Évolution d’une politique nébuleuse
p. 113-129
Texte intégral
1. Premiers Tsiganes dans le pays
1S’il faut attendre 1868 pour que l’administration de la Sûreté publique ouvre un fonds spécial particulièrement destiné aux dossiers relatifs aux bandes tsiganes étrangères, celles-ci parcourent la Belgique avant cette date. La première trace de Tsiganes dans le pays est mentionnée par une lettre du bourgmestre d’Arlon en date du 14 juillet 1858. Le maïeur avise le gouverneur de la province du Luxembourg de la pérégrination, dans son arrondissement, d’une bande de trente à cinquante individus ayant pénétré dans le royaume depuis le territoire allemand ou luxembourgeois. Si la troupe prend soin d’échapper aux forces de l’ordre en évitant la ville d’Arlon, son établissement dans divers villages ne passe guère inaperçu, comme le relate le bourgmestre :
Ces Bohémiens ne paraissent vivre que de maraudage, allumant le soir un feu non loin des bois, se couchant dans les grains en commettant des dégâts, inquiètent nos campagnes par leur insolence et, au besoin, recourent à la menace vis-à-vis des personnes qui ne cèdent pas à leurs caprices ou à leurs exigences. Comme il y a des femmes parmi eux, celles-ci disent la bonne aventure à nos crédules habitants, énoncent des pronostics et usent de tous les moyens pour faire des dupes241.
2Aussitôt averti de la situation, l’administrateur de la Sûreté publique Napoléon-Joseph Verheyen adresse au commandant de la brigade de gendarmerie d’Arlon de sérieuses remontrances. Selon lui, si la bande circule toujours impunément dans la région, il en résulte que la gendarmerie n’a pas exercé la surveillance dont elle est investie à l’égard des étrangers indigents242. Le 4 août 1858, transmettant à l’administration de la Sûreté publique seize certificats des « autorités et personnes notables du canton d’Arlon » attestant que les nomades dont il s’agit n’ont fait que passer dans quelques localités et qu’aucun délit n’a été constaté – pièces qui ne figurent pas dans le dossier d’archives – le capitaine commandant la gendarmerie du Luxembourg se défend de telles accusations : « [ces certificats] prouvent à l’évidence combien sont emprunts d’une noire exagération les renseignements fournis à Monsieur le gouverneur de cette province […] »243.
3Quoiqu’il en soit, les nombreuses patrouilles, courses et tournées effectuées afin de retrouver les nomades sont vaines. Le commandant de la gendarmerie d’Arlon signale au capitaine commandant la compagnie de Luxembourg que seule une bande de musiciens ambulants d’origine strasbourgeoise a logé à Barnich et à Stockem. Ces nomades ne furent nullement inquiétées car, étant porteurs de passeports en règle et pourvus de moyens d’existence, « ils n’ont commis aucun délit, et le moindre excès n’est à leur reprocher, que loin d’implorer la charité privée, ils ont payé les aliments qui leur étaient nécessaires chez les personnes où ils ont été hébergés »244.
4Le 30 juillet 1858, une nouvelle bande de vingt à vingt-cinq Tsiganes d’origine allemande et porteurs de papiers réguliers est arrêtée à Eperon. Selon le commandant de la brigade de Rochefort qui a exécuté l’arrestation, « [ces familles] font le commerce de paniers mais ne peuvent subsister de ce travail car elles maraudent dans les campagnes »245. Sur ordre de l’administrateur de la Sûreté publique, la troupe est reconduite au point de frontière le plus proche. Nous ignorons à quelle date et par quel endroit le transfert à la frontière eut lieu.
5En somme, les mesures levées à l’encontre des trois bandes tsiganes circulant dans la province du Luxembourg en été 1858 sont conformes aux instructions générales prescrites par l’administration de la Sûreté publique. Tandis que la bande arrêtée à Eperon est immédiatement refoulée à la frontière car, bien qu’elle dispose de papiers en règle, elle a été suspectée d’actes de maraudage, les deux autres, contre lesquelles aucun fait répréhensible ne semble avoir été attesté, ne sont nullement inquiétées par les forces de l’ordre.
6Dans les années suivantes, de nombreux Tsiganes étrangers semblent voyager sur le territoire belge. En juin 1859, l’administrateur Napoléon-Joseph Verheyen se plaint en effet des bandes entières circulant de toutes parts dans le pays246. Au printemps suivant, des Tsiganes parviennent jusqu’à Bruxelles247. En mai 1861, tandis que le contrôle systématique des étrangers qui se présentent aux frontières est aboli, les « mendiants et vagabonds étrangers qui parcourent le pays, en familles entières et même par bandes » sont « plus nombreux que jamais »248. En août 1867, « des étrangers nomades, dépourvus de moyens d’existence, parcourent le pays, se livrent à la mendicité et au vagabondage, soit isolément, soit en bandes »249. Ils inquiètent particulièrement le canton d’Andenne250.
7La présence des premières bandes tsiganes dans le pays soulève déjà quelques passions dans l’hémicycle du Sénat. À la séance du 20 décembre 1866, lors de la discussion sur le budget de la justice, Louis de Robiano, sénateur catholique et bourgmestre de Waudrez, petit village de l’entité de Binche, s’insurge auprès de ses confrères de l’âpreté avec laquelle une bande de zingaris fut éloignée du royaume belge six mois plus tôt251. Arrivée en Belgique au mois de juin sans nulle ressource, cette troupe dut renoncer à pénétrer en France parce qu’elle ne pouvait s’acquitter des droits de douane pour ses chevaux. Elle décida en conséquence de rebrousser chemin vers l’Allemagne. En route, elle fut appréhendée par la gendarmerie belge qui la contraignit, en vertu des instructions générales en la matière, de quitter le pays.
