Réflexions théoriques sur la violence, à partir de l’expérience colombienne
p. 29-42
Texte intégral
1Le caractère instrumental et destructeur qui, en Occident, a été assigné à la violence après la Seconde Guerre mondiale condamne les faits regroupés sous ce terme à demeurer dans les limbes de l’analyse, comme la cause ou l’effet d’une anomie qui déstabilise l’ordre social ou érode le système politique. Du même coup – et pour cette raison –, il est difficile de comprendre qu’en Colombie, la violence puisse apparaître comme un élément ou un facteur structurant, comme une part substantielle des relations qui produisent la vie sociale. Dans ce chapitre, nous proposons pourtant de réfléchir à cette question, à partir de la remise en cause du « paradigme négatif de la violence » qu’Hannah Arendt a élaboré lorsqu’elle a construit un concept normatif de « pouvoir politique ». Pour ce faire, nous prendrons pour référents les analyses d’Orlando Fals Borda et de Walter Benjamin. Mais l’orientation compréhensive présentée ici exige qu’à notre tour, nous appréhendions cette « face obscure » par rapport à la perspective normative de la violence, c’est-à-dire en montrant de quelle façon celle-ci façonne des subjectivités, des relations sociales, des formes de pouvoir politique, des institutions, des systèmes ou des rôles. Par ce biais, nous éviterons de tomber dans le piège de l’impact moral que génère la face visible de la violence, celle-là même qui a trait aux assassinats, aux bannissements internes et externes, aux viols, à la torture, aux victimes, à la destruction de la solidarité ou à l’État d’exception.
1. Le paradigme négatif de la violence
2En 1970, Hannah Arendt configure paradigmatiquement cette caractéristique négative de la violence, en différenciant celle-ci du pouvoir et en la convertissant en son contraire. Sans définir le terme de « violence » avec précision, elle l’envisage à partir de sa dimension instrumentale, comme une technique coercitive, destinée à imposer la domination à d’autres, moyennant l’obtention forcée du consentement. Dans un contraste conceptuel saisissant, elle distingue la violence du pouvoir politique, ce dernier étant conçu comme « la capacité humaine […] à agir de façon concertée » (Arendt, 2005 : 60)1. Bien qu’elle accepte le fait que les deux phénomènes, en dépit de leurs différences, « apparaissent normalement ensemble », elle conclut que leurs relations mutuelles sont contradictoires : même si la violence peut émerger quand le pouvoir est en danger, elle risque de le détruire et s’avère « absolument incapable de le créer » (ibid. : 77). Elle ne peut en aucun cas le structurer.
3L’analyse d’Arendt avait pour objectif de contrecarrer l’importance que le mouvement étudiant de mai 1968 et la nouvelle gauche européenne assignaient à la violence en tant qu’instrument révolutionnaire. Mais elle prétendait plus largement déconstruire la fonction que le monde contemporain assignait à la violence : une violence génératrice de pouvoir politique, à partir du moment où ce pouvoir serait lui-même doté d’une violence organisée, dans la lignée de la définition wébérienne de l’État. Face à une telle fonctionnalisation de la violence, et à la nature technique qu’elle recouvrait, Arendt entreprit de sauver normativement la notion de pouvoir fondée sur le consensus, notion qui était en vigueur dans la cité-État athénienne ou dans la civitas romaine (ibid. : 55-56). La critique arendtienne ouvrait la possibilité de penser le changement social – y compris la révolution – à partir d’un pouvoir politique qui reposerait sur la construction concertée d’un sens collectif, et non sur l’imposition d’un mandat obtenu par la force ou le mensonge. Néanmoins, et de manière simultanée, elle condamnait analytiquement la violence à demeurer dans les limbes de la dysfonctionnalité ou de l’instrumentalité que, de son côté, le structuro-fonctionnalisme lui avait conféré. Ainsi conçue, cette violence demeurait limitée à n’être que l’effet de la diminution ou de la réduction du pouvoir : une anomalie au regard de l’idéal classique de la politique2, voire la cause de nouvelles anomies3. Convertie en une simple déviation de la normativité pratique, elle perdait une grande partie de sa pertinence pour l’analyse sociale.
