Chapitre 3. Pourquoi des leaders « institutionnels » ?
p. 211-222
Texte intégral
1L’histoire de la construction européenne démontre que le leadership appartient solidement aux États-Membres et n’a été dévolu à des représentants des institutions que progressivement et dans la mesure où le besoin se faisait sentir.
2Le renforcement du leadership du président de la Commission, du président du Conseil européen et du haut représentant doit donc reposer sur la démonstration qu’il permet une plus grande efficacité - et non pas qu’il permet de faire un « bond institutionnel ».
3Si les États-Membres seront toujours réticents à céder du pouvoir aux représentants des institutions, le citoyen européen semble, lui, désireux de pouvoir identifier des leaders européens. L’exercice du leadership par les leaders institutionnels est un moyen de réconcilier le citoyen avec la construction européenne. Jean-Claude Juncker, du fait du processus qui a amené à son « élection » a, à cet égard, des responsabilités nouvelles. Il a d’ailleurs encouragé ses commissaires à établir un contact personnel avec les « citoyens » qui suivent leur action.
4Sur le plan de la substance, la nécessité d’un leadership accru à partir de l’Union elle-même se fait sentir dans les domaines les plus divers. D’abord dans le domaine législatif communautaire qui suscite parfois des réactions de rejet par faute de compréhension ou par sentiment d’une distance trop grande entre le processus de décision et le citoyen. Une tâche du président de la Commission devrait être de tenir compte de cette nécessité de transparence dans les négociations et de rendre les enjeux compréhensibles par l’opinion publique.
5 Ensuite, le développement de l’Union économique et monétaire, à cheval entre le domaine communautaire et le domaine réservé du conseil européen. L’expérience récente a donné au président du conseil européen, en contact permanent avec les leaders des États-Membres, un rôle prééminent mais c’est la Commission qui est chargée de la mise en œuvre et les nouveaux engagements de discipline budgétaire lui donnent des responsabilités nouvelles, allant au cœur de la souveraineté des États.
6Enfin la politique étrangère et les relations avec les tiers, dans le monde multipolaire d’aujourd’hui, et face aux crises qui se développent aux frontières de l’Union, imposent à l’Union d’être unie et d’agir à travers des leaders permanents ; c’est ce qui justifia, il y a quinze ans déjà, la création du poste de haut représentant puis l’effacement de la présidence tournante. Le dialogue stratégique et le débat sur les grands dossiers mondiaux au niveau des chefs de gouvernement, imposent aussi qu’on examine la question de la représentions de l’Union à ce niveau sur la scène mondiale.
4.3.1. La lente évolution vers le leadership « institutionnel »
7Comme on l’a vu dans la première partie, le système communautaire, et encore davantage l’Union politique, furent longtemps dirigés essentiellement « à distance ». C’est le développement exponentiel de l’action de la Communauté, puis de l’Union européenne, à l’intérieur et dans le monde, qui a imposé l’octroi d’un certain pouvoir direct aux leaders émanant des institutions.
- → La part de souveraineté que les États étaient prêts à céder en établissant la Commission européenne est allée à un groupe de neuf « commissaires » (deux pour les grands États, un pour les petits) désignés par les gouvernements, sans qu’aucun pouvoir propre soit donné à son président. Seule une personnalité de grande envergure comme Jacques Delors pouvait s’imposer dans la fonction telle qu’elle était définie de son temps, mais on aura constaté, en lisant la partie historique, que les États-Membres ne se sont pas vraiment préoccupés de privilégier ce type de profil dans leur choix du président de la Commission, même après lui.
- → L’idée d’un leadership au Conseil a été rejetée dès le départ, lorsqu’on a imaginé le système de la présidence tournante. L’un des soucis était de ne pas créer un pôle de puissance face à la Commission mais la formule permettait surtout de maintenir la gestion de l’institution fermement entre les mains des capitales. Cette formule satisfait les petits pays qui peuvent ainsi entretenir l’illusion de l’égalité entre États-Membres et jouer - à des intervalles malheureusement de plus en plus éloignés - dans la cour des grands. Elle satisfait aussi ces derniers qui pourtant, surtout la France, se sont toujours montré plus ouverts à l’idée d’un président « permanent » qui limiterait le pouvoir de la Commission et serait aisément sous le contrôle des grandes bureaucraties nationales.