J’ai vu ces bohémiens, relate le sénateur, et je dois dire que j’ai été peiné de la rigueur avec laquelle la gendarmerie les a pressés de sortir du pays. On leur avait donné des feuilles de route assez sévères, de sorte que ces braves gens et chevaux se trouvaient dans un état déplorable. Il me semble qu’en pareille circonstance l’humanité exige qu’on laisse au moins un peu de loisir aux malheureux. Je crois aussi qu’on eût mieux fait, quand ces étrangers sont entrés en Belgique, de leur donner des renseignements qui leur auraient appris qu’ils faisaient fausse route et qu’ils s’exposaient à perdre beaucoup de temps et d’argent. J’appelle sur ces faits l’attention de M. le ministre de la justice ; il pourra examiner ainsi ce qu’il y aurait lieu de faire dans l’avenir en semblable occurrence. Je désire savoir s’il ne serait pas possible, en pareil cas, de pratiquer avec moins de rigueur, sinon l’hospitalité, du moins la charité. En vérité la manière dont ces pauvres bohémiens ont été traités pouvait avoir les plus graves inconvénients ; parmi eux se trouvaient des malades, des femmes récemment accouchées, des enfants, et je dois dire qu’on n’a pas eu pour eux les ménagements dont ils étaient dignes252.
8La compassion du sénateur à l’égard de cette tribu tsigane ne trouve guère de résonance au sein du Sénat. « Je dois dire, rétorque le comte d’Aspremont Lynden, que cette catégorie de gens m’inspire fort peu de commisération »253. Partageant ce sentiment, Jules Bara, ministre de la justice d’obédience libérale, blâme de surcroît le mode de vie des bandes tsiganes à l’égard desquelles la pérennité de la sécurité de la population impose, selon lui, le refoulement254 :
La tribu de bohémiens dont vient de parler M. le comte de Robiano était excessivement dangereuse. Cette bande a traversé une grande partie de nos campagnes, et là où elle ne rencontrait pas de résistance sérieuse, elle se faisait donner des vivres. Les paysans sous l’empire de la terreur faisaient des aumônes plus abondantes qui ne l’eussent voulu. […] Ailleurs on ne les a pas mieux accueillis qu’en Belgique ; ils inspiraient partout la crainte ; ils exercent un prétendu métier d’étameurs, mais nulle part on a pu trouver qu’ils eussent travaillé ; la vérité est que la seule profession consiste à exploiter les campagnes pour vivre en fainéants. Le gouvernement a donc bien fait d’écarter de la Belgique cette tribu nomade »255. « Du reste, se défend le ministre, ils avaient été avertis à la frontière, mais ils sont rentrés deux ou trois fois dans le pays ; comme ils voyagent rapidement ; ils se trouvaient déjà à plusieurs lieues de la frontière avant qu’on fût prévenu de leur arrivée »256. « [ils] ont eu tout le temps de quitter la Belgique ; il est inexact de dire que les femmes aient dû voyager précipitamment ; on a pris aucune mesure inhumaine contre ces étrangers. On s’est borné à leur indiquer des étapes en leur accordant un temps suffisant pour les accomplir257.
9Si en 1866, la manière dont sont éloignés les Tsiganes indésirables suscite certaines réactions dans l’hémicycle du Sénat, nul sénateur ne dénie toutefois la nécessité de débarrasser le sol belge de ces bandes vagabondes dénuées de ressources et de papiers réguliers. Dès 1873, de nombreuses voix s’élèvent pour étendre l’interdiction de séjour à tous les Tsiganes étrangers, quels que soient leurs moyens d’existence et les papiers de légitimation dont ils sont porteurs. Mais la volonté des Sénateurs ne trouve pas écho chez tous les chefs qui se succèdent à la tête de l’administration de la Sûreté : tandis qu’à partir de 1868, et pendant huit ans, aucune bande tsigane étrangère n’est admise à circuler dans le pays, quatre troupes reçoivent une autorisation de séjour entre juillet 1876 et mai 1880.
2. Du rejet absolu à la bienveillance relative (1868-1882)
10D’avril 1868 à mai 1882, vingt-six bandes tsiganes étrangères sont appréhendées sur le sol belge. Ce nombre est peu élevé en comparaison des quatre cent quatre-vingt-neuf troupes arrêtées dans le pays par la suite, de juin 1882 à mai 1914. En moyenne, le nombre de bandes interpellées annuellement est de moins de deux pour la première période contre près de quinze dans la seconde. Trois raisons essentielles semblent pouvoir être invoquées pour expliquer cette circonstance. D’abord, il est très probable que la présence des bandes tsiganes étrangères dans nos régions est très faible avant 1880. Mais il semble également fort plausible que de nombreuses bandes, parcourant un temps le sol belge, ne sont pas interceptées par les forces de l’ordre. Elles ne figurent pas, en conséquence, dans les archives de l’administration de la Sûreté publique. En cause, d’une part, les instructions générales qui ne visent textuellement que les Tsiganes dépourvus de papiers en règle et de ressources – les autres ne devant pas être inquiétées – et, d’autre part, le manque de moyens techniques et humains de la gendarmerie et des polices locales qui ne parviennent pas à appréhender l’ensemble des tribus tsiganes étrangères présentes sur le sol belge. Il importe en conséquence de ne pas dresser de conclusions hâtives pour ce qui concerne le nombre de bandes tsiganes présentes en Belgique, même s’il semble que ce nombre soit davantage élevé dans le dernier quart du XIXe siècle.
11S’ils sont peu nombreux, deux traits caractérisent les Tsiganes qui gagnent notre pays de 1868 à 1882. D’abord, tous semblent issus de la vague migratoire qui déferle sur l’Europe occidentale suite à l’affranchissement des milliers de Tsiganes en Valachie et en Moldavie. En témoignent les pays de naissance des chefs tsiganes relevés dans les procès-verbaux d’arrestation de dix-huit bandes appréhendées dans le pays entre avril 1868 et mai 1882. Un chef tsigane sur deux prétend être originaire d’Autriche-Hongrie. Suivent ensuite, dans une moindre mesure, la Roumanie, l’Allemagne, la Turquie, et la Somalie. Par ailleurs, la majeure partie des troupes tsiganes prétendent exercer la chaudronnerie258.
