État, pauvreté et inégalités en Colombie
La rupture du pacte constitutionnel de 1991
p. 65-78
Texte intégral
1. Présentation
1La Constitution politique de 1991 a instauré formellement un État de droit social et démocratique en Colombie. Ce statut constitutionnel suppose que cet État se soumette à un ensemble de normes qui limitent ses pouvoirs, mais aussi qu’il dépasse sa dimension formelle pour s’occuper de la dimension substantielle des normes qui le régulent et qui lui assignent des obligations. Cette double connotation implique que, en plus de limiter son exercice du pouvoir, l’État soit obligé de garantir les droits des sujets sur lesquels il exerce ce pouvoir. Une telle conception établit un État social et de droit pourvu de dimensions négatives et positives (Abramovich, 2006). Ainsi, la Constitution politique de 1991 a défini non seulement ce que l’État ne doit pas faire, mais aussi ce qu’il doit faire pour que soient pleinement concrétisés les différents droits (civils, politiques, économiques, sociaux et culturels). Pour cette raison, on peut considérer que la Colombie, au-delà d’un État de droit, devrait constituer un État des droits (Burgos, 2009).
2La conjonction des dimensions formelles et substantielles n’est toutefois pas la seule conséquence qu’a eue la Constitution politique de 1991 sur l’État colombien. Des interprétations plus récentes invitent à penser l’État non seulement comme un défenseur et garant des droits, mais aussi comme un responsable des méta-droits qui sont inhérents aux premiers (Sen, 2002). Du concept de méta-droit découle une exigence pour l’État : celui-ci doit mettre en œuvre des politiques qui garantissent explicitement que les droits sont à la portée de tous, de telle sorte qu’ils soient progressivement accomplis dès le départ. Il y a donc une claire obligation, pour l’État colombien, d’œuvrer continûment à la concrétisation des objectifs que ses différentes dimensions lui imposent, en tant qu’il se définit comme un État « de droit, social et démocratique ».
3Malheureusement, cet État a remplacé les coordonnées pratiques et normatives que la Constitution lui a imposées par diverses formes de violence socio-économique. À l’inverse des dimensions que nous venons de mentionner, celles-ci contribuent à reproduire la pauvreté et l’inégalité dans le pays. L’État colombien a rompu le pacte constitutionnel de 1991 ; en échange, il a ratifié, permis ou facilité l’extension des logiques de violence socio-économique qui sont liées à des processus de spoliation, d’absence d’opportunités et de protection sociale, ainsi qu’à des processus de criminalisation des luttes sociales visant une plus grande redistribution. En outre, à l’intersection des phénomènes de violence socio-économique et du conflit armé proprement dit, a surgi en Colombie une forme étatique de « guerre-assistance » : par la combinaison de dispositifs de répression et de contrôle social, celle-ci garantit les conditions d’une relative stabilité politique et sociale, mais empêche la concrétisation d’un pacte social plus juste pouvant ouvrir la voie à une paix durable.
4Les pages qui suivent vont développer ces idées.
5La première partie proposera un cadre conceptuel permettant de comprendre les phénomènes de pauvreté et d’inégalité du point de vue des relations sociales que ces phénomènes mobilisent, et non du point de vue des objectifs et instruments utilisés pour éliminer de telles relations. L’un des éléments clé sur ce point a trait à la revendication visant à faire de l’État une « contre-structure » de redistribution, susceptible de stopper ou de minimiser les conséquences sociales provoquées par des structures mercantiles, nationales ou internationales, dépourvues d’autorité politique et/ou incapables de développer des processus de justice distributive.
6Dans la deuxième et la troisième partie, ce cadre conceptuel servira de fondement pour montrer qu’en Colombie, la fonction de « contrepoids » de l’État a été remplacée par diverses formes de violence socio-économique qui empêchent ou annulent la reproduction de la vie et l’intégration sociale. En recourant au concept de violence socio-économique, nous chercherons à montrer que l’État colombien, plutôt que de se présenter comme une solution essentielle, s’est transformé en une cause efficiente des processus sociaux à l’origine de la pauvreté et de l’inégalité.
