Chapitre 3. La crise de la zone euro : un leadership très partagé
p. 91-104
Texte intégral
1La crise de la zone euro domina les trois premières années de la présidence de Herman Van Rompuy. Le fait qu’elle ait coïncidé avec le début de son mandat s’est révélé, si on ose dire, providentiel pour lui : il fallait en effet un leadership solide au niveau de l’Union elle-même pour mener le débat au sommet et le nouveau président avait les compétences requises pour l’exercer, même au pied levé.
2Van Rompuy partagea le leadership avec la chancelière Merkel et, dans les premiers temps, avec le président Sarkozy. L’Allemagne, du fait de sa position dominante - et intransigeante - était incontournable ; Sarkozy avait su s’imposer pendant la présidence française de 2008 et permit ainsi au « directoire » franco-allemand de jouer pleinement. Mais, pour la première fois, le jeu se voyait ouvert à un acteur proprement européen qui sut l’exploiter à son profit.
3Van Rompuy dut aussi faire face au problème délicat de l’Europe à deux vitesses. Un certain nombre de décisions devaient se prendre entre membres de l’Eurozone, mais sans tenir à l’écart les non-membres qui devraient rejoindre la zone un jour, ni trop laisser s’isoler ceux qui tiennent à rester dehors, particulièrement le Royaume-Uni. Il parvint à institutionnaliser les sommets de l’Eurozone et à en prendre la présidence, à titre personnel.
4La Commission se vit confier de nombreuses responsabilités au cours de la crise ; elle a, avec le FMI, été amenée à imposer aux pays bénéficiaires des fonds de secours des programmes d’austérité à la limite du supportable et à s’immiscer dans des politiques qui sont au cœur de la souveraineté nationale.
5 Mais son président, tout en exerçant une forte autorité sur l’institution elle-même, ne parvint pas à obtenir qu’on lui confie le leadership de l’action de l’Union ; les membres du Conseil européen choisirent de donner plutôt l’initiative à leur président.
6Les deux présidents successifs de la Banque centrale européenne, par contre, Jean-Claude Trichet et Mario Draghi, s’imposèrent comme de puissants leaders. On les avait voulu indépendants et eux seuls étaient en mesure de convaincre les marchés. C’est Draghi qui mit fin à la crise en déclarant simplement qu’il ferait tout pour sauver l’euro.
2.3.1. La réunion de la Bibliothèque Solvay
7Herman Van Rompuy avait décidé de consacrer la première réunion qu’il présiderait à un thème précis : en l’occurrence le projet « EU 2020 », qui devait remplacer ce qu’on appelait « l’agenda de Lisbonne », un programme de politique économique, social et environnemental pour l’Union, lancé lors d’une présidence portugaise en l’an 2000 et arrivé à sa dixième et dernière année.
8Il avait soigneusement préparé la réunion par une « tournée des capitales » et avait soumis un projet de conclusions très volontariste, visant à rendre les engagements plus concrets et leur respect plus contraignant, n’hésitant pas à donner au Conseil européen un rôle de monitoring général.
9Ce « tour de vis » était nécessaire si l’on voulait éviter à « EU 2020 » l’échec qu’avait connu l’agenda de Lisbonne, qui avait sombré dans la bureaucratie et était totalement ignoré par les gouvernements au moment de l’établissement de leurs budgets.
10Mais Van Rompuy ne se doutait pas que le tour de vis serait bien plus nécessaire encore qu’il ne l’imaginait, ni que les contraintes imposées par l’Union à la politique budgétaire de ses États-Membres, surtout ceux de la zone euro, deviendraient, dès cette première réunion, puis dans la plupart de celles qui allaient suivre, le principal point de l’agenda.
11La veille, en effet, une téléconférence des ministres des Finances de l’Eurozone avait dû être organisée suite à la détérioration dramatique de la situation budgétaire de la Grèce. Celle-ci était sous la pression des marchés financiers depuis que son nouveau premier ministre Georges Papandreou avait annoncé, en octobre 2009, que les chiffres de la dette avaient été sous-estimés par son prédécesseur et étaient fondés sur des statistiques biaisées ; le déficit budgétaire pour 2009 s’élèverait à 12,5 % du PIB, soit trois fois plus qu’annoncé par le gouvernement précédent et quatre fois le maximum autorisé au sein de l’Eurozone.