- → La présidence semestrielle qui présidait les enceintes du Conseil communautaire fut étendue, dans les années 1970, aux deux premiers jalons de l’Europe politique : la « coopération politique européenne » et le Conseil européen des chefs d’État et de gouvernement. La décision d’utiliser la présidence tournante du Conseil pour présider ces deux enceintes avait le mérite de les rattacher indirectement aux institutions communautaires.
- → Les inconvénients de l’absence d’un leadership durable devenaient de plus en plus flagrants à mesure que l’Union s’élargissait et développait ses ambitions internationales. Mais le Traité de Maastricht qui mit en place l’Union européenne continua à confier à la présidence tournante le « leadership », si l’on peut dire, de l’ensemble du processus. Confiné au domaine communautaire, le président de la Commission - c’était pourtant Jacques Delors - se vit accorder quelques pouvoirs supplémentaires pour gérer son institution, mais il dut accepter la formule des « trois piliers avec un fronton ».
- → La politique étrangère et de sécurité commune et son bras (mal) armé, l’UEO, se révélèrent comme on le sait incapables d’empêcher puis d’arrêter la guerre des Balkans. L’Union resta paralysée, pendant presque toutes les années 1990, du fait d’un défaut flagrant de leadership propre - plus que de réelles divisions entre États-Membres. On finit donc - à la fin de la décennie ! - par créer une fonction nouvelle de responsable, dans la durée, de la gestion des crises, le « haut représentant » première manière. Mais, de crainte de le voir prendre trop de place, on eut soin de limiter au minimum ses pouvoirs propres et de le subordonner à la présidence tournante.
- → Le titulaire de la fonction, Javier Solana, fut heureusement bien choisi ; on l’utilisa même pour « commander » la « défense européenne » mise en place pour tirer les leçons des échecs des années 1970. On comprit vite qu’il n’y avait pas de risque à aller plus loin, c’est-à-dire à enlever à la présidence semestrielle toute compétence dans l’action extérieure et à confier l’ensemble de celle-ci, y compris la part qui appartenait à la Commission, à un « ministre des affaires étrangères » à triple « casquette ».
- → Quant au Conseil européen, avec l’accroissement des domaines de compétence de l’Union, le doublement du nombre des États-Membres et le besoin de plus en plus grand d’interagir au plus haut niveau avec les tiers, il était évident qu’il devait avoir un président permanent qui lui consacre toute son énergie et tout son temps ; il fallut pourtant de longues batailles pour en convaincre les (petits) États-Membres, qui firent tout ce qu’ils purent pour corseter la fonction, jusqu’à ce qu’on attribue le poste à l’un des leurs.
- → Herman Van Rompuy eut la « chance », si on peut dire, de devoir, dès son arrivée, relever le défi de la crise de la zone euro. Il développa un profil que les États, après ses cinq ans à la tête du Conseil européen, considèrent comme celui qui convient le mieux à cette étape de la construction européenne : un pouvoir limité à l’institution qu’il préside mais, qui, du fait de la permanence de la fonction, permet à celle-ci de jouer pleinement son rôle.
8Où en sommes-nous aujourd’hui, au moment où les nouveaux acteurs nommés en 2014 se mettent en place ?
9La crise de la zone euro a mis en valeur l’actuelle « hyperpuissance » de l’Allemagne, et la tentation pour celle-ci de se comporter comme un « super » État-Membre. Angela Merkel est à ce jour, et de loin, le principal leader de l’Union européenne. Donald Tusk et Jean-Claude Juncker devront donc, ensemble (?), relever le défi de « l’Europe allemande » ou plutôt d’une Europe sans véritable compas.
10Dans le domaine de la politique étrangère, à la fin du terme de Cathy Ashton, on a plutôt l’impression d’un recul par rapport au début du siècle, quand son prédécesseur faisait la paix dans les Balkans et gérait des opérations militaires de l’Union à travers le monde. L’impression qui domine, face à la menace russe et à celle de « l’état islamique » est que les États-Membres ont repris le contrôle de la politique étrangère européenne, tout en étant divisés quant aux ambitions de celle-ci.
11Il faut dire que le monde a changé depuis la période de gloire de Javier Solana : il y eut la rupture avec les États-Unis de 2003 d’abord, puis, avec Obama, un allié hésitant et peu entraînant ; le grand élargissement rendit l’Union plus hétérogène ; dans la course aux pays émergeants le chacun pour soi est la seule politique ; la crise financière, enfin, a raboté plus que jamais les budgets de défense.