4La forme dans laquelle Arendt a circonscrit le paradigme négatif de la violence, pour critiquer le caractère technico-instrumental des sociétés contemporaines, reflète clairement les ambivalences que cette notion recouvre dans la modernité politique occidentale. Dans l’arrière-plan de la formation du consensus idéal (lequel, représenté par une action collective et concertée, est censé constituer le fondement du pouvoir politique), Arendt occulte la violence qui structure le pouvoir au sein de la société grecque esclavagiste, alors qu’une telle société sert de référent normatif à sa conception de la politique. Ainsi masquée, la violence – ou, plus précisément, son utilisation instrumentale –, émerge comme une déviation pratique qui, à partir d’une sorte de pathologie sociale, doit être expliquée en fonction des causes morbides qui la génèrent ou des effets nocifs qu’elle produit. Le caractère structurant d’une telle violence vis-à-vis du pouvoir et de l’État modernes (signalé de façon récurrente par les études historiques et sociologiques, notamment chez Weber [1997], Elias [1994], Skocpol [1984] et Tilly [1992]) demeure partiellement affaibli. Bien que, dans un autre sens, il en sorte renforcé : l’idée selon laquelle, face à n’importe quel type de coercition, le consensus libre serait le fondement ultime du pouvoir politique constitue un élément essentiel pour tracer la frontière entre violence légitime et violence illégitime.
5En fait, le paradigme négatif d’Arendt exacerbe l’idée moderne selon laquelle le pouvoir se donne à lui-même sa propre légitimité par le biais de l’action collective concertée, laquelle est comprise comme étrangère et opposée à la violence, et ce en dépit du fait que l’expérience historique de l’Occident montre à quel point la violence participe à la définition des conditions sociales nécessaires pour que des consensus politiques prennent forme. En réalité, la perspective normative contenue dans un tel paradigme obscurcit la perspective historico-sociologique. Ce que Luhmann résume bien lorsqu’il affirme que « la violence de l’État s’utilise pour apaiser la violence qui vient d’ailleurs » (Torres Nafarrete, 2004 : 213) et que la distinction entre violence légitime et violence illégitime, fondée dans le consensus, se convertit en condition de possibilité de la politique (ibid. : 215). Contrairement à certains propos explicites qui parcourent son œuvre, Arendt contribue donc à dissimuler le fondement violent du pouvoir politique dans les sociétés contemporaines et à idéaliser normativement l’action concertée, ainsi que le consensus qui en résulte. De la sorte, elle confère une forme définitive au paradigme négatif : au sein de celui-ci, la violence illégitime (ou illégale) est analysée comme la conséquence d’une dysfonctionnalité sociale et/ou comme l’origine d’une série de conséquences qui déstructurent la société. A contrario, la violence légitime est appréhendée comme un instrument nécessaire et inévitable pour garantir l’efficacité du pouvoir politique, lui-même dérivé du consensus libre.
6Sans nécessairement se référer à Arendt, le paradigme négatif a été le paradigme dominant dans la littérature scientifique sur la violence en Colombie ; il a généré, plus largement, des conséquences pratiques sur les différents processus de paix entre le gouvernement et les guérillas. Bien sûr, les effets déstructurant de la violence sont patents lorsqu’on regarde les statistiques sur les violations des droits humains et du droit international humanitaire dans ce pays. Les explications causales qui découlent de ce type d’interprétation ont été systématisées par différentes études, parmi lesquelles on doit souligner celles réalisées par González, Bolívar et Vásquez (2003 : 25-40) et Valencia Agudelo et Cuartas Celis (2009). De façon générale, le conflit armé et la violence sont perçus comme le produit de causes subjectives et objectives qui les déterminent. En conséquence de quoi, la paix devrait résulter de la transformation de ces dites causes.
7Les causes objectives ont été classées en quatre types : socio-économiques, politiques, institutionnelles et culturelles. Néanmoins, il est ressorti de ces analyses que ces différentes causes devaient être considérées ensemble, non séparément. Les causes socio-économiques auraient un lien avec les inégalités sociales massives qui existent dans le pays – lesquelles se manifestent par la pauvreté, une distribution des revenus profondément inéquitable, l’absence historique de réforme agraire ou rurale, le caractère précaire ou informel de l’emploi, ou encore la faiblesse de la sécurité sociale. Les causes politiques refléteraient les caractéristiques spécifiques de la démocratie colombienne, avant et après la Constitution de 1991 (une démocratie « formelle », « limitée », « restreinte », « symbolique », etc.), mais aussi le système oligarchique de pouvoir qui continue d’exister aux niveaux régional et national. Les causes institutionnelles seraient l’expression radicalisée de l’ambiguïté qui a toujours caractérisé l’institutionnalité colombienne, laquelle a permis l’expression de principes politiques, sociaux et économiques contradictoires ou excluant – à l’instar de ceux de l’État social de droit ou des politiques publiques néolibérales, les seconds se légitimant en fonction des premiers, mais les deux s’annulant en pratique. Enfin, les causes culturelles seraient liées à une « culture de la violence », brumeuse et non-définie, culture selon laquelle la société colombienne aurait résisté historiquement au monopole étatique de la violence et favorisé, en conséquence, l’émergence de guérillas, de groupes paramilitaires, de bandes armées liées à la délinquance organisée ou de groupes issus du narcotrafic.