12La Grèce avait besoin de 53 milliards d’euros pour faire face à ses obligations de remboursement. La crise était donc très sérieuse, même si on allait se rendre compte plus tard qu’elle l’était encore beaucoup plus qu’on ne se l’imaginait à ce moment. À travers la Grèce, c’est toute la zone euro, déjà fragilisée par la crise financière, qui était menacée ; certains commentateurs - au Royaume-Uni et aux États-Unis - commençaient déjà à prédire la fin de la monnaie unique.
13Les ministres des Finances, pour éviter une réaction excessive des marchés financiers, préparèrent une déclaration affirmant que l’Union européenne soutiendrait la Grèce ; mais l’Allemagne, à la surprise générale, refusa de prendre un tel engagement, aussi vague qu’il soit, et on convint donc de renvoyer la question aux chefs de gouvernement qui se réunissaient le lendemain.
14Il ne faisait pas beau à Bruxelles le 11 février 2010 et une tempête de neige menaçait. Mais les chefs de gouvernement furent tout de même surpris lorsqu’on annonça que le Conseil européen serait retardé de deux heures du fait des intempéries. En réalité, ce délai devait servir pour tenter de trouver une solution au problème grec. Van Rompuy ne voulait pas que cette question, avec les divisions qu’elle suscitait déjà, soit discutée d’emblée avec les 27 dans la bibliothèque Solvay. En contact avec Angela Merkel et Nicolas Sarkozy, qui en avaient discuté bilatéralement, il décida de les réunir, le matin, dans son bureau avec Barroso, Papandreou et Jean-Claude Trichet, le président de la Banque centrale européenne. Jean-Claude Juncker, président de l’Eurogroupe les rejoignit, de même que José Luis Zapatero, président en exercice du Conseil - qui avait du mal à accepter de ne plus jouer un rôle de leader dans les Conseils européens83.
15Cette réunion restreinte eut un caractère assez dramatique, car elle buta sur ce que l’on était censé savoir, mais sans en avoir vraiment apprécié les implications : rien n’avait été prévu, quand on lança la monnaie unique, pour organiser la solidarité avec un membre de la zone euro en crise ; au contraire, et Angela Merkel le souligna avec force, le traité interdit aux États-Membres de se soutenir financièrement les uns les autres. Pour calmer les marchés, il fallait donc s’en tenir à des déclarations d’intention politique.
16C’est ce que fit Van Rompuy lorsqu’il finit par rejoindre la bibliothèque Solvay où les autres chefs d’État et de gouvernement attendaient : « L’Eurozone mènera une action coordonnée si nécessaire pour sauvegarder sa stabilité financière… la Grèce doit réduire son déficit de 4 % en 2010 comme le recommande la Commission ». Il ajouta la phrase qui avait permis l’accord de Angela Merkel, « Le gouvernement grec n’a demandé aucun soutien financier », tout en indiquant, prudent, que « des pas supplémentaires pourraient être nécessaires ». Angela Merkel insista, en public, sur le fait « qu’il y a des règles et qu’elles doivent être respectées ».
17Le compromis était en réalité un arbre qui cachait la forêt et l’intransigeance allemande, liée au fait que le trou était bien plus grand qu’on ne le pensait à ce moment, relança rapidement la spéculation sur les obligations de l’État grec.
2.3.2. Un directoire d’un autre type
18Van Rompuy sortit grandi de cette première réunion du Conseil européen. On lui sut gré d’avoir géré avec doigté une réunion qui, si elle n’avait pas été minutieusement préparée, aurait tourné au fiasco. La presse arrêta de jouer sur la prononciation de son nom ou de commenter ironiquement ses « haïkus ». Dès la réunion suivante, en mars, le Conseil européen lui demanda de prendre la présidence d’une « task force sur la gouvernance économique » visant à mettre en place un cadre de solution de la crise et des propositions de discipline budgétaire.
