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Construire la mémoire au milieu du conflit armé

Défis pour la Colombie d’aujourd’hui

p. 79-92


Texte intégral

La mémoire d’un pays marqué par le conflit suggère l’existence de tensions multiples, d’un passé non linéaire, dans lequel s’entremêle une grande diversité de frictions, de fractures et d’actions de créativité démesurée qui subvertissent l’oubli imposé et se reconstruisent sur la scène de la résistance (Maya, 2008).

1. Présentation

1L’objectif du présent chapitre est d’analyser les processus de reconstruction de la mémoire collective et de la mémoire historique dans le contexte de la violence sociopolitique en Colombie, et les défis qu’impliquent ces processus dans un contexte non transitionnel1.

2Cette analyse exige d’aborder les implications de la violence sociopolitique dans la société colombienne et de tenir compte du fait que les dynamiques de stigmatisation, fondées sur des logiques de « nettoyage social » soutenues ou consenties par l’État, ont affecté principalement les secteurs liés à l’opposition politique, notamment les organisations et mouvements sociaux2 qui promeuvent la défense des droits de l’homme, et les secteurs sociaux non organisés qui ont été marginalisés au cours de l’histoire.

3Il est important d’adopter une perspective psychosociale (Grupo pro Reparación Integral, Groupe pour la réparation intégrale, 2008) et de tenir compte du caractère historique des pratiques de violation des droits de l’homme, aussi bien en Colombie que dans d’autres pays latino-américains, pour analyser les répercussions individuelles et collectives des actions systématiques qui conduisent à la victimisation de certains acteurs et à la non-reconnaissance de ces victimes en tant que sujets de droits, dans le cadre de sociétés affectées par la violence sociopolitique. Comme l’écrit Ignacio Martín Baró (1990), la naturalisation des pratiques basées sur la terreur, à savoir le signalement et la persécution de ceux qui osent revendiquer les droits de l’homme et dénoncer les violations commises par les États, se reflète dans la mentalité fataliste avec laquelle les grandes masses qui forment les pays latino-américains ont assumé leurs réalités politique et sociale. C’est une mentalité qui se nourrit du désespoir et de l’impuissance apprise de génération en génération, et qui produit des sociétés fragmentées et polarisées, dans lesquelles les individus ne s’identifient pas à leur propre histoire de spoliation, de négation et de destruction, et, dans cette mesure, n’essaient pas de récupérer collectivement leur mémoire, de donner un nouveau sens à leur passé et de transformer le présent.

4De ce point de vue, l’un des obstacles en Colombie à la construction de la mémoire collective et de la mémoire historique en contexte de conflit est la difficulté qu’éprouvent les mouvements sociaux à convoquer une action collective, en raison de divers facteurs culturels et psychosociaux qui génèrent l’indifférence, l’oubli et l’impunité.

5Ces facteurs sont liés, en première instance, aux mécanismes arbitraires de répression et de contrôle politique et social, qui engendrent une terreur généralisée ; en deuxième lieu, à l’inefficacité du système judiciaire et à son manque consécutif de crédibilité sociale ; finalement, à l’usure des stratégies discursives de dénonciation. Ces stratégies, dans une situation caractérisée par la méfiance et par une sensation généralisée de vulnérabilité, loin de sensibiliser les personnes par rapport à leur propre réalité, suscitent souvent une réaction collective tout à fait opposée, à savoir une réaction de négation de la réalité qui s’exprime par une rupture des liens sociaux, et empêche ainsi l’identification et l’empathie à la douleur de ceux qui sont directement affectés par la violence. Il s’agit d’une réaction qui, selon Elizabeth Lira (2000), se présente comme une réponse à une espèce de saturation de l’horreur au milieu de la terreur, qu’elle soit consciente ou inconsciente.

6Actuellement, la Colombie affronte l’une des plus graves crises humanitaires de toute la planète. Durant les vingt-cinq dernières années, plus de 4 500 000 personnes de ce pays ont été déplacées. Selon les estimations, depuis 1989, plus de 51 000 personnes ont été portées disparues et, durant les onze dernières années, 23 000 personnes ont été séquestrées3. Dans son rapport de janvier 2011, le Parquet général de la nation a signalé 173 183 cas d’homicides, 1 597 massacres et 34 467 disparitions forcées perpétrées par des groupes paramilitaires, pour la période 2005-2010. Au cours de ces années, les hautes instances du gouvernement assuraient que ces structures avaient été démobilisées et appartenaient au passé4.