8Les causes subjectives, de leur côté, trouveraient leur origine dans la croyance dans les bénéfices individuels et collectifs de l’utilisation de la violence, avec pour objectif la réalisation de finalités politiques ou personnelles. Dans cette perspective, la violence s’enracinerait dans la rationalité instrumentale des acteurs politiques (rationalité « moyens/fins » ou rationalité « coûts/bénéfices ») ou encore dans les préjugés idéologiques inhérents à des conceptions maximalistes de la révolution, inhérents également à des doctrines de sécurité nationale ou d’antiterrorisme. Ces causes subjectives pourraient, à leur tour, être classées en deux types : instrumentales et idéologiques. Les causes instrumentales résideraient dans l’utilisation systématique de la violence à des fins individuelles de la part : des acteurs armés ayant abandonné tout projet politique, comme c’est le cas des membres de la guérilla ; mais aussi des acteurs institutionnels et para-institutionnels qui ne respectent pas les référents éthiques ou légaux – il arrive qu’ils n’aient tout simplement pas de référents de ce type –, comme c’est le cas des paramilitaires et des membres des forces armées qui agissent en dehors du champ de la légalité. Les causes idéologiques renverraient à une justification métadiscursive du conflit armé et de la violence, en vue : soit de la conservation de l’ordre existant, soit de la transformation radicale de la société, et ce indépendamment des dégâts qu’une telle justification implique.
9L’explication causaliste fait donc l’hypothèse que la disparition progressive des facteurs qui déterminent la violence et le conflit armé finira par normaliser la vie sociale et qu’elle créera les conditions pour la formation du consensus libre. En bref, la paix est entendue comme le produit de l’élimination des causes objectives et subjectives de la violence, et comme la réalisation de la « démocratie politique » au sens fort. Et pourtant, dès son étude systématique sur la violence en Colombie, publiée au cours des années 1960, Orlando Fals Borda avait élaboré les premiers éléments analytiques permettant de saisir le caractère structurant de la violence illégitime (ou illégale). Par-là, il montrait qu’il fallait comprendre celle-ci comme une pratique sociale, dotée d’une signification propre irréductible à sa dimension technico-instrumentale, productrice d’ordres alternatifs et complémentaires à l’ordre étatique. Une pratique qui ne pouvait se laisser appréhendée comme une simple anomalie ou déviation de la société colombienne, mais devait être interprétée comme le résultat des formes historiques de son exercice, au sein des relations de pouvoir qui l’encadrent.
2. Les ordres alternatifs de la violence
10Huit années avant la publication du livre d’Arendt, Orlando Fals Borda, en compagnie de Germán Guzmán et d’Eduardo Umaña Luna, commençait à explorer le lien complexe entre violence et pouvoir, à partir de l’analyse sociologique du conflit social et politique des années 1950 en Colombie, ce que l’on a appelé La Violencia – avec ce « V » majuscule qui confère à cette période sa spécificité (Guzmán Campos, Fals Borda, Umaña Luna, 1962). De prime abord, Fals Borda problématisait la dysfonctionnalité de la violence comme anomalie exceptionnelle des systèmes sociaux et du concept de « pouvoir politique ». Mais il considérait, à l’inverse, que cette violence, en raison de sa constance, devait être interprétée comme l’un des attributs normaux de ces systèmes ou de ce concept (Guzmán Campos, Fals Borda, Umaña Luna, 2005 : 436)4. À l’origine de cette sorte de « dysfonctionnalité fonctionnelle », on trouverait la coexistence de « fins formelles » et de « normes idéales » – caractéristiques du « pouvoir politico-juridique » – et de « fins dérivées » et de « normes réelles » – générées par la violence. Cette coexistence serait au cœur de la société colombienne, mais aussi de n’importe quelle société contemporaine. Dans cette optique, les rôles institutionnels seraient à double face : conformes à la règle d’un côté, irréguliers de l’autre (ibid. : 434)5.