7Dans la quatrième partie, enfin, la question de la forme qu’acquiert l’État en Colombie servira d’appui au constat que, dans ce pays, les objectifs prétendus de stabilité et d’harmonie sociale ont été confiés à un État de « guerre-assistance », capable de dissimuler et/ou de naturaliser les logiques de violence socio-économique qu’il produit ; un État qui s’est substitué aux prescriptions socio-démocrates qui fondent formellement et substantiellement la Constitution politique de 1991.
2. L’État et la production de la pauvreté et de l’inégalité
8La nécessité de rendre visibles les dimensions politiques de l’injustice sociale a été au centre des préoccupations des théories relationnelles de la pauvreté et de l’inégalité. En effet, en comparaison avec les perspectives instrumentalistes – dont les analyses tentent d’établir quels sont les meilleurs instruments pour combattre la pauvreté et l’inégalité dans le cadre d’une société donnée –, les perspectives relationnelles affirment que la pauvreté et l’inégalité sont le résultat d’une action menée par des agents qui opèrent dans des contextes historiques et structurels favorisant leur production et leur reproduction. Ces théories se conçoivent comme « relationnelles », car elles comprennent la pauvreté et l’inégalité comme des constructions sociales, soutenues par des rapports de force et de domination qui sont validés par les États via leurs politiques sociales et économiques (Álvarez, 2005).
9Puisque cette approche reconnaît que les processus de production et de reproduction de la pauvreté se croisent aux niveaux infranationaux, nationaux, régionaux et globaux, il est nécessaire d’établir des perspectives intégrées, capables de regrouper des structures, des agents et des critères organisateurs qui aident à comprendre les processus sociaux de production et de reproduction de la pauvreté et de l’inégalité. Dans cette optique, Cimadamore (2008) propose une théorie intégrale multi-niveaux qui, au contraire des thèses qui insistent sur le « retrait de l’État », revendique pour celui-ci un rôle de « contre-structure » pouvant contrebalancer les résultats de la structure économique dans ses divers niveaux. Il souligne surtout le principe organisateur hiérarchique qui, dans la perspective d’une promotion des processus de justice distributive tendant à limiter la logique d’accumulation du marché capitaliste, maintient l’État dans le cadre de règles constitutionnelles spécifiques.
10Le schéma est le suivant :
11Selon ce qui est exposé dans le tableau 1, l’État est la seule structure hiérarchique légitime qui existe. Pour cette raison, il a la capacité de contrebalancer les structures mercantiles, nationales et internationales, caractérisées par des principes organisateurs anarchiques – lesquelles influencent différents types d’agents et contribuent à la production de pauvreté et d’inégalité :
L’État – en tant que structure hiérarchique caractérisée formellement par un monopole de l’utilisation légitime de la force, par un ordre constitutionnel qui établit des fonctions de différenciation pour les agents, et par un principe de souveraineté qui est fondé sur le territoire et qui octroie à l’État la capacité d’exercer une « justice distributive » – est, théoriquement, la seule entité capable de soumettre à conditions le pouvoir simultané des divers agents qui subissent l’influence de structures fondées sur des principes organisateurs anarchiques (marchés et structure internationale). Sans l’État, les agents nationaux et internationaux sensibles à la stimulation des marchés nationaux et internationaux sont destinés à générer de la pauvreté. S’il en est ainsi, c’est que les stimulations qu’offrent ces structures anarchiques (en récompensant la maximisation du profit, la quête d’un monopole sur les marchés, l’accumulation illimitée de pouvoir et de profit, parmi beaucoup d’autres effets de la concurrence et de la sociabilisation qu’elles promeuvent) ne tiennent pas compte de l’objectif de distribution des revenus, des capacités et des droits qui tendent à limiter ou éviter la production de pauvreté (Cimadamore, 2008 : 25).
12Cette théorie permet de constater que, dans le cas colombien – que complique encore la persistance du conflit armé interne –, l’État, au lieu de remplir sa fonction de « contre-structure », est devenu une structure qui reproduit les processus sociaux à l’origine de la pauvreté et de l’inégalité.
13Comme on le vérifiera dans les sections suivantes, l’ordre constitutionnel – qui impose des obligations formelles, substantielles et de méta-droits – a été remplacé par diverses logiques de violence socio-économique, que l’État lui-même suscite. Loin d’exercer son rôle de contrepoids, l’État colombien a facilité le développement de processus sociaux associés à des dynamiques de spoliation, d’absence d’opportunités ou de protection sociale, et de criminalisation de la protestation sociale. La forme de « guerre-assistance » que l’État assume en Colombie constitue une preuve irréfutable du fait que cet État s’est transformé en une structure de production et de reproduction de la pauvreté et de l’inégalité.