2.1. Interdiction formelle de séjour
12De 1868 à 1876, nulle bande tsigane, quels que soient ses moyens d’existence et ses papiers de légitimation, n’est autorisée à séjourner librement dans le royaume de Belgique. Toutes, après avoir ou non campé dans le royaume quelques jours sous la surveillance continue des forces de l’ordre, sont finalement renvoyées hors de nos frontières. Cette politique s’éloigne donc des mesures générales prescrites par voie de circulaires par l’administration de la Sûreté publique et témoigne des hautes prérogatives que s’arrogent les chefs du service à l’égard de cette catégorie particulière d’étrangers. Si les Tsiganes sont conviés à sortir du pays – qu’ils en soient refoulés dès leur arrivée ou qu’ils en soient délogés après quelques heures ou quelques jours d’errance à l’intérieur du territoire belge – leur éloignement ne s’opère pas sans difficultés. Parmi celles-ci, la peine des gendarmes et policiers, peu nombreux, à surveiller les nomades au cours de leur voyage jusqu’à la frontière, l’opposition des pays limitrophes d’accueillir les Tsiganes sur leur sol et enfin, le refus des nomades eux-mêmes de déloger de leur campement.
13Le 13 avril 1868, après avoir séjourné trois mois en Hollande, une troupe de chaudronniers hongrois plante ses tentes dans une bruyère près de Rijckevorsel dans le canton d’Hoogstraten. Dès leur arrivée, les cinquante-deux individus qui composent la troupe, circulant avec neuf charrettes attelées de dix-neuf chevaux, sont surveillés jour et nuit par la gendarmerie. La bande remplit les conditions indispensables pour pouvoir séjourner en Belgique quelques temps : elle dispose d’une forte somme d’argent ; elle possède des passeports en règle datés à Pesth (Hongrie) et visés pour l’Allemagne, la Hollande, la Belgique et la France ; enfin, en arrivant en Belgique, elle a payé non seulement tous les droits de douane qui lui ont été réclamés mais s’est en outre acquittée auprès du receveur du montant du droit de patente requis pour les marchands ambulants. En dépit de la situation régulière de la bande, Napoléon-Joseph Verheyen ne consent pas à son séjour dans le royaume.
14Dans une lettre publiée le 22 avril, le correspondant du journal libéral bruxellois Nouvelles du jour demeurant à Hoogstraeten s’offusque de la décision du haut fonctionnaire :
[…] voilà de pauvres artisans, qui n’ont d’autre tort que d’être Bohémiens et de voyager en troupe, mais dont tous les papiers sont en règle, qui ont de plus acquitté tous les droits de gabelles exigés et qui, remarquez-le bien, vivent parfaitement de leur travail et nullement comme certaines bandes de maraudes et de rapines […]. Puisque l’État les juge bien dignes de payer les droits de douane et de patente, il me semble qu’il serait au moins juste et loyal qu’il les laissât jouir des droits et des avantages que leur donnent les obligations auxquelles ils se sont soumis sans rechigner ! Encore une fois, ces Bohémiens ne sont ni des voleurs ni des maraudeurs, ce sont des artisans et on a pas le droit d’en agir avec eux comme on le fait !259
15S’il n’autorise pas les Zingaris à circuler librement dans le pays, l’administrateur leur concède toutefois une faveur : plutôt que d’être immédiatement refoulée aux Pays-Bas d’où elle a pénétré en Belgique, la bande, qui campe pourtant à proximité de la frontière néerlandaise, est autorisée à traverser le royaume pour gagner le territoire français où elle désire se rendre. L’octroi d’un tel privilège semble être motivé par la seule circonstance que les nomades disposent de l’argent nécessaire pour assurer leur voyage vers la France. L’administrateur ordonne au juge de paix du canton d’Hoogstraeten de délivrer aux Tsiganes un permis provisoire muni d’une feuille de route à l’effet de gagner librement la frontière française par la voie la plus rapide et selon un itinéraire précis duquel les nomades ne peuvent s’écarter. Chargé de délivrer aux Tsiganes un permis de séjour provisoire muni d’une feuille de route à l’effet de gagner la frontière française, le juge de paix du canton d’Hoogstraeten se soucie de tracer le chemin le plus court vers la France et d’éviter autant que possible les grandes villes. Après avoir traversé la province d’Anvers via Oostmalle, Lierre et Malines, les nomades gagneront la province du Brabant en faisant escale à Assche. Ils traverseront ensuite la province de Flandre orientale par Ninove et Grammont puis logeront dans les villes hennuyères de Lessine, Ath et Péruwelz d’où ils quitteront le pays260.
16Entamé le 15 avril, le voyage des Tsiganes à travers le pays soulève les vives plaintes de la population et des autorités. En attestent les comptes-rendus transmis à l’administration de la Sûreté publique par les bourgmestres et les commandants de brigade des villes-étapes. Non seulement la malhonnêteté professionnelle des étrangers est mise en cause : pour les réparations d’objets, ils exigent aux propriétaires le double voire le triple de la valeur de l’objet neuf. Mais on dénonce également l’inclination des femmes et des enfants à demander, et parfois même à exiger, l’aumône des habitants. À cet égard, le bourgmestre de Lierre affirme :
En réalité, ils n’exercent la profession de chaudronniers que d’une manière accessoire pour pouvoir se livrer avec impunité à la mendicité, leur profession de chaudronniers n’est qu’un manteau, c’est la mendicité qui constitue le principal moyen d’existence par l’étalage de la misère, par leur vêtement de guenilles, par l’état de nudité presque complète de leurs enfants, par les supplications qu’ils adressent aux visiteurs, ils inspirent la commisération et les aumônes qu’ils ont reçues à Lierre ont été très abondantes261.
17Malgré ces doléances et un permis provisoire limité à deux jours, les autorités communales de la plupart des villes-étapes autorisent la troupe à demeurer dans leur localité un, deux, voire trois jours consécutifs. Là où elle établit son campement, la troupe est surveillée par les agents de gendarmerie et/ou de police locale. La désignation de villes-étapes trop faiblement armées pour prendre en charge la garde de la bande nomade semble être la cause essentielle de ces prolongements de séjours consécutifs. C’est du moins l’opinion émise par le bourgmestre de Lierre :
[…] arrivant en grand nombre [ces voyageurs nomades] sont hardis, entreprenants, exigeants, s’installent en quelque sorte de force sur le territoire des communes, tiennent en échec l’autorité légale et les régences qui n’ont pas l’énergie et la force nécessaires pour se faire obéir, sont forcés le plus souvent à subir leurs exigences. Il est donc à conseiller que dans les feuilles de route qu’on leur délivre, ils ne soient autorisés à séjourner que dans les environs des localités importantes dont les administrations ont le pouvoir de se faire respecter et de protéger efficacement leurs administrés262.