19Il avait démontré sa capacité de leadership. Ce qui l’aida fut évidemment le fait qu’il était économiste de formation et que l’une de ses principales contributions à la politique belge avait été la gestion de l’énorme dette extérieure accumulée par son pays depuis la fin des années 1970. Mais il confirma aussi d’emblée ce qui est l’une des principales qualités à attendre d’un président du Conseil européen : une grande capacité d’écoute - et une habileté à inventer des compromis, ce qui, on le sait, est presque un sport national dans son pays d’origine.
20Mais au-delà de ces atouts personnels, la crise budgétaire de la zone euro posait un triple défi au leadership du nouveau président : d’abord l’hyperpuissance économique de l’Allemagne ; ensuite, « l’hyperprésidence » de Nicolas Sarkozy ; enfin la nécessité d’une gouvernance spécifique de la zone euro, avec la perte de cohésion de l’Union qu’elle sous-tend.
21L’Allemagne d’abord : elle avait maintenu à travers la crise financière une compétitivité nettement supérieure à celle des autres membres de la zone euro ; cela était dû à la qualité de ses produits industriels, plus attrayants que d’autres dans les marchés émergeants, mais surtout à la politique économique menée pendant la décennie précédente par le leader social-démocrate Gerhard Schröder, qui avait imposé une politique salariale très austère afin de permettre à l’économie de l’Est de rattraper celle de l’Ouest. La solidarité avec des membres de la zone euro ayant mené des politiques trop laxistes représentait donc un effort particulier pour l’Allemagne et Angela Merkel ne voulait pas l’imposer à ses compatriotes84.
22D’ailleurs, sur le plan des principes, et depuis la négociation sur la mise en place de l’euro, l’Allemagne avait toujours pris soin de ne pas doubler la politique monétaire d’une politique économique commune aux membres de la zone euro. La Cour constitutionnelle de Karlsruhe veillait au strict respect du traité à ce sujet. Rien ne pouvait donc se faire si l’Allemagne disait non - et elle allait dire non souvent.
23Van Rompuy, par ailleurs, avait aussi affaire à Nicolas Sarkozy. Outre son tempérament, Nicolas Sarkozy avait accumulé un certain prestige et une grande autorité dans les réunions du Conseil européen depuis la Présidence française du deuxième semestre 2008, marquée par la faillite de Lehmann Brothers et les plus graves soubresauts de la crise financière mondiale. C’est lui qui convoqua, le 12 octobre 2008, le premier sommet de l’Eurozone - qu’il présida, au grand dam du président de l’Eurogroupe Jean-Claude Juncker ; c’est lui aussi (avec Gordon Brown), qui incita Georges W. Bush à convoquer un sommet spécial du G 20.
24Herman Van Rompuy et son chef de cabinet Frans Van Daele avaient établi avec Nicolas Sarkozy et son conseiller diplomatique Jean David Levitte - ex-collègue de Van Daele comme ambassadeur à Washington - une relation de confiance très solide. Puisque l’accord de l’Allemagne était indispensable dès qu’on devait mobiliser la solidarité commune, il arriva régulièrement que le président du Conseil européen utilise la force de persuasion du président français pour faire passer à Berlin les compromis qu’il préparait85.
25Le couple franco-allemand, donc, joua un rôle-clé dans la crise de l’Eurozone, mais, ce qui était nouveau, c’est qu’il fonctionnait dorénavant - bien plus qu’auparavant - pour l’ensemble des États-Membres, à travers un président du Conseil européen qui parvint à « manipuler », si on peut dire, le dialogue bilatéral dans l’intérêt de tous.