7En août 2011, la Procureure générale, Viviane Morales, a informé que les autorités de Colombie avaient repéré 3 304 fosses communes contenant les corps de 4 064 personnes disparues durant le conflit armé interne5. « Selon la Confédération syndicale internationale (CSI), pendant la dernière décennie, 63,12 % des assassinats de syndicalistes produits dans le monde ont eu lieu en Colombie »6. Entre le 1er janvier 1986 et le 30 avril 2010, au moins 10 887 actes de violence intentionnelle ont été commis contre des syndicalistes, dont 2 832 homicides. Durant le premier gouvernement du président Uribe, 557 syndicalistes ont été assassinés. Conformément aux déclarations du Secrétaire général de la CSI :

La Colombie est devenue le pays où, avec une probabilité plus élevée que dans tout autre pays, la défense les droits fondamentaux des travailleurs équivaut à une sentence de mort, malgré la campagne de relations publiques du gouvernement colombien qui va dans le sens contraire7.

8Il faut ajouter aux données antérieures que, depuis l’année 2002, 7 800 personnes ont été arrêtées arbitrairement ; trente-quatre peuples indigènes (dont dix-huit en risque permanent d’extinction) sont confrontés à une grave crise humanitaire ; 2 560 membres de ces communautés – dont 900 étaient des chefs ou des autorités traditionnelles – ont été assassinés au cours des cinq dernières années. Du total d’homicides perpétrés au cours des trois dernières décennies, 56 % ont été commis pendant les deux gouvernements de Álvaro Uribe Vélez. Selon les calculs, 6 500 000 hectares de terres ont été saisis par des groupes paramilitaires qui, en complicité avec des entrepreneurs, des éleveurs et des propriétaires terriens, ont intimidé et assassiné des paysans, des descendants d’Africains et des indigènes (Cepeda, Maya, 2009-2010).

9Il convient de signaler que, en Colombie, les pratiques de violation des droits de l’homme et du droit international humanitaire (DIH) sont, malgré leur caractère massif, pratiquement invisibles pour la société. Pourquoi cette invisibilité ? Ou quand, dans le meilleur des cas, elles accèdent à la visibilité, pour quelle raison ne suscitent-elles pas une réaction collective de rejet, malgré leurs répercussions socioculturelles, éthiques et politiques ? Il importe de découvrir pourquoi et comment est parvenu à s’imposer un discours hégémonique de la paix, fondé sur le pardon et sur la réconciliation, quand la société colombienne n’est pas encore passée par les chemins de la justice qui impliquent l’élucidation de la vérité des faits et la reconnaissance publique des responsabilités impliquées, de l’origine et de la trajectoire historique de la victimisation, ainsi que de ses impacts aux niveaux individuel et collectif.

10Quelques réponses possibles à ces questions peuvent partir du fait que la culture politique colombienne est déterminée par la morale des secteurs les plus conservateurs et les plus influents de l’Église catholique. Cette morale a profondément pénétré les mentalités : par là même, elle a influencé les politiques d’exception, suivant lesquelles la priorité est donnée aux processus de réinsertion des ex-combattants contre les processus de réparation intégrale des victimes. Le point de vue de la morale catholique, selon lequel la réconciliation est l’axe central des processus de transition vers la paix, ne prend pas en compte le fait que cette paix devrait être le résultat de tout un processus d’éclaircissement historique, basé sur la reconnaissance de la responsabilité des agresseurs et sur l’application de sanctions proportionnelles aux dommages infligés (aux victimes et à la société dans son ensemble). Par conséquent, la possibilité de générer de vrais processus d’éclaircissement historique des faits de violence sociopolitique en Colombie passe nécessairement par une construction de la mémoire collective, même dans un contexte de conflit interne ; ce qui implique de transformer les pratiques de la culture politique. L’élaboration de stratégies visant à faire reconnaître les victimes comme acteurs sociaux et comme sujets de droit est le premier pas vers une transition démocratique effective qui conduise à la paix ; une telle transition doit prendre acte du principe selon lequel, pour construire des situations réelles et permanentes de post-conflit, il est fondamental de garantir la non-répétition des actes violents.

2. Pourquoi ne sommes-nous pas dans un contexte transitionnel en Colombie ?

11La documentation et la systématisation des cas qui témoignent de la trajectoire historique de victimisation ont permis aux différentes organisations qui défendent les droits de l’homme en Colombie de comprendre peu à peu que, pour construire la mémoire collective de la violence sociopolitique, il importe d’analyser d’abord ce que l’on entend par mémoire historique, afin d’établir quels sont les défis à affronter dans un contexte qui en aucun cas ne pourrait se définir comme « transitionnel ». La raison en est que le conflit armé interne, marqué et cerné par une violence de caractère structurel, n’est pas un fait du passé : divers acteurs armés légaux et illégaux continuent à violer les droits de l’homme et les dispositions de la Cour interaméricaine des droits de l’homme (CIDH).