12Pourtant, il est clair qu’aucun État-Membre n’est plus en mesure de faire face isolément aux crises qui tout à coup se sont multipliées en 2013 et 2014 aux frontières de l’Union. Nous verrons plus loin203 pourquoi plus de leadership institutionnel est nécessaire ne serait-ce que pour préserver notre sécurité.
13La légitimité à agir des leaders institutionnels devient donc de plus en plus évidente mais elle continuera dans l’avenir proche à reposer sur leur personnalité plus que sur des avancées institutionnelles. Celles-ci ne viendront - comme par le passé - que le jour où il aura été prouvé qu’elles sont devenues indispensables.
4.3.2. Les attentes du citoyen
14Il est clair que le citoyen européen aurait une image meilleure de l’Union européenne et accepterait plus facilement son omniprésence dans sa vie quotidienne, s’il pouvait identifier clairement des leaders au niveau des institutions et réagir directement à leurs initiatives.
15Seul un tout petit nombre de personnes comprend le fonctionnement complexe des institutions européennes ; le reste des citoyens n’a d’autre choix que de tenter de comprendre ce qui se passe dans l’Union à travers le message biaisé de ses leaders nationaux, prompts à faire porter à « l’Europe » la responsabilité de tous les maux ; et, quand il renonce à comprendre, il a vite tendance à rejeter comme hostile le magma bureaucratique de Bruxelles et à voter pour des partis populistes.
16Le développement progressif d’un certain leadership à partir des institutions a certes toujours été, comme indiqué ci-dessus, justifié par des préoccupations opérationnelles, mais il faut bien constater que ces évolutions ont toujours rencontré le soutien de l’opinion publique.
17Ainsi par exemple :
- → la fameuse réflexion de Henri Kissinger sur le numéro de téléphone à Bruxelles illustre non seulement le souhait des tiers d’avoir affaire à un interlocuteur unique mais elle est aussi devenue un moyen pour l’opinion publique européenne de reprocher à ses gouvernants de ne pas être en mesure de mettre en place cet interlocuteur ;
- → dans l’atmosphère troublée de l’échec du Traité constitutionnel, un Eurobaromètre indiquait que 77 % des citoyens européens étaient en faveur des innovations en matière de politique étrangère204 ;
- → lorsqu’on a commencé à chercher un président du Conseil européen, c’est la personnalité de Tony Blair, un des leaders les plus impressionnants de sa génération, qui a tout de suite été au centre du débat, et quand Van Rompuy et Ashton ont été choisis, la réaction citoyenne a été presque unanimement de déception de se trouver face à des personnalités inconnues du grand public ;
- → lorsque le PE suggéra que les groupes politiques présentent des candidats au poste de président de la Commission pour 2014, un Eurobaromètre indiqua que pour 55 % des sondés cette innovation les inciterait davantage à aller voter et que 70 % étaient en faveur d’une élection directe du président de la Commission.
18Les citoyens européens qui tentent de suivre ce qui se passe à Bruxelles sont souvent déçus par les présentations excessivement formelles des initiatives de la Commission, par le jargon employé, par la multiplicité des porte-parole. Seuls quelques commissaires parviennent à se faire entendre mais ils sont l’exception et leurs prestations ne sont pas toujours encouragées. Jean-Claude Juncker semble vouloir s’occuper de ce problème : il en a tenu compte dans la constitution de son équipe et a, dès avant son entrée en fonction, annoncé une refonte des méthodes de communication de l’institution205.
19Herman Van Rompuy, qui n’est pas un orateur charismatique, s’en est tiré en faisant de sa conférence de presse après la réunion du Conseil européen le seul rapport « authentique » et donc apprécié comme tel ; il exprime aussi ses positions à travers des discours de caractère académique mais bien rédigés et dont les meilleures phrases sont assez largement diffusées. Il s’est fait respecter comme un sage et ce qu’il dit, de ce fait, est pris au sérieux. Mais il est clair que la couverture par la presse internationale et les commentaires des observateurs du Conseil européen continuent à se concentrer sur les leaders nationaux connus : on observe si Merkel a fait une petite ouverture ; si Hollande a présenté une initiative, si Cameron s’est à nouveau isolé, etc.
