Les portées de la politique de réparation aux victimes du conflit armé interne en Colombie et au Pérou
Analyse comparative de la Commission de la vérité et de la réconciliation au Pérou et de la Commission nationale de réparation et de réconciliation en Colombie
p. 117-133
Texte intégral
1. La Colombie et sa prétendue transition vers la paix
1Cet article compare deux expériences de commission de vérité créées durant des processus de lutte contre la violence sociopolitique, afin que l’État et la société puissent identifier le mal causé par la violence sociopolitique et, de cette manière, se préparer à envisager la réparation envers l’ensemble des victimes. Il s’agit, d’une part, de la Commission pour la vérité et la réconciliation au Pérou, créée en juin 2001 par le président Valentín Paniagua et, d’autre part, de la Commission nationale pour la réparation et la réconciliation en Colombie, créée en 2005 par le président Álvaro Uribe Vélez. L’analyse comparative de ces expériences prétend identifier les normes de réparation individuelle et collective adoptées par ces commissions, en déterminant ainsi les bases du projet politique qui, dans les deux cas, a servi de référent pour reconstruire le tissu social et réparer les dommages engendrés par la violence sociopolitique et le conflit armé interne. Le deuxième objectif de la présente étude consiste à rendre compte de la place occupée par les victimes dans le processus de lutte contre la violence sociopolitique. Cette contribution prétend ainsi enrichir le débat actuel autour des politiques de réparation qui permettent de lutter contre la violence sociopolitique et le conflit armé, au gré des avancées de la société dans un processus de construction de la paix.
2Nous utilisons l’expression « processus de lutte contre la violence sociopolitique » et non celle de « processus de transition » (« transition » des situations de conflit armé interne ou de violence structurelle vers la paix, ou « transition » des régimes autoritaires vers des régimes démocratiques) parce que cette dernière comporte une série d’implications. Premièrement, elle sous-entend que le conflit armé interne a été maîtrisé (Uprimny, Botero, Restrepo, Saffon, 2006). Deuxièmement, l’expression implique qu’un processus participatif, massif et public d’éclaircissement des faits et de démontage des structures qui ont généré la violence a été mis en place (Ceballos, 2008). Troisièmement, cela signifie que, comme conséquence de ce processus, la société a progressé dans la construction d’un consensus éthique autour du passé violent (Hayner, 2001). Celui-ci à son tour suppose un accord social sur l’identification des crimes condamnables, la dimension du dommage, l’univers des victimes, la responsabilité des crimes, les mesures de justice et de réparation auxquelles les victimes ont droit, les mécanismes et les structures qui ont engendré la violence, les réformes et les mesures nécessaires pour empêcher que de tels faits ne se répètent. Enfin, quatrièmement, cela sous-entend que l’on a avancé dans les mesures de réparation aux victimes de la violence sociopolitique. Ces deux derniers points sont des conditions nécessaires, mais non suffisantes, au processus de réconciliation en étapes de post-conflit.
3En Colombie, malgré des avancées importantes sur un certain nombre de ces points, les processus de vérité, de réparation intégrale et de construction de la paix n’en sont qu’à leurs débuts et, pourtant, force est de constater qu’ils affrontent déjà des obstacles associés à la mise en œuvre du cadre normatif qui leur a donné naissance, et ce au milieu d’un conflit armé persistant. La négociation avec des groupes armés en confrontation ouverte avec l’État est restée inachevée. En 1991, des processus de désarmement, de démobilisation et de réinsertion de quelques groupes guérilleros ont commencé à se développer et, rien que jusqu’au second semestre 2012, on a constaté des avancées dans le dialogue avec les FARC – la guérilla des Forces armées révolutionnaires colombiennes – sans qu’aient été fixés des accords de paix qui permettraient de parler de « transition ». En matière normative, durant l’année 2012, le projet de loi Cadre juridique pour la paix a fourni au gouvernement national les instruments pour une justice transitionnelle dans le secteur de la démobilisation de quelques groupes armés illégaux ; après son approbation au Sénat, il a débouché sur une réforme constitutionnelle.
4Cependant, les organisations de défense des droits de l’homme et l’Organisation des Nations unies n’ont pas tardé à apporter de nombreuses critiques à ce projet. Un de ces reproches se réfère au fait que le projet propose des mécanismes de négociation avec les groupes en marge de la loi et, en même temps, certains aménagements avantageux pour les membres de la force publique impliqués dans les violations des droits de l’homme. Or, un traitement semblable devrait être réservé aux uns et aux autres, si l’on tient compte du fait que l’État est investi de la principale responsabilité de protéger la vie et l’intégrité de tous les citoyens. Dans cette optique, dans le cadre du dispositif d’un processus politique qui cherche à renforcer l’État social de droit et à consolider la démocratie, les failles de l’État dans le devoir de protection (considérées comme des violations des droits de l’homme) ne peuvent pas faire l’objet de mesures de grâce, d’amnistie ou d’avantages.
5Deuxièmement, le projet de loi atteste du maintien de la confrontation armée et de la crise humanitaire provoquée par la dégradation du conflit interne. Bien que le rapport de l’année 2011 élaboré par le Bureau du Haut-Commissariat des Nations unies aux droits de l’homme en Colombie (OACNUDH) fasse mention d’avancées dans la promotion et la protection des droits de l’homme et évoque d’importantes initiatives législatives à cet égard, au même titre que des politiques publiques d’action contre la corruption et le dépouillement des terres, on peut observer que ce rapport signale aussi la persistance de violations des droits de l’homme et la présence d’infractions au Droit international humanitaire (DIH), phénomènes dus à l’action directe d’agents étatiques et de groupes en marge de la loi (Conseil des droits de l’homme des Nations unies en 2012). Le rapport pointe deux aspects centraux qui menacent la consolidation d’une culture et d’un régime démocratique. Premièrement, l’impunité y est pointée comme un problème structurel qui empêche la majorité de la population colombienne de jouir de ses droits. En second lieu, on y mentionne la crise humanitaire provoquée par des dynamiques qui perpétuent la violence sociopolitique. Parmi ces dynamiques, on peut observer la présence de groupes paramilitaires reconfigurés auxquels on attribue une série de menaces et d’agressions contre les défenseurs des droits de l’homme, plus précisément contre des dirigeants communautaires, des animateurs sociaux, des Afro-Colombiens, des indigènes, des syndicalistes et des journalistes. On constate également des pratiques persistantes, dans le chef de quelques agents étatiques, contre la population civile, dans le domaine des exécutions extrajudiciaires1.