26Le départ de Sarkozy en mai 2012 devait rendre la coopération franco-allemande plus difficile. Ainsi, il fallut beaucoup d’ingéniosité pour donner l’impression que les slogans de campagne de François Hollande étaient compatibles avec la conclusion du traité de discipline budgétaire négocié par son prédécesseur et qui imposait à tous la « règle d’or » de l’équilibre budgétaire chère à Angela Merkel. Comme on le sait, on ajouta un chapitre « croissance » mais, même ainsi, le gouvernement français eut du mal à faire ratifier le traité et l’entente franco-allemande s’en ressentit.
27Le troisième défi que devait affronter Herman Van Rompuy était celui de la gouvernance au niveau de la zone euro : président du Conseil européen, il devait aussi s’affirmer comme le président des États-Membres de la zone. Comme on le verra ci-dessous, il n’eut aucune difficulté à s’imposer dans ce rôle, ce qui évita de créer des difficultés supplémentaires alors que l’on était en permanence au bord du gouffre86.
2.3.3. Et la Commission ?
28Les deux termes successifs de deux ans et demi d’Herman Van Rompuy auront plus ou moins coïncidé avec le deuxième terme de cinq ans de José Manuel Barroso comme président de la Commission. Comme le rôle du président permanent du Conseil européen - entre président et chairman - n’était pas clairement défini, les occasions de conflit entre les deux leaders auraient pu être nombreuses. Chacun toutefois veilla à éviter les accrochages et, vis-à-vis de l’extérieur en tout cas, ils donnèrent l’impression de se compléter plutôt que de se disputer le même terrain.
29Barroso et Van Rompuy se voyaient chaque semaine, en principe le lundi matin, pour discuter des dossiers d’actualité. Aussitôt après cette rencontre, de durée variable et parfois tendue tant les agendas s’entrechoquent, le chef de cabinet de Van Rompuy, ayant assisté à l’entretien, réunissait dans son bureau le secrétaire général du Conseil, son adjoint direct et le président (rotatif) du Coreper pour les briefer sur ce qui s’était dit et écouter leurs commentaires87.
30Cette concertation organisée, voulue par les traités88 était d’autant plus nécessaire que le terrain sur lequel opéraient les deux présidents depuis le début de la crise de la zone euro était largement couvert par la compétence communautaire et que la Commission sera amenée à jouer un rôle crucial dans les différents mécanismes mis en place pour la gérer, même ceux qui ne concernent que les membres de la zone euro89.
31La deuxième Commission Barroso avait, à cet égard, corrigé les erreurs de la première, qui n’était pas toujours parvenue à présenter des positions cohérentes à propos de la crise financière mondiale et de son impact sur l’Union : les ministres des finances qui, en 2008 notamment, sous la présidence énergique de Christine Lagarde, cherchaient à définir une ligne de conduite commune, durent souvent entendre des exposés contradictoires des deux principaux commissaires supposés s’occuper de la crise, le très libéral Mc Creevy, responsable du marché intérieur, qui continuait à défendre envers et contre tous les bienfaits de la « dérégulation » et le socialiste Almunia, en charge des questions économiques et monétaires qui plaidait pour une réaction vigoureuse au niveau de l’Union.
32Leurs successeurs, Michel Barnier et Olli Rehn, surent s’imposer sans se contredire et devinrent rapidement des interlocuteurs respectés et écoutés sur la scène économique mondiale. Surtout, la Commission avait eu le soin de recruter ou de promouvoir dans ses services des experts des marchés financiers et de la supervision bancaire et s’était attachée à définir une politique de la concurrence et des aides d’État adaptée à la situation nouvelle née de l’affaiblissement des banques et autres institutions financières.
33Le président Barroso, par ailleurs, avait demandé à l’ancien directeur général du FMI et de la BERD, Jacques de Larosière, de préparer un rapport sur la supervision des services financiers et, sur cette base, la Commission avait proposé un encadrement « européen » qui fut approuvé par le Conseil en septembre 2010. Par la suite, la Commission devait se lancer dans un effort d’envergure de réglementation des services financiers - banques, hedge funds, agences de notation, etc.