12Dans le contexte colombien actuel, il n’est pas possible de parler exclusivement de « crimes du passé », alors que l’action criminelle est toujours en vigueur, peut-être sous de nouveaux modes de dissimulation officielle. « L’expression “crime du passé” oublie les relations qui font persister le crime dans le présent et dénature le sens et la portée des relations actuelles » (Cepeda, Maya, 2009-2010) : des relations qui réaffirment l’impunité, l’exploitation, la légalisation d’un pouvoir qui naît de la criminalité, l’hégémonie culturelle et l’imposition d’une version officielle de l’histoire, laquelle non seulement ne reconnaît pas la responsabilité de l’État (que ce soit par action ou par omission) mais, en plus, donne à ces crimes des justifications idéologiques.

13L’une des prémisses fondamentales des processus de transition vers la paix est la reconnaissance des victimes en tant que sujets de droits et la légitimation publique des versions de leur mémoire qui rendent compte des faits violents qui ont affecté leurs projets de vie. La réparation intégrale des victimes dépend d’une action effective de la justice qui révèle publiquement toute la vérité de ce qui s’est passé, et qui sanctionne pénalement et moralement tant les auteurs intellectuels que les auteurs matériels des faits de violence, de manière proportionnelle aux dommages infligés pour que cette sanction ait un effet exemplaire à l’intérieur de la société.

14L’absence de volonté politique des gouvernements successifs pour mettre en œuvre des conditions qui permettent à la société colombienne de réaliser une véritable transition vers la paix – ce qui implique une démocratisation de la société, c’est-à-dire une transformation des conditions structurelles qui légitiment la victimisation – est particulièrement manifeste dans les énormes lacunes que comportent aussi bien la loi Justice et paix (975/05) que la loi sur les victimes et la restitution des terres (1448/11).

15Ces lois – la première est au cœur de la politique de sécurité démocratique, drapeau idéologique des gouvernements d’Álvaro Uribe Vélez compris entre 2002 et 2010 ; et la seconde, au centre de la politique de prospérité démocratique, devise programmatique de l’actuel gouvernement de Juan Manuel Santos – ne reflètent nullement une proposition de réparation intégrale qui respecterait la Constitution nationale et les standards internationaux en matière de droits de l’homme.

16Les lacunes évidentes de ces lois apparaissent dans l’absence de garanties de non-répétition des faits atroces de revictimisation, ce dernier terme faisant référence aux préjudices qui touchent une personne, une famille, une communauté ou une organisation sociale qui a déjà été victimisée. On pourrait également parler d’une victimisation secondaire, qui se manifeste clairement dans la lenteur des processus juridiques, dans le manque d’information sur l’état de ces processus – quand ils existent –, dans l’absence de mesures effectives de sécurité pour les dénonciateurs, et dans la relation qui s’établit entre la victime et le système juridico-pénal, relation où prédominent les abus institutionnels, ce qui augmente les dommages psychologiques subis par les victimes.

17Le cadre juridique de la loi 975/05, loi promue et sanctionnée en 2005, durant le premier mandat de l’ex-président Álvaro Uribe, est le résultat d’un processus de négociation entre l’État et les groupes paramilitaires qui a suscité de nombreux questionnements. En effet, conformément aux principes du droit international humanitaire, ces groupes n’étaient pas à proprement parler un troisième acteur dans le conflit, puisqu’ils ont pris les armes pour défendre l’État ou le supplanter en raison de son absence dans plusieurs régions du pays ; dans cette perspective, on ne pouvait pas les définir comme des groupes insurgés qui, en tant que tels, auraient pris les armes contre l’État et, par conséquent, pourraient être considérés comme des interlocuteurs valables dans un processus de paix, lequel suppose l’existence d’antagonistes ou d’ennemis qui doivent parvenir à un accord.

18Le 9 septembre 2005, diverses organisations sociales regroupées dans le Mouvement national des victimes des crimes d’État (MOVICE) ont déposé à la Cour constitutionnelle une demande d’inconstitutionnalité de la loi 975/05, considérant que celle-ci viole plusieurs articles de la Constitution nationale et de différents instruments internationaux de protection des droits de l’homme (Collectif des avocats José Alvear Restrepo, 2006). La plainte introduite à la Cour affirme que cette loi a eu pour objectif d’appliquer une justice complaisante avec les agresseurs et indolente face aux victimes. Cette justice apparente et partiale a prétendu sanctionner les paramilitaires qui ont matériellement commis les crimes par des peines qui n’étaient nullement comparables à l’importance de ces crimes ; en même temps, elle a garanti l’impunité de ceux qui sont intervenus en tant qu’acteurs intellectuels dans de multiples délits atroces.