6Troisièmement, la société colombienne n’a pas participé ouvertement au processus d’éclaircissement public sur les faits et les mécanismes de perpétuation et de légitimation des différentes pratiques de violences dirigées contre les acteurs sociaux stigmatisés et poursuivis, que ce soit à travers des commissions pour la vérité ou par le biais d’audiences publiques avec la participation de différents secteurs de la société civile. Au lieu de cela, l’éclaircissement de la vérité s’est centré sur les mécanismes judiciaires prévus par la loi 975 de 2005, laquelle se focalise sur les versions libres des membres de groupes paramilitaires, sans que les victimes n’aient un espace qui offrirait des garanties pour raconter leur version des faits et rendre compte des dommages causés par les coupables.
7Dans ce même point relatif à la vérité, les mécanismes extrajudiciaires ont délégué le travail de reconstruction de la mémoire historique à un groupe d’experts du secteur de la Mémoire historique, préalablement attaché à la Commission nationale pour la réparation et la réconciliation, et aujourd’hui attaché au Département pour la prospérité sociale de la Présidence de la République. Après approbation et définition d’un règlement d’application de la loi des victimes, (loi 1448 de 2011), ce travail a été délégué au Centre national de la Mémoire historique. La méthodologie utilisée dans ce groupe d’experts pour l’analyse des faits se base davantage sur des cas emblématiques – considérés comme tels à partir de critères définis par les professionnels qui constituent cette instance – que sur la construction d’une carte complète qui permettrait de construire une typologie de l’univers des crimes de lèse-humanité et des violations des droits de l’homme en Colombie. Bien que le travail d’enquête de cette instance contribue à la compréhension des causes de la violence, force est de constater qu’il n’est pas à la hauteur dans l’identification de l’univers des victimes ni dans les contributions aux sanctions des responsables, pas plus que dans l’inventaire des violations des droits de l’homme dans le sens historique ou encore dans la mesure des dommages. Pour cette raison, les processus et résultats de ce type de reconstruction de la mémoire historique ne s’articulent pas de manière adéquate avec les politiques de réparation intégrale en faveur des victimes.
8De manière synthétique, on peut avancer que la Colombie a lancé un processus de réparation au milieu d’un conflit armé, sans avoir identifié au préalable la magnitude des dommages causés dans le cadre d’un processus validé socialement et incluant la participation de tous les secteurs. Par conséquent, on peut déplorer le manque de soutien – social et politique – nécessaire pour les politiques de restitution de terres et de réparation aux victimes du gouvernement national2.
9Les normes de réparation sont principalement déterminées par deux aspects du cadre normatif interne : premièrement, le cadre légal pour la paix, qui inclut la législation pour affronter le passé et en rendre compte ; deuxièmement, le cadre juridique de prévention, d’attention, de protection, de restitution et les politiques de réparation intégrale envers les victimes du conflit armé interne. Comme on peut le constater, il s’agit de deux types de politiques publiques : d’un côté, on trouve celles qui cherchent à désarticuler les structures armées et à sanctionner les responsables des violations des droits de l’homme ; de l’autre, on retrouve celles qui cherchent à apporter une réparation aux victimes desdites violations.
10Dans le cadre de cette étude, on examine principalement les politiques de réparation envers les personnes en situation de déplacement forcé à la suite du conflit armé interne. Cela s’explique par le fait que, si l’on considère l’univers des victimes dans son ensemble, on se rend compte que ces cas représentent le plus grand nombre : au Pérou, selon le rapport du représentant du Secrétaire général des Nations Unies, Sr. Francis M. Deng (1996), présenté en complément de la résolution 1995/57 de la Commission des droits de l’homme3, entre 600 000 et 1 000 000 de personnes seraient en situation de déplacement forcé.
11Pour ce qui touche à la Colombie, l’organisation non gouvernementale Conseil pour les droits de l’homme et le déplacement (CODHES) enregistre un total d’approximativement 5 281 000 personnes déplacées à l’intérieur des frontières colombiennes (depuis 1985 jusqu’au 30 juin 2011), sur base du recensement des personnes déplacées à partir des événements rapportés par cette organisation4.
12Dans son système de recensement de la population déplacée, le gouvernement national inclut seulement les déclarations pouvant bénéficier de l’attention de l’État, et avance un nombre significativement inférieur aux chiffres évoqués par le CODHES. Le gouvernement national enregistre 3 692 783 personnes en situation de déplacement du 1er janvier 1997 au 30 juin 2011, année durant laquelle le système de recensement officiel (administré jusqu’au 1er janvier 2012 par Action sociale de la présidence) a commencé à être opératoire. Le Haut-Commissariat des Nations unies pour les réfugiés (ACNUR) considère que la Colombie est le pays au monde qui comporte le plus grand nombre de personnes déplacées à l’intérieur de ses frontières à cause de la violence, et estime ce chiffre à plus de trois millions (ACNUR, 2010).
