Entretien avec Pacifique Kabalisa et Marie-France Collard
p. 241-265
Texte intégral
1Le monde connaît aujourd’hui le génocide des Tutsi et le massacre des opposants politiques Hutu survenus au Rwanda entre le 6 avril et le 4 juillet 1994. Au cours cette période, on estime aujourd’hui que plus d’un million de personnes périrent sur l’ensemble du territoire de ce pays de l’Afrique des Grands Lacs, dans des conditions de violences inouïes1. Les Tutsi furent exterminés parce qu’ils étaient nés Tutsi. Des opposants politiques Hutu furent sauvagement assassinés, car considérés comme complices des Tutsi2.
2Ce génocide se déroula sous le regard indifférent de la communauté internationale. On sait aujourd’hui que, pendant les premières semaines des tueries, l’ONU – à travers son Secrétariat général – et le Département d’État américain adoptèrent une stratégie d’évitement, illustrée par les instructions données à leur personnel respectif3. Ceci vaut aussi, dans une très large mesure, pour les pays européens les plus concernés (France, Belgique). Grâce au travail des organisations humanitaires et des experts, les événements de 1994 furent toutefois qualifiés de « génocide et de crimes contre l’humanité » en novembre de la même année. À cette date, le Conseil de sécurité des Nations Unies adopta la résolution 955, créant le Tribunal pénal international pour le Rwanda (TPIR). Son rôle était de juger les auteurs présumés responsables d’actes de génocide et/ou d’autres violations graves du droit international humanitaire commis sur le territoire rwandais – et dans les États voisins –, pendant la période allant du 1er janvier 1994 au 31 décembre 19944.
3 Survivant du génocide, Pacifique Kabalisa vit en Belgique depuis 2004. En 2009, il créa le Centre pour la prévention des crimes contre l’humanité (CPCH-Belgique), dont il est le président. Selon les termes de sa présentation officielle, le CPCH entend regrouper « des acteurs engagés dans l’action humanitaire et le développement ». Il considère que « les multiples crimes de droit international humanitaire qui secouent le monde – et dont beaucoup d’intervenants sont aujourd’hui appelés à gérer les conséquences – sont des corollaires directs de l’absence de démocratie, de respect des droits humains et de justice. Ce sont aussi les résultats du manque de volonté politique et de l’inaction de la communauté internationale pour prévenir ces crimes ou les arrêter une fois commencés »5. Bibliothèque de témoignages de premier plan, le CPCH entend faire en sorte que les victimes ne connaissent pas une seconde mort – celle de l’oubli.
4Cinéaste, auteur de théâtre, Marie-France Collard est, depuis 1992, membre du Groupov, un collectif d’artistes qui se définit comme Centre de Culture active. Elle est l’auteur de nombreux films documentaires couronnés internationalement dont Ouvrières du Monde (2000) – qui traite de la fermeture en France et en Belgique des usines Levi’s et de leur délocalisation – et Rwanda. À travers nous l’humanité… (2006) – tourné à l’occasion de la présentation de la pièce Rwanda 946 au Rwanda même, lors de la dixième commémoration du génocide des Tutsi en 2004. La puissance esthétique qui se dégage de cette œuvre, où les témoignages des victimes sont articulés à une réflexion sur les conditions de vie des rescapés du génocide, en fait un instrument précieux au service de ce que Paul Ricœur nomme le « travail de la mémoire ». Marie-France Collard vient de réaliser Bruxelles-Kigali (2011), qui retrace le procès en cour d’assises d’Ephrem Nkezabera, l’un des dirigeants des milices Interahamwe. Dans ce film, elle traite de la cohabitation entre bourreaux et victimes et décrit l’épreuve que représente, pour ces dernières, la rencontre avec les acteurs de la machine génocidaire.

1. Des faits… à la création d’une banque de témoignages : une traversée personnelle
5MdN – Pacifique, pourrais-tu me retracer le parcours qui a été le tien depuis le génocide ?
6Avant cela, j’aimerais brièvement revenir sur les faits. Le soir du 6 avril 1994, l’avion transportant le président rwandais Juvénal Habyarimana et son homologue burundais Cyprien Ntaryamira est abattu à Kigali, de retour de Dar-es Salaam (Tanzanie) où un sommet des chefs d’État de la région s’est tenu le même jour. Cette attaque coûte la vie aux deux présidents, aux personnes de leur entourage qui se trouvaient à bord ainsi qu’à l’équipage. La même nuit, la garde présidentielle débute les massacres visant l’extermination systématique de tous les Tutsi résidant au Rwanda – qualifiés indistinctement de complices du Front patriotique rwandais (FPR-Inkotanyi7) –, ainsi que des opposants politiques Hutu ou d’autres personnes ayant publiquement manifesté leur désaccord politique au régime (journalistes, défenseurs des droits de l’homme, etc.). Ces massacres sont commandités par les extrémistes Hutu – des militaires pour l’essentiel –, mais aussi par des membres de la milice Interahamwe créée par le régime du président Habyarimana, ainsi que par des responsables de l’administration civile8.
7Ce que l’on sait moins, c’est que le pays est, à cette époque, plongé depuis près de quatre ans dans une guerre civile déclenchée le 1er octobre 1990 par le FPR-Inkotanyi, au cours de laquelle les belligérants commettent des violations graves à l’encontre des populations civiles des zones de combats. Des centaines de milliers de familles – essentiellement des Hutu originaires du nord du pays – sont forcées à quitter leurs domiciles et leurs biens, devenant des déplacés internes. Les familles s’installent dans d’immenses camps de fortune, surpeuplés : elles vont constituer un terreau fertile pour le recrutement de la milice Interahamwe par le Mouvement républicain national pour la démocratie et le développement (MRNDD)9.
8Dès les premières heures de la journée du 7 avril 1994, aux quatre coins du pays, les Tutsi commencent à réaliser l’ampleur du danger qui pèse sur leur vie. Nombre d’entre eux abandonnent leurs domiciles et leurs biens pour trouver refuge ailleurs. Ils se dirigent vers différents lieux publics (églises, hôpitaux, écoles, stades, bureaux communaux), ainsi que vers les sommets des collines ou des montagnes escarpées. Dans certaines régions, les massacres commencent aussitôt. Dans d’autres, les tueurs attendent que les personnes visées se rassemblent en grand nombre dans les lieux de refuge. Le mois d’avril 1994 voit donc se mettre en place une opération massive d’extermination systématique, préméditée de longue date. Les autorités politiques et militaires, qui étaient jusque-là censées protéger la population et rétablir la paix sur toute l’étendue du pays, s’impliquent directement dans les massacres. Et leurs agissements poussent des centaines de milliers de citoyens ordinaires, qui n’étaient pas directement concernés, à suivre leur exemple.
9En plus de son intensité, la machine génocidaire se caractérise par une extrême atrocité : les victimes sont tuées au moyen d’outils artisanaux, notamment des machettes, devenues « l’outil emblématique » du génocide. Fait extrêmement important pour comprendre le déroulement des événements, mais aussi les difficultés des survivants : les tueurs sont, pour la plupart, des proches de la communauté sociale de leurs victimes, parlant la même langue, ayant la même culture. Voisins, amis, voire membres de leur famille… Cette trahison collective, marquée par la déchirure des liens de proximité (entre familles, amis, voisins, collègues, etc.), demeure une énigme jusqu’à ce jour.