19Selon la plainte, la plus grande lacune de la loi 975/05 est apparue dans une proposition de réparation par voie administrative. Celle-ci a contourné les différentes dimensions matérielles et morales de la réparation des dommages et préjudices qui ont touché des millions de personnes et s’est limitée à établir un montant d’indemnisation pécuniaire pour un secteur relativement réduit de l’ensemble des victimes. De telles politiques de réparation devaient tenir lieu d’assistance humanitaire. Qui plus est, cette loi n’a jamais prétendu juger ceux qui ont financé les groupes paramilitaires, ni révéler les visages des politiciens qui les dirigeaient, c’est-à-dire ceux qui sont en fin de compte les principaux responsables et bénéficiaires de leurs crimes. Même après le scandale de la parapolitique, qui a permis que plusieurs dirigeants politiques soient démis de leurs charges et conduits en prison, la justice n’a pas répondu aux attentes. En effet, dans la majorité des cas, les condamnations contre les personnes impliquées ont été trop légères, étant donné que ces personnes n’ont pas confessé la vérité complète de leurs responsabilités et que certaines d’entre elles, depuis leurs centres de réclusion, ont continué à organiser les structures criminelles qui maintiennent les dynamiques de victimisation dans de larges zones du pays.

20Selon le rapport de la Commission de suivi de la politique publique sur la question du déplacement forcé, en ce qui concerne la restitution des terres, la loi 975/05 a principalement bénéficié aux agresseurs en rendant légale la possession de terres et de richesses pour ceux qui se les étaient appropriées par des actions criminelles de spoliation. Comme le signale par ailleurs l’association Mesa Nacional de Víctimas (Table nationale des victimes) qui réunit des victimes appartenant à plusieurs organisations sociales, la loi ignore que 94 % de la population victime de déplacements forcés étaient propriétaires de ces terres et des biens de diverse nature qui s’y trouvaient ; la loi ignore aussi que les bénéfices qu’elle octroie étaient censés protéger et couvrir en priorité cette population.

21L’ignorance des droits des victimes à la vérité, à la justice et à la réparation intégrale – avec des garanties de non-répétition – fait obstacle à tout processus de réconciliation car, comme le montrent bien les processus transitionnels dans d’autres pays, la paix, loin de s’imposer par décret, est bien plutôt le résultat de pactes sociaux dans lesquels prévalent le respect et la dignité des victimes. Dans cette perspective, si l’on reconnaît qu’en Colombie il n’y a pas eu de réel démantèlement des structures narco-paramilitaires et que celles-ci continuent à exercer un contrôle politique dans de vastes zones du pays – où elles continuent à opérer sous la protection d’agents de l’État –, alors on doit conclure que l’on n’a pas encore vu se consolider une véritable situation post-conflit qui garantisse aux victimes, et à l’ensemble de la société, leur droit à la vérité et à la justice.

3. Portée et limitations de la loi sur les victimes et la restitution des terres (1448/11)

22Bien que la loi 1448/11 présente de graves lacunes par rapport aux dispositions internationales en matière de droits de l’homme, elle constitue une avancée significative par rapport à ladite loi Justice et paix (975/05). Cette avancée se reflète dans le fait que, à partir de sa mise en œuvre, il y a eu des tentatives de pallier quelques-uns des vides de cette loi 975/05 ; c’est ainsi que le gouvernement actuel a fait un pas important dans la reconnaissance des conséquences humanitaires – individuelles et collectives – du très long conflit armé interne, face auquel des issues possibles de négociation entre l’État et les groupes guérilleros ont commencé à se dessiner. Cela ne s’était jamais vu durant le double gouvernement antérieur, dont l’option, paradoxalement, était la guerre totale contre les groupes « terroristes », dans un contexte où l’existence même du conflit était niée et où, à la fois, on négociait la réduction des peines et autres bénéfices avec les groupes paramilitaires.

4. Des plaintes contre la loi

23Même si la loi 1448/11 représente une avancée vers la paix et un pas fondamental vers la démocratisation de la société colombienne – dans la mesure où sont mises en œuvre des politiques publiques orientées vers la garantie des droits des victimes –, plusieurs organisations sociales ont déposé des plaintes à la Cour constitutionnelle, non dans le but de déroger à cette loi, mais pour que la Cour en module le contenu en comblant les vides qu’elle présente et en l’ajustant aux standards du droit international et aux dispositions des Cours nationales pour garantir la pleine satisfaction des droits des victimes.