34Lorsqu’il s’agit de définir des programmes à faire respecter par les États-Membres bénéficiaires de l’assistance de l’Union - la Grèce, l’Irlande et le Portugal - la Commission sut tenir tête au FMI (et finit même par se disputer avec l’institution washingtonienne). La Commission s’engagea aussi avec fermeté dans les nouvelles compétences que les États-Membres lui donnèrent dans la préparation du programme EU 2020 et dans le « semestre européen », qui lui donne un droit de regard sur les budgets des états avant que ceux-ci ne soient approuvés par les Parlements nationaux. Ce droit de regard est encore plus intrusif pour les membres de la zone euro depuis l’adoption en 2013 de ce qu’on appelle le Two Pack90.
35Pourtant, il faut bien noter que, si les États-Membres firent amplement appel à son expertise, ils ne permirent pas à la Commission ni à son président de prendre le leadership de la réaction à la crise de la dette souveraine. Ils préférèrent confier cette responsabilité au président permanent du Conseil européen.
36Comme on l’a vu, c’est Van Rompuy qui fut chargé de présider la task force de 2010 sur la gouvernance économique ; c’est lui aussi qui fut chargé par le Sommet de l’Eurogroupe du 26 octobre 2011 d’identifier, « en étroite collaboration avec le président de la Commission et le président de l’Eurogroupe », les étapes pouvant renforcer l’Union économique et monétaire91 ; c’est lui enfin qui, au Conseil européen de juin 2012, fut invité à « développer en étroite collaboration avec le président de la Commission, le président de l’Eurogroupe et le président de la BCE » une feuille de route spécifique et assortie d’échéances précises pour la réalisation d’une « véritable union économique et monétaire ».
2.3.4. L’Eurogroupe et les sommets de la zone euro
37Avec la crise de la zone euro, le Conseil européen se voyait confronté plus que jamais au problème de la relation entre les membres de la zone euro et les autres États-Membres de l’Union : la crise qui éclata en 2010 était, en effet, une crise de la zone euro et un certain nombre d’engagements et de décisions devaient donc être pris entre les seize92.
38Mais, comme Van Rompuy l’expliqua lui-même dans son premier rapport annuel : « Même si seize États-Membres seulement partagent la monnaie unique, les vingt-sept sont tous convaincus que l’intérêt de l’Union européenne dans son ensemble est d’assurer la stabilité de la zone euro ».
39L’articulation entre les délibérations - et les décisions - à 16/17 ou à 27/28 - était en réalité une question éminemment politique, surtout depuis l’arrivée au pouvoir au Royaume-Uni, en 2010, de David Cameron dont le parti comptait un grand nombre d’eurosceptiques, partisans du retrait du Royaume-Uni de l’Union. Puisque la plupart des États-Membres étaient de toute façon engagés à rejoindre un jour ou l’autre la zone euro, la perspective d’une « Europe à deux vitesses » fondée sur la participation présente ou future à l’euro revenait très largement à créer une Union dans l’Union sans le Royaume-Uni. Cette question latente fut projetée à l’avant-plan du débat politique européen à la fin de 2011 lorsque David Cameron choisit de ne pas adhérer au Fiscal Compact93.
40Comme on le sait, un organe réunissant uniquement les États-Membres de la zone euro, « l’Eurogroupe », avait été établi dès la mise en place de la monnaie unique. Mais on avait bien veillé à le maintenir informel afin de ne pas développer la polémique sur la dimension politique de l’Union monétaire. Du fait de son caractère feutré et confidentiel, l’eurogroupe ministériel joua un rôle important dans la réaction européenne à la crise financière mondiale de 2008-2009 ; mais lorsqu’éclata la crise de la dette souveraine, et face aux demandes successives de bail out des États de l’Eurozone victimes de la spéculation des marchés, les décisions ont dû être prises au niveau de chefs de gouvernement.
41Une nouvelle « gouvernance » a ainsi été établie sous la pression des marchés ; elle l’a été d’un Conseil européen à l’autre, sous la houlette de son président. Lui-même reconnaît que pendant cette période « nous avons construit un canot de sauvetage en pleine mer »94. C’est dans ce contexte que l’on vit, au travers de procédures alambiquées, Herman Van Rompuy reconnu de facto puis de jure comme président de l’Eurozone au niveau des chefs de gouvernement.