10Qu’en est-il de ton expérience personnelle ?
11Je suis né au Rwanda, j’ai grandi dans ce pays. En 1994, j’ai 27 ans – et pars me cacher pendant près de trois mois. Je frôle la mort plus d’une fois : je vois, j’entends des choses inhumaines. C’est cela qui, plus tard, me poussera à réaliser un travail de mémoire : non seulement pour moi, mais aussi pour ceux qui ont subi les pires atrocités… ou qui ne sont plus. Pendant mon isolement, je consigne dans un cahier tout ce que je vis, la tourmente dans laquelle je me trouve. Pour ne pas disparaître, continuer à être un homme. Je me dis que celui qui trouvera ce cahier – ne sachant pas moi-même si je vais survivre – pourra découvrir qu’untel a été tué dans telle ou telle circonstance.
12Après la réclusion, je fuis vers le Zaïre voisin (l’actuelle République démocratique du Congo – RDC). Je marche de nuit, des heures durant, cherchant à éviter les barrières, les rondes nocturnes et les villages hostiles. Je finis par arriver à Bukavu10, après la traversée miraculeuse de la rivière Rusizi11.
13Je me souviens de ces nuits à la belle étoile dans la cour d’une école secondaire. J’entends encore les récits de mes compagnons d’infortune que je retranscris dans mon cahier. Tous vivent des histoires terribles, mais chacun possède la sienne. Je rejoins ensuite la famille de ma tante paternelle, exilée en 1959 à Bukavu. Son exil fait suite à de précédents massacres de Tutsi, qui ont eu lieu lors de la révolution des Hutu et de l’abolition de la monarchie Tutsi.
14Je recommence à écrire. Le génocide est tel que la plupart des victimes sont dévorées par les animaux. Il n’est possible ni de les enterrer, ni même de pleurer leur mort. Faire son deuil est irréalisable. Je me souviens de ce jeune homme qui a fui sa commune natale de Rwamatamu – dans la préfecture de Kibuye – et nagé pendant plus de douze heures pour traverser le lac Kivu avec, à la ceinture, soigneusement emballé, son diplôme d’humanités12. Je me demande alors : « Pourquoi ?… Pourquoi fuir en emportant ce diplôme alors que derrière lui, tout est détruit ? ». Cette relique est pourtant le seul trésor lui permettant d’espérer, un jour, reconstruire sa vie.
15Il faut fuir à nouveau, vers le Burundi cette fois. Le parcours est semé d’obstacles : beaucoup de Zaïrois nous traitent injustement de combattants du FPR-Inkotanyi et nous accusent d’être les auteurs de l’assassinat du président Habyarimana. Le trajet dure deux semaines, alors qu’en temps normal quelques heures auraient suffi.
16Au Burundi vit mon grand-père paternel, que je n’ai jamais vu. Lui aussi a son histoire : il a fui le Rwanda à la suite des remous de 1959, s’est remarié au Burundi, y a construit une famille. Je fais donc la connaissance de cet aïeul qui m’aide à rejoindre Bujumbura, où je passe quelques semaines avant de retourner au Rwanda, fin juillet 1994.
17C’est alors que tu décides de te consacrer à la mémoire du génocide ?
18Au lendemain du génocide, je m’installe à Kigali… et commence aussitôt à consigner de nouveaux témoignages dans mon cahier. Après la prise de pouvoir par le FPR-Inkotanyi, je sais que la priorité est de tenter d’établir la vérité sur ce qui s’est passé. Peu à peu, les témoignages se multiplient, notamment à travers mes activités professionnelles dans le domaine des droits de l’homme et de l’accompagnement social des survivants. Je visite plusieurs lieux de grands massacres, où je collecte des centaines de récits. Quand je dis aux rescapés que je souhaite retranscrire leur calvaire, la plupart répondent spontanément. Ceux que je ne parviens pas à interviewer insistent : « Tu peux prolonger ton séjour pour recueillir aussi mon témoignage ? ». Mon cahier ne cesse de se remplir… Dans certains cas, les témoignages vont aider les gens qui se lanceront dans cette entreprise laborieuse.
19Parmi les témoins, se trouvent des rescapés, mais aussi des personnes ayant fait preuve de courage en s’opposant à l’idéologie génocidaire, tels ces Hutu démocrates et pacifistes, ou encore ces religieux qui, au lieu de fuir, ont décidé de ne pas abandonner les personnes réfugiées dans leur église ou leur couvent. Certains l’ont d’ailleurs payé du prix de leur vie. Je me souviens aussi de ces veuves Hutu, torturées durant le génocide, rejetées après le génocide. D’autres témoignages me restent également à l’esprit, notamment ceux recueillis dans les prisons auprès des auteurs présumés. Si ces derniers ne doivent pas rester impunis, les actes avoués méritent – à mes yeux – d’être connus de tous.
20Tous ces témoignages – recueillis personnellement dans l’immédiat après-génocide, au moment où la mémoire des rescapés et témoins est encore « fraîche » – gardent une longueur d’avance sur ceux collectés cinq, dix, quinze ans plus tard. Mais très vite, viennent les déceptions : la déception d’un appareil judiciaire qui n’encourage pas les survivants et témoins à dire la vérité ; la déception d’une justice qui ne qualifie pas correctement les crimes commis et n’en identifie pas les auteurs présumés ; la déception d’un système politique qui prend en otage la vérité, ne parvient pas à donner la parole à toutes les victimes afin de leur permettre de pleurer leurs proches et de se reconstruire ; la déception de constater que, de fil en aiguille, l’instrumentalisation politique du génocide met en péril le processus de réconciliation lui-même.
21En mars 2003, je prends le chemin de l’exil. Je vis actuellement en Belgique, mais demeure hanté par la recherche de la vérité et de la justice pour les victimes. En fondant le CPCH en mars 2009, je souhaitais mettre à la portée du grand public ce cahier dans lequel j’ai consigné près de 3 000 témoignages en une dizaine d’années. Ces témoignages constituent, à mes yeux, un outil pédagogique incontournable, qui doit permettre de mieux appréhender la spécificité de ce génocide, mais aussi de mener une réflexion approfondie sur le « travail de mémoire ».
2. La mise en place d’une justice post-génocide : de la loi sur le génocide de 1996 aux juridictions Gacaca de 2002
22Quelles furent, selon toi, les caractéristiques la justice post-génocide ?
23Il faut savoir qu’avant même le génocide, la justice rwandaise était faible – et corrompue. Elle manquait d’indépendance vis-à-vis du gouvernement. Celui-ci l’utilisait déjà pour justifier de nombreux actes violents : massacres de civils, attaques contre des opposants politiques, discrimination institutionnalisée à l’égard de la minorité Tutsi, etc. La participation enthousiaste au génocide de certains juges – et autres membres des milieux judiciaires – en dit long sur la corruption morale du système judiciaire de l’époque.