24L’un des aspects les plus controversés de la loi consiste en ce que, bien qu’elle reconnaisse l’existence du conflit armé interne, elle ignore la relation entre ce conflit et les phénomènes historiques (socio-économiques, politiques et culturels) qui se dégagent de la violence structurelle, laquelle se traduit par une situation généralisée d’exclusion, d’iniquité et d’impunité affectant la société dans son ensemble. Cette situation constitue le nid du conflit et de dynamiques criminelles comme – entre autres – le narcotrafic et la prolifération des tueurs à gages, qui se rétroalimentent mutuellement, perpétuant la victimisation.

25D’autre part, si l’on tient compte du caractère récent de l’application de ses mesures, l’article de la loi 1448/11 qui a généré le plus de malaise est l’article 3 qui définit le concept de victime et fait référence à l’univers qui constitue ce concept. Cet article affirme :

Sont considérées comme des victimes, pour les effets de cette loi, les personnes qui, individuellement ou collectivement, ont subi un préjudice à la suite des faits qui se sont produits à partir du 1er janvier 1985 comme conséquence des infractions au droit international humanitaire ou de violations graves et manifestes aux normes internationales des droits de l’homme, violations commises à l’occasion du conflit armé interne.

26L’article 3 viole plusieurs normes constitutionnelles, comme le préambule de la Charte politique, dont la finalité est d’assurer aux citoyens colombiens l’accès à la justice et à l’égalité à l’intérieur d’un cadre juridique qui garantisse un ordre politique, économique et social juste. En ce sens, la loi méconnaît différentes formes de victimisation et établit des dates arbitraires pour la reconnaissance des victimes. « Il est nécessaire que la date établie réponde à une analyse de la périodisation de la violence et ait un sens social et historique. La date, pour qu’elle soit juste, doit être la plus ouverte et la plus inclusive possible » (Maya, 2012).

27Par ailleurs, certaines des plaintes pour inconstitutionnalité se fondent sur la prémisse selon laquelle la justice doit être réparatrice ; l’acte de pardon doit être réparateur. En plus de la contrition et de l’acte de reconnaissance publique des dommages qu’elles impliquent, les demandes de pardon publiques doivent être accompagnées d’actions qui ne se contentent pas de calmer la souffrance, mais qui réparent les dommages moraux, politiques, économiques et sociaux subis par les victimes (ibid.).

28Comme l’explique l’association Mesa Nacional de Víctimas qui réunit des victimes appartenant à diverses organisations sociales, la loi 1448/11 viole le principe de réparation intégrale à caractère patrimonial, et ne prend pas en compte l’exigence d’une réintégration du projet de vie des victimes, comme le voudraient les standards internationaux. La loi méconnaît la jurisprudence de la Cour constitutionnelle à la suite de la sentence T-025, et marque une grave régression par rapport à la pleine reconnaissance des victimes comme sujets de droits, et de l’État comme garant des mêmes sujets. Cette régression empêche d’avancer vers la paix, puisqu’elle génère une ambiguïté morale en entretenant la confusion entre des mesures d’assistance humanitaire et des mesures de réparation intégrale. La jurisprudence du Conseil d’État, de la Cour constitutionnelle et de la Cour interaméricaine des droits de l’homme (CIDH) a établi à plusieurs reprises que les mesures de réparation ne peuvent être confondues avec l’assistance humanitaire ni avec les autres obligations qu’a l’État de diminuer la souffrance des populations vulnérables affectées par des situations de crise.

29Quant à la restitution des terres, elle se limite aux biens immeubles ruraux et laisse de côté les autres biens patrimoniaux, contrariant ainsi les principes directeurs de la restitution aux populations déplacées. Conformément à la Cour constitutionnelle, ces principes, connus comme les Principes Pinheiro, font partie du bloc de constitutionnalité. Les mesures de réparation liées à la restitution, la réhabilitation, la satisfaction, les garanties de non-répétition et l’indemnisation ne sont pas complétées par des mesures efficaces et concrètes pour déterminer la vérité sur les violations perpétrées, ni pour garantir l’enquête et l’imposition de sanctions proportionnelles aux auteurs et agents de ces violations en termes de justice.

30L’article 207 de la loi soutient que :

Toute personne qui réclame la condition de victime dans les termes de l’article 3 de la présente loi, qui utilise les voies de fait pour envahir, utiliser ou occuper une propriété foncière en prétendant la restituer ou la « resituer » comme mesure réparatrice, sans que sa situation juridique dans le cadre du processus de restitution des terres expropriées et abandonnées par la force ait été résolue dans les termes des articles 91, 92 et suivants de la présente loi, ou dans les normes qui modifient, remplacent ou complètent ces termes, perdra les bénéfices établis dans le chapitre III du titre IV de cette loi.