3. Vers un concept de violence socio-économique
14Les différentes conceptions de la violence s’accordent à la définir comme un type spécifique de relation sociale qui, selon les caractéristiques qui lui sont attribuées, peut concerner des situations plus ou moins larges. Le tableau 2 synthétise ces conceptions.
15Le tableau 2 montre bien l’importance de déterminer la juste mesure du spectre des relations sociales pouvant entrer dans le concept de « violence » ; c’est de cette mesure, en effet, que dépend l’élaboration d’un concept adéquat pour l’analyse sociale. Pour penser la violence socio-économique, il est donc indispensable de prendre en compte un concept de violence qui soit simultanément étendu et délimité.
16En première instance, les conceptions larges permettent d’inférer que la violence est une relation sociale dérivée d’un conflit, pouvant être traversée par des méthodes de violence directe et renforcée par des logiques de violence culturelle. Ces éléments configurent la dimension étendue du concept de violence socio-économique. Ensuite, on peut délimiter l’ensemble des réalités sociales susceptibles d’être analysées sous ce concept, à condition de garder à l’esprit que les situations de violence peuvent être identifiées : a) par l’effet ou la conséquence qu’elles produisent (violation opérée dans la non satisfaction des besoins de base, dommages physiques ou matériels, ou violation de l’ordre ou de l’autorité légitime), ou b) par le processus appliqué pour traiter un conflit (consensus ou imposition). L’avantage de cette première approche est qu’elle permet d’identifier plus facilement les cas où intervient la violence, puisqu’elle restreint substantiellement le nombre de situations auxquelles peut s’appliquer ce concept.
17En effet, il est très possible que l’on ne sache pas clairement ce qu’il faut comprendre par « consensus » dans la résolution d’un conflit (décision par majorité simple ou qualifiée, consensus absolu) ni ce qui peut être défini par une imposition (dictature de la majorité sur les minorités, processus de discrimination positive). Bien plus, il est possible que des conséquences qui devraient être cataloguées comme violentes ne le soient pas parce qu’elles sont le fait d’une autorité légitimement constituée et qu’elles s’abritent sous des critères de légalité partagés par la majorité (par exemple, des personnes qui meurent de faim dans le cadre d’une démocratie constitutionnelle à majorité simple). Pour ces raisons, une vision conséquentialiste de la violence aura une capacité analytique et opérationnelle supérieure à celle d’une perspective purement procédurale.
18Les diverses tentatives de définir la violence en général nous donnent ainsi plusieurs éléments permettant de construire une définition étendue et simultanément délimitée de la violence socio-économique en particulier.
- En premier lieu, il est possible d’établir que la violence socio-économique constitue une relation sociale qui fait partie de (et est en corrélation avec) un ensemble plus large de violences, lesquelles ne sont pas nécessairement visibles ni forcément liées à l’exercice de la force physique, et qui surgissent dans le cadre de conflits économiques et sociaux relatifs à la production et à la répartition de la richesse.
- En second lieu, pour identifier une situation de violence socio-économique, il faudrait se baser sur les conséquences subies par les personnes, au-delà du processus social – qu’il soit concerté ou imposé, légal ou illégal, légitime ou illégitime – qui a conduit à cette situation. Dans une perspective conséquentialiste, on pourrait approcher le concept de violence socio-économique à partir du concept de vulnérabilité sociale. La violence socio-économique surgirait lorsque l’on identifie une situation d’extrême vulnérabilité sociale.
19Cette première approche permet d’établir que, dans un contexte d’extrême vulnérabilité, la politique sociale cesse de remplir sa fonction primaire, celle de garantir la protection des sujets face aux risques naturels et sociaux qui mettent en danger la reproduction de la vie des populations (Foucault, 2006). On pourrait donc considérer la violence socio-économique du point de vue d’une situation d’extrême vulnérabilité sociale, rapportée à une impossibilité de reproduction de la vie dans son sens élémentaire.