24Au lendemain du génocide, les yeux étaient tournés vers la justice. Celle-ci était source d’espoir pour la population. Les survivants attendaient, dans la souffrance, que les auteurs du génocide soient arrêtés, jugés, punis. Pendant ce temps, les milliers de personnes soupçonnées de participation au génocide étaient incarcérées dans des prisons, souvent dans des conditions épouvantables. La décision des autorités rwandaises de poursuivre en justice les auteurs du génocide était un défi majeur, mais il fallait passer par là pour rompre avec la culture de l’impunité, identifiée comme un facteur premier à l’origine des événements de 1994. La plupart des magistrats et des juristes opposés à la machine génocidaire ayant été tués – ou ayant fui à l’étranger –, l’identification et la formation de remplaçants était un processus laborieux. Et coûteux. Le ministère de la Justice n’avait quasiment aucune ressource, alors que les tribunaux avaient été gravement endommagés. Pour pouvoir fonctionner, ne serait-ce que de la façon la plus rudimentaire, il fallait reconstruire le système dans son entier.
25Toutefois, étant donné les nombreuses autres contraintes sécuritaires, sociales, politiques et financières de l’époque, il était quasiment impossible de créer un système capable de faire face à la situation qui prévalait. L’État était confronté à un dilemme sans précédent : la population sans cesse croissante dans les prisons était une source de tensions politiques et de division sociale, constituant une véritable ponction sur l’économie nationale ; l’impératif de justice prévalait, au moins dans les grandes lignes, rendant tout retour en arrière impossible. Très vite, le gouvernement a dû reconnaître qu’il n’existait, dans le référentiel juridique de l’époque, aucun mécanisme adéquat pour poursuivre autant de gens soupçonnés de crimes de génocide.
26De ce point de vue, comment évalues-tu la loi de 199613 ?
27Après de longues délibérations, un acte législatif très inspiré fut enfin concocté : la loi sur le génocide, promulguée le 1er septembre 1996. Celle-ci cherchait à accélérer le processus judiciaire par l’établissement d’une procédure d’aveu, avec plaidoyer de culpabilité. Elle classait les présumés coupables du génocide en fonction de la gravité du crime dont ils étaient accusés. Les organisateurs du génocide – ainsi que les individus responsables des pires atrocités – qui relevaient de la première catégorie étaient exempts de cette procédure, à moins d’avouer leur culpabilité avant d’avoir été officiellement déclarés comme criminels relevant de cette catégorie. Ceux relevant des catégories deux à quatre pouvaient bénéficier d’une remise de peine, du moins s’ils acceptaient de faire des aveux complets, et s’ils désignaient leurs complices.
28Nous espérions que ces confessions allaient faciliter la tâche du Ministère public, car nous pensions que des preuves contre les organisateurs présumés du génocide seraient fournies par ceux ayant agi sous leurs ordres. Dans les faits, trouver des témoins prêts à dénoncer des suspects s’est avéré très difficile, bien souvent parce que le suspect en question était un parent, un ami, un collègue ou un voisin. En outre, dans certaines régions, il y avait très peu de survivants susceptibles de fournir des témoignages oculaires et de faire un récit exact des tueries. Dans le même temps, nous pensions qu’il serait plus facile d’identifier les innocents – qui pourraient donc être relâchés –, ce qui réduirait l’encombrement des prisons.
29La loi sur le génocide ressemblait en quelque sorte à un dispositif juridique expérimental cherchant à introduire un certain pragmatisme au sein d’une situation extrêmement instable. Toutefois, elle obligeait les survivants à « accepter la formule » De ce côté, la loi se heurta à maintes critiques. Elle ne fut pas, non plus, accueillie favorablement par les personnes soupçonnées de génocide. Pendant les premiers mois, rares furent ceux qui choisirent de faire des aveux malgré la possibilité d’une remise de peine. Il est vrai cependant que le nombre de prisonniers en aveu se mit à augmenter à partir de 1998, avec les conséquences que cela engendra sur le plan de la surpopulation carcérale. Aussi, dans l’ensemble, la procédure n’a-t-elle pas contribué à accélérer les procédures judiciaires… jusqu’à l’introduction des tribunaux populaires – dits « juridictions Gacaca » – en 2002.
30Les raisons pour lesquelles seul un pourcentage relativement faible de prisonniers prît part au système judiciaire d’aveu avec plaidoyer de culpabilité sont complexes. Au départ, une solidarité manifeste entre les accusés semblait les pousser à tout nier en bloc. Nombre d’entre eux pensaient qu’ils avaient encore une chance d’être acquittés ou libérés par les partisans de l’ancien régime, ceux-là même qui avaient organisé une insurrection dans le nord-ouest du pays entre 1997 et 1998. D’autres furent incités ou forcés au silence par les présumés génocidaires « éduqués » – lesquels ne pouvaient pas prétendre à une remise automatique de peine et avaient donc le plus à perdre de la procédure d’aveu. Au fil du temps, l’évolution de la situation à l’intérieur comme à l’extérieur des prisons rendit les prisonniers plus réceptifs à l’idée de passer aux aveux. Toutefois, ceux qui le firent durent attendre longtemps avant d’être jugés : d’une part, la plupart des aveux étaient partiels ; d’autre part, le Ministère public connaissait de graves dysfonctionnements.
31En introduisant la loi sur le génocide, il semble que le gouvernement n’ait pas pris la mesure des implications plus vastes que cette loi allait engendrer. Il a abordé cette question comme une affaire judiciaire entre un État et des prisonniers alors que cette disposition législative avait des conséquences majeures sur le plan des relations entre les auteurs et les victimes, ainsi qu’entre les auteurs et la société dans son ensemble. La procédure d’aveu avec plaidoyer de culpabilité devait, dans un premier temps, prendre fin au début de 1998, mais elle a été prorogée plus d’une fois. En mars 1999, le gouvernement a finalement annoncé sa décision de rétablir les « Gacaca » pour traiter les crimes de génocide. Mais la procédure d’aveu devait rester en place jusqu’à l’établissement pratique de ce nouveau système, qui aura lieu quelques années plus tard.
32Ces juridictions Gacaca ont fait couler beaucoup d’encre depuis leur création. Tu pourrais nous en dire plus ?
33La loi qui prescrit la création des tribunaux Gacaca a été approuvée par le gouvernement et transmise à l’Assemblée nationale en 1999, mais le système Gacaca n’a démarré qu’en 2002, d’abord dans douze secteurs pilotes puis à l’échelle nationale. Le lancement des juridictions Gacaca a été précédé par la désignation et la formation accélérée de juges dits « intègres », qui devaient siéger dans ces juridictions. En langue rwandaise, ces juges étaient appelés Inyangamugayo.