42Le processus devant mener à des réunions des chefs de gouvernement de la zone euro se développa progressivement depuis le début de la crise financière. Un premier « sommet » de l’Eurozone avait été organisé pendant la présidence française de 2008, juste avant la réunion d’octobre du Conseil européen. Cette réunion fut présidée par Nicolas Sarkozy en sa qualité de président en exercice du Conseil européen. Sarkozy alla jusqu’à suggérer que, pour l’année suivante, il continue à assurer cette présidence, puisque les deux présidences suivantes en 2009 allaient à la République tchèque et à la Suède, deux pays qui n’étaient pas membres de la zone !
43Cette idée audacieuse ne fut pas mise en pratique puisqu’on se garda de convoquer un nouveau sommet de l’Eurozone en 2009, mais elle inspira Herman Van Rompuy, qui, fort du précédent de 2008, convoqua - et présida - deux réunions au sommet des membres de la zone en 2010 : l’une en marge du Conseil européen du 25 mars ; la deuxième, distincte, fut la fameuse réunion du 7 mai sur le bail out de la Grèce.
44Une réunion des États-Membres de la zone euro avait en effet été convoquée pour entériner un soutien à la Grèce mais on se rendait compte qu’un bail out spécifique pour la Grèce ne suffirait sans doute pas à calmer les marchés. Il était devenu clair que la crise grecque n’était pas un phénomène isolé mais que la survie de l’euro était menacée par la spéculation des marchés contre d’autres États en difficulté comme le Portugal et l’Irlande - voire l’Espagne et même l’Italie. Il fallait donc un mécanisme de soutien ouvert à d’autres pays. Mais un tel mécanisme n’était pas prévu et, selon certains, était même contraire au traité. Le sommet de la zone euro se conclut donc sans proposer de formule concrète mais demanda aux ministres des finances de « faire usage de l’ensemble des moyens disponibles » pour préserver la stabilité de l’euro.
45Les ministres des finances se réunirent le dimanche 9 mai - à 27 puisque la Commission avait présenté une formule de soutien « communautaire » à partir du mécanisme européen de stabilité financière (MESF - EFSM en anglais), valable pour l’ensemble des États-Membres, mais au volume limité, et donc bien insuffisant pour la situation de la Grèce. Ils travaillèrent jusque tard dans la nuit car il fallait une solution avant la réouverture des marchés le lundi matin. C’est ainsi qu’outre l’intervention du mécanisme communautaire, on décida de créer une facilité « hors traité » (EFSF, en français FESF, Facilité européenne de stabilité financière).
46L’Ecofin avait eu sa revanche mais la solidarité à vingt-sept ne fut que très éphémère : le Royaume-Uni, comme d’autres non membres de la zone euro, avait du mal à accepter l’utilisation du mécanisme « communautaire » et l’Allemagne voulait rendre le mécanisme non communautaire compatible avec le traité. Dès l’automne 2010 donc, sous la forte pression d’Angela Merkel, le Conseil européen décida d’établir un mécanisme permanent, en apportant une légère modification « technique » au Traité de Lisbonne95.
47Au Conseil européen qui suivit, Van Rompuy, harassé par Angela Merkel, parvint à convaincre tout le monde de la nécessité et de la faisabilité de ce petit changement de traité. Dès que celui-ci fut ratifié par les dix-sept, les membres de la zone euro conclurent, en février 2012, un « traité intergouvernemental », autorisant la création d’un mécanisme permanent de gestion des crises financières, l’ESM (en français MES, mécanisme européen de stabilité).
48Comme il y avait de plus en plus de décisions à prendre au niveau de l’Eurozone, les Sommets des membres de celle-ci furent « institutionnalisés » à l’occasion de leur réunion du 26 octobre 2011, en marge du Conseil européen d’automne.