20Sous ces prémisses, la violence socio-économique peut être définie comme une situation d’extrême vulnérabilité provoquée par des relations sociales et des pratiques gouvernementales qui suppriment les conditions de base pour la reproduction de la vie, entraînant l’élimination physique et symbolique des individus ou des groupes sociaux. Dans ce contexte, les logiques de régulation des conflits liés à la production et à la répartition de la richesse ne se soucient plus de la protection et de l’intégration sociale, ce qui provoque des situations sociales de « vie nue », c’est-à-dire des situations dans lesquelles les individus et les groupes sociaux se voient dépourvus de tout droit humain élémentaire (formel ou substantiel) ou sont très proches de cette condition.
21La notion de violence socio-économique s’intégrerait au concept plus large d’une violence (ou de violences) qui empêcherai(en)t l’accomplissement d’une vie digne, aussi bien individuelle que collective. Cette violence pourrait en outre inclure diverses formes de violence physique et être renforcée par des logiques de violence culturelle, qui naturalisent et/ou légitiment la situation de « vie nue » à laquelle les individus ou les groupes sociaux sont soumis.
22Si la violence socio-économique peut trouver son origine dans les relations sociales et les dispositifs gouvernementaux et de protection sociale qui tentent de réguler les conflits liés à la production et à la répartition de la richesse, l’État a-t-il bien exercé son rôle de contrepoids face à la violence socio-économique en Colombie ? En d’autres termes, a-t-il rempli les obligations – formelles, substantielles et de méta-droits – consacrées dans la Constitution politique de 1991, obligations qui garantiraient le plein exercice de la citoyenneté économique et sociale et élimineraient toute forme de violence socio-économique ?
4. État et violence socio-économique en Colombie
23Les clés théoriques proposées dans la troisième section du présent chapitre permettent d’identifier trois expressions essentielles de la violence socio-économique dans le pays :
- les processus d’expropriation et de spoliation. Ces phénomènes sont liés à l’« appropriation par expropriation » des ressources naturelles, terres, territoires et actifs, et à une situation où les sujets individuels et collectifs sont séparés des moyens de production et des moyens de subsistance ;
- les processus de négligence sociale et d’insécurité économique. Ceux-ci comprennent les dynamiques de violation des droits économiques, sociaux et culturels, tant individuels que collectifs, associés au monde du travail (chômage, sous-emploi, activité informelle, précarisation) ;
- les processus de non-génération ou d’élimination d’opportunités, qui empêchent l’établissement et la consolidation de dynamiques de mobilité sociale ascendante et ferment la voie à des mécanismes maximalistes de création d’opportunités et à des logiques de mobilité sociale et intergénérationnelle.
24D’une part, il a été établi qu’aux niveaux national et subnational, l’État colombien, suivant des logiques de cooptation, a servi d’instrument pour spolier et exproprier des millions de paysans de leurs terres. En association et complicité directe avec les groupes paramilitaires, les autorités étatiques (membres du Congrès, notaires, juges, ministres, gouverneurs, organismes de contrôle) ont facilité la saisie violente ou « légale » d’au moins un million d’hectares de terres. Le destin de ces terres a été lié au commerce des drogues, à l’élevage extensif et à l’impulsion donnée aux grandes plantations de monocultures ainsi qu’à l’exploitation minéro-énergétique (Reyes, 2009).
25Dans ce contexte, la violence socio-économique donne naissance à un projet de domination territoriale lancé par des appareils étatiques clairement identifiés. Ce processus a conduit à la consolidation de logiques d’« autoritarisme subnational » soutenues par la « paroissialisation » du pouvoir, par la nationalisation de l’influence des élites régionales et par la monopolisation des liens institutionnels entre les niveaux subnational et national (López, 2010).
26D’autre part, les relations établies entre les salariés et le capital ont donné lieu à une autre logique de violence socio-économique en Colombie : la négligence envers les pratiques de violation des droits économiques et sociaux, en particulier ceux relatifs aux garanties de sécurité sociale et de travail digne. En ce sens, il est clair que les politiques étatiques de dérégulation et flexibilisation des marchés du travail constituent des dispositifs qui ont facilité la généralisation du travail précaire, du sous-emploi et de l’activité informelle en Colombie. Ceci a eu pour effet de renforcer les limites structurelles empêchant l’extension du rapport salarial dans le pays, et de soumettre une grande partie de la population à des conditions de forte insécurité économique et d’absence de protection sociale.