11Fals Borda caractérisait le résultat de cette dualité entre le « formel-idéal » et le « dérivé-réel » comme une « fissure structurelle », elle-même reflétant un phénomène de saturation des relations sociales par la violence à travers une série d’aller-retour entre plusieurs strates relationnelles : nationale, régionale, communautaire, de voisinage, familiale et quotidienne. Conformément à son interprétation, les fissures (cleavages) traversant ce système social laisseraient à découvert les « points faibles de la structure sociale colombienne » comme « l’impunité (pour les institutions juridiques), le manque de terre et la pauvreté (pour les institutions économiques) et l’ignorance (pour les institutions éducatives) » (ibid. : 438). Au-delà du langage structuraliste utilisé par Fals Borda, dont l’intention était de montrer les limites analytiques inhérentes au structuralisme en utilisant sa propre sémantique, il est intéressant de souligner la relation que cet auteur établit entre violence illégitime ou illégale, définie en fonction des « fins formelles » et des « normes idéales », et transformation du système social et du pouvoir politique en Colombie. Il en est même arrivé à défendre une thèse qui, selon lui, paraissait étrange d’un point de vue structuro-fonctionnaliste, mais probable socialement : les dysfonctions peuvent finir par être institutionnalisées (ibid. : 435). En ce sens, on pourrait affirmer que, pour Fals Borda, l’anomie (terme à interpréter au regard de l’« ordre formel ») peut muter en « ordre réel » de la violence. Néanmoins, le paradigme négatif de la violence perdure dans son œuvre, un paradigme qui conduit à fragmenter l’analyse en termes de légitimité et d’illégitimité, de telle sorte que la violence semble structurer essentiellement le domaine de l’illégalité – et, de façon subordonnée, celui de l’action étatique, sous la forme d’ordres alternatifs et complémentaires.
12Le contraste analytique entre Arendt et Fals Borda est évident : pour la première, la violence est un instrument social qui ne peut jamais être à l’origine du pouvoir politique, alors que pour le second, elle est l’un des éléments qui structurent ce pouvoir. Il n’est pas seulement question ici de divergences disciplinaires – l’une relevant de la philosophie, l’autre de la sociologie –, mais bien de différences reflétant l’énorme fossé analytique entre la prétention normative du livre Sur la violence, d’Hannah Arendt, et l’orientation compréhensive du chapitre « Le conflit, la violence et la structure sociale colombienne » issue du livre La Violence en Colombie, d’Orlando Fals Borda. L’analyse de ce dernier a permis de faire ressortir une composante majeure du débat contemporain sur la violence : son caractère structurant. Il n’en reste pas moins qu’une telle composante reste à éclaircir : en effet, dans la proposition de Fals Borda, la relation entre violence et pouvoir ne permet pas de comprendre l’interconnexion entre les différents ordres produits par la violence, laquelle transgresse constamment les frontières du légitime et du légal. Cela étant, cette perspective ouvre un horizon bien plus vaste que celle d’Arendt pour rendre compte de la signification sociale de la paix dans un pays comme la Colombie, laquelle exigerait de démonter les ordres sociaux et politiques parallèles qui, fondamentalement, se sont construits à partir de l’exercice systématique de différents types de violence (sociale, symbolique, politique).
3. La violence structurante
13En 1921, entre les deux guerres européennes et face à la crise de la démocratie représentative, Walter Benjamin ébauche sa critique de la violence, laquelle tourne autour de la fondation ou de la conservation du droit6. La violence apparaît chez lui comme structurant un pouvoir politique, lequel est légitimé par sa forme juridique. Elle n’est pas seulement un instrument qui doit être justifié par une fin déterminée, comme chez Arendt, mais une force coercitive qui se légitime comme pouvoir politique, reconnu et accepté socialement. Pour Arendt, la violence, comme n’importe quel instrument, se justifie en relation à une finalité à venir, alors que la légitimité du pouvoir s’obtient en référence à une origine collective. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle elle écrit : « La violence peut-être justifiable, elle n’est jamais légitime » (Arendt, 2005 : 71-72). Chez Benjamin, la violence trouve sa légitimité sociale quand elle convertit la fin qui justifie son usage passé en fondement du pouvoir présent et futur. Ou encore, quand les significations collectives et concertées sont construites socialement en vertu de l’utilisation passée de la violence – ou de la menace de son utilisation future –, comme c’est le cas avec l’État moderne.