49On convint que le président de ces sommets serait élu en même temps que le président du Conseil européen et, comme lui, pour un terme de deux ans et demi renouvelables. On convint en même temps que Van Rompuy les présiderait jusqu’à l’élection formelle d’un président. Cette élection eut lieu en mars 2012, en même temps que le renouvellement après deux ans et demi du président du Conseil européen… et tout le monde trouva évident d’élire Van Rompuy pour présider les deux enceintes en même temps96.
2.3.5. Le leader le plus indépendant de l’Union : le président de la BCE
50Le leadership de la crise qu’a connue l’Europe de 2007 à 2012 a aussi été largement partagé avec un nouveau leader que l’Union s’est offert en 1998, le président de la Banque centrale européenne.
51Ce n’est pas sans raison qu’Herman Van Rompuy avait invité Jean-Claude Trichet, président de la BCE, à la réunion restreinte du 11 février 2010 sur la crise grecque avant le Conseil européen de la bibliothèque Solvay. Celui-ci, en effet, depuis le déclenchement de la crise financière en 2008, était devenu un des leaders incontestés de l’Eurozone - et de l’Union dans son ensemble.
52À la tête d’une institution que l’on a voulue par principe indépendante des gouvernements nationaux, le président de la BCE est, à ce jour, le leader européen le plus indépendant. On ne s’en était pas tellement rendu compte dans les premières années d’existence de l’euro. Après les polémiques ayant entouré la nomination de Wim Duisenberg97, puisque le taux d’inflation était bas et les marchés des changes relativement calmes, on s’émut à peine, même en Allemagne, de son remplacement, en novembre 2003, par le gouverneur de la banque de France Jean-Claude Trichet.
53Jean-Claude Trichet était ce qu’on appelle en France un grand commis de l’État. École des Mines, Sciences Po, ENA, Inspection des finances… Il avait été chef de cabinet d’Édouard Balladur à Bercy puis directeur du Trésor de 1987 à 1993 et gouverneur de la Banque de France de 1993 à 2003.
54C’est en août 2007, lorsqu’éclata la crise boursière provoquée par la crise des subprimes, que le président de la BCE démontra sa rapidité d’esprit et sa capacité à exercer le leadership.
55Le 9 août, il était apparu que les banques européennes ne se prêtaient plus d’argent entre elles et que le système financier risquait l’asphyxie. Trichet était en vacances, comme la plupart de ses collègues, et il était trop tard pour que tout le monde se rende à Francfort ; c’est donc dans une conférence téléphonique établie depuis Saint-Malo que la fameuse décision fut prise de « souscrire à 100 % les offres soumises », c’est-à-dire de prêter autant d’argent que nécessaire aux banques afin de rétablir la liquidité.
56Tout au long de la crise et jusqu’à son départ en novembre 2011, Trichet joua un rôle politique essentiel, dépassant de loin celui de gardien de l’inflation. Il participa à de nombreuses réunions de l’Eurogroupe et de l’Ecofin et fut régulièrement invité au Conseil européen où son autorité intellectuelle s’imposait aux chefs de gouvernement. Ses interventions provoquaient parfois des réactions aigres-douces de Nicolas Sarkozy, qui pourtant, en tant que représentant de la France, aurait dû être favorable à la confusion entre politique monétaire et politique économique que créaient les interventions du président de la BCE.
57Mario Draghi, qui remplaça Jean-Claude Trichet le 1er novembre 2011, se montra encore plus influent que son prédécesseur. Comme on le sait, sa petite phrase de juillet 2012, « La BCE est prête à faire tout ce qu’il faudra pour préserver l’euro » et l’annonce en septembre de la même année du programme des Outright Monetary Transactions ont eu un effet déterminant sur l’apaisement des marchés, notamment sur la spéculation visant les bons du Trésor à dix ans de l’Italie et de l’Espagne98.