27Suivant Garay et Rodríguez (2005), si l’on évalue l’exercice effectif du droit au travail en Colombie à partir des aspects suivants : a) le salaire juste, b) la sécurité sociale des travailleurs, c) le nombre adéquat d’heures de travail, d) l’existence de contrats formels écrits et e) les conditions adéquates du lieu de travail, seulement 23 % des salariés du pays et 3,6 % des indépendants remplissent ces cinq conditions. Sachant que, sur l’ensemble des travailleurs colombiens, 46,1 % sont salariés, 47 % sont indépendants et 7 % travaillent sans rémunération. Autrement dit, seuls 27 % des travailleurs colombiens remplissent les conditions d’un travail digne, 41 % ne remplissent aucune des cinq conditions et 32 % n’en remplissent que quelques-unes. Sans oublier qu’en Colombie, 24 % seulement de la population active est affiliée au système des pensions, et que seules 25 % des personnes parvenues à l’âge de la pension accèdent effectivement à leur droit.
28Les réformes du travail de 1990 (Loi 50 de 1990) et 2002 (Loi 789 de 2002), destinées à la réduction des coûts du travail comme moyen essentiel pour la création d’emploi, ont finalement précarisé le monde du travail et étendu les inégalités de salaire et d’emploi entre les hommes, les femmes et les jeunes. Qui plus est, la politique de lutte contre l’inflation s’est appuyée sur des logiques d’encadrement des salaires qui empêchent de rétribuer l’apport des travailleurs à la croissance et la productivité économiques accrue (Moreno, 2009).
29Toutefois, les logiques de violence socio-économique ne surgissent pas seulement des conflits liés à la possession de la terre ou à la précarisation du monde du travail. Ces logiques font également partie de la politique sociale elle-même. En effet, les fondements, les objectifs et les instruments de celle-ci empêchent l’établissement de dynamiques de mobilité sociale ascendante : elles ferment la voie tant au développement d’opportunités qu’à des logiques de mobilité ascensionnelle enre générations.
30En ce sens, il est important de noter que, depuis les années 1990, un modèle de politique sociale d’assistance a été mis en œuvre en Colombie, fondé sur une volonté de cibler les dépenses publiques, sur des subventions pour l’accession à la propriété (subsidios a la demanda), sur un investissement dans le « capital humain », sur la « gestion sociale du risque » et sur la mise en place de quasi-marchés pour l’affectation des biens publics. Ce modèle de politique sociale n’a pas réellement cherché à affecter les relations sociales à l’origine de la pauvreté et de l’inégalité ; il est plutôt apparu comme un système résiduel et compensatoire, dans lequel les pauvres deviennent les gestionnaires de leur propre pauvreté.
31Dans le cadre des mesures d’assistance de cette politique sociale,
[…] il ne s’agit pas d’accroître le bien-être des citoyens, mais de maintenir les travailleurs, les non travailleurs et les citoyens sur un seuil, sur une ligne de flottaison de la vie. La promotion de la vie dans ses niveaux élémentaires met ce nouvel art de gouverner en position de produire aussi de la vie, non pas en termes d’un maximum raisonnable de « bien-être » […], mais sous la forme de minimums basiques, presque à échelle animale (Álvarez, 2005 : 269).
32En ce sens, le renforcement du modèle de politique sociale d’assistance a contribué au surgissement de nouvelles pratiques gouvernementales qui, en lien avec la force de travail et les conditions de vie du travailleur, peuvent être comprises à partir du continuum normalisation-exclusion-extinction. Ce processus implique l’abandon des formes de normalisation antérieures et le passage de l’Homo Faber à l’Homo Sacer. Homo Sacer est le terme par lequel Agamben désigne « une vie absolument exposée à sa mise à mort, objet d’une violence qui excède la sphère du droit et du sacrifice […], une vie à laquelle on peut licitement donner la mort » (Bialokowsky, 2008 : 153).