34Les Gacaca formaient jusqu’ici l’un des fondements de la législation rwandaise traditionnelle, législation selon laquelle un ancien, dont l’équité et l’impartialité sont reconnues de tous, est choisi pour régler les petites infractions. Dès l’annonce de l’idée de recourir à ce système pour juger les crimes de génocide, il y eut beaucoup de controverses. Les « Gacaca » avaient dépéri durant l’ère coloniale et n’avaient jamais été utilisés pour des crimes graves. La cohésion sociale qui jadis sous-tendait leur efficacité était absente du Rwanda post-génocide : il était donc difficile de trouver un ancien qui soit accepté par tout le monde. Le gouvernement réagit en donnant l’ordre aux autorités locales de s’impliquer dans l’identification des « juges intègres ». Mais ceci modifia la nature même des Gacaca, fondées par tradition sur le fait que le juge était choisi librement par la population locale à cause de son intégrité. Une autre difficulté tint au fait que, dans nombre de collines, il ne restait presque plus de survivants, ce qui pouvait facilement servir les intérêts des génocidaires.
35Au départ, nombre de prisonniers se réjouirent à l’idée d’être jugés par un tribunal Gacaca. En effet, l’objectif des tribunaux Gacaca était de créer un forum ouvert au sein duquel la vérité sur le génocide serait établie. Présidés par un comité de sages, les procès avaient lieu sur la colline où le crime évoqué avait été commis. Les premières séances des juridictions Gacaca consistaient en la collecte d’informations sur le déroulement du génocide dans la localité. En rassemblant suspects, témoins et survivants en un même endroit, en les invitant à dresser l’histoire du génocide à l’échelle locale, on espérait créer les conditions pour que les coupables soient identifiés beaucoup plus rapidement que dans les procès individuels organisés dans le cadre de la loi. Un tableau complet des événements survenus localement devait se dessiner, et être reconnu en public. En outre, en éloignant l’État de l’arène de la justice et en rapprochant celle-ci de la communauté, les Gacaca pouvaient contribuer à atténuer certaines tensions, à résoudre les malentendus qui persistaient entre les survivants et les suspects, voire entre les prisonniers eux-mêmes et leur famille. Des problèmes que les confessions n’avaient pas réussi à dissiper.
36Les juridictions Gacaca étaient ainsi supposées fournir une plate-forme permettant aux auteurs des crimes de demander directement pardon aux survivants, tandis que ces derniers étaient appelés à contrer ouvertement toute personne qu’ils soupçonnaient de mentir, de cacher des informations ou de manquer de collaboration.
37Cependant, la mesure avec laquelle les Gacaca contribuaient pratiquement à la réconciliation entre génocidaires et survivants dépendait de leur confiance en l’équité du système, ainsi que de la qualité des juges – de leur indépendance en particulier. De surcroît, le fait que le nombre de survivants était si faible constituait un obstacle majeur au rétablissement de la justice. Certes, les Gacaca reposaient sur un dispositif de dénonciations mutuelles qui convenait tout particulièrement bien lorsqu’il s’agissait de tenter de démêler les responsabilités individuelles au cours des procès. En ce sens, elles donnaient lieu à plus de révélations sur le génocide que ne l’avaient fait les confessions antérieures – contribuant parfois à la réconciliation. Toutefois, il y a eu des intimidations et des erreurs judiciaires, surtout lorsque le pouvoir en place voulut écarter des voix dérangeantes ou réhabiliter certains criminels présumés, potentiellement utiles au régime en place. De plus, les juges de Gacaca n’étaient pas des magistrats professionnels mais des personnes bénévoles, élues au sein de la communauté. Or, certains d’entre eux ont été eux-mêmes accusés de génocide, puis jugés, condamnés ou acquittés. D’autres encore ont été surpris en flagrant délit de corruption par des accusés ou des membres de leur famille.
38Étant donné les résultats plutôt décevants de la première loi sur le génocide, on peut comprendre que le gouvernement ait souhaité construire une alternative à un système judiciaire défaillant. Néanmoins, il n’a pas suffisamment tenu compte des lacunes de l’administration judiciaire vis-à-vis de ceux qui étaient accusés de génocide. Ainsi, le simple transfert de dossiers d’un système judiciaire à un autre système s’est avéré inefficace. De plus, il est clair que les prisonniers s’attendaient à être traités avec plus d’indulgence par les tribunaux Gacaca. Or les nouvelles remises de peine par ces tribunaux ne manquèrent pas de déclencher la colère des survivants et d’encourager un sentiment d’injustice chez les suspects ayant déjà été jugés par des tribunaux ordinaires. En théorie, les juridictions Gacaca devaient apporter une solution à un problème extrêmement épineux ; en pratique, elles ont engendré de nouvelles difficultés et de nouvelles désillusions.
39Les procès Gacaca se sont véritablement étendus à tout le pays en 2006, et leur tâche s’est achevée depuis peu14. Mais un immense travail reste à faire. Dans l’ensemble, ce dispositif n’a pas fourni de solution satisfaisante à l’organisation et à l’administration de la justice rwandaise. Certes, il est difficile d’imaginer une seule réponse à un problème aussi difficile que celui d’une justice en charge de crimes contre l’humanité. Mais aujourd’hui, l’avenir de la justice rwandaise est à peine plus sûr qu’il ne l’était en 1996, lors de l’introduction de la loi sur le génocide. Avec les Gacaca, la nation s’est aventurée dans un territoire judiciaire inexploré. Le besoin d’agir vite est allé à l’encontre de la nécessité de veiller à ce que tous les aspects de la nouvelle procédure soient bien réfléchis, à ce que les structures requises soient en place et les Rwandais préparés.
40Pour conclure cette question, je voudrais dire que les dix-neuf années qui se sont écoulées depuis le génocide ont été angoissantes pour toutes les personnes concernées : pour les survivants, attendant la punition des criminels ayant massacré leurs proches et détruit leur vie ; pour les détenus, qui l’ont été dans des conditions confinées et difficiles – y compris lorsqu’ils étaient innocents ; pour les fonctionnaires du système judiciaire, luttant contre une implacable déferlante de dossiers, avec des ressources inadéquates et en butte à des critiques de toutes parts. À cet égard, il serait faux de conclure que la justice post-génocide au Rwanda n’a pas eu de résultats positifs. C’est l’ambiguïté de ces résultats face à ce qu’implique un crime de génocide pour la société entière qui donne à réfléchir.
3. D’une violence à l’autre : genèses du premier génocide de l’après-guerre froide
41Qu’est-ce qui amène une artiste « engagée » à s’intéresser aux phénomènes de violence de masse, comme le génocide des Tutsi au Rwanda, après s’être intéressée aux restructurations d’entreprise ? Ces deux types de violence (« violence socio-économique » vs « violence de masse ») sont souvent considérés comme différents, voire opposés : l’un incarne de la violence du néolibéralisme, l’autre celle des systèmes totalitaires.
42De mon point de vue, ces deux types de violence ne sont pas opposés. Le lent et continuel génocide de la malnutrition et de la faim tue les enfants aussi sûrement que si on les fusillait : il est le fruit de l’économie de marché et de ses idéologues. Par ailleurs, le néolibéralisme passe facilement d’un type de violence à l’autre. Vous vous souvenez de la tranquille réponse de Madeleine Albright à la journaliste américaine rappelant le demi-million d’enfants déjà tués par l’embargo contre l’Irak avant la guerre – « bien davantage qu’Hiroshima » disait-elle – et lui demandant si c’était le prix à payer pour cette politique.