58Ancien Executive Director à la Banque mondiale, directeur du Trésor, gouverneur de la Banque d’Italie - mais aussi pendant quelques années Managing Director chez Goldman Sachs, Draghi continua à jouer un rôle prééminent lorsqu’il s’agit de faire face, en 2014, à une menace de déflation venant s’ajouter à la récession au sein de l’Eurozone. Lorsqu’il proposa des mesures de politique monétaire audacieuses pour relancer l’économie, nul ne songea plus à contester son autorité, même si elle dépassait de loin le carcan imposé à la BCE par l’Allemagne lors du lancement de la monnaie unique.
59Il fit, en août 2014, une intervention remarquée à la réunion annuelle des gouverneurs des banques centrales à Jackson Hole, prônant une combinaison d’actions à la fois monétaires, de relance économique et structurelles. La presse parla à cette occasion de Draghinomics, en référence à l’Abenomics du premier ministre japonais Shinzo Abe !
60On notera que le président de la BCE a été associé, avec le président de la Commission et celui de l’Eurogroupe, à l’équipe chargée par le Conseil européen de juin 2012, sous la présidence de Herman Van Rompuy, d’établir « une feuille de route spécifique et assortie d’échéances précises pour la réalisation d’une véritable union économique et monétaire »99. Le président de la BCE se trouve donc dorénavant au cœur même de la gouvernance économique et du débat politique sur son évolution.
61Ce leadership à quatre est une évolution intéressante, en ce sens qu’il donne un poids considérable aux institutions de l’Union dans la définition des orientations d’avenir de l’Union et de l’Eurozone. Des propositions d’un tel groupe, en effet, ne peuvent pas être oubliées sur un coin de table comme l’étaient souvent dans le passé les propositions de la Commission, et il est plus difficile aussi aux grands États-Membres de les contester.
Notes de bas de page
83 Témoignage de l’auteur ; voir aussi le compte rendu de Van Rompuy lui-même dans L’Europe dans la tempête, Éditions Racine, 2014, pp. 7 à 10.
84 Une élection devait avait lieu en mai dans le Rhénanie Palatinat et on trouva dans cette échéance le motif de l’intransigeance de l’Allemagne vis-à-vis de la Grèce mais cette intransigeance allait se prolonger tout au long de la crise.
85 Témoignage de l’auteur.
86 Voir ci-dessous, 2.3.4.
87 Témoignage de l’auteur.
88 Selon l’article 15 du Traité de l’Union européenne, le président du Conseil européen « assure la préparation et la continuité des travaux du Conseil européen en coopération avec le président de la Commission et sur la base des travaux du Conseil Affaires générales ».
89 Sur ce sujet, voir notamment ci-dessous, 4.3.2.- 4.3.3.
90 Voir ci-dessous, 4.2.2.
91 Voir ci-dessous, 2.3.4.
92 L’Estonie adhéra le 1/1/2011, ce qui porta le nombre à dix-sept ; la Lettonie devint membre en janvier 2014 portant le nombre à dix-huit.
93 Voir ci-dessous, 4.3.3.
94 Mentionné dans plusieurs de ses discours et dans le livre qu’il publia en 2014 L’Europe dans la tempête, op. cit.
95 La question fit l’objet d’un deal entre la France et l’Allemagne en marge d’une réunion tripartite avec le président russe Medvedev à Deauville ; en échange de son accord pour le changement de traité, Sarkozy obtint un adoucissement des règles budgétaires proposées par la taskforce présidée par Van Rompuy, notamment en ce qui concerne l’application de sanctions aux États défaillants.
96 Sur les implications possibles de cette double élection sur le leadership de l’Union, voir ci-dessous, 3.4.2. et 4.3.4.
97 Voir ci-dessus, 1.3.5.
98 Au titre du programme OMT, la BCE s’engage à acheter des obligations d’états en difficulté sur le marché secondaire en ne fixant pas de limite quantitative à cet achat, à condition que les États bénéficiaires fassent une demande au EFSF/ESM et respectent donc un programme d’assainissement.
99 Voir ci-dessous, 4.2.4. et 4.3.4.
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Essays for Philippe Van Parijs
Axel Gosseries et Philippe Vanderborght (dir.)
2011