20La personnification du pouvoir est devenue une réalité inévitable dans le monde d’aujourd’hui et il est clair que l’Union souffre de l’absence d’un leader « équivalent » à ceux des grands pays, c’est-à-dire quelqu’un qui soit perçu comme prenant les initiatives, les expliquant, les discutant avec ses pairs, qui soit suffisamment indépendant pour polémiquer avec le Parlement européen et uniquement responsable, en fin de compte, devant les citoyens qui l’ont élu.
21Les citoyens européens, même les Allemands et les Français, si on les interroge, diront avec force que l’Union ne peut pas se satisfaire d’un leadership exercé uniquement par les grandes puissances européennes et encore moins par une seule d’entre elles. L’hyperpuissance de l’Allemagne, tant redoutée par Mitterrand, Thatcher et d’autres lors de sa réunification, est pourtant devenu un problème en soi au sein de l’Union.
22Le fait que les dirigeants allemands en soient conscients eux-mêmes et demeurent parmi les meilleurs Européens est à cet égard rassurant, mais il est difficile pour le citoyen européen de s’en convaincre tant que la perception demeure que le Conseil européen est dirigé par Angela Merkel et non par un représentant de l’Union elle-même.
23Il faut donc non seulement aborder la question du leadership en fonction de son intérêt opérationnel mais il faut aussi l’inscrire dans la relation avec le citoyen européen. D’abord pour veiller à ce qu’il soit suffisamment démocratique mais aussi dans le cadre de l’effort vital que doivent entreprendre tous ceux qui ont la responsabilité de l’avenir de l’Europe : celui de réconcilier l’Union avec ses citoyens.
4.3.3. Le leadership dans le domaine communautaire
24Même si les citoyens aspirent à ce que l’Union exerce un leadership dans les matières pour lesquelles le besoin d’agir en commun s’impose, il est important évidemment de définir les paramètres de cette action. il faut toujours se rappeler que les États-Membres de l’Union demeurent souverains, que les pouvoirs donnés aux institutions sont d’attribution et que la démocratie ne fonctionne bien qu’au niveau national.
25Ensuite, il faut distinguer ce qui relève de la « méthode communautaire » de ce qui y échappe. Les leaders institutionnels de l’Union n’ont pas la même légitimité en-dehors du cadre communautaire qu’à l’intérieur et doivent veiller à respecter ces différences si ils ne veulent pas donner prise à une critique facile. La schizophrénie est même organisée pour ce qui est de la haute représentante qui fonctionne à la fois à l’intérieur et en-dehors du domaine communautaire mais avec des compétences différentes206.
26Même dans le domaine communautaire, le leadership des leaders institutionnels est limité. L’élaboration de la législation et des règlementations communautaires est fondée sur le compromis permanent entre la volonté d’intégration et le respect de la souveraineté nationale. Elle est donc difficilement compatible, en apparence du moins, avec l’exercice d’un véritable leadership.
27En effet, dans ce domaine, la seule compétence exclusive de le Commission est de faire des propositions. Celles-ci sont ensuite décidées par le Conseil - qui continue à être présidé par la présidence tournante - et par le Parlement européen. Au niveau de l’exécution, la Commission reprend le leadership - qui est encadré par le système de la « comitologie ».
28En réalité, la subtilité de la méthode communautaire permet à la Commission d’exercer davantage de leadership sur l’ensemble du processus menant à la décision législative : elle est associée à l’ensemble des travaux et reste en principe maîtresse de ses propositions qui ne peuvent être modifiées qu’à l’unanimité ; changeant tous les six mois, la présidence tournante ne peut pas jouer ce rôle à sa place.
29On dira que c’est le rôle du Parlement d’ouvrir le débat au public et d’introduire la vox populi dans la négociation ; mais, contrairement aux parlements nationaux de nos pays, le Parlement européen ne dispose pas d’une structure de majorité suffisamment organisée pour remplir seul ce rôle. En l’occurrence, il ressemble plutôt au Congrès américain, qui serait incapable de fonctionner dans la cohérence sans la dialectique permanente avec le président et son administration.
30Le besoin de leadership dans le domaine législatif se fait sentir de plus en plus, notamment pour ce qui relève de la mise en place du marché intérieur ou de l’espace de liberté, de sécurité et de justice. C’est dans ces domaines que la Commission et l’ensemble des institutions de l’Union reçoivent, en effet, le plus de critiques : les gens ont du mal à comprendre, derrière des législations tâtillonnes, intrusives et faisant fi des traditions et des cultures, le motif réel pour l’Union de légiférer à son niveau.