14Cela étant, la réflexion de Benjamin a un objectif moins visible : forger des outils pour questionner le caractère purement instrumental de la violence, et des critères pour voir s’il est possible de la considérer comme éthique, indépendamment des fins, justes ou injustes, qui sont censées être atteintes par son intermédiaire7. Afin de mettre en œuvre une analyse critique du caractère instrumental de la violence, Benjamin classe celle-ci en trois catégories : instrumentale, mythique et divine. Les deux premières fondent et conservent le droit. La dernière le détruit. Selon Benjamin (2001 : 24), les théoriciens du droit naturel prétendent, par le canal de la violence instrumentale, « ‘‘justifier’’ les moyens par la justesse des fins », tandis que les théoriciens du droit positif cherchent, par ce biais, à « ‘‘garantir’’ la justesse des fins à travers la légitimation des moyens ». Dans les deux cas, la violence est appréhendée, comme chez Arendt, en tant qu’instrument en vue d’atteindre un objectif qui la conditionne. Néanmoins, Benjamin met en relief le fait que, dans ces deux courants théoriques, la violence est également structurante : elle fonde le droit et crée le pouvoir politique.
15Enfin, si les instances juridiquement compétentes ne sont pas celles chargées de mettre en œuvre la violence, celle-ci se convertit en menace pour l’ordre juridique tout entier, dans la mesure où elle sortirait du domaine de compétences défini par le droit et constituerait, dès lors, une menace pour la structure juridique elle-même, laquelle repose, précisément, sur un usage exclusif et excluant de la violence (ibid. : 26-27). Les limites d’une perspective qui prétend ramener la violence au statut de moyen subordonné à une fin qui le détermine saute aux yeux quand, dans l’œuvre de Benjamin, il apparaît clairement qu’une telle violence ne peut être séparée du droit ou de l’ordre social moderne, dans la mesure où elle constitue l’une de leurs dimensions essentielles8.
16La digression sur les moyens non-violents qui ne fondent ni ne conservent le droit, comme c’est le cas pour la sphère langagière de l’intercompréhension ou pour la « grève générale » chez Sorel, conduit Benjamin à conclure que les moyens légitimes ne sont pas nécessairement orientés par des finalités justes, ou encore qu’il existe des violences qui ne servent pas de moyen pour une fin déterminée (ibid. : 38). Dans un tel contexte, il introduit la différence entre violence instrumentale et violence mythique, laquelle ne serait pas un moyen en vue d’une fin, mais la pure manifestation des dieux, de leur volonté et de leur existence (ibid. : 39). Dans ce contexte, la légende de Niobé9 et Prométhée, humains arrogants qui provoquent la colère des habitants de l’Olympe, permet de caractériser ce type de violence : selon Benjamin, celle-ci n’est pas mise en œuvre « pour outrager le droit, mais pour défier le destin dans une lutte que celui-ci va remporter, et dont la victoire requiert nécessairement d’être accompagnée par un droit » (ibid.).
17La référence mythique est utilisée ici pour représenter la violence qui fonde le droit : manifestation de la volonté et de l’existence d’un sujet dominant et non finalité recherchée intentionnellement. De fait, une telle référence garantit le pouvoir en établissant les limites de ce qui est autorisé, « quoiqu’en aucun cas, le vainqueur ne dispose d’une supériorité absolue quant à l’usage des moyens violents » (ibid. : 40). Ce dernier impose l’égalité entre ce qui n’est pas équivalent, ou encore, institutionnalise les hiérarchies dérivées de la guerre, sous la forme de l’égalité des droits10. Il n’a pas d’objectif à proprement parler : il matérialise la volonté de celui qui domine et définit les conditions de la subordination. Pour avoir défié ses supérieurs, Niobé doit vivre pétrifiée, et pleurer la mort de ses enfants avec des larmes de marbre. Car tel est le nouveau droit des dieux, qui répond avec la violence de sa supériorité à l’« arrogance » des êtres humains.