18Tandis qu’après treize jours de voyage, les Tsiganes arrivent enfin à Péruwelz, les autorités françaises s’opposent à leur entrée. Déjà, le 25 avril, la légation de France établie en Belgique avait annoncé à l’administration que
[…] en présence des réclamations que les populations des campagnes adressent journellement aux préfets et aux maires, au sujet des bandes de bohémiens qui sont pour elles une cause d’inquiétudes et donnent souvent lieu à des plaintes sérieuses, […] [le Préfet du Nord] ne saurait, dans l’état actuel des choses, consentir à l’admission en France d’une nouvelle troupe de Zingaris263.
19Napoléon-Joseph Verheyen n’insiste pas. Il ordonne au commandant de la brigade de Péruwelz de délivrer aux nomades une nouvelle feuille de route à l’effet de se diriger vers l’Allemagne « par la frontière la plus rapprochée en leur traçant l’itinéraire obligé avec la durée de leur séjour dans chaque localité où ils doivent passer, de façon à ce qu’ils fussent à même de pourvoir à leur subsistance pendant le voyage »264. Dans chacune des localités indiquées par la feuille de route, les Tsiganes sont autorisés à demeurer un ou deux jours.
20Arrivés le 30 avril à Wetteren, les Tsiganes gagnent Alost le jour même. Quelques jours plus tard, la troupe atteint la commune bruxelloise de Saint-Josse-ter-Noode où elle doit faire escale. Comme la localité ne dispose pas d’un espace convenable pour y faire camper les nomades, la gendarmerie conduit ceux-ci à Schaerbeek, sur un terrain situé en face du Tir national. Les Tsiganes y passent plusieurs nuits sous la surveillance constante de la gendarmerie de Saint-Josse-ter-Noode. Le 6 mai, le colonel commandant de la gendarmerie à Bruxelles se plaint à l’administrateur de la Sûreté publique du temps précieux que fait perdre aux gendarmes la surveillance de la troupe :
[…] la brigade de Saint-Josse-ter-Noode […] est ainsi détournée de son service ordinaire. Il en a été ainsi pour toutes les brigades dans les localités que ces étrangers ont traversées depuis plus de trois semaines et je pense […] que, dans l’intérêt de la sécurité publique, il serait nécessaire de les éloigner du pays265.
21Après avoir gagné les villes brabançonnes de Louvain et de Tirlemont, l’entité limbourgeoise de Saint-Trond et les localités liégeoises d’Oreye et d’Henri-Chapelle, les Tsiganes atteignent finalement Verviers le 15 mai et sont conduits, le jour même, par la gendarmerie de la ville, à la frontière allemande d’où ils quittent le royaume de Belgique266.
22Les plaintes soulevées à l’encontre du passage de la troupe de chaudronniers hongrois et les difficultés soulevées suite au refus du gouvernement français de les accueillir sur son sol déterminent Napoléon-Joseph Verheyen à épargner aux citoyens l’arrivée de nouvelles bandes tsiganes dans leur localité et à éviter les problèmes liés à la remise à la frontière de celles-ci. Le 9 mai 1868, sur ordre de l’administrateur, la gendarmerie d’Hoogstraten refoule aux Pays-Bas vingt-cinq individus accompagnés de quatre voitures et de deux chevaux et dépourvus de moyens d’existence qui étaient entrés dans le pays quatre jours plus tôt. Le 11 mai, tandis qu’une bande plus considérable encore se trouve aux environs de Breda et menace d’entrer en Belgique par la province d’Anvers, de Limbourg ou même par la Prusse, le responsable de la Sûreté publique interpelle le colonel commandant la gendarmerie afin qu’il donne immédiatement l’ordre « à toutes les brigades échelonnées sur les frontières vers les Pays-Bas et la Prusse de faire rebrousser chemin à toute bande de Zingaris ou de voyageurs nomades de la même catégorie qui tenterait de pénétrer en Belgique »267.
23Cette instruction semble porter ses fruits : jusqu’en 1871, en effet, aucune troupe n’est appréhendée par les forces de l’ordre sur le sol belge. Au mois de juillet de cette année, deux bandes, respectivement originaires d’Autriche-Hongrie et de Turquie, et composées chacune de 18 et 24 individus, sont interpellées en Belgique. Munies toutes deux d’un passeport mais dépourvues de moyens suffisants d’existence, elles sont renvoyées du pays quelques jours après leur arrivée, l’une vers la France, l’autre vers l’Allemagne. Les autorités de ces deux pays n’opposent aucun obstacle à leur entrée.
24Deux ans plus tard, le renvoi d’une troupe de vingt-quatre individus originaires d’Autriche-Hongrie pose bien plus de soucis à l’administration de la Sûreté publique. Le 4 février 1873, ayant été trouvée en état de mendicité sur le sol néerlandais, cette bande, circulant avec quatre voitures et neuf chevaux, est conduite sur le territoire belge par la maréchaussée de Maestricht. Le visa apposé le 30 janvier par le consul belge à Rotterdam sur le passeport collectif des individus influe incontestablement sur la décision de la maréchaussée de les renvoyer à la frontière belge, un tel acte faisant foi de l’autorisation donnée à la troupe d’entrer en Belgique. En dépit de cette autorisation, les nomades sont immédiatement refoulés, sur ordre de l’administrateur, à la frontière néerlandaise par la gendarmerie de Maaseik.
25Le 8 février, le responsable de la Sûreté publique Berden écrit au Ministre belge des Affaires étrangères Guillaume d’Aspremont-Lynden :
[La circonstance que ces individus possèdent un passeport en règle] ne m’a pas paru s’opposer à ce que l’entrée du territoire fut interdite à ces étrangers, les instructions en vertu desquelles ils ont été repoussés étant applicables même aux étrangers munis de titres de voyage réguliers. Il importe néanmoins, à mon avis, ajoute-t-il, d’interdire à l’avenir que nos agents diplomatiques revêtent d’un visa les passeports dont seraient porteurs les étrangers de cette catégorie, l’accomplissement de cette formalité étant de nature à faire croire à ces derniers que nul obstacle ne sera mis à leur entrée dans le pays268.