13En tenant compte de la gravité et de la magnitude du phénomène de déplacement en Colombie, on peut dire que la réparation matérielle envers la population en situation de déplacement forcé fait partie des processus de reconstruction nationale ; par conséquent, elle détermine la viabilité de la paix à long terme. Les avancées en matière de restitution de terres apportées par la loi 14448 de 2011 constituent une base pour la réparation matérielle.
14Ce chapitre est divisé en trois parties. La première identifie les standards de réparation adoptés par la Commission de vérité et de réconciliation (CVR) au Pérou et par la Commission nationale pour la réparation et la réconciliation (CNRR) en Colombie. Pour réaliser cet objectif, nous nous basons sur le concept de réparation intégrale issu des normes internationales, pour identifier ensuite jusqu’à quel point le cadre juridique adopté par les deux pays et les mécanismes mis en œuvre pour l’appliquer dans des processus de transition ou d’approfondissement démocratique s’ajuste à ces « types idéaux ». Dans la seconde partie, nous examinons les développements normatifs internes, préalables ou postérieurs aux commissions de Colombie et du Pérou, sur base des standards ou des référents pour une politique nationale de réparation. Enfin, des conclusions clôturent cette analyse comparative.
2. Standards universels de la réparation intégrale envers les victimes de conflits armés internes
15La « justice transitionnelle » comprend une série de mesures qui modifient le cadre normatif d’un pays dans le but de faciliter le passage d’un régime dictatorial à la démocratie, ou pour que la fin d’un conflit armé se traduise en termes de conditions durables pour la paix et la stabilité nationale. Le grand défi des mesures adoptées dans le cadre de la justice transitionnelle est de garantir qu’elles s’appliquent aux cas de violation des droits de l’homme et aux crimes contre l’humanité, dans le but de mettre en place des processus réels de désarmement, de démobilisation et de réinsertion des groupes en marge de la loi.
16Le rapport final de 1997 du Rapporteur spécial, Louis Joinet, chargé de rédiger une étude sur la question de l’impunité des auteurs des violations des droits de l’homme (rapport E/CN.4/Sub.2/1997/20/Rev.1 contenant en annexe un Ensemble de Principes pour la protection et la promotion des droits de l’homme par la lutte contre l’impunité)5 constitue le premier référent pour l’accès à la vérité, à la justice et à la réparation durant les périodes de transition. La norme internationale qui se dégage du Statut de la Cour pénale internationale (CPI), plus connu sous la dénomination de Statut de Rome, promulgué par la Conférence diplomatique des Nations unies en 19986 est le second référent. Ces deux documents consacrent l’indivisibilité du droit à la vérité, à la justice et à la réparation intégrale.
17Pour ce qui a trait aux dommages subis par les victimes, le plus haut standard établi par la norme internationale en vigueur au sujet de la réparation intégrale comporte un volet individuel et un volet collectif. Dans la perspective individuelle, la réparation envers les victimes de violations des droits de l’homme et d’infractions au droit international humanitaire concerne les champs suivants : 1) la restitution des conditions initiales dans lesquelles se trouvait la personne avant que ses droits ne soient bafoués ; 2) l’indemnisation versée par l’État en réparation des dommages ou préjudices causés à la victime ; 3) la réhabilitation, qui comprend des programmes ou des politiques spécifiques en vue de garantir le processus d’attention à la santé mentale et physique des victimes et de leurs familles ; 4) une évaluation de satisfaction et 5) les garanties de non répétition.
18Dans ces documents, on souligne l’importance du caractère public de la vérité, comme préalable sans lequel une réparation intégrale n’est pas possible. On souligne également l’importance du caractère symbolique et réparateur de l’éclaircissement des faits de violence, de la participation des victimes dans ces processus, de l’identification et de la sanction des coupables, de la reconnaissance par l’État et les responsables devant la société des faits et effets de victimisation. Ces mesures revêtent une importance politique dès lors que leur but est la réparation collective des victimes. Si l’on considère la nécessité d’assainir les blessures du passé pour parvenir à une cohabitation pacifique et à un nouveau pacte social axé sur une réconciliation nationale basée sur la reconnaissance authentique des dommages occasionnés et des impacts subis par les victimes, ces processus acquièrent même une force historique essentielle.
19Enfin, on peut mentionner, entre autres, les mesures de prévention et les garanties de non-répétition des violations des droits de l’homme et des infractions au DIH, parmi lesquelles figurent la limitation de la juridiction des tribunaux militaires, le renforcement de l’indépendance de la branche judiciaire, et la réforme des lois qui permettaient ou contribuaient à la violation des droits de l’homme.
3. La juste mesure de la réparation
20La CNRR en Colombie et la CVR au Pérou ont dû affronter des particularités du processus de transition qui ont rendu difficile l’atteinte des objectifs fixés pour la réparation intégrale. Ces particularités sont issues des contextes des gouvernements civils en place qui garantissent des droits constitutionnels minimums – au moins sur le papier – en vertu d’une soi-disant reconnaissance officielle des libertés démocratiques. Cependant, cette relative stabilité du régime constitutionnel contraste avec l’instabilité politique au milieu de laquelle sont nées les commissions dans les deux pays. Pour le cas de la Colombie, on peut évoquer la persistante crise humanitaire et le conflit armé interne qui la génère, ainsi que les scandales de collaboration des membres du gouvernement national, de la force publique, des congressistes, des conseillers, des maires, des gouverneurs et membres des assemblées départementales, avec des groupes armés en marge de la loi, principalement des paramilitaires7. Ces liens entre les politiques et les groupes paramilitaires ont été confirmés par les déclarations de l’ancien chef paramilitaire Salvatore Mancuso, en 2003, lorsqu’il a affirmé que 35 % des membres du Congrès étaient au service des politiques de ces structures en marge de la loi.