18Le troisième type de violence, la violence divine, ne poursuit aucune finalité : son principe est la justice. Elle détruit ou révoque le droit, sa finalité principale ; elle ne le fonde ni ne le conserve. Elle aplanit les frontières, est à la fois mortelle et rédemptrice, sans provoquer d’effusion de sang. Elle accepte les sacrifices, sans les exiger pour autant, et s’exerce « sur tout ce qui est vivant et par amour du vivant » (ibid. : 42). Les caractéristiques d’une telle violence, que Benjamin considère comme pure et immédiate, sont assez hermétiques dans son texte ; elles permettent différentes interprétations autour des problématiques de la révolution et de l’État d’exception, comme l’illustrent les travaux de Žižek (2009), Agamben (2003) et, quoique de façon plus équivoque, Derrida (1997), qui considère ce type de violence comme l’un des fondements du nazisme. Malgré le pluralisme herméneutique que permet une telle réflexion, c’est Bojanić (2010) qui, en étudiant le seul exemple que donne Benjamin pour illustrer ce type de violence, celui de Korah11, nous offre des pistes convaincantes pour en comprendre la portée. La violence divine, pure et absolue, serait la mise en œuvre d’un acte de justice (un acte de Dieu) contre toutes les injustices, y compris celle des faux messies et des pseudo-révolutionnaires, qui se révoltent contre le droit pour fonder un nouveau droit. En outre, elle serait l’ultime violence, celle qui anticiperait la non-violence. C’est pour cela que la violence divine ne conserverait ni ne fonderait le droit, mais qu’elle le détruirait (Benjamin, 2001 : 41). Elle représente l’illusion d’une violence rédemptrice qui rend inutile l’utilisation postérieure de la violence elle-même, dans la mesure où elle créerait une situation sociale post-politique. Elle efface le pouvoir constitué pour maintenir vivant le pouvoir constituant. Elle est un acte messianique et fondationnel, qui tente de créer le royaume divin de la justice au milieu des êtres humains12. Cette approche résume le projet de Benjamin de « congeler » la violence au moment de la révolution. Toutefois, contrairement à son intention, il se trouve que, dans le monde des êtres humains, la violence divine façonne un nouvel ordre et un nouveau droit qui altèrent le sens de la violence divine elle-même. Cette violence n’est pas un instrument, elle n’est pas la manifestation d’une volonté de domination : elle est l’expression d’une émancipation ou d’une libération qui ouvre la société à la structuration de nouveaux ordres ou de nouveaux désordres, loin de l’intention des acteurs qui en font usage. Ses effets sont conséquentiels, mais non recherchés.
19Au-delà des connotations métaphysiques implicites qui traversent l’analyse de Benjamin, sa critique éclaire les trois formes par lesquelles la violence structure le pouvoir politique et l’ordre social : comme moyen pour atteindre une finalité institutionnalisée, comme expression institutionnalisée d’une domination, et comme conséquence d’une lutte rédemptrice (émancipatrice) contre les injustices. En tant que moyen structurant, elle n’est pas un simple instrument, dans la mesure où elle façonne l’exercice même du droit et du pouvoir politique, dans la mesure également où elle définit les conditions de formation des consensus sociaux. Comme expression institutionnalisée d’une domination, elle délimite le périmètre de sa légalité et de sa légitimité, ou fixe les règles de bases de son utilisation sociale, en fonction des croyances et des références culturelles qui rendent la pratique d’un certain type de violence politiquement tolérable. Comme conséquence d’une lutte rédemptrice, elle renverse ou déstabilise les frontières établies entre le légitime et l’illégitime, le légal et l’illégal. Sous ces trois formes, la violence apparaît inséparable du pouvoir politique au sein de la modernité occidentale car, à travers elle, la politique et le politique se structurent mutuellement pour administrer la violence ou, plus précisément les violences : physique, symbolique et sociale.
20Bien que le pouvoir ne soit pas la violence – la violence pouvant constituer la négation du pouvoir en étant une force qui interdit le gouvernement des autres et la mobilisation des forces sociales en vue d’un objectif collectif –13, le pouvoir politique implique l’administration de la violence passée et, éventuellement, de la violence future, en fonction de la réalité présente14. Et ce indépendamment de la distinction entre le légitime et l’illégitime, le légal et l’illégal. C’est la raison pour laquelle la violence structure le pouvoir, bien que son exercice permanent le détruise, comme l’avait bien noté Arendt.
21La société colombienne a connu ces trois types de violence simultanément, de telle sorte qu’il est impossible de comprendre la structuration du pouvoir politique sans tenir compte de l’interconnexion entre la violence instrumentale, la violence mythique et la violence divine, ainsi que la formation d’un mélange de différents ordres de violence, de l’État jusqu’aux guérillas, en passant par les paramilitaires ou les narcotrafiquants, sans oublier les ordres qui sont simultanément façonnés par différents types de violence, y compris quand ceux-ci apparaissent contradictoires sur le plan de la logique de la guerre. Mais cette interconnexion entre différents types de violence a également ouvert, dans le pays, un espace d’indétermination dans lequel tout ordre est suspendu : un espace pareil à une terre de personne et de tous, sur laquelle règne une violence nue qui, pour reprendