 août 1902.
388 Ibid., Lettre du commandant de la gendarmerie d’Eeklo au directeur général de la Sûreté publique, 11 septembre 1902.
389 Jules Van Den Heuvel, Ministre de la Justice d’août 1899 à mai 1907.
390 AGR, ASP, PE, dossier 541 (72C292), Lettre du directeur général de l’administration de la Sûreté publique au procureur général à Bois-le-Duc, 10 mars 1905.
391 Ibid., Lettre du procureur général à Bois-le-Duc au directeur général de l’administration de la Sûreté publique, 5 mars 1906.
392 Ibid., Rapport du directeur général de la Sûreté publique, 5 mars 1906.
393 Ibid.
394 Ibid., Lettre du procureur général à Bois-le-Duc au directeur général de la Sûreté publique, 10 mars 1906.
395 Ibid., Lettre du bourgmestre d’Aulnois au directeur général de la Sûreté publique, 12 mars 1906.
396 Ibid., Lettre du commandant de la lieutenance de Turnhout au directeur général de la Sûreté publique, 15 mars 1906.
397 Ibid., Lettre du commandant de la brigade de Arendonck au directeur général de la Sûreté publique, 11 mars 1906.
398 Bies, « Quelques souvenirs… », p. 30-31.
399 Ibid.
400 AGR, ASP, PE, dossier 551 (72C352), Article de L’express, 9 avril 1910.
401 Ibid., Note de service, 16 avril 1910.
402 La famille de Joseph Kessler est l’avant dernière famille nomade voyageant en roulotte à être transférée à la frontière allemande via Welkenraedt. Le 28 septembre, cinq Tsiganes originaires de Norvège, voyageant en roulotte sous la conduite de Jean Maître sont transférés à ce point de la frontière. Le 12 octobre, le Ministre de la Justice ordonne au général commandant la gendarmerie que les Tsiganes disposant d’une roulotte qui doivent être remis sur le sol allemand soient dirigés sur cette frontière par la voie directe mais à l’exclusion de la direction de Welkenraedt-Herbestal. Circulaire du 12 octobre 1910 adressée par le Ministre de la Justice au général commandant de la gendarmerie, in Gendarmerie nationale, Recueil des lois…, p. 773.
403 AGR, ASP, PE, dossier 523 (72C35), Lettre de l’administrateur de la Sûreté publique au commandant de la gendarmerie de Martelange, 1er mars 1888.
404 Ibid., Lettre du bourgmestre de Martelange à l’administrateur de la Sûreté publique, 9 mars 1888.
405 Ibid., Lettre de Laza Stankovic à l’administrateur de la Sûreté publique, 14 mars 1888.
406 Ibid., Rapport d’un employé de l’administration de la Sûreté publique, 27 mars 1888.
407 Le laissez-passer en question ne se trouve pas dans le dossier d’archives.
408 Bekaert, Le statut des étrangers…, p. 142.
409 AGR, ASP, PE, dossier 523 (72C35), Lettre de l’administrateur de la Sûreté publique au commandant de la gendarmerie à Tintigny, 7 mai 1888.
410 AGR, ASP, PE, dossier 539 (72C277), Lettre du Ministre des chemins de fer, postes et télégraphes au Ministre de la Justice, 8 janvier 1906.
411 Liegeois, Nomades, Tsiganes et pouvoirs publics…, p. 1.
412 Reyniers, « Vingtième siècle… », p. 16.
413 Jules Davignon, Ministre des Affaires étrangères de mai 1907 à janvier 1916.
414 AGR, ASP, PE, dossier 542 (72C316), Lettre du commandant de la brigade d’Aubange au directeur général de la Sûreté publique, 30 décembre 1907.
415 AGR, ASP, PE, dossier 563 (72C382), Note de service, 8 novembre 1912.
416 Une gravure transcrite dans un article du Le Matin en date du 10 décembre 1913 illustre comment s’effectue l’établissement de fiches anthropométriques des membres d’une tribu tsigane.
417 AGR, ASP, PE, dossier 563 (72C382), Lettre du commandant de la brigade de gendarmerie de Florenville au directeur général de la Sûreté publique, 19 novembre 1912.
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