21Au Pérou, on peut évoquer la chute du gouvernement d’Alberto Fujimori, en 2000, après les scandales pour fraude électorale et corruption ; la persistance d’actions isolées des membres encore actifs de la guérilla du Sendero Luminoso qui, aujourd’hui, continuent à causer des déplacements forcés à petite échelle, et à pratiquer le recrutement forcé et le blocage des routes, malgré la chute de la majorité de ses leaders durant les années 1990 (Global IDP Project, 2004 : 3).
4. Le cas colombien
22En Colombie, le processus de désarmement et de démobilisation des groupes paramilitaires autodésignés Autodéfenses unies de Colombie – initiative du gouvernement d’Álvaro Uribe Vélez (2002-2006) – a été critiqué par les organismes intergouvernementaux et par des organisations sociales et de défense des droits de l’homme, aussi bien nationales qu’internationales, depuis le début même des « négociations ». Les irrégularités de ce processus ont été amplement dénoncées par la Mission d’appui au processus de paix avec les groupes paramilitaires de l’Organisation des États américains (MAPP/OEA, 2006) et par le Bureau du Haut-Commissariat des Nations unies pour les droits de l’homme dans le rapport annuel pour la Colombie (OACNUDH, E/CN.4.2006/9 : 71).
23La CNRR est apparue dans un contexte complexe particulièrement marqué par l’ambiguïté morale et par la corruption politique, et ce l’année où l’opinion publique apprenait que le Ministère public diligentait une enquête visant le chef de la campagne politique d’Álvaro Uribe Vélez durant les élections présidentielles de 20028, afin de faire la lumière sur une fraude électorale et sur la nature de ses liens avec les groupes paramilitaires. Selon l’OACNUDH (id. : 64), la crise humanitaire en Colombie s’est accentuée malgré les négociations du gouvernement d’Álvaro Uribe avec les groupes paramilitaires. La fragilité de ce processus transitionnel est notamment due au fait que les garanties électorales ont été menacées durant les années 2002, 2003, 2005 et 2006, autant par les actions de la guérilla des Forces armées révolutionnaires de Colombie (FARC) que par les pressions et agressions des groupes paramilitaires qui persistaient dans leur intention de participer à la politique (PNUD, 2006).
24Dans ces contextes, les standards de réparation aux victimes de violations des droits de l’homme et du droit international humanitaire (DIH) ont été soumis à de fortes pressions orchestrées par la communauté internationale et par l’opinion publique nationale, en plus des attentes des personnes affectées directement par les conflits armés prolongés, qui espèrent l’application des politiques de réparation dans le cadre national. La CNRR a été créée par la loi 975 de 2005 – loi Justice et Paix – et son décret réglementaire 4760 de 2005, lesquels constituent le cadre juridique pour le processus de démobilisation des Autodéfenses unies de Colombie. Dans ces dispositions légales, les termes de la réparation intégrale sont définis en tenant compte des cinq composants contenus dans le Statut de Rome de la Cour pénale internationale : l’horizon éthique de la mission de réconciliation est ainsi précisé. Dans la feuille de route de la CNRR, quatre principes fondamentaux sont signalés : transparence, intégrité, indépendance et autonomie.
25La CNRR a défini la réparation collective en termes de reconstruction psychosociale des populations affectées et en termes d’actes de réparation symbolique, lesquels visent à remédier au préjudice moral. La réparation individuelle comprend la restitution, l’indemnisation, la réhabilitation, la satisfaction et les garanties de non-répétition. Cependant, le cadre juridique établi par la loi Justice et Paix et la CNRR se focalise quasi exclusivement sur la réparation économique des dommages matériels, et ce par la remise des biens obtenus de manière licite ou illicite par les responsables des faits qui, eux, voudraient se prévaloir des avantages prévus par la loi 975 de 20059. Les législations pénale et civile prévoient respectivement différents mécanismes de réparation envers les victimes d’un délit. Cette réparation a principalement pour objet l’obtention de l’indemnisation économique à charge des auteurs matériels et intellectuels du délit, à condition qu’ils aient été déclarés coupables par l’autorité judiciaire compétente et qu’une condamnation respective s’impose (CNRR, 2006 : 5).
26Comme on peut le constater, l’accès à la réparation intégrale pour l’ensemble des victimes est très limité dans la mesure où il est tributaire des résultats de l’enquête pénale sur le responsable des dommages :
La victime a le droit de solliciter la réparation intégrale une fois qu’aura été déclarée légale l’acceptation des accusations qui pèsent sur le coupable par la Chambre du Tribunal suprême du district judiciaire (art 23).
27Cela signifie qu’hormis les mécanismes dont dispose la justice ordinaire, il n’y a pas de politique de réparation intégrale applicable dans le cadre national.
28La loi 1448 de 2011 essaie de combler les lacunes de la loi antérieure, en établissant les mesures de restitution des biens à la population qui aurait subi le déplacement forcé pour des faits signalés à partir du 1er janvier 1991. Cette définition exclut une grande partie de la population victime de la violence sociopolitique depuis le commencement des processus de migration forcée et massive signalés durant la deuxième moitié du xxe siècle. En outre, la définition de victime renvoie aux faits de victimisation produits à partir du 1er janvier 1985, et ne traite pas des violations des droits de l’homme et des crimes de lèse-humanité commis avant cette date et situées hors du conflit armé interne.
29D’un autre côté, certains aspects fondamentaux de la réparation collective tels que la déclaration publique rétablissant la dignité des victimes et des personnes leur étant associées (art. 45.2 de la loi 975 de 2005), la reconnaissance publique des coupables d’avoir causé des dommages aux victimes, la déclaration publique de repentir, la demande de pardon aux victimes et la promesse de ne pas répéter les faits commis, de ne pas justifier ou légitimer des conduites punissables (art. 45.3) n’ont pas été respectés. Au contraire, les rapports des organismes nationaux et internationaux chargés de la défense et de la promotion des droits de l’homme ont signalé la récidive de groupes démobilisés dans des activités illicites et la formation de nouveaux groupes, en qualifiant de « faible » le processus de réinsertion des paramilitaires10.
30En troisième lieu, bien que le décret réglementaire 4760 de 2005 ait stipulé que ceux qui récidivaient dans des activités délictueuses perdraient les avantages pénaux (peines alternatives) prévus par la loi Justice et Paix, et malgré le fait que l’on continue à constater des pratiques de victimisation et de re-victimisation, on peut observer que rien n’a changé dans les politiques de sécurité qui associent les réinsérés issus des groupes paramilitaires dans des activités de police civique, en méconnaissant le risque que cela représente pour la population civile dans des régions où, avant la démobilisation, ces mêmes personnes avaient utilisé la terreur comme méthode de contrôle politique et social (OACNUDH, E/CN.4/2006/9 : 72).
31La question de la continuité de la juridiction militaire, posée initialement par l’actuelle loi de réforme de la justice du gouvernement national de Juan Manuel Santos, interroge au premier chef la prétendue « transition » vers la paix. En lieu et place d’une juridiction militaire, le gouvernement devrait promouvoir une structure au sein de laquelle les crimes commis par les agents étatiques, dans le cas des forces militaires, seraient jugés par les tribunaux de la justice ordinaire.
32En dépit des progrès qui se dégagent de l’arrêt T-024/04 de la Cour constitutionnelle, le rapport des Nations unies réalise une bonne synthèse des limites de la gestion de la CNRR en termes de vérité, de justice et de réparation. À propos de l’éclaircissement de la vérité, nous pouvons lire :
La loi établit la création d’une Commission nationale de réparation et réconciliation. Celle-ci, bien qu’elle possède de très nombreuses et différentes fonctions, ne peut compter que sur peu d’attributions légales pour prendre des décisions en faveur du droit des victimes à la vérité, à la justice et à la réparation intégrale. Bien que soit comprise parmi ses facultés celle de présenter un rapport public sur les raisons de l’apparition et de l’évolution des groupes armés illégaux, ce rapport n’est pas apte à garantir de manière adéquate que les principes internationaux en matière de droit à la vérité soient respectés.
33Enfin, le rapport se montre sceptique quant à l’indépendance de la CNRR étant donné que ses membres font partie du Haut Gouvernement et que les représentants de la société civile ont été élus par le président de l’époque, à savoir Álvaro Uribe Vélez. D’un autre côté, le rapport déplore un déficit de représentativité des victimes dans cette commission (on n’y retrouve aucune victime représentante des organisations des déplacés). Enfin, il faut ajouter que, si une des tâches de la CNRR consiste à superviser les mesures de réparation qui ont commencé à se mettre en place sans que l’on ait au préalable avancé efficacement dans la recherche de la vérité, cela implique que ces standards judiciaires pourraient déjà être obsolètes, compte tenu des nécessités réelles du pays en matière de droits humains au fondement d’une véritable transition vers la paix.
5. Le cas péruvien
34Au Pérou le processus de la CVR a été différent.
35En premier lieu, malgré le fait que la CVR ne possédait pas non plus d’attributions légales, pas plus qu’elle n’était investie de fonctions judiciaires, elle a désigné une entité pour contrôler le suivi de ses recommandations par le biais des projets de loi 7045 et 6857 de 2003, et ce, dans le but de réguler le fonctionnement du Conseil national de réconciliation. De cette manière, indépendamment de l’orientation du gouvernement national, elle garantissait la continuité des politiques de réparation en établissant ces critères sur base de l’enquête préalable sur les faits produits durant une vingtaine d’années de conflit armé interne. Le Plan intégral de réparations de la CVR, mentionné dans son rapport final et présenté en 2003, constitue le résultat de ce processus durant lequel la Commission s’est penchée sur approximativement 17 000 témoignages et a considéré comme constitutive de son approche différentielle l’inclusion des versions sur le passé réalisées dans des langues différentes de l’espagnol, en réservant un espace primordial à l’approche différentielle du genre et de l’ethnie.
36La CVR vise à enquêter et à rendre publique la vérité sur les vingt années de violence politique dans lesquelles le Pérou s’est engagé à partir de 1980. Elle poursuit l’objectif d’établir des profils de crimes de lèse-humanité et de violations des droits de l’homme, cherche à déterminer quels ont été les groupes et les entités sociales, économiques et politiques, engagés dans des faits de violence, et s’attache à définir leur responsabilité. De la même manière, dans le cadre de sa mission, la CVR a examiné l’importance d’élaborer une évaluation de la magnitude de la violence, mesurée en termes de nombre de personnes affectées et en termes d’impact du conflit dans les différentes dimensions de la société péruvienne. Ce mandat a permis de pouvoir bénéficier d’une perspective plus ample de la problématique analysée, ce qui a contribué à la conception des critères utilisés pour la réparation envers les victimes et ce qui a permis de les ajuster aux standards internationaux en matière de droits de l’homme. Les analyses réalisées pour classer les faits de violence dans des catégories de crimes et de violations, ainsi que pour déterminer les responsabilités au cas par cas, se sont conformées aux critères établis par le Statut de Rome de 1998 – elles se basent sur la théorie du contrôle de l’acte et des moyens utilisés par le pouvoir – et recommandent aux juges et aux procureurs d’interpréter les faits en tenant compte de cette norme internationale.
37En second lieu, depuis le début, la CVR a établi des objectifs à long terme pour le processus de réparation intégrale, en fixant un horizon de réconciliation et en interrogeant le gouvernement sur la question des réformes structurelles qui permettraient d’atteindre cet horizon :
La CVR propose que le grand horizon de la réconciliation nationale soit celui de la pleine citoyenneté pour tous les Péruviens et toutes les Péruviennes. À partir de sa mission de promouvoir la réconciliation nationale et de ses enquêtes réalisées, la CVR envisage la réconciliation comme un nouveau pacte fondamental entre l’État et la société péruvienne, ainsi qu’entre tous les membres de la société (CVR, 2004 : 465).
38De manière synthétique, on peut avancer que la réconciliation s’assimile à l’élimination des pratiques de discrimination qui ont donné lieu au conflit armé au Pérou ; en d’autres termes, la CVR du Pérou a plaidé pour une politique publique afin de résoudre les causes structurelles du conflit.
39En troisième lieu, l’ensemble des recommandations de la CVR pour aboutir à la réconciliation prévoit d’amples réformes institutionnelles. Parmi ces réformes se posent les questions du contrôle civil sur le renseignement militaire, du renforcement de l’indépendance et de l’autonomie de l’administration de la justice, du respect de la procédure, du respect des droits de l’homme, ainsi que des changements fondamentaux dans le système pénitentiaire. Ces recommandations ont contribué à la réflexion sur les garanties de non-répétition et ont aidé à légitimer la nécessité de créer une institution responsable de la supervision de ces politiques.
40En quatrième lieu, depuis le début, le Plan intégral de réparations a notamment envisagé les aspects suivants : les réparations symboliques, les réparations en matière de droits économiques et sociaux (santé et éducation, spécifiquement), la restitution des droits des citoyens à partir d’une approche de discrimination positive comportant des accès préférentiels pour les victimes, le Programme de réparations économiques et le Programme de réparations collectives, le Plan d’investigations anthropologico-légistes, la protection de l’information. De manière synthétique, depuis le début du processus, ces standards ont fixé un horizon de changement structurel plus élargi que celui de la Colombie. En effet, le cadre normatif colombien a soumis la réparation à de multiples processus judiciaires et a rendu la restitution tributaire de la constatation du dépouillement comme réalité juridique.
41Dans le cas péruvien, la réparation intégrale ne s’est pas focalisée sur l’aide économique aux victimes et aux membres de leurs familles ni sur la restitution de biens matériels. En revanche, elle a rendu possible l’accès aux droits économiques et sociaux d’une manière plus large où l’approche différentielle est considérée comme la base de la conception des politiques de réparation intégrale. En guise d’exemples de cette approche de réparation, on peut citer la reconnaissance des droits collectifs des communautés indigènes et, depuis le début, la place particulière réservée aux femmes, à partir d’une perspective de genre.
42Malgré ses points forts et ses avancées par rapport à l’expérience colombienne en matière de réparation envers les victimes de la violence sociopolitique, l’expérience péruvienne montre également plusieurs lacunes. Certains manquements sont notamment apparus lors de la création du Comité consultatif des victimes de la violence proposé dans le rapport de la CVR ; la création de ce comité, formé de sept représentants des victimes de crimes et de violations des droits de l’homme désignés par le président de la République, a permis de pointer des problèmes identiques à ceux rencontrés précédemment en Colombie : manque d’indépendance, faible taux de représentativité et de participation active des divers secteurs affectés.
43En cinquième lieu, le financement garantissant le fonctionnement du Conseil national de réconciliation a suivi un schéma similaire à celui de la CNRR et du Fonds d’indemnisation des victimes en Colombie (argent issu de la coopération internationale et ressources non spécifiées dérivées du budget de la nation). Mais, au Pérou, les mesures de réparation, qui ont été adoptées postérieurement à celles de la Colombie, ont pu compter sur des allocations budgétaires spécifiques et ont été reprises dans les différentes entités étatiques comme faisant partie d’une politique intégrale de réparation. Les avancées précédentes en matière d’attention aux victimes ont été approfondies. Le Plan d’appui au repeuplement, par exemple, avait créé en 1996 un registre provisoire d’identité pour les déplacés, et en 2003, il avait déjà enregistré approximativement 700 000 sans papiers (Global IDP Project, 2004 : 6).
44En mai 2004, la nouvelle loi sur les déplacés internes au Pérou est entrée en vigueur. Celle-ci reconnaît la situation particulière des personnes victimes du déplacement forcé interne. Elle a été adoptée suite aux recommandations de la CVR, et reflète les normes internationales des Principes directeurs de l’ONU relatifs aux déplacements internes. Le Ministère de la femme et du développement social a été désigné pour appliquer cette loi en coordination avec d’autres autorités, et le président Toledo a signalé que « La loi devait fournir une compensation à tous les Péruviens affectés par le déplacement interne à l’intérieur du conflit armé ». Pour mener à bien cet objectif, cette loi a consigné la nécessité de développer une base de données contenant l’information recueillie sur les personnes rapatriées ou déplacées de manière interne.
45En résumé, le développement d’un cadre normatif interne comprenant des mesures de réparation intégrale aux victimes du conflit armé au Pérou a vu le jour à la suite du processus de recherche de la vérité promu par la CVR. Ce développement législatif est le résultat de l’importance que la mission officielle de la CVR a octroyé au suivi de ses recommandations. Il est également important de considérer que ce processus a commencé dans une étape transitionnelle, c’est-à-dire lorsque le conflit armé interne s’est achevé.
46Dans le cas péruvien, on peut également pointer une série de difficultés similaires à celles rencontrées en Colombie à l’heure d’appliquer ces standards de réparation intégrale. À titre d’exemple, on peut dire que les mesures de réparation morale et symbolique sont rares ; citons notamment la reconnaissance publique de la responsabilité et la demande publique de pardon dans l’intérêt du rétablissement de la dignité des victimes des forces armées. Dans le même sens, on peut affirmer qu’à l’heure actuelle, au Pérou, les avancées dans la modification des structures sociales à l’origine de l’exclusion des secteurs sociaux – paysans et indigènes, principalement – historiquement en position de victimes, n’ont pas été significatives, alors qu’elles avaient été formellement envisagées, dans la mesure où des inégalités sociales persistent (Del Pino, Jelin, 2004). Les processus de retour de la population déplacée se sont produits sans accompagnement ni suivi de l’État, et actuellement, on ne dispose pas d’information précise sur le statut juridique ni sur la situation des biens abandonnés par la population déplacée.
6. Conclusion
47L’analyse ci-dessus permet de mettre en évidence deux points essentiels concernant les standards de réparation intégrale en Colombie et au Pérou. En Colombie, les standards de réparation adoptés par la Commission nationale de réparation et de réconciliation (CNRR) se sont appuyés sur ce qui était stipulé dans le cadre juridique pour réguler le processus de démobilisation et de réincorporation des Autodéfenses unies de Colombie (AUC) (loi 975 de 2005 et les décrets réglementaires qui se dégagent de cette loi). À cet égard, la grande faille a été de méconnaître le cadre juridique et légal antérieur, considérablement plus large que le cadre juridique adapté à quelques cas spécifiques et dont les particularités ont généré d’énormes limitations et d’importants dérèglements en matière d’application et de respect des standards internationaux, destinés à venir en aide aux victimes du déplacement forcé interne11.
48Cela implique une faille fondamentale encore plus grave : en Colombie, depuis le commencement, la CNRR a adopté des paramètres de réparation qui ne résultent pas d’un processus réel de recherche de la vérité, aussi bien sur un plan historique que judiciaire. Ce processus n’a commencé qu’après la mise en place des mesures de réparation, et d’une manière assez limitée. La CNRR, représentée par le Groupe de la Mémoire historique, a focalisé ses recherches sur une série de cas emblématiques ; l’équipe de recherche était constituée d’académiques et d’intellectuels sélectionnés par le gouvernement. Malgré sa compétence professionnelle, cette équipe n’a pas pu assumer une position totalement indépendante du gouvernement national.
49Comme on l’a dit précédemment, le cas de la Commission de la vérité et de la réconciliation (CVR) du Pérou contraste avec le cas colombien, dans la mesure où la CVR péruvienne s’est appuyée sur les standards développés dans les normes internationales stipulées par le Statut de Rome de la Cour pénale internationale. La législation interne a adopté postérieurement les recommandations de la CVR pour élaborer la loi sur les déplacés internes de 2004, et pour assurer le suivi du rapport final de la Commission de la vérité. Ces développements du cadre juridique interne ont découlé du processus de recherche d’éclaircissement historique de la vérité et des recommandations de la CVR.
50De manière synthétique, en tenant compte des avancées et des lacunes de ces deux expériences latino-américaines, on peut affirmer qu’il n’est pas possible de mener à bien un processus de réparation intégrale cohérent avec les demandes et les nécessités des victimes dans des sociétés affectées par la violence sociopolitique à la base des conflits armés internes, sans qu’un processus de vérité préalablement établi permette de comprendre le caractère structurel d’une telle violence.
51Prenons d’abord le cas de la Colombie, où des standards de réparation ont été établis. Dans une large mesure, ceux-ci dépendent du pouvoir discrétionnaire des bourreaux (membres des groupes armés en marge de la loi qui se sont réfugiés derrière la loi Justice et Paix ; dans le contexte particulier de cette loi, il s’agissait majoritairement des groupes paramilitaires). En outre, les standards de réparation dépendent des condamnations en provenance d’un appareil judiciaire, qui se caractérise ici par un taux d’impunité élevé dès lors qu’il exclut les réparations des dommages causés par des agents de l’État. Il n’existe pas non plus de processus d’éclaircissement public de la vérité. C’est pourquoi on peut dire que cette loi ne respecte en rien les standards internationaux en matière de protection des droits et des garanties constitutionnelles des victimes.
52Au Pérou, la situation inverse s’est produite : la politique de réparation s’est élaborée à partir du rapport de la Commission de la vérité, avec les limites pratiques que peut impliquer un programme qui prétend protéger toutes les victimes du déplacement forcé.
53Quelques failles communes ont été mises en évidence durant les processus de formation des commissions pour les cas mentionnés. Par exemple, la présence marginale des organisations de victimes dans ces deux commissions. D’une certaine manière, cela pourrait s’expliquer par le fait que, dans les deux cas, les conditions pour garantir la sécurité des plaignants n’ont pas été significativement améliorées, et ceci en raison de la polarisation politique, des niveaux d’infiltration des groupes para-étatiques dans les structures de l’État et de la fragmentation du tissu social. En d’autres termes, cela s’est produit parce que les États – colombien et péruvien – ne pouvaient pas offrir des garanties de non-répétition aux victimes, aux survivants et aux témoins, entre autres. Il faut aussi ajouter que les gouvernements nationaux ont maintenu un contrôle très important sur les commissions qu’ils ont nommées – la CNRR et la CVR – et ont limité les portées juridiques et politiques des résultats de leurs enquêtes menées dans des contextes de crises politiques et humanitaires qui ne peuvent être considérées comme résolues. Dans le cas colombien, ils mettent en évidence que la société n’est pas encore engagée dans un contexte transitionnel.
54En guise de synthèse, on peut dire que le grand défi pour les gouvernements et les sociétés en transition vers la paix, qui visent la réconciliation et la réparation intégrale, au-delà de la réparation aux victimes – personnes, familles et communautés affectées directement par la violence sociopolitique – durant des conflits armés internes de longue durée, est de parvenir à mettre en place des changements structurels qui protègent la société dans son ensemble. Cela garantira la viabilité des conditions politiques, économiques et culturelles, car elles seront ancrées dans l’équité, la dignité et la justice sociale, seules capables de garantir la paix.
Notes de bas de page
1 Jusqu’en août 2011, l’Unité nationale des droits de l’homme du Ministère public avait recensé un total de 1 622 cas de présumés homicides attribués à des agents de l’État. Ces homicides impliquaient 3 963 membres de la force publique et 148 condamnations avaient été proférées.
2 Avant l’approbation de la loi 1448 de 2011, les estimations du gouvernement quant au dépouillement et à l’abandon forcé des terres, oscillaient entre cinq et six millions d’hectares (ces chiffres incluaient les registres officiels des biens abandonnés depuis 2004 jusqu’en 2010) ; il faut noter que ce chiffre est semblable à celui présenté par la Commission pour le suivi de l’arrêt T-025 sur le déplacement forcé. Le nouveau rapport du Programme de protection des terres et du patrimoine de la population déplacée (PPTP) de janvier 2011 permet de dire que le total des terres abandonnées en raison d’un déplacement forcé dépasse les huit millions d’hectares, ce qui correspond à 280 000 terrains. Cela représente approximativement 10 % des terrains du registre cadastral du pays et ce calcul inclut les registres antérieurs à 2004 (González Posso, 2012).
3 Présenté devant la 52e session du Conseil économique et social des Nations Unies, E/CN.4/1996/52/Add.1, 1er avril 1996. Le rapport de la Commission de la vérité présenté en août 2003 fait mention de 600 000 personnes déplacées.
4 Cela signifie que, si une même personne est déplacée plusieurs fois, il est probable qu’elle soit également incluse plusieurs fois dans le calcul, étant donné qu’il ne s’agit pas d’un recensement de la population déplacée.
5 Appelé Ensemble de Principes Joinet.
6 La CPI est le tribunal international chargé d’enquêter et de poursuivre les individus accusés de commettre des génocides, des crimes contre l’humanité et des crimes de guerre. La juridiction de la CPI s’étend sur les acteurs étatiques et non étatiques, tels que les groupes rebelles et les organisations paramilitaires.
7 Selon l’ONG INDEPAZ, en date du 27 avril 2012, deux congressistes, parmi la totalité des élus pour la période 2010-2014, avaient été arrêtés en raison de leur participation ou de leur appui à des groupes paramilitaires ; neuf faisaient l’objet d’une enquête ; quinze avaient hérité des votes de l’un ou l’autre congressiste impliqué dans les enquêtes pénales pour appui à ces groupes. En ce qui concerne la période 2006-2010, seize congressistes faisaient l’objet d’une enquête et vingt-sept ont été arrêtés (sur un total de quarante-trois). [En ligne] http://www.indepaz.org.co/?p=2014, consulté le 14 mai 2012.
8 « Le premier procès contre Jorge Noguera, ancien chef de campagne d’Alvaro Uribe Vélez, alors candidat à la présidentielle, a commencé en 2005. Durant la présidence d’Alvaro Uribe (2006-2011), il fut nommé directeur du Département administratif de sécurité (DAS), organe qui dépendait directement du président de la République, et qui fut dissous sur ordre de l’actuel président Juan Manuel Santos. En 2011, la Cour Suprême de Justice a reconnu l’ancien directeur du DAS coupable de quatre délits (entre autres, de l’homicide du professeur Alfredo Correa De Andreis, et de liens avec des groupes paramilitaires) et l’a condamné à vingt-cinq ans de prison pour ces motifs » (voir « Procesan a ex-jefe de inteligencia » [ « On poursuit l’ancien chef des Services de renseignements »] de BBC Mundo.com, version électronique du 23 novembre 2006.
[En ligne] http://news.bbc.co.uk/hi/spanish/latin_america/newsid_6175000/6175290.stm
9 L’information des listes livrées par le gouvernement national au ministère public, comportant les noms des personnes faisant partie des AUC qui se soumettraient à la Loi Justice et Paix (2 600 anciens combattants), ne correspond pas à l’information que cette entité possède sur le nombre de personnes qui ont ratifié cette décision (moins de vingt). Voir « La verdad con cuentagotas no nos hace bien, dice el Comisionado de Paz Luis Carlos Restrepo » [ « La vérité au compte-gouttes ne nous vaut rien de bien, dit le Commissaire à la paix, Louis Carlos Restrepo »] dans Eltiempo.com/justicia, version électronique du 3 décembre 2006. [En ligne] http://www.eltiempo.com/justicia/2006-12-03/ARTICULO-WEB-NOTA_INTERIOR-3351348.html.
10 Le dernier rapport de l’ONG INDEPAZ (2012) montre que, pour l’année 2011, on a signalé approximativement quarante structures paramilitaires dans le pays, présentes dans 406 municipalités de trente et un départements. Il s’agit d’une augmentation par rapport à l’année 2008, année durant laquelle on enregistrait la présence de ces groupes dans 259 municipalités de trente et un départements.
11 Arrêt T-025 de la Cour constitutionnelle de Colombie sur le rétablissement des droits des victimes du déplacement forcé interne, loi 387 de 1997 sur la politique d’attention au déplacement forcé interne pour cause de violence, Document CONPES 3400 datant de novembre 2005, Document CONPES 2804 de 1995, Document CONPES 3057 de 1999, Décret 2569 de 2000, Décret 173 de 1998, Décret 951 de 2001, Décret 2007 de 2001.
Auteur
Professeure, membre du Programme Écologie historique et mobilité humaine de l’Université nationale de Colombie, membre du Groupe M Memoria (Bogota).
Mail : mceballos2000@yahoo.com ; mceballos@sdp.gov.co
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