31Cet article limite la pleine reconnaissance des victimes et menace de les dépouiller de leur condition et de leurs droits constitutionnels. En outre, il ne tient pas compte de la situation de vulnérabilité extrême des victimes et des raisons pour lesquelles beaucoup d’entre elles se voient empêchées de recourir aux voies de fait pour exiger leurs droits.

32En ce qui concerne le droit à la Mémoire historique, l’article 144 de la loi soutient que les archives sur les violations des droits de l’homme et les infractions au droit international humanitaire commises lors du conflit armé interne devraient être systématisées et préservées par le Centre national de Mémoire historique. La loi établit que ce centre n’aura pas accès aux documents de nature confidentielle. Cette disposition se base sur la confusion entre le droit à l’accès public et le devoir de conservation des archives. Il est clair que, conformément à la loi 594 de l’année 2000, les documents protégés par une clause légale de confidentialité ne peuvent être d’accès public. Toutefois, face à des documents officiels permettant une élucidation des violations des droits de l’homme, les centres de Mémoire et les Archives générales sont dans le devoir de les conserver pour garantir leur préservation en attendant qu’ils soient déclassifiés et puissent être du domaine public, conformément aux articles 56 et 57 de la loi 975/05 et au principe 14 Joinet actualisé. Dans le cas contraire, on courrait le risque qu’ils soient détruits, et que soit ainsi entravé le droit à la vérité des personnes qui ont été victimes de faits liés aux contenus de ces documents (Mesa Nacional de Víctimas, 2011).

33Compte tenu du fait que le gouvernement actuel persiste dans l’idée d’établir une dynamique de prompte réconciliation dans le cadre d’un modèle de justice transitionnelle, en dépit des violations systématiques des droits de l’homme et des graves infractions au droit international humanitaires continûment enregistrées, il est nécessaire de mettre en œuvre des politiques publiques de construction de la mémoire collective et de la mémoire historique qui contribuent à la reconnaissance des impacts individuels et collectifs de la violence, et à la reconnaissance de la nécessité de s’acquitter de la dette de la vérité, de la justice et de la réparation intégrale avec garanties de non-répétition, que les victimes continuent à demander. Cette reconnaissance implique que la société tire des leçons du passé pour que des faits semblables ne se produisent jamais plus.

5. La mémoire collective et la mémoire historique dans un contexte non transitionnel

34La justice transitionnelle est définie internationalement comme :

[…] une réponse aux violations systématiques ou généralisées des droits de l’homme, dont l’objectif est la reconnaissance des victimes et la stimulation de possibilités de paix, de réconciliation et de justice. La justice transitionnelle n’est pas une forme spéciale de justice, mais une justice adaptée à des sociétés qui se transforment elles-mêmes après une période de violation généralisée des droits de l’homme (Centre international pour la justice, 2009)8.

35Dans cette perspective, les processus de transition indiquent que l’on est arrivé à la fin du conflit ou que l’on a repris l’ordre démocratique, ce qui implique un nouveau sens historique ; c’est-à-dire un exercice de construction de la mémoire qui permet d’établir un « avant » et un « après » les faits de violence. Ces faits sont rappelés et reconnus comme des événements traumatiques et, en tant que tels, ne doivent pas se reproduire à l’intérieur de la société qui est passée à un nouveau stade.

36En Colombie, cet exercice de construction de la mémoire autour des événements traumatiques qui ont affecté la société est extrêmement complexe car, même si depuis plusieurs années on voit se mettre en place des cadres de justice transitionnelle – comme c’est le cas de la loi Justice et paix et de la loi sur les victimes et la restitution des terres –, les dynamiques de violence sociopolitique et d’impunité sont encore pleinement en vigueur.

37Tenant compte de cette réalité complexe, le travail de reconstruction de la mémoire historique en Colombie doit d’abord reconnaître la dimension collective des dommages consécutifs aux phénomènes qui se sont produits par le passé et qui continuent à se produire. Cette reconnaissance passe par la compréhension des phénomènes structuraux (d’ordre économique, politique et culturel) qui ont généré une série de représentations sociales de la réalité historique dont l’effet est de naturaliser et de perpétuer des dynamiques violentes, ainsi que de légitimer la négation des victimes comme sujets de droits.

38Il convient donc de s’interroger sur le sens de la mémoire et de l’histoire pour les victimes et pour la société colombienne dans un contexte non transitionnel ; en effet, les dynamiques relationnelles qui configurent les représentations collectives de la réalité politique et sociale n’ont nullement évolué, étant donné que les pratiques de violence et d’exclusion sont toujours d’actualité. Ce contexte renvoie à la différence entre mémoire collective et mémoire historique. La première consiste fondamentalement à sauver ou récupérer des souvenirs communs, selon un processus constitutif de la vie sociale qui présuppose et reproduit un réservoir commun de signifiés. Cette opération de signification est le résultat du répertoire de repères (de sens) qui constitue la mémoire sociale, ainsi que des références qui sont conservées dans les mémoires individuelles en tant que souvenirs d’expériences ou de récits.

39Dans cette optique, des auteurs comme Halbwachs (1994) et Pollak (2006) contribuent à comprendre l’importance politique et culturelle des processus collectifs de construction de la mémoire. Selon ces auteurs, la mémoire collective ne vise pas à produire une simple représentation collective du passé, étant donné qu’elle a pour enjeu la tension politique entre les mémoires hégémoniques et les mémoires subalternes. Cette tension montre la complexité des divers types de mémoires et représentations collectives des événements uniques et importants, vécus comme tels (guerres, crises, catastrophes, révolutions, etc.), et qui constituent des points de repère dans le processus permanent qui consiste à redonner du sens au passé.

40La mémoire collective se distingue de la mémoire historique, puisqu’elle fournit sans cesse de nouvelles interprétations, en ce sens que pour elle – comme le dit Rousso –, il s’agit moins de savoir ce qui s’est passé que de savoir quoi faire avec ce qui s’est passé ; mais il n’est pas possible de savoir quoi faire si l’on ignore ce qui s’est produit. C’est pourquoi la mémoire historique est contenue dans la mémoire collective ; et, à la fois, sans cette mémoire collective, sans la possibilité réelle de construire ou de recréer de nouveaux repères et référents, il ne pourrait pas y avoir d’histoire. C’est-à-dire que la mémoire collective est la condition indispensable à la permanence d’un système de comportements, de valeurs et de croyances capable de construire des repères historiques, puisque les effets de ce système se rapportent à l’expérience collective qui est à l’origine des communautés politiques. Penser la mémoire collective en Colombie – avec les repères qui constituent la communauté politique – implique donc de se demander : quels types de souvenirs et d’oublis peuvent servir à maintenir ou à transformer la situation d’impunité ? À quels paris politiques répondent les modalités de production de sujets, d’objets, de lieux et de dispositifs de mémoire dans la sphère publique ?

41Ces considérations nous amènent à suggérer que l’exercice de construction de la mémoire collective en Colombie implique la compréhension des points de repère, la manière dont ils sont élaborés et représentés dans un contexte conflictuel, où ce qui est exclu et nié doit s’appuyer concrètement sur des dynamiques anti ou contre hégémoniques ; en effet, ces dynamiques rendent possible une émancipation du passé et, par là, une transformation sociale qui permet de se confronter à la version officielle de la mémoire historique.

42Dans le contexte récent, où les différentes organisations et les différents mouvements sociaux qui travaillent à la défense des droits de l’homme aux niveaux local, régional et national, acceptent, rejettent ou critiquent les formes de représentation publique de la mémoire collective – formes construites autour des notions de transition et de post-conflit –, et nourrissent des débats éthico-politiques autour des cadres juridiques de la loi Justice et paix et de la loi des victimes, il y a lieu de poser les questions suivantes : comment valider socialement les processus de justice transitionnelle, si le conflit interne est toujours d’actualité ? Jusqu’à quel point ces lois contribuent-elles à faire reconnaître publiquement les victimes comme des acteurs sociaux et comme des sujets de droits ?

43Il s’agit donc de considérer la légitimation sociale des institutions étatiques chargées de reconstruire ce qui s’est passé et de faire quelque chose avec ce qui s’est passé. Ces institutions, créées dans le sillage des lois de justice transitionnelle, sont par exemple la Commission nationale de réparation et de réconciliation et le Groupe de Mémoire historique – établis en même temps que la loi Justice et paix –, ou le Centre national de Mémoire historique – créé par la loi sur les victimes et la restitution des terres. Et de se demander : qui doit être chargé de sauvegarder le patrimoine historique et symbolique qui incarne la vérité des victimes ? Comment mettre en rapport les faits responsables de la douleur et des dommages subis par les victimes, et les actions publiques de caractère permanent visant à réparer les effets et conséquences individuels et collectifs de ce fait ?

