Introduction
p. 7-13
Texte intégral
1Le processus d’intégration de l’Europe a d’abord été l’œuvre de quelques hommes. On les a appelés les « pères fondateurs » : Jean Monnet, Robert Schuman, Paul-Henri Spaak, Konrad Adenauer, Altiero Spinelli et d’autres ont eu la vision de ce que l’Europe devait devenir. Ils sont parvenus à projeter leurs vues personnelles sur la scène politique et à convaincre les gouvernements et les citoyens d’accepter, puis de faire leur, la construction naissante.
2Pourtant, quand on mit en place les institutions de la Communauté, on se garda bien de leur donner de véritables leaders. Le président de la Commission n’était, au départ, qu’un primus inter pares, sans autorité sur les commissaires avec lesquels les décisions se prenaient en « collège ». Quant au Conseil, on le dota d’une présidence rotative de six mois, la continuité étant assurée par un Secrétariat délibérément condamné au mutisme.
3Le système, en réalité, était largement géré à distance par les bureaucraties des États-Membres et coordonné par les ministres des Affaires étrangères, représentés à Bruxelles par le « Coreper »1 et ses groupes de travail.
4La France et l’Allemagne étaient dès le départ supposées diriger le processus, puisqu’il reposait sur la réconciliation franco-allemande. La « locomotive » eut ses périodes de grande cohésion mais connut aussi de nombreuses pannes, à commencer par celle qui, à l’époque du général de Gaulle, faillit remettre en cause la dimension supranationale.
5Quand éclata la grande crise de 1973, Jean Monnet lui-même recommanda la création d’un « gouvernement provisoire » de l’Europe, que Valéry Giscard d’Estaing et Helmut Schmidt s’empressèrent de constituer sous la forme du « Conseil européen ». Celui-ci se situait en-dehors - ou au-dessus, c’est selon - de la Communauté, le président de la Commission n’y étant que toléré. C’est la présidence semestrielle - la même pour le Conseil européen et pour le Conseil, la même aussi pour la « Coopération politique »- qui était supposée établir le lien entre l’Europe politique et celle des traités.
6Le Traité de Maastricht, tout en ambitionnant de mettre en place une Union européenne, ne fit que confirmer la formule : la même présidence semestrielle pour les trois piliers mais la Commission confinée au pilier communautaire. Pourtant le traité fut négocié à l’époque où Jacques Delors présidait l’institution et avait réussi à faire de sa fonction, pendant quelques années, une vraie position de leadership.
7Il fallut la guerre de Yougoslavie et la perspective du grand élargissement pour qu’on se rende compte que la continuité dans l’action était une condition indispensable au succès de l’Europe politique. On commença par la formule prudente du haut représentant/secrétaire général du Conseil : celui-ci demeurait subordonné à la présidence tournante mais il pouvait agir dans la durée, ce que fit brillamment Javier Solana. Ses succès engagèrent la Convention pour l’avenir de l’Europe, en 2002, à créer une véritable fonction permanente de « ministre des Affaires étrangères européen ».
8C’est le même souci, celui de donner plus de continuité à l’action, qui amena la Convention à accepter la proposition des grands pays de doter le Conseil européen d’un président permanent. Le mandat, tel qu’il a été défini dans le Traité constitutionnel, puis dans celui de Lisbonne, est étroit mais la querelle entre la vision française d’un « président de l’Europe » et celle du Benelux et de l’Allemagne, soucieux de renforcer plutôt la Commission, n’a pas vraiment été arbitrée.
9Premier président permanent, Herman Van Rompuy insista d’emblée sur le fait qu’il n’était pas président de l’Europe et que le leadership appartenait à l’institution dans son ensemble. Toutefois, comme l’avait fait Solana, à partir de pouvoirs délibérément bridés, il démontra que sa fonction avait des potentialités insoupçonnées. Tout le monde reconnaît que, sans lui, la crise de l’euro aurait été beaucoup plus difficile à gérer.
10 Le Conseil européen a choisi pour lui succéder Donald Tusk, premier ministre et « ténor » politique de la Pologne. Il ouvre ainsi la fonction à la nouvelle Europe et à une personnalité forte mais assez différente de celle de son prédécesseur. Comme lui pourtant, il devra tenter de contrôler les rapports de force entre États-Membres et utiliser au mieux la superpuissance actuelle de la chancelière allemande, leader incontestée de l’Union au moment de son entrée en fonction.
11Quant au poste de haut représentant, le Traité de Lisbonne en fait, au moins sur le papier, une véritable position de leadership. Mais il faut reconnaître que les États-Membres, en évitant de choisir comme titulaire de la fonction des leaders reconnus de la politique étrangère européenne, ont plutôt donné l’impression de vouloir reprendre ce qu’ils ont donné.
12Cathy Ashton a réussi à jouer un rôle important dans la gestion de crises mais il ne lui a pas été possible de « conduire » la politique étrangère et de sécurité commune, comme le prescrit pourtant le traité. Federica Mogherini aura le devoir d’exercer la fonction dans toutes ses dimensions - en utilisant le cluster qu’elle est supposée diriger dans la Commission et, surtout, en s’attachant à renforcer le consensus des États-Membres, sans lequel aucune politique étrangère européenne n’est possible.
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13La présence d’un président du Conseil européen éclairé et compétent a été un atout majeur dans la gestion de la crise de l’euro mais l’une des leçons de la crise est justement que des pas supplémentaires sur la voie de l’intégration devront être faits et ceux-ci rendront encore plus nécessaire l’exercice d’un véritable leadership à partir des institutions de Bruxelles.
14La manière dont a été sélectionné le président de la Commission en 2014 peut-elle avoir pour conséquence un renforcement du leadership de la Commission ?
15On peut avoir des doutes sur la procédure utilisée pour l’« élection » de Jean-Claude Juncker et sur sa capacité à développer réellement le leadership du président. Mais la saga du printemps 2014 a en tout cas démontré qu’il y a une volonté, de la part du monde politique « européen », voire même de l’opinion publique éclairée, de renforcer le pouvoir des leaders institutionnels de l’Union.
16Ce n’est pas un phénomène nouveau : depuis le débat sur l’avenir de l’Europe, supposé la préparer à entrer dans le 21e siècle, de nombreux leaders politiques se sont prononcés pour que le président de la Commission préside le Conseil européen. Quand le Traité de Lisbonne est entré en vigueur, c’est tout de suite à Tony Blair, l’un des leaders européens les plus en vue du moment, que l’on a pensé pour être le premier président permanent du Conseil européen. Et lorsqu’on interroge les citoyens européens sur Eurobaromètre, une majorité déclare souhaiter qu’il y ait à terme un véritable président de l’Union.
17Pourtant, à la réflexion, Tony Blair a été écarté et l’idée d’un président élu « à l’américaine » demeure perçue au mieux comme une perspective lointaine, au pire comme un épouvantail. Pourquoi donc le pas est-il si difficile à franchir ?
18La réponse est dans le fameux équilibre interinstitutionnel sur lequel l’Europe communautaire a été établie : c’est le compromis entre la volonté d’une union « sans cesse plus étroite » et le respect des souverainetés nationales qui a permis le succès de la Communauté puis de l’Europe politique ; ce compromis impliquait que la supranationalité demeure diffuse et strictement encadrée et, donc, pour ce faire, que le système soit très largement géré à distance, à partir des capitales, et surtout de certaines d’entre elles.
19Le problème est que ce leadership from behind n’est plus compatible avec les défis actuels. Malgré les résistances des eurosceptiques, l’Union en tant que telle a de plus en plus de responsabilités propres ; les intérêts communs à tous ses citoyens sont bien plus importants que ce qui les divise ; les règlementations européennes ont une emprise de plus en plus étroite sur la vie quotidienne des gens.
20Il est donc normal que ceux-ci souffrent de ne pas pouvoir identifier ceux qui les dirigent et de voir leur sort décidé par des leaders qu’ils n’ont pas choisis. C’est l’une des explications principales du désamour entre l’Union et ses citoyens, malheureusement confirmé récemment encore par les résultats de l’élection du Parlement européen de mai 2014.
21Pour que l’Union soit plus populaire, il faudrait donc qu’elle ait de vrais leaders. Mais le problème est qu’elle n’est pas populaire et qu’une majorité des citoyens ne souhaite pas qu’elle ait davantage de pouvoirs.
22Cet ouvrage s’attache à explorer les moyens de sortir de ce cercle vicieux. Il tente de démontrer qu’une approche prudente et graduelle, tout en étant ambitieuse et visionnaire, devrait permettre d’évoluer dans le cadre des institutions existantes et en s’appuyant sur les leaders entrant en fonction en 2014.
23À la lecture de ce livre, on verra que lorsque, dans le passé, des personnalités d’envergure ont été nommées dans des fonctions dirigeantes européennes, leurs succès, en renforçant la confiance, a entraîné une valorisation de leur fonction et l’octroi de responsabilités supplémentaires à leurs successeurs.
24Ainsi, ce n’est qu’après la présidence de Jacques Delors qu’on a enfin donné des pouvoirs propres substantiels au président de la Commission ; ce sont les succès de Javier Solana, dans une fonction étroitement encadrée, qui ont incité à faire du haut représentant un véritable « secrétaire d’État » européen ; et on peut certainement imaginer que le parcours sans faute de Herman Van Rompuy donnera aux futurs présidents du Conseil européen une marge d’action plus large que celle qui est étroitement définie dans le Traité de Lisbonne.
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25Quand on parle d’un leadership propre des institutions de l’Union, il ne s’agit évidemment pas de confier tout le pouvoir à une ou quelques personnes. Comme rappelé ci-dessus, la construction européenne est un compromis entre, d’une part, la volonté de gérer nos ressources et de défendre nos intérêts en commun, ce qui implique un certain degré de supranationalité, et, d’autre part, le souci de respecter autant que possible la souveraineté nationale, au niveau de laquelle continue à être ancrée notre démocratie. Il est donc logique qu’un grand nombre d’acteurs, institutionnels mais aussi nationaux, soient impliqués dans l’élaboration et la prise de décision au niveau de l’Union.
26Mais ce leadership collectif n’est plus suffisant aujourd’hui. Delors avait déjà démontré dans les années 1980 la valeur ajoutée que pouvait apporter un leader proprement européen pour gérer les matières communautaires. La fonction de haut représentant s’est imposée pour gérer les crises à nos frontières ; celle de président permanent du Conseil européen s’est révélée indispensable pour faire face à la crise de l’euro.
27Notre définition d’un leader européen est celle d’une personne qui a une vision claire de ce qu’il veut faire ; l’autorité de traduire cette vision en action concrète ; la capacité d’en convaincre ceux qui sont concernés et de les y rallier ; le prestige et la crédibilité requis pour interagir avec les leaders nationaux et pour se faire respecter par ceux des pays tiers.
28Il ne s’agit pas de remettre en cause les « équilibres institutionnels ». Il ne s’agit pas pour les acteurs européens de prendre aux États-Membres les pouvoirs qu’ils exercent à travers le Conseil européen et le Conseil. Leur autorité ne s’affirmera que s’il y a consensus pour admettre que ce qu’ils font permet à l’Union de mieux fonctionner. Nous ne sommes pas dans la définition de la gouvernance d’une Europe fédérale.
29Le rôle des leaders « institutionnels » européens est de proposer aux États-Membres des solutions aux problèmes - ce en quoi Jacques Delors déjà excellait -, de canaliser leurs initiatives, de rapprocher les points de vue nationaux, de ramener un récalcitrant au bercail en lui sauvant la face. Leur atout est la continuité de leur action, la neutralité à laquelle ils se sont engagés vis-à-vis des intérêts nationaux et leur contact permanent avec les leaders des États-Membres et ceux des pays tiers.
30L’opacité du système décisionnel européen demeurera ; elle vient de la complexité du « triangle institutionnel » que personne ne comprend, sauf ceux qui travaillent à l’intérieur du « ring » de Bruxelles. Il est indispensable pourtant que le citoyen s’y retrouve ; ses leaders nationaux en général ne lui expliquent que ce qui les met en valeur ou fait de l’Europe le bouc émissaire de leurs difficultés ; les parlementaires européens, à part quelques exceptions, restent trop peu en contact avec ceux qui ont voté pour eux.
31Il faut donc que les leaders institutionnels européens soient capables de parler directement aux citoyens, dans un langage qu’ils comprennent. Mais pour qu’ils soient écoutés, il faut aussi qu’ils parlent avec l’autorité de celui qui prend la responsabilité de ce qu’il explique.
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32Dans une première partie, à travers l’histoire de la construction européenne depuis le Traité de Rome jusqu’au Traité de Lisbonne, nous examinerons comment a évolué le leadership des acteurs institutionnels de l’Union. Nous verrons que, minime au départ, il s’est affirmé peu à peu, à travers des personnalités d’exception mais surtout parce que le développement du rôle de l’Union dans le monde l’imposait.
33La deuxième partie examine comment les innovations introduites par le Traité constitutionnel, après une longue attente, ont été mises en place et comment les nouveaux acteurs ont réagi à des défis souvent imprévus. Nous suivrons pas à pas le premier président permanent du Conseil européen à travers la tempête de l’euro et la nouvelle haute représentante dans l’installation de son service diplomatique et face aux crises des dernières années.
34Les événements de l’année 2014 - l’élection du Parlement européen, celle, mouvementée, du nouveau président de la Commission, le choix des nouveaux leaders devant remplacer Herman Van Rompuy et Cathy Ashton, la mise en place, enfin, de la nouvelle Commission européenne - sont décrits « à chaud » dans la troisième partie.
35Enfin, dans la quatrième, nous ferons le bilan de l’évolution du leadership à partir des institutions au moment où les nouveaux acteurs vont entrer en scène. Nous tâcherons de définir les paramètres de leur action mais surtout les potentialités encore inexplorées des difficiles fonctions qui leur ont été attribuées.
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Notes de bas de page
1 Le Coreper ou « Comité des représentants permanents », composé de diplomates nationaux, prépare les travaux du Conseil des ministres ; il « filtre » tous les textes avant qu’ils ne soient soumis au Conseil et un grand nombre de compromis sont établis à son niveau ; vu l’ampleur de la tâche, le Coreper est divisé en deux - les ambassadeurs et leurs adjoints - et assisté de nombreux groupes de travail.
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