26Refoulés de part et d’autre de la frontière belgo-hollandaise à diverses reprises, les nomades sont contraints, le 8 février, d’établir leur campement à Vroenhoven, village belge de la province de Limbourg situé à l’extrême frontière. Surveillés jour et nuit par huit agents des brigades de Herveren et de Visé et, de l’autre côté de la frontière, par la maréchaussée de Maestricht, ils ne peuvent en déloger. Dans son édition du 11 février, le quotidien bruxellois L’Étoile belge, d’obédience libérale, reproduit un article rédigé cinq jours plus tôt par la plume d’un Maestrichtois. Celui-ci expose, non sans excès et partialité semble-t-il, la gravité de la situation :
Un grave conflit vient d’éclater entre la Belgique et une nation qui a de nombreux représentants dans tous les pays du monde. C’est la frontière belge près de Maestricht qui est en ce moment le théâtre de ce conflit. […] Espérons que la paix de l’Europe n’en sera pas troublée ! […] votre gouvernement s’est vivement ému de la menace d’invasion de la Belgique par 24 personnes, dont 17 femmes et enfants ; il a signifié aux autorités maestrichtoises qu’il s’opposerait, même par la force, à l’entrée des Zingaris en Belgique. La brigade de gendarmerie de Visé a été convoquée et garde soigneusement la frontière, l’arme au bras, prête à faire feu sur le premier Zingari, homme ou femme, qui tentera de pénétrer sur votre territoire […]. Les autorités de Maestricht les ont pris sous leur protection ; notre maréchaussée les accompagne, prête à les défendre s’ils étaient attaqués269.
27Le procureur général près la Cour d’appel du Limbourg néerlandais s’inquiète de la situation des nomades. Le 8 février, il sollicite la bienveillance de l’administrateur de la Sûreté publique afin que ce dernier accorde le passage de la troupe nomade à travers le royaume :
Ce serait vraiment un acte d’humanité de votre part, Monsieur l’Administrateur, et j’ose espérer que vous satisferez à mon désir, si cela vous est possible. Ces étrangers se sont adressés aux mêmes fins, me dit-on, à Sa Majesté la Reine des Belges, comme princesse autrichienne, et à son Excellence, le Ministre d’Autriche à Bruxelles. Ils sont d’un caractère humble et doux, paraissent avoir quelques ressources et ne demandent qu’à traverser votre royaume. Veuillez m’honorer, Monsieur l’Administrateur, si possible, d’une prompte et favorable réponse, que l’humanité, surtout dans cette saison, réclame réellement […]270.
28Deux jours après cette requête, le vœu du procureur général est exaucé. Après s’être assuré, auprès du commissaire de police de Maubeuge, que les autorités françaises ne feraient pas obstacle à l’entrée de la bande sur leur sol, Berden permet à la troupe de traverser le royaume.
29Le 12 février, après quatre jours d’immobilisation forcée, les Tsiganes quittent leur campement. Une feuille de route leur est remise. Chargé de dresser l’itinéraire des nomades à travers le pays, le commandant de la gendarmerie à Tongres prend soin de désigner comme étapes des villes où une brigade de gendarmerie est en fonction. En raison de l’état des routes encombrées de neige, il veille en outre à ce que les distances entre chacune des étapes ne dépassent pas, en moyenne, quatre lieues et ne soient pas difficiles à parcourir. Il prend également soin de désigner le chemin le plus court vers la frontière française271. Après avoir quitté la province de Limbourg par Tongres, les nomades gagnent la province de Liège par Waremme et Hannut puis font escale à Leuze et à Gembloux, en province namuroise. Ils se rendent ensuite dans les communes hennuyères de Gilly, Thuin et Erquelinnes. Après un parcours qui, hormis un léger retard causé par les intempéries, ne donne lieu à aucune complication ni à aucune plainte, les Tsiganes entrent en France le 27 février 1873.
30Au mois d’août, le renvoi d’une bande de nomades hongrois requiert la mobilisation de nombreux gendarmes et policiers. Ayant franchi, semble-t-il, la frontière belge depuis Lille, cette troupe gagne le cœur du pays et passe la nuit du 9 au 10 août 1873 à Molenbeek-Saint-Jean. Le lendemain, les vingt adultes et vingt-deux enfants qui composent la bande se rendent à Schaerbeek, accompagnés de leurs huit charrettes et de leurs dix-sept chevaux. Ils établissent leurs onze tentes sur la plaine des manœuvres en face du tir national et, à leurs frais, entourent leur campement d’une palissade en planches. Plusieurs agents de la police et de la gendarmerie surveillent continûment la bande. Celle-ci obéit à deux chefs, nommés respectivement Gramsa Ferone et Csukar Demeter. Ses membres sont munis de passeports en règle visés par la légation d’Autriche-Hongrie à Bruxelles et d’une lettre de recommandation délivrée par le chargé d’affaires de cette légation.
31Les chaudronniers paraissent suffisamment pourvus d’argent « car on leur a vu changer plusieurs pièces de cent francs en or et, quand ils vont acheter leurs provisions, ils payent sans marchander » assure le commissaire en chef de la police de Bruxelles272. « Jusqu’à présent, ajoute-t-il, aucun d’eux n’a fait de la mendicité et les chefs m’ont bien promis qu’ils empêcheront qu’aucun n’en fasse. Seulement les femmes et les enfants reçoivent ce que de nombreux curieux qui vont les visiter veulent bien leur donner »273. Si les étrangers comptent demeurer quinze jours ou trois semaines sur la plaine des manœuvres, le commissaire estime toutefois qu’« un séjour de 8 jours serait suffisant, car les personnes habitant à proximité ne sont que médiocrement charmées d’un semblable voisinage, ces bohémiens étant tous d’une saleté repoussante, elles craignent en outre que leurs jardins qui sont tous en plein champ et non clôturés soient ravagés par eux »274.
32Bien que les nomades soient pourvus de passeports en règle et semblent disposer d’importantes ressources, Berden ordonne de les renvoyer du territoire belge. Le samedi 17 août, après avoir bénéficié d’une semaine de délai, les Tsiganes sont contraints de lever le camp. Cette injonction révèle une nouvelle fois l’appréciation hautement subjective que s’arroge l’administrateur général à l’égard des Tsiganes.