33Ce continuum comprend métaphoriquement le concept de biopolitique formulé par Foucault, par lequel il inclut les régulations du « faire vivre » et du « laisser mourir », ainsi que le surgissement des formes thanatopolitiques du « faire éteindre ». Ces énoncés font référence aux pratiques et aux processus sociaux qui gouvernementalisent l’impossibilité d’habiliter la force de travail employable, par le biais de mécanismes de ségrégation spatiale (ghettoïsation), de gestion punitive de la pauvreté (gestion pénale), d’invisibilité et de fragilisation des corps.
34Cette dynamique a été accompagnée par un processus d’individualisation des risques et par une sacralisation des droits de propriété, placés au-dessus des droits de citoyenneté. La sécurité, donc, qui fait partie des obligations de l’État, se voit restreinte à sa connotation civile, tandis que sa dimension sociale est négligée :
Le nouveau rôle supposé de l’État serait de veiller à l’ordre légal, lequel offrirait l’assurance et la sécurité de défendre les droits de propriété, oubliant aussi que l’autre face de cette assurance s’obtient par l’établissement de mesures positives pour la répartition des revenus et pour la mise en marche de services collectifs (Vite, 2007 : 128).
35Les résultats de ce type de politique sont véritablement pervers : inégalité dans l’offre et la qualité des services de santé, iniquités profondes entre les secteurs privés et public en matière de qualité des enseignements primaire et secondaire, accès précaires et de mauvaise qualité à l’enseignement supérieur, offre réduite de logement social (Garay, Rodríguez, 2005).
36Finalement, il est important de souligner que la violence socio-économique inclut généralement d’autres logiques de violence directe qui traversent les conflits sociaux de répartition. C’est le cas des processus de criminalisation et d’élimination des mouvements sociaux présents dans les conflits de répartition.
37Par exemple, la défense de la propriété rurale spoliée aux paysans colombiens a impliqué l’utilisation de la violence privée et a conduit l’État à assimiler la protestation des paysans et la lutte des guérillas. À ce propos, Reyes (2009) signale que les erreurs historiques de l’État en Colombie sont au nombre de deux : a) écraser les mobilisations pacifiques des organisations paysannes par la répression militaire et, par conséquent, fermer la voie aux réformes, pour affronter en échange l’insurrection et la lutte des guérillas, et b) soutenir la création d’armées privées pour défendre la propriété au moment où la terre était en train de passer aux mains des narcotrafiquants.
38Ce type de violence se présente aussi dans le contexte des luttes ouvrières en Colombie. En effet, la criminalisation et l’utilisation de la violence contre le mouvement syndical ont été récurrentes au cours de l’histoire, et ont fait de la Colombie le pays le plus dangereux au monde pour l’exercice de l’activité syndicale. Plusieurs sources attestent que, entre 1984 et 2010, au moins 2 865 syndicalistes ont été assassinés (PNUD, 2011b).
39Le phénomène des groupes paramilitaires (en association avec les sociétés multinationales et la force publique) et l’impunité – qui atteint 90 % dans les cas de violence et de violation des droits individuels et collectifs des travailleurs – ne sont pas seulement responsables de la violation directe du droit à la vie, à la liberté personnelle et à l’intégrité physique des syndicalistes ; ils sont aussi, en partie, à l’origine de la faiblesse de la structure syndicale, puisqu’en Colombie, 4,6 % seulement de la population économiquement active est affiliée à un syndicat (Carrillo, Kucharz, 2006).
40Ces logiques de la violence socio-économique, unie aux mécanismes de violence directe utilisés contre les mouvements sociaux présents dans les conflits de répartition, se manifestent de manière dramatique dans les statistiques sociales du pays.
41En effet, la répartition des revenus en Colombie continue à être la plus inégalitaire de l’Amérique latine, puisque le coefficient de Gini n’y a pratiquement pas connu de changements, passant de 0,573 en 2002 à 0,548 en 2011 (après des détériorations récurrentes entre 2003 et 2010, années au cours desquelles il est passé de 0,554 à 0,560) (MESEP, 2010). Il y a aussi, très clairement, une plus grande inégalité dans la répartition des fruits de la croissance économique : la contribution de la rémunération des travailleurs au PIB est passée de 34 % en 2000 à 33 % en 2012. D’autre part, le chômage s’est maintenu à des niveaux proches de 11 %, l’activité informelle atteignant 53 % et le sous-emploi 33 % (Moreno, 2012).
42De même, la propriété rurale en Colombie est trop concentrée. En 2009, le coefficient de Gini des propriétaires s’est élevé à 0,87 et celui des terres à 0,86. Ces deux données sont alarmantes : elles font de la Colombie l’un des pays les plus inégalitaires au monde pour ce qui concerne la propriété rurale (PNUD, 2011a).
43Le panorama qui a été présenté jusqu’ici suscite une question fondamentale : si l’État colombien, allant à l’encontre de ses fondements constitutionnels élémentaires, a renoncé à sa « fonction de contrepoids » en matière de redistribution et a persisté à mettre en marche divers dispositifs de violence socio-économique, où espère-t-il donc trouver les bases de l’harmonie et de la stabilité sociale ?
5. La « guerre-assistance » de l’État en Colombie
44La Colombie présente une caractéristique essentielle qui a aussi défini les propriétés des programmes politique, économique et social : le conflit armé interne. Durant les dernières décennies, la situation de conflit armé interne a servi d’argument pour reporter l’obtention de résultats structurels en matière sociale, et pour soumettre les possibilités de matérialisation des droits économiques, sociaux et culturels à la concrétisation préalable des droits civils et politiques. Cet argument s’appuie sur une logique causaliste et myope, ignorant qu’il est impossible d’appliquer les seconds sans garantir l’accomplissement des premiers. La contradiction, à laquelle il a été fait allusion en termes d’un glissement de l’État social à un État de la sécurité, est devenue palpable dans le pays. Et c’est ici qu’apparaît l’aspect de « guerre-assistance » de l’État colombien.
45Depuis 2002, la politique de défense et de sécurité est devenue le pilier sur lequel s’élaborent les autres stratégies dans l’objectif de générer la confiance des investisseurs, nationaux et étrangers, et d’atteindre une croissance économique et un bien-être supérieurs (Arias, Ardila, 2003). Dans cette idée, les dépenses publiques destinées à la sécurité et à la défense se sont notablement accrues, et la tendance observée depuis 1990 s’est renforcée. En effet, entre 1990 et 2008, les dépenses en matière de sécurité et de défense se sont multipliées par cinq, passant de 4,7 à 22.3 milliards de pesos en 2008. Ainsi, le volume des dépenses de sécurité et de défense a représenté 5,6 % du PIB en 2008 contre 2,2 % en 1990.
46Cependant, le phénomène le plus remarquable des vingt dernières années est que les plus grandes dépenses en matière de sécurité et de défense ont été accompagnées par des accroissements importants des dépenses sociales, qui ont triplé entre 1994 et 2008. On constate en effet que les dépenses sociales (y compris les transferts aux départements et aux communes) représentent en moyenne, pour cette même période, 65 % du budget général de la nation.
47Le modèle d’assistance en vigueur en Colombie s’est établi suivant des principes de marchandisation, avec des subventions pour l’accession à la propriété (subsidios a la demanda) et une volonté de cibler les dépenses sociales. Pour se rendre compte de l’impact de ces principes, il suffit d’observer le comportement des dépenses sociales, qui se sont multipliées par sept entre 2000 et 2009, passant de 2,1 milliards à 14,7 milliards de pesos (Cardona, 2010).
48Il est donc clair que le modèle d’assistance en vigueur suppose une volonté de contention sociale et de subordination politique, puisqu’il est enclin au clientélisme, qu’il sert les orientations re-centralisarices du régime politique et que, en réalité, les solutions qu’il offre ne diminuent pas les logiques de violence socio-économique produites à partir de l’État lui-même. De fait, ce modèle a été un élément clé dans les objectifs de « consolidation de territoires » de la politique de sécurité et de défense et dans la doctrine de l’Action intégrale, doctrine de caractère contre-insurrectionnel qui s’est renforcée au cours de la dernière décennie en Colombie.
[…] la doctrine de l’Action intégrale est une réponse sérieuse aux limitations de l’action militaire comme seule forme d’intervention dans le combat contre les adversaires de l’État ou, si l’on préfère, une réponse destinée à consolider la présence de l’appareil étatique. En parallèle, cette doctrine reconnaît que le premier pas nécessaire à l’installation de l’État dans les territoires résistants est toujours la force armée, qui permet de débarrasser le territoire des ennemis pour y exercer le contrôle étatique, mais avec la précision que cette seule action armée ne suffit pas. Selon les stratèges militaires, il faut développer des outils et des mécanismes qui permettent à l’État d’intégrer sa force légitime à l’action sociale, avec l’objectif de consolider progressivement son contrôle sur le territoire national (Zibechi, 2010 : 8).