31Il est essentiel d’être en mesure de leur expliquer les implications du grand marché et de la libre circulation des biens et des personnes. Qui ose expliquer clairement aux citoyens britanniques qui demandent de « rapatrier » des compétences, que la plupart de celles qu’ils considèrent comme trop intrusives relèvent de ce pourquoi leur pays est rentré dans la Communauté européenne : le marché unique ? Et lorsqu’eux-mêmes ou d’autres remettent en question le principe de la libre circulation des personnes, il appartient à la Commission d’expliquer que cela entraînerait le retour des contrôles aux frontières - et de la rigidité du marché de l’emploi.
32Comme Delors le faisait dans les années 1980, le président de la Commission devrait être attentif en permanence à jouer dans ces matières de l’autorité que lui donne sa position. La responsabilité première est évidemment celle du commissaire - et en plus, dans la nouvelle structure, du Vice-président compétent - mais, lorsqu’une proposition suscite un débat public important - on songe par exemple à la négociation du Transatlantic Trade and Investment Partnership avec les États-Unis - ceux-ci auront besoin du président pour défendre l’initiative, contrer les manœuvres qui visent à la saboter et, bien sûr, pour expliquer et convaincre les bénéficiaires ultimes, les citoyens européens.
4.3.4. La surveillance des politiques économiques des États-Membres et l’Union monétaire
33Dans un deuxième domaine, pour lequel la méthode communautaire ne joue que partiellement, le besoin de leadership au niveau des institutions de l’Union s’est affirmé de manière spectaculaire ces dernières années. Il s’agit de la politique économique et monétaire.
34La crise de l’euro a mis en évidence les carences qui ont accompagné la mise en place de la monnaie unique et surtout le fait qu’on ait omis de se préoccuper de l’encadrer d’une politique économique et budgétaire commune, avec les instruments de solidarité indispensables en temps de crise.
35C’est la spéculation des marchés financiers contre les maillons faibles de cet ensemble trop hétérogène qui a forcé l’Union à approfondir sa gouvernance économique et à renforcer ses leaders institutionnels - le président du Conseil européen, le président de la Commission, celui de la Banque centrale européenne et, dans une moindre mesure, celui de l’Eurogroupe.
36Les débuts de la crise de l’euro, comme on l’a vu, ont davantage renforcé l’autorité du président du Conseil européen que celle du président de la Commission. Il fallait en effet réconcilier des positions très divergentes, encourager l’Allemagne a plus de flexibilité et aussi programmer les réunions des chefs de gouvernement afin qu’ils prennent à temps les décisions nécessaires.
37Par la suite, la Commission est revenue à l’avant-plan en se faisant confier des responsabilités nouvelles, allant au cœur de la politique économique et sociale des États-Membres.
38Pour enrayer définitivement la spéculation sur l’euro, le Conseil européen, comme on l’a vu, a lancé en 2012 un processus visant à la « réalisation d’une véritable union économique et monétaire »207. Il a demandé à quatre personnes de préparer une road map « spécifique et assortie d’échéances précises » pour y arriver : le président du Conseil européen, ordonnateur des travaux, le président de la Commission, celui de l’Eurogroupe et celui de la Banque centrale européenne. C’était bien marquer deux choses : d’abord que la gouvernance économique demande un leadership à partir des institutions, ensuite que celui-ci doit être partagé entre les responsables de la politique économique et budgétaire… et la Banque centrale européenne.
39La crise de l’euro a été surmontée mais l’Union reste fragile et la croissance économique reste trop faible pour permettre l’assainissement budgétaire auquel pourtant les États-Membres se sont engagés. Contrairement à la première décennie du siècle, lorsque « l’agenda de Lisbonne » s’est enlisé faute de leadership des institutions de l’Union, le projet « EU 2020 » sera un défi pour la Commission et le Conseil européen qui se sont engagés à le mettre en œuvre avec une gouvernance renforcée au niveau de l’Union elle-même.
40La Commission Juncker a été constituée pour faciliter la mise en place de cette gouvernance - avec deux vice-présidents directement en charge de l’emploi et de l’approfondissement de la politique economique et monétaire. À eux de démontrer la valeur ajoutée de cette prise en main d’une compétence jalousement « réservée » par les États-Membres avant la crise.