J’ai dû recourir à cette mesure, écrit-il au chargé d’affaires de la légation d’Autriche-Hongrie, à la suite des rapports qui me sont parvenus et qui me représentent ces nomades comme tirant principalement leurs subsistances des aumônes qu’ils recueillent […]275.
33À quels rapports l’administrateur fait-il allusion ? Jusqu’à cette date, aucune missive fustigeant l’état de mendicité des Tsiganes ne semble lui être parvenue.
34Dans son édition du 31 octobre 1873, le quotidien libéral bruxellois La Gazette s’indigne du renvoi des Tsiganes :
Il y a quelques semaines, M. Berden, l’administrateur de la Sûreté publique, intima l’ordre à la gendarmerie nationale de reconduire à la frontière les Zingaris qui venaient de dresser leurs tentes sur la plaine des manœuvres.
Ces enfants de Bohême eurent beau représenter à M. l’administrateur de la Sûreté publique qu’ils n’étaient ni des voleurs ni des mendiants, qu’ils avaient des moyens d’existence honnêtes et lucratifs, que les femmes de leur tribu disaient la bonne aventure […], et que les hommes rétamaient les casseroles à se faire baiser les mains par les cuisinières bourgeoises.
En outre, ils exhibaient des papiers paraphés par les autorités des pays qu’ils venaient de traverser ; certifiant leur bonne vie et mœurs, et ils affirmaient ne pas avoir de dossier judiciaire, ce dont tous les administrateurs ne pourraient pas se vanter.
Rien ne fit.
Comme ces braves gens ne comprenaient que la langue allemande, on leur cria : foort ! foort ! Impitoyablement276.
35Dans son édition de fin de semaine, le même quotidien fait écho du déploiement exceptionnel de policiers et de gendarmes pour surveiller le départ des Tsiganes :
De bonne heure, un détachement de gendarmerie à cheval, composé de huit gendarmes […] est arrivé sur la plaine pour escorter la troupe nomade. Déjà une nombreuse brigade de gendarmes à pied était de poste autour du campement de ces étrangers. Indépendamment de la gendarmerie, il y avait aussi […] tout le personnel disponible de la 5e division de police [quartier Léopold]. Ce n’est qu’à grande peine qu’on a pu faire partir ces étrangers et il n’a fallu rien de moins que le déploiement d’une force aussi imposante pour les décider à lever leur campement et à déguerpir. […] La caravane s’est mise en marche à 8 heures et un quart. Il y avait huit charrettes traînées chacune par deux chevaux. Un gendarme à cheval marchait à côté de chacun de ces véhicules277.
36Prescrit par la circulaire du 21 janvier 1852, le droit de tout étranger indigent renvoyé du pays de désigner la frontière vers laquelle il désire se rendre est ici bafoué. De force, les Tsiganes sont conduits sous escorte de la gendarmerie à Berchem, près d’Anvers, en vue de prendre un bateau en direction de l’Angleterre. Refusant d’embarquer, les Tsiganes réclament d’être conduits sur le territoire français. Leur désir n’est pas davantage pris en compte. Sur ordre de l’administrateur, ils sont dirigés à Putte-Strabroek, dans la province d’Anvers, et pénètrent en territoire hollandais le 21 août. Lorsque, sept jours plus tard, ils reparaissent dans la localité limbourgeoise de Maaseik, ils sont immédiatement refoulés par la gendarmerie.
2.2. Des autorisations successives de séjour
37Au vu des affaires qui précédent, tout porte à croire qu’en dépit des circulaires administratives qui ordonnent le renvoi des seules bandes tsiganes étrangères dépourvues de papiers et de moyens d’existence, toutes les troupes de ce genre, quelle que soit leur condition, doivent en réalité être éloignées de Belgique. Pourtant, en juillet 1876, tandis que deux familles de chaudronniers hongrois menées sous la conduite de Jean (ou Jonas) Kaldaras et Michel Gyurka, sont refoulées à la frontière grand-ducale par la gendarmerie de Bastogne, le chef de la Sûreté Berden s’insurge :
Il résulte […] du procès-verbal d’interrogatoire que Kaldaras était porteur d’un passeport régulier, valable tout au moins comme pièce établissant suffisamment son identité et possédait une somme de 670 francs. Or, la circulaire du 16 août 1867 rappelée le 1er juillet 1872 ne prescrit le renvoi à la frontière des bandes d’étrangers nomades que lorsque ceux-ci sont entièrement dépourvus de moyens d’existence278.
38C’est pourtant bien ce même Berden qui, en août 1873, avait ordonné le renvoi de la bande hongroise établie à Schaerbeek alors qu’elle disposait de passeports en règle et de moyens d’existence suffisants et que nul acte de mendicité n’avait été relevé à son encontre. Trois ans plus tard, l’administrateur use de ces hautes prérogatives pour changer de politique : de 1876 à 1880, en effet, il autorise successivement quatre bandes tsiganes à parcourir librement le pays.
39Peu de temps après en avoir été refoulée, la troupe conduite par Jean Kaldaras et Michel Gyurka, composée de six adultes et de sept enfants, et circulant avec trois chariots et sept chevaux, entre à nouveau dans le royaume. Sans être inquiétée par les forces de l’ordre, elle gagne Arlon, Thuin, Liège, Grivegnée, avant d’établir son campement, le 5 août, dans la ville de Tongres. Largement pourvue de moyens d’existence, chacune des familles dispose d’un certificat intérimaire délivré le 20 juillet 1876 par le chargé d’affaires d’Autriche-Hongrie à Bruxelles. L’un d’eux est rédigé comme tel : « Pour le sieur Michel Gyurka, chaudronnier, de Nagy en Hongrie, délivré en vertu d’un certificat du consulat impérial et royal à Bologne, en date du 27 juin 1874. Valable pour deux mois. Bon pour la Belgique »279. En présence de ces pièces, l’administrateur de la Sûreté publique délivre aux nomades une feuille de route valable pour deux mois à l’effet de voyager librement à l’intérieur du pays280. Les nomades demeurent dans le royaume jusqu’au 28 novembre 1876, date à laquelle ils gagnent les Pays-Bas.