43Madame Albright estimait, sans hésitation, que oui, c’était nécessaire15. Pour qui ? Pour quoi ? Pour qu’une démocratie fasse plier une dictature menaçant ses profits et son hégémonisme. Le néolibéralisme, c’est le discours dont l’impérialisme se pare pour déguiser sa réalité. Quand le théoricien ultralibéral Milton Friedman conseille le dictateur chilien Augusto Pinochet, il n’y a aucune contradiction. On est dans la continuité modernisée de ce que fut le colonialisme.
44Je n’oppose donc pas la violence « socio-économique » du néolibéralisme à celle du colonialisme et du « néocolonialisme » qui ont une grande part de responsabilité dans l’avènement du génocide au Rwanda. Même si celui-ci est le fait de Rwandais et le résultat des politiques discriminantes à l’égard des Tutsi, développées par les gouvernements totalitaires des deux « républiques » depuis 1959 – avec massacres récurrents, restés impunis. La réalisation de Rwanda. À travers nous l’humanité… se situe bien dans la suite cohérente du travail entrepris avec Ouvrières du Monde. Mais, naturellement, rien de tout cela ne m’était aussi clair au moment du génocide et je voudrais revenir sur ce parcours.
45Le documentaire Rwanda. À travers nous l’humanité… est sous-titré : à propos d’une tentative de réparation symbolique envers les morts à l’usage des vivants. Il reprend par là le sous-titre même de la pièce de théâtre Rwanda 94 dont je suis à l’initiative avec Jacques Delcuvellerie.

Rwanda 94, Groupov
46Comme la plupart des citoyens occidentaux sans liaison particulière avec le Rwanda, les événements de 1994 nous sont parvenus de manière fragmentaire, contradictoire. Le discours qui les constituait « en information » était différent en fonction des médias : Belges, Français, Anglais ou Américains ne nous racontaient pas la même histoire, n’en donnaient pas les mêmes « explications ». Nous avons compris, particulièrement avec le déferlement médiatique qui a accompagné l’Opération française « Turquoise », qu’il se passait là des massacres d’une ampleur considérable, et que derrière ceux-ci se cachaient de puissants enjeux géostratégiques. Révolte très violente, donc, devant ces massacres et devant ce discours des médias, qui progressivement nous fit choisir de prendre le génocide des Tutsi comme sujet d’une prochaine création.
47L’élaboration de Rwanda 94 a pris quatre années, quatre années de recherches, de rencontres avec des survivants, des experts, des scientifiques, des journalistes, de voyages au Rwanda pour l’équipe artistique, d’essais d’écriture et de travail de plateau présentés devant des publics divers.
48Ces quatre années passées à élaborer la pièce nous ont convaincus que les implications occidentales dans sa genèse étaient fondamentales, dans différents domaines : histoire, ethnologie, administration coloniale, rivalité entre grandes puissances.
49Plusieurs étapes peuvent être relatées : « fabrication » de l’ethnisme à l’époque de la tutelle belge, son enseignement à la population qui l’intègre profondément, réforme administrative privilégiant les Tutsi ; ensuite, en 1959, « révolution sous tutelle » selon les propres termes du résident général Harroy, la Belgique et l’Église faisant volte-face et favorisant alors les Hutu : révolution qui vit naître les premiers pogroms, les premiers massacres, les premiers exils ; puis, soutien sans faille aux deux « républiques » malgré l’impunité et les massacres répétés ; apports financier et militaire au gouvernement rwandais suite à l’attaque du FPR (composé essentiellement d’exilés Tutsi) en 1990 ; soutien à la faction extrémiste Hutu qui a planifié puis organisé le génocide ; retrait des forces militaires de l’ONU (MINUAR) qui auraient pu l’empêcher, après l’assassinat des dix casques bleus belges ; enfin, intervention dite « humanitaire » française, l’Opération Turquoise, qui, bien qu’ayant sauvé des vies, servit surtout à couvrir le repli des forces génocidaires vers le Zaïre, emmenant avec elles les populations toujours sous leurs ordres.

Rwanda 94, Groupov – Photo Lou Hérion
50À travers tout ceci, il est clair que les Européens ont joué un rôle déterminant dans les origines et les conditions du génocide au Rwanda. Nous avons donc décidé, avec le Groupov, de nous adresser d’abord à un public occidental et de « balayer devant notre propre porte », c’est-à-dire d’analyser les responsabilités passées et récentes de nos instances dirigeantes (politiques et religieuses) dans les prolégomènes, la mise en place et l’exécution de ce génocide.
51Pourquoi cette incurie des pays occidentaux ? Quels enjeux géostratégiques pour l’expliquer ? Quelle synergie entre criminalité « économique » et criminalité « politique » ? En réponse à cette question, dans la partie Ubwoko de la pièce, Jacques Delcuvellerie clôture la conférence « Hutu/Tutsi, qu’est-ce que cela veut dire ? » par ces mots :
Peut-être y a-t-il un indice de réponse dans l’histoire. Si l’on se souvient de l’acharnement diplomatique des Belges, dans les années 1920, contre les Britanniques, pour conserver à tout prix un mandat sur ces territoires minuscules, peu peuplés, à peu près totalement dépourvus de richesses naturelles, parce qu’ils considéraient que c’était une zone clé par rapport à un pays, immense, extrêmement peuplé et extraordinairement riche : le Congo. Les événements d’après 1994 devaient montrer que, pour le meilleur et pour le pire, Rwanda et Congo allaient avoir un destin lié. Est-ce dans cette crainte de perdre leur influence dans cette région que certains ont accepté, plus ou moins inconsciemment, le massacre d’un million d’êtres humains ? (Groupov, 2012).
52Ce génocide se déroulait au moment même où nous commémorions les cinquante années du génocide des Juifs d’Europe. Nos dirigeants reprenaient tous en chœur un Plus jamais ça alors que ça se répétait à quelques milliers de kilomètres de là et, pour certains, avec leur approbation tacite.
53Y aurait-il donc une équation cachée, qui justifierait ce que certains ont dit dans les coulisses du pouvoir : « Un génocide là-bas, ce n’est pas la même chose qu’un génocide ici ». A savoir que la vie humaine n’aurait pas le même prix en fonction que l’on soit noir ou blanc, riche ou pauvre ?
54D’autres – comme Jean Ziegler – y voient un « ordre cannibale » du monde, celui d’un système où la violence structurelle est mortifère et criminelle, où la règle de « deux poids, deux mesures » s’applique en fonction des seuls intérêts économiques de quelques élites financières qui, désormais, tirent les ficelles à l’échelle mondiale et dénoncent ou soutiennent, en fonction de leur seul profit, tel ou tel système totalitaire, au détriment des vies humaines mises en péril. Le génocide au Rwanda aurait donc été, dans toute son horreur, une expression paroxystique de cet état du monde.
4. « À Auschwitz, l’invisible s’est à jamais rendu visible »
55À la différence des autres types de violence, la violence de masse n’échappe-t-elle pas à toute représentation – en particulier la représentation cinématographique ? On connaît la position de Claude Lanzman à ce propos. Qu’en penses-tu ?
56Pour répondre aux positions de Claude Lanzman, je renverrais à celles de Georges Didi-Huberman (2010), développées dans son ouvrage Images malgré tout, que je suis en train de lire. Il y reprend son premier texte du même titre, écrit à propos des quatre photos prises par un Sonderkommando à Auschwitz, présentées dans l’exposition « Mémoire des camps, Photographies des camps de concentration », texte qui a suscité une vive polémique dans Les Temps Modernes. D’où le redéploiement de sa pensée dans le livre précité. Ses réflexions interrogent le rapport entre image, savoir et histoire. Georges Didi-Huberman rappelle qu’une image n’est pas « tout », mais n’est pas « rien » non plus, et que pour se souvenir, pour « savoir », il faut pouvoir imaginer « malgré tout ». Il s’oppose ainsi aux thèses de « l’indicible », de « l’irreprésentable », de « l’infigurable ». Il fait appel, parmi d’autres penseurs, dans une analyse très détaillée, à Walter Benjamin, Maurice Blanchot ou Georges Bataille. Pour Blanchot, dans les camps d’anéantissement : « L’invisible s’est à jamais rendu visible »16. Et Bataille, philosophe de l’impossible, parle du « possible » d’Auschwitz : « Auschwitz est le fait de l’homme, est le signe de l’homme. L’image de l’homme est inséparable désormais d’une chambre à gaz… »17. Il nous rappelle que la destruction de l’humain par l’humain est inséparable de l’humanité : pour tenter de la comprendre, il faut donc pouvoir la « penser, l’interroger ».
57En fait, le plus souvent, ceux qui disent le génocide « irreprésentable » défendent par là l’idée qu’il serait « indicible », qu’il se situerait au-delà de toute compréhension et analyse. Pour Rwanda 94, nous avons également fait le choix de ne pas tenter, même une minute, de le « figurer » : cela nous aurait semblé d’une vulgarité insoutenable. Mais nous avons essayé de comprendre et, dans cette recherche, avons choisi d’insérer l’usage – réfléchi et pondéré – des rares images existantes. Encore les utilisions-nous dans une séquence unique, après quatre heures de spectacle ; de surcroît, le sujet de cette scène est une violente controverse entre une journaliste et sa direction de l’information sur l’usage de ces images dans les médias et leurs conditions d’utilisation.
58Et quand nous avons pris comme sous-titre « une tentative de réparation symbolique envers les morts, à l’usage des vivants », cela sous-entendait que notre travail ne devait pas seulement être de deuil, de réparation, mais qu’il devait aussi permettre de décoder les mécanismes – politiques, pratiques – qui, dans une société humaine amènent une part de la population à déshumaniser l’autre au point de vouloir l’exterminer. « Ce que l’homme a noué, l’homme doit pouvoir le dénouer », dit Bee-Bee-Bee dans le spectacle : il n’y a là aucune transcendance, aucun absolu.
59Nous nous opposions aussi à une vision « tragique » de l’histoire qui mettrait en scène un destin inéluctable, une fatalité faite de répétitions et de catastrophes, contre lesquelles l’homme lutterait vainement. Il est sans doute des abysses du psychisme humain qui échappent encore à l’entendement, mais le génocide a des causes manifestes et explicables : il est le résultat d’actions concertées de groupes humains, au terme d’une évolution historique précise.
60Si, aujourd’hui, les vivants veulent se donner un espoir – si maigre soit-il –, si l’on veut que le Plus jamais ça ne soit pas une simple incantation que l’on répète aux dates anniversaire, alors, oui, devoir de mémoire, pour le passé, bien sûr, pour le million de morts, pour que l’on n’oublie pas – « L’oubli de l’extermination fait partie de l’extermination » nous dit Jean-Luc Godard (1998, vol. 1 : 109) –, mais nous y ajoutons : utile pour le présent… En ce sens, nous ne parlions pas seulement pour le Rwanda, mais bien pour nous tous, êtres humains, qui sommes concernés par une telle déchirure d’humanité.
61Nous nous adressions à un public occidental, qui comme nous avant d’entreprendre cette œuvre, connaissait peu de choses sur le génocide et sur le Rwanda. Et nous ne voulions pas parler à la place des Rwandais. Cependant, très vite, les Rwandais présents dans le spectacle, ceux qui avaient eu l’occasion de le voir lors des représentations à travers le monde, nous ont convaincus du bien-fondé de la « restitution » sur place, de la présentation de la pièce au Rwanda même, comme un témoignage de la manière dont nous avions porté leur histoire sur les scènes occidentales. Cela a été rendu possible lors de la dixième commémoration du génocide.
62À ce moment, en 2004, il m’a semblé utile de garder une trace de cette rencontre avec un public rwandais. Rencontre assez exceptionnelle pour une troupe de théâtre, que de se trouver ainsi confrontée à un public composé en grande partie des acteurs premiers de l’histoire racontée sur scène.
63Les repérages pour organiser ces représentations m’ont placée face à plusieurs sentiments, dont certains que je reconnaissais, pour les avoir déjà rencontrés au Rwanda ou dans d’autres pays du Sud.
64Le premier pourrait s’exprimer par cette phrase de Sophocle : « Ils sont vivants les morts dessous la terre ». De tous mes voyages au Rwanda, l’intensité, la gravité de ce que nous rencontrions se sont insinuées en moi au point d’y laisser la trace d’une blessure qui ne peut se refermer. Oui, le « souffle des morts » nous accompagnait, à chaque fois, et les morts ont été présents dans la pièce, puis dans le film, comme seul le théâtre peut le suggérer.

Rwanda 94, Groupov – Photo Lou Hérion
65Ensuite, la posture qui était la nôtre nous était renvoyée, à nouveau, de façon extrêmement vivace : nous appartenions au groupe de ceux qui avait des responsabilités dans le génocide, ou du moins de ceux qui ont laissé faire – l’appartenance au groupe est toujours un référent culturel important au Rwanda. C’est comme cela que nous étions perçus, cela nous était dit, cela se sentait.
66Enfin, la situation des rescapés dans l’après-génocide m’est apparue comme une troisième composante essentielle : pour eux, le génocide se continuait à travers ses conséquences. En plus des traumatismes divers, psychiques et physiques, en plus du deuil toujours en train de se faire, j’ai découvert les déterrements multiples, les violences et les assassinats dont ils étaient toujours victimes, leur marginalisation sociale, la cohabitation forcée entre victimes et bourreaux, les difficultés de la justice internationale : pour eux, le silence qui les entourait était le même que celui qui avait accompagné le génocide de 1994.
67Au-delà de la réception par le public rwandais, intense, cathartique, active, dans ce moment particulier, de grande émotion, de la dixième commémoration, le film devait s’inscrire dans le présent des rescapés, choisis parmi ceux et celles qui venaient assister aux représentations, en prolongeant ainsi le questionnement.
68Le film s’est construit en articulant des séquences de la pièce, en suivant la structure de celle-ci, avec le réel rencontré sur place. Cette « présence » des morts, notre posture de « tiers occidental », la vie des rescapés dans l’après génocide, ont donc déterminé les choix de réalisation. Ils expliquent la volonté de placer le spectateur occidental – celui du film, à l’instar de celui la pièce – dans une situation de « récipiendaire », de « témoin des témoins », dans la position difficile de celui, qui, bouleversé par ce qu’il découvre, se sent peut-être « tiers responsable » et redevable de ce qui est arrivé.