4.3.5. Le leadership dans la politique étrangère
41La politique étrangère n’est évidemment pas non plus une compétence exclusive de l’Union ; elle n’est pas non plus une « compétence partagée ». Le Traité de Lisbonne, qui s’efforce de cataloguer les compétences, l’a maintenue séparée - sui generis. En même temps, il a créé une position de leadership avancée au niveau de l’Union avec le poste à triple casquette du haut représentant.
42Il s’agit d’un domaine, en effet, où la souveraineté nationale reste en principe totale. Mais où, aussi, chaque État européen individuellement, même les plus grands, n’a plus les moyens de jouer un rôle de premier plan au niveau mondial. Le membership permanent de la France et du Royaume-Uni au Conseil de sécurité ne doit laisser aucune illusion à cet égard : il est un reliquat d’une époque révolue et seule l’impuissance à le réformer le maintient en l’état.
43Il était donc logique que la fin de la guerre froide et de la polarisation Est-Ouest donnent à l’Union européenne des responsabilités propres plus importantes dans le domaine de la gestion des crises et de la sécurité. C’est ce que fit le Traité de Maastricht en créant la « politique étrangère et de sécurité commune », formule qui, comme ne cessait de le répéter Delors à l’époque, était surtout une fuite en avant.
44Mais la faiblesse de la réaction à la guerre de Yougoslavie servit rapidement de révélateur et obligea les dirigeants européens à accélérer la mise en place de ce qu‘ils pensaient être une perspective lointaine. La PESC eut ainsi une période de grâce au tournant du siècle avec, en plus, la mise en place d’une défense commune, fondée sur les accords franco-britanniques de Saint-Malo et qui trouva très rapidement une activité opérationnelle.
45Mais, pour gérer les crises, il faut un gestionnaire et pour que celui-ci soit crédible, il faut qu’il puisse exercer un leadership propre qui ne soit pas simplement virtuel. Des étapes importantes furent franchies avec les deux formules de « haut représentant » mais elles relèvent du process plus que de la substance. Même si le haut représentant préside le caucus des ministres des Affaires étrangères, si les États-Membres sont divisés, il est paralysé. Et rien n’empêche non plus les États-Membres de continuer à prendre des initiatives nationales, comme on l’a vu récemment encore avec les opérations françaises au Mali et en République centrafricaine.
46Pour que l’Europe continue à exister et à participer à la stabilité mondiale, il est temps que tous ses États-Membres acceptent de jouer enfin le jeu de la politique étrangère et de sécurité commune. Les derniers défis du Printemps arabe et la crise avec la Russie à propos de l’Ukraine ont malheureusement démontré qu’on en est encore loin.
47L’insécurité grandissante au Moyen-Orient, les menaces russes, sans parler de l’instabilité de plus en plus dangereuse en Asie amènera-t-elle les États-Membres à renoncer à vouloir agir isolement, à surmonter leurs divergences, à donner à l’Union les moyens de l’action commune ?
48Qu’ils le fassent serait dans la logique de l’évolution du monde : en ce début de millénaire, un nouveau défi, plus lourd que tous les précédents, oblige l’Europe à faire un effort de cohésion et d’approfondissement supplémentaire. Il s’agit bien sûr du retour à un monde multipolaire, dont l’Europe n’est plus qu’un pôle parmi d’autres. Alors qu’il n’y a pas si longtemps l’Europe et les États-Unis assuraient ensemble plus de la moitié de l’économie mondiale, de nouveaux pays ont émergé et leur croissance économique est telle par rapport à la nôtre que, dans quelques années, nous devrons être organisés pour traiter au niveau de l’Union d’égal à égal avec de plus en plus d’interlocuteurs différents.
49Dans le monde de demain, qui a commencé aujourd’hui, nous devrons être en mesure d’interagir avec un certain nombre de partenaires qui ne prendront plus patience devant nos faiblesses d’organisation, mais qui ne pourront plus, non plus, régler les affaires sérieuses à Berlin à Londres ou à Paris. C’est ensemble que nous devrons bientôt traiter avec le reste du monde, à travers notre politique étrangère et de sécurité « commune »- et via nos leaders institutionnels.
Notes de bas de page
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