40Au début du mois d’avril 1878, ayant une nouvelle fois pénétré en Belgique par l’Allemagne, la troupe de chaudronniers hongrois conduite par Michel Gyurka et composée de onze adultes et de quelques enfants, est arrêtée à Limbourg, localité liégeoise située non loin de la frontière. À la demande du chef nomade, Berden autorise la troupe à séjourner en Belgique et à y demeurer tant que son comportement ne soulève aucune plainte. Il n’y a pas lieu, précise-t-il, de délivrer à cette fin un permis de séjour. Dans les mois qui suivent, la troupe établit son campement dans diverses villes belges telles Verviers, Namur, Charleroi, Ath et Tournai. Jusqu’en juin, les hommes tsiganes proposent leurs services de chaudronnerie aux populations des villes et villages qu’ils traversent sans nullement s’acquitter du droit de patente pourtant obligatoire pour exercer une profession en Belgique. Cette obligation s’impose-t-elle aux chaudronniers ambulants étrangers ? À cette question que lui soumet Berden le 4 juin 1878, le secrétaire général du Ministère des Finances affirme : « Les chaudronniers sont soumis au droit de patente en vertu du tableau no 8 annexé à la loi du 21 mai 1819 [contenant une nouvelle ordonnance sur le droit de patente] »281. En vertu de l’article 21 de cette loi, les chaudronniers sont tenus de faire leur déclaration, pour leur cotisation primitive, dans la première commune où ils exercent leur profession. Le 11 juin, averti de cette nécessité, Michel Gyurka paye au receveur des contributions de la ville de Tournai le droit de patente obligatoire. Après ce jour, nous perdons la trace de la troupe, aucune archive ne faisant mention de la suite de leurs pérégrinations sur le territoire belge.
41Le 22 juin 1878, le Ministre d’Autriche-Hongrie établi à Bruxelles prie Berden d’autoriser le séjour en Belgique d’une troupe de cinquante-sept personnes conduite par Jean Kaldaras. Quelques jours plus tard, tandis que l’administrateur assure qu’ « il ne sera fait aucun obstacle [à leur] séjour en Belgique […] aussi longtemps que leur conduite ne donnera lieu à aucune plainte », les Hongrois entrent en Belgique282. Après s’être acquittés du droit de patente, ils circulent à travers le pays et proposent leurs services de chaudronnerie à la population. Au mois d’août et de septembre, ils campent à Roulers, Gand, Bruges, Alost, Lokeren, Anvers et Malines. Le 12 octobre, ils occupent le champ des manœuvres situé en face du Tir national à Schaerbeek.
42La présence des nomades suscite vivement la curiosité des habitants schaerbeekois. Les Tsiganes, habitués à attirer sur eux l’attention des Gadjé, les non-tsiganes, savent d’ailleurs en tirer profit. À cet égard, un article du quotidien bruxellois L’Étoile belge, d’obédience libérale, met en garde ses lecteurs :
L’entrée dans l’enceinte [du campement] se paie 30 centimes. C’est une rétribution modeste et que mérite bien l’aspect de ce camp, digne de la plume de Zola et du burin de Callot ; mais nous engageons nos lecteurs à ne pas se laisser prendre par pitié et de réserver leurs aumônes pour des infortunes réelles. En effet, ces bohémiens vivent d’oisiveté, ils ne sont pas sans ressource […] et de plus ils exploitent effrontément le public. C’est ainsi que, dans chaque ville où ils séjournent, ils font annoncer que l’un des leurs va se marier, que le public pourra assister à la cérémonie, les curieux arrivent en grand nombre, le camp est orné d’oripeaux de tout genre ; mais de mariage point, chaque fois un obstacle imprévu vient l’empêcher. Nous ne voulons pas empêcher ces gens de s’exhiber moyennant argent ; c’est leur affaire, mais, encore une fois, que les bonnes âmes ne se laissent pas trop attendrir par les mains qui leur sont tendues : il y a dans Bruxelles des misères vraies, plus dignes d’intérêt283.
43Le campement s’étoffe bientôt de nouveaux-venus. Le 21 octobre, Théodore Kaldaras présente aux bureaux de l’administration de la Sûreté publique établis à Bruxelles en vue d’y solliciter l’octroi d’un permis de séjour pour lui et sa famille. Par la circonstance que l’individu appartient à la même tribu que Jean Kaldaras (s’il déclare être le frère de ce dernier, Théodore Kaldaras n’en est en réalité que le neveu) et qu’il compte rejoindre celui-ci à Schaerbeek, l’administration lui concède cette permission, toute provisoire néanmoins.
44Durant plus d’un an et demi, Jean et Théodore Kaldaras sillonnent le royaume belge avec leurs bandes respectives sans nullement être inquiétés. Dès le mois de mai 1880 toutefois, les plaintes adressées par les autorités communales et la gendarmerie affluent sur le bureau de l’administrateur Gautier de Rasse284. Elles traitent non seulement de la malhonnêteté professionnelle des hommes de la troupe tsigane : lorsqu’ils n’omettent pas de rendre un chaudron à son propriétaire ou ne le lui rendent pas dans un mauvais état, ils exigent pour l’objet réparé le quintuple du prix convenu au départ ; mais dénoncent également la tromperie des femmes de la tribu chez plusieurs commerçants : sous prétexte de chercher des monnaies étrangères, elles demandent à fouiller dans les comptoirs et y volent de l’argent.
45Sans doute de tels faits ont-ils conforté l’administrateur dans l’idée selon laquelle les Tsiganes sont intrinsèquement malhonnêtes quelles que soient leurs apparences et les ressources dont ils sont porteurs et combien ils abusent de la confiance que l’administration peut avoir en eux. Sans délai, Gautier de Rasse décide de révoquer l’autorisation de séjour octroyée à Jean et Théodore Kaldaras par son prédécesseur. Dès 1882, au regard des directives générales, plus aucune tribu nomade étrangère n’est autorisée à séjourner dans le pays, quels que soient l’argent et les papiers dont elle dispose.
Notes de bas de page
241 AGR, ASP, PE, dossier 583 (74C4/1), Lettre du bourgmestre d’Arlon au gouverneur de la province du Luxembourg, 14 juillet 1858.
242 AGR, ASP, PE, dossier 583 (74C4/1), Lettre de l’administrateur de la Sûreté publique au commandant de la gendarmerie d’Arlon, 20 juillet 1858.
243 AGR, ASP, PE, dossier 583 (74C4/1), Lettre du commandant la capitaine compagnie du Luxembourg à l’administrateur de la Sûreté publique, 4 août 1858.