44Compte tenu des lacunes des cadres normatifs de la justice transitionnelle et d’une situation qui, manifestement, ne peut pas se définir comme une situation de post-conflit, actuellement, la possibilité d’avancer dans les dialogues de paix entre le gouvernement et les guérillas représente une opportunité pour que la société colombienne prenne une part active à la construction d’un véritable État social de droit. Cette construction dépend pour une bonne part du rôle qui sera délégué aux institutions étatiques telles que le Centre national de Mémoire historique. Celui-ci, dans sa tâche de reconstruction de la mémoire, doit être pleinement conscient de la responsabilité qu’impliquent la reconnaissance et la récupération des apports du passé ainsi que la création d’actions responsables face à la vérité incarnée par les victimes, et il devrait proposer une stratégie commune avec les divers mouvements sociaux qui, depuis des décennies, accomplissent un travail rigoureux de documentation systématique et d’analyse de la trajectoire historique de la violence sociopolitique. Cette stratégie peut prendre la forme d’un réseau national d’initiatives de construction de la mémoire, qui mettrait en place des processus d’accompagnement des victimes à travers une série d’actions d’incidence politique et d’application des droits visant à démocratiser la société ; ce qui est une condition intrinsèque à tout processus de transition politique et sociale.

6. Conclusions

45En Colombie, il est important de reconnaître le caractère conflictuel des multiples processus collectifs, gouvernementaux et non gouvernementaux, de construction de différentes versions de la mémoire historique à partir des mêmes événements violents. Dans une perspective psychosociale, il est clair que les niveaux d’affectation de ceux qui subissent directement les impacts de la violence sociopolitique peuvent être minimisés ou exacerbés selon le degré de visibilité et de légitimité sociale dont bénéficient les victimes. En ce sens, il est nécessaire de développer une proposition de pédagogie sociale de la mémoire qui permette de mettre en place une double stratégie : il s’agit, d’une part, de former l’opinion publique sur la question des standards internationaux de vérité, de justice et de réparation intégrale ; et, d’autre part, de proposer un accompagnement psychosocial qui vise à sensibiliser, à faire reconnaître les victimes et à les aider à construire leur deuil, en redonnant du sens aux expériences traumatiques.

46L’un des principaux défis de la mise en œuvre de la loi 1448/11 est la création du Centre national de Mémoire historique, mesure qui fait partie des politiques publiques de réparation des victimes et de la société dans son ensemble. La principale responsabilité de cette instance est d’enquêter, de documenter et de divulguer ce qui s’est passé, et de consulter les secteurs directement et indirectement affectés par la violence sociopolitique pour déterminer ce qu’il convient de faire avec ce qui s’est passé. En ce sens, il faut promouvoir la création d’un Réseau national des initiatives de construction de la Mémoire qui puisse encourager la participation active des victimes et des organisations qui travaillent à l’application des droits de l’homme. L’objectif de ce réseau serait de récupérer les propositions et idéaux de société correspondant aux projets de vie que la violence a brisés, pour construire de nouveaux processus et de nouvelles relations sociales susceptibles de contribuer à la démocratisation de la société et, enfin, à une véritable transition vers la paix.

Notes de bas de page

1 La transitionnalité, conçue en un double sens dont les extrêmes correspondent aux situations opposées de la justice et de l’impunité, peut être définie en fonction du poids que l’État et la société accordent à la punition des agresseurs et aux garanties des droits des victimes, ou bien en fonction de l’importance que l’État et la société confèrent aux dynamiques de réconciliation qui promeuvent le pardon et l’oubli des faits produits dans des contextes de violence politique et sociale. En Colombie, la tendance historique des cadres juridiques élaborés par l’État pour promouvoir les processus de transition vers la paix a consisté à favoriser les processus de réinsertion des agresseurs au détriment des droits des victimes à la vérité, à la justice et à la réparation intégrale.

2 Mouvements sociaux divers qui représentent et incarnent, entre autres, les revendications sociales des femmes, des jeunes, des paysans, des minorités ethniques, de la population déplacée, des organisations syndicales, de la communauté des lesbiennes, gays, bisexuels et transgenres (LGTB).

3 [En ligne] http://oasportal.policia.gov.co/portal/page/portal/UNIDADES_POLICIALES/Direcciones_tipo_Operativas/Direccion_de_Investigacion_Criminal/Documentacion/REVISTA%202007/SECUESTRO%20 EN % 20COLOMBIA.pdf

4 [En ligne] http://www.elespectador.com/noticias/judicial/articulo-244826-fiscalia-tiene-documentados- 173183-homicidios-cometidos-paras

5 [En ligne] http://noticierostelevisa.esmas.com/internacional/326341/hallan-tres-mil-fosas-comunes-colombia/

6 [En ligne] http://www.colectivodeabogados.org/Colombia-sigue-encabezando-lista

7 [En ligne] http://www.ituc-csi.org/informe-anual-de-la-csi.html?lang=es

8 [En ligne] http://ictj.org/sites/default/files/ICTJ-Global-Transitional-Justice-2009-Spanish.pdf

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