49Les énormes dépenses en sécurité et en défense en même temps que l’augmentation soutenue des dépenses d’assistance constituent des éléments indispensables pour asseoir la légitimité, la stabilité et une relative harmonie sociale en Colombie. Le clientélisme propre aux logiques d’assistance sociale, ainsi que les dispositifs de contention et de cooptation sociale que ces mesures impliquent, sont des éléments complémentaires aux logiques militaristes et répressives sur lesquelles l’État colombien assure la « consolidation » de ses territoires. Les conditions de pauvreté et d’inégalité qui coexistent avec le conflit armé interne et lui sont réciproquement liées, sont à l’origine d’un État de « guerre-assistance », un État à la fois garant d’accords qui assurent la loyauté de certains secteurs sociaux, et producteur de divers dispositifs de violence socio-économique.
50Avec la mise en marche de ces divers dispositifs de répression, l’État de « guerre-assistance » recrée des conditions politiques et sociales qui violent les impératifs formels, substantiels et de méta-droits établis par la Constitution politique de 1991 (des conditions qui bloquent l’instauration d’un pacte social plus juste, susceptible de faciliter le chemin vers une paix durable).
6. Conclusion
51L’échafaudage juridique de la Constitution politique de 1991 était censé garantir la paix en Colombie. Cette constitution prescrit expressément l’édification d’un État de droit social et démocratique, garant des dimensions formelles, substantielles et de méta-droits définies par le constituant originaire, lesquelles assureraient le passage à une société plus juste. Malheureusement, par le biais de plusieurs logiques de violence socio-économique, l’État colombien n’a pas souscrit à ces impératifs : il a renoncé à la fonction de contrepoids qui, en vertu du critère de l’autorité politique, l’obligerait à agir comme une contre-structure de redistribution, dont la légitimité serait fondée sur un le socle constitutionnel mentionné à l’instant.
52L’État colombien a donc rompu le pacte constitutionnel de 1991. En échange, il a confirmé, permis ou facilité l’extension de logiques de violence socio-économique, liées à des processus d’expropriation, de manque d’opportunités, de négligence sociale et de criminalisation des luttes sociales pour la redistribution. En outre, l’arsenal institutionnel de mesures formelles et informelles qui soutiennent ces dynamiques rendrait compte de l’existence de divers ordres de violence générateurs de violence socio-économique. Par cette voie, lesdits ordres de violence deviennent des facteurs à l’origine de la pauvreté et de l’inégalité.
53La contradiction est évidente : via la consolidation de sa forme de « guerre-assistance », l’État colombien tente de réguler les conséquences de la violence socio-économique qu’il produit lui-même. Cela étant, les logiques d’exceptionnalité politique, qui consistent en la régulation violente de conflits de répartition, méconnaissent la prescription du socle constitutionnel originaire : elles produisent de nouveaux ordres de violence et soumettent la consolidation d’une situation de paix durable à de durs obstacles.
Auteur
Professeur à l’Université nationale de Colombie, doctorant en sciences politiques et chercheur au Centre de recherches interdisciplinaires Démocratie, Institutions, Subjectivité (CriDIS) de l’Université catholique de Louvain.
Mail : andres.moracortes@uclouvain.be
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
L’entreprise et l’articulation travail/famille
Transformations sociétales, supports institutionels et médation organisationnelle
Bernard Fusulier, Silvia Giraldo et David Laloy
2008
Contredire l’entreprise
Actes du colloque de Louvain-la-Neuve, 23 octobre 2009
Andrea Catellani, Thierry Libaert et Jean-Marie Pierlot (dir.)
2010
La Chine et les grandes puissances en Afrique
Une approche géostratégique et géoéconomique
Tanguy Struye de Swielande
2011
Un enseignement démocratique de masse
Une réalité qui reste à inventer
Marianne Frenay et Xavier Dumay (dir.)
2007
Arguing about justice
Essays for Philippe Van Parijs
Axel Gosseries et Philippe Vanderborght (dir.)
2011