244 AGR, ASP, PE, dossier 583 (74C4/1), Rapport du commandant la brigade de gendarmerie à Arlon au capitaine commandant de la compagnie du Luxembourg, 5 août 1858.
245 AGR, ASP, PE, dossier 583 (74C4/1), Lettre du commandant de la brigade de Rochefort à l’administrateur de la Sûreté publique, 30 juillet 1858.
246 AGR, ASP, PE, dossier 583 (74C4/1), Circulaire du 9 juin 1859, adressée par l’administrateur de la Sûreté publique au Général commandant la gendarmerie.
247 AGR, ASP, PE, dossier 583 (74C4/1), Circulaire du 30 mai 1860, adressée par l’administrateur de la Sûreté publique au Général commandant la gendarmerie.
248 AGR, ASP, PE, dossier 583 (74C4/1), Circulaire du 24 mai 1861, adressée par l’administrateur de la Sûreté publique au Bourgmestre de Bruxelles.
249 AGR, ASP, PE, dossier 583 (74C4/1), Circulaire du 16 août 1867, adressée par l’administrateur de la Sûreté publique aux Gouverneurs des neuf provinces.
250 AGR, ASP, PE, dossier 583 (74C4/1), Circulaire du 1er août 1867, adressée par l’administrateur de la Sûreté publique au Général commandant la gendarmerie.
251 Louis de Robiano (comte) (1807-1887), sénateur catholique de 1851 à 1874, représentant l’arrondissement de Thuin. De 1855 à 1874, il est membre de la commission de la Justice. Bourgmestre de Waudrez de 1830 à 1885.
Nous n’avons pas eu écho de cette affaire dans le fonds d’archives de l’administration de la Sûreté publique, le fichage systématique des dossiers relatifs aux Tsiganes étrangers n’apparaissant qu’en 1868.
252 Séance ordinaire du sénat, 20 décembre 1866, in Annales parlementaires de Belgique. Sénat, 1866-1867, p. 47. Intervention du comte Louis de Robiano.
253 Ibid., Intervention du comte d’Aspremont Lynden.
254 Jules Bara (1835-1900) ; ministre libéral de la Justice de 1864 à 1870 et de 1878 à 1884.
255 Séance ordinaire du sénat, 20 décembre 1866, in Annales parlementaires de Belgique. Sénat, 1866-1867, p. 48. Intervention de Jules Bara.
256 Ibid.
257 Ibid.
258 Sur les vingt et une bandes dont la profession est relevée par les gendarmes belges, dix-huit exercent la chaudronnerie, deux la vannerie et une la démonstration d’ours.
259 AGR, ASP, PE, dossier 500 (72C1), Article du quotidien Les Nouvelles du jour, 22 avril 1868.
260 AGR, ASP, PE, dossier 500 (72C1), Permis de séjour provisoire délivré au chef de chacun des trois groupes de chaudronniers hongrois traversant la Belgique, 15 avril 1868.
261 Ibid., Lettre du bourgmestre de Lierre à l’administrateur de la Sûreté publique, 4 mai 1868.
262 Ibid.
263 Ibid., Lettre de la légation de France en Belgique à l’administration de la Sûreté publique, 25 avril 1868.
264 Ibid., Lettre de l’administrateur de la Sûreté publique au commandant de la brigade de Péruwelz, 25 avril 1868.
265 Ibid., Lettre du colonel commandant de la gendarmerie à Bruxelles à l’administrateur de la Sûreté publique, 6 mai 1868.
266 Une carte géographique montrant le trajet suivi par les Tsiganes dans le royaume de Belgique est disponible en annexe (Itinéraires de renvois à la frontière belge des nomades).
267 AGR, ASP, PE, dossier 500 (72C1), Circulaire du 11 mai 1868, adressée par l’administrateur de la Sûreté publique au Général commandant la gendarmerie.
268 Ibid., dossier 504 (72C5), Lettre de l’administrateur de la Sûreté publique au ministre des affaires étrangères, 8 février 1873.
269 Ibid., Article du quotidien L’Étoile belge, 11 février 1873.
270 Ibid., Lettre du procureur près la Cour d’appel de Limbourg à l’administrateur de la Sûreté publique, 8 février 1873.
271 Une carte géographique montrant le trajet suivi par les Tsiganes est disponible en annexe (Itinéraires de renvois à la frontière belge des nomades). Elle montre combien le commandant de la gendarmerie se soucie de dresser l’itinéraire le plus court vers la frontière française.
272 AGR, ASP, PE, dossier 505 (72C6), Lettre du commissaire en chef de la police de Bruxelles à l’administrateur de la Sûreté publique, 12 août 1873.
273 Ibid.
274 Ibid.
275 Ibid., Lettre de l’administrateur de la Sûreté publique au chargé d’Affaires d’Autriche-Hongrie, 14 août 1873.
276 Ibid., Article du quotidien La Gazette, 31 octobre 1873.
277 Ibid., Article du quotidien La Gazette, 17 et 18 août 1873.
278 Ibid., Lettre de l’administrateur de la Sûreté publique au commandant de la brigade de gendarmerie de Bastogne, 16 juillet 1876.
279 Ibid., dossier 506 (72C6bis), Lettre du commandant de la brigade de gendarmerie à Tongres à l’administrateur de la Sûreté publique, 6 août 1876.
280 Ibid., Feuille de route valable pour deux mois, délivrée par l’administrateur de la Sûreté publique pour Michel Gyurka et sa famille, 7 août 1876.
281 Ibid., Lettre du secrétaire général du ministère des Finances à l’administrateur de la Sûreté publique, 6 juin 1878.
Le tableau no 8 annexé à la loi du 21 mai 1819 contenant une nouvelle ordonnance sur le droit de patente stipule que les rémouleurs, drouineurs, fondeurs étrangers au royaume sont cotisés de 25 à 5, 50 florins, tarif qui varie selon la profession exercée.
282 Ibid., Lettre de l’administrateur de la Sûreté publique au Ministre d’Autriche-Hongrie, 24 juin 1878.
283 Ibid., Article du quotidien L’Étoile belge, 15 octobre 1878.
284 Gautier de Rasse est administrateur de la Sûreté publique de 1880 à 1889.
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