69Dans cette perspective, peux-tu expliquer les choix esthétiques de Rwanda. À travers nous l’humanité…
70Un aspect singulier de cet « après-génocide » forme le prologue du film : nous assistons à un déterrement, comme il en existe encore aujourd’hui : des cadavres retirés de la terre rouge, des corps plus ou moins momifiés, des corps d’adultes, un corps d’enfant, les habits que l’on garde aux fins d’identification, la machette (outil quotidien) qui sert à les déchirer : cadavres anonymes, issus d’une fosse commune, face à une communauté silencieuse, mélange de victimes et de bourreaux.
71Ces déterrements donnent lieu ensuite à des cérémonies de « ré-enterrement dans la dignité » comme dit communément (que l’on verra un peu plus tard dans le film) rendant ainsi à toutes ces personnes l’humanité qui leur a été déniée par une mort atroce.
72Nous indiquions ainsi que le travail du film devait être celui-là. Comme pour Bruxelles-Kigali, à l’image des propos tenus par Michelle Hirsch, avocate des parties civiles, plaidant la tenue du procès malgré l’absence de l’accusé, Ephrem Nkezabera :
Les survivants sont responsables de la transmission de la mémoire pour acquitter leur dette envers les morts, pour donner par la parole un cercueil aux morts et pour lutter contre la négation du crime.
73Dans notre cas, c’était donner, par l’acte artistique, un cercueil aux morts.
74Après le prologue, le film démarre dans la salle, avec les flammes de bougies qui s’allument dans un moment de recueillement, signifiant par-là que nous sommes à la fois dans une salle de spectacle et dans une veillée de deuil. Pour le spectateur du film, la pièce est filmée dans un rapport de « triangulation » scène-salle, la caméra privilégiant le lien unissant la scène et le public, avec une forte présence des spectateurs, dans l’écoute, l’émotion, les réactions.

Rwanda 94, Groupov
75Avec le témoignage d’Yolande Mukagasana, rescapée, face aux siens, tous, à travers ses mots, se remémorent, et quand des pleurs surgissent, comme un long cri longtemps retenu, après un moment de silence, elle clôture son récit et la musique, le chant rwandais Mutunge, écrit après les massacres de 1963, s’élève au milieu des larmes : le film s’ouvre alors sur l’extérieur, la lumière du jour, le Rwanda d’aujourd’hui, dans un mélange d’images de paysages, de portraits silencieux des témoins que nous retrouverons plus tard et du Chœur des Morts rejoignant la scène…

Rwanda 94, Groupov – Photo Lou Hérion
76La pièce filmée – et son public – nous ouvre la possibilité de faire dialoguer « représentation filmée » et réel, tout particulièrement avec la présence du Chœur des Morts, prenant le relais des morts que l’on déterre et ré-enterre : à travers lui, les morts parlent, ils n’ont plus rien à perdre, ils demandent justice et réparation, ils accusent, ils sont sur scène, mais ils sont partout autour de nous… Leurs mots viennent en chevauchement des images du Rwanda d’aujourd’hui, tout au long du film, sur les sites mémoriaux ou en écho aux propos des rescapés. Ils questionnent et dénoncent. Ils guident le film. Les rescapés, les morts-vivants comme ils se définissent eux-mêmes, ne craignent plus rien non-plus : un espace de parole s’ouvre pour eux, ils s’en emparent, incriminent les assassins qui rôdent encore et doivent être jugés, parlent de ce que tout le monde tait, la prégnance de l’idéologie génocidaire, les assassinats des leurs.
77Des fragments d’histoire sont aussi donnés : moments d’explication attendus, pédagogie nécessaire, pour le spectateur du film, explications parfois nouvelles pour les spectateurs rwandais, pour qui la question « Hutu/Tutsi » reste chargée d’ambivalence et interroge leur identité profonde. Les uns et les autres sont restés longtemps dans l’ignorance des véritables enjeux d’un siècle d’histoire conjuguée de leurs pays réciproques.
78Les témoins rescapés sont filmés participant à la pièce de théâtre – avant, pendant, après : comment le vivent-ils, comment nous perçoivent-ils ? Introduire cette question dans le dispositif filmique lui-même vient dans un deuxième temps, après les représentations pour Marine, jeune rescapée ayant été violée pendant le génocide et dont les réflexions, issues des moments choisis de sa vie, accompagnent les deux premières parties du film, centrées sur la pièce présentée en intérieur.
79Cette question doit rebondir à Bisesero, en bord du Lac Kivu, en clôture du spectacle et du film, avec la Cantate de Bisesero, ode à la Résistance, jouée en plein air, à plus de 2300 mètres d’altitude, et la rencontre, avant les représentations, avec les Abasesero18, qui, nous disent : « Quand on voit un Blanc, on le prend pour un interahamwe (un milicien génocidaire) » Ils évoquent l’Opération Turquoise, qui les a d’abord abandonnés, puis leur situation actuelle, vécue comme une injustice : « Les droits de l’homme que vous chantez tout le temps sont à deux vitesses ». Cependant, ils nuancent cette position. Ils comprennent, comme Marine après avoir vu la pièce, l’importance du témoignage, le fait de garder une trace dans l’histoire de ce qu’ils ont vécu, afin que « les nôtres ne soient pas morts comme des fourmis… »
80La caméra filme longuement, en mouvement lent, leurs visages pendant l’écoute de la Cantate, ils nous font participer « à travers eux » à cette « méditation collective » (Ivernel, 2001), et la « communion » entre scène, public, spectateur du film se cristallise par les larmes qui jaillissent des yeux de Carole, récitante rwandaise, celles que Josué retient – au Rwanda, selon le proverbe, « les hommes pleurent vers l’intérieur » – quand la musique s’arrête et que Carole reprend le refrain :
Sur la colline de Muyira couvertes de buissons et de forêts, vivaient avant le génocide de nombreux hommes forts. Entre buissons et forêts, sur la colline de Muyira, reste une poignée d’hommes, une poignée d’hommes qui maintenant meurent de chagrin.
81Elle cite, à dix reprises, dans le silence de la nuit, le nom de la colline de la Résistance : Muyira, Muyira, Muyira, Muyira, Muyira Muyira, Muyira, Muyira, Muyira, Muyira…
82Le film s’achève avec le début de l’énumération – elle devrait être infinie – du premier recensement préliminaire des morts à Bisesero, la voix se perd dans la pluie et le vent, au-dessus des collines, en réponse à la séquence de déterrement du prologue : les morts, ici, sont nommés…
5. « Éveiller la nostalgie d’un autre état du monde, et cette nostalgie est révolutionnaire… »
83Plus largement, quel est à tes yeux le rôle des artistes pour dénoncer l’enchaînement des violences ?
84Une violence de masse comme celle du génocide rwandais soulève un autre questionnement, aussi fondamental que celui du psychisme des individus : celui du rôle de la culture dans une société, de son affaiblissement, voire de son anéantissement, processus pouvant traverser plusieurs générations. Cette interrogation dépasse largement la question du génocide au Rwanda et pointe les germes de mécanismes similaires présents dans nos sociétés.
85Qu’y a t-il à l’œuvre en effet dans ces transformations collectives de l’être humain qui régulièrement le conduisent à l’abolition des structures de l’imaginaire qui, jusque-là, lui avaient permis de reconnaître comme siens les interdits que les hommes, pour vivre en société, ont mis des siècles à ériger ?
86Au Rwanda, le corps de l’Autre semble être devenu le seul lieu de représentation possible, la page sur laquelle on écrit. Dans toute société, n’est-ce pas à l’art et à la culture que reviennent le rôle de proposer une médiation particulière entre réel et imaginaire ? N’est-ce pas à eux de proposer ce type de réparation, quand c’est leur fonction même qui a été affectée ? N’est-ce pas avant tout aux artistes de travailler à ce qui a été déconstruit dans l’ordre du symbolique ?
87Pour conclure, peut-être reprendrai-je ici, simplement, la très belle phrase d’Heiner Muller, qui accompagne les réflexions du Groupov depuis longtemps :
L’unique chose que puisse accomplir une œuvre d’art, c’est d’éveiller la nostalgie d’un autre état du monde et cette nostalgie est révolutionnaire19.
Notes de bas de page
1 Un bilan officiel publié par le ministère rwandais de l’Administration du territoire fait état de 1074017 morts, à l’issue d’un recensement effectué en juillet 2000, présenté par la Fondation Hirondelle, agence de presse à Arusha, auprès du Tribunal pénal international pour le Rwanda. News du 08 février 2002. www.hirondelle.org.
2 Les trois composantes de la population rwandaise sont les Twa, les Hutu et les Tutsi. L’appellation exacte est Umutwa, Umuhutu et Umututsi au singulier et Abatwa, Abahutu et Abatutsi au pluriel. Néanmoins, dans la littérature, on emploie souvent les radicaux « twa », « hutu » et « tutsi », pour désigner respectivement chaque communauté.
3 Aucun témoin ne doit survivre-Le génocide au Rwanda, HWR et FDIH, mars 1999, pp. 26-28
4 La résolution 955 des Nations Unies adoptée le 08 novembre 1994 est disponible en ligne sur : http://www.un.org/french/docs/sc/1994/94s955.htm
5 Disponible sur : www.cpch.eu.
6 Rwanda 94 est une production du Groupov. Auteurs : Marie-France Collard, Jacques Delcuvellerie, Yolande Mukagasana, Jean-Marie Piemme, Dorcy Rugamba, Mathias Simons. Informations : www.groupov.be
7 Le Front patriotique rwandais (FPR-Inkotanyi) est le mouvement politique armé qui a été créé dans les années 1980 par des Tutsi de la diaspora rwandaise, chassés du pays lors de la révolution Hutu de 1959. Le mot Inkotanyi signifie « combattants tenaces ». C’est le nom que se donnaient les membres du FPR : il fait référence à une armée du xixe siècle au Rwanda, sous le régime monarchique dirigé par des Tutsi.
8 Interahamwe est le nom de la milice rwandaise créée dès 1992 par le Mouvement révolutionnaire national pour le développement (MRND), parti unique qui contrôla le Rwanda de 1975 à 1991, dont faisait partie le président Juvénal Habyarimana. Le mot Interahamwe signifie « ceux qui combattent ensemble » en kinyarwanda, la langue rwandaise. Cette milice est responsable de la plupart des massacres commis lors du génocide des Tutsi et le massacre des opposants politiques Hutu en 1994.
9 Ce Mouvement est l’ex-Mouvement révolutionnaire national pour le développement (MRND).
10 Ville congolaise située dans la province du Sud-Kivu, frontalière avec la préfecture de Cyangugu, ma région natale.
11 La rivière Rusizi sépare le Rwanda du Burundi et de la République démocratique du Congo.
12 Le lac Kivu se situe entre la République démocratique du Congo et le Rwanda. Les villes congolaises de Goma et Bukavu sont voisines du lac. Au Rwanda, ce sont les villes de Gisenyi, Kibuye et Cyangugu.
13 Loi organique du 30 août 1996 sur l’organisation des poursuites des infractions constitutives du crime de génocide ou de crimes contre l’humanité, commises à partir du 1er octobre 1990.
14 Le Conseil des ministres du gouvernement rwandais, tenu en date du 21 décembre 2011, a fixé la clôture officielle des juridictions « Gacaca » au 04 mai 2012. Ce document est disponible en ligne sur http://www.rwandaises.com/2011/12/communique-des-recommandations-du-conseil-des-ministres-tenu-ce- 21-decembre/. Le président rwandais Paul Kagame a procédé à la clôture officielle des travaux de ces juridictions le 18 juin 2012. À ce sujet, voir : http://www.hirondellenews.org/fr/tpirrwanda/170gacaca/33359-180612-rwandagacaca-cloture-officielle-des-juridictions-gacacas
15 Madeleine Albright : Secrétaire d’État des États-Unis sous le second mandat du président de Bill Clinton.
16 Cité par Didi-Huberman (2010 : 41).
17 Ibid. p. 42
18 Tutsi habitant la région de Bisesero.
19 Voir texte de Jacques Delcuvellerie « [...] et cette nostalgie est révolutionnaire », dans son livre Sur la limite, Vers la fin. Repères sur le théâtre dans la société du spectacle à travers l’aventure du Groupov (2012).
Auteurs
Professeur de sociologie à l’Université catholique de Louvain, directeur du Centre de recherches interdisciplinaires Démocratie, Institutions, Subjectivité (CriDIS), membre associé au Groupe de recherche en Théories politiques contemporaines (TEOPOCO) de l’Université nationale de Colombie, où il a été professeur invité de janvier à juin 2010.
Mail : matthieudenanteuil@uclouvain.be
Diplômé de l’Université catholique de Louvain (master européen en action humanitaire), il préside le Centre pour la prévention des crimes contre l’humanité depuis sa création en 2009 (Bruxelles, Louvain-la-Neuve).
Mail : pacifique.kabalisa@gmail.com
Cinéaste, auteure. Membre du Groupov, collectif d’artistes pluridisciplinaire basé en Belgique, dont la pratique s’inscrit principalement dans le champ théâtral et qui se définit comme Centre expérimental de culture active.
Mail : mariefrancecollard@yahoo.fr
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
L’entreprise et l’articulation travail/famille
Transformations sociétales, supports institutionels et médation organisationnelle
Bernard Fusulier, Silvia Giraldo et David Laloy
2008
Contredire l’entreprise
Actes du colloque de Louvain-la-Neuve, 23 octobre 2009
Andrea Catellani, Thierry Libaert et Jean-Marie Pierlot (dir.)
2010
La Chine et les grandes puissances en Afrique
Une approche géostratégique et géoéconomique
Tanguy Struye de Swielande
2011
Un enseignement démocratique de masse
Une réalité qui reste à inventer
Marianne Frenay et Xavier Dumay (dir.)
2007
Arguing about justice
Essays for Philippe Van Parijs
Axel Gosseries et Philippe Vanderborght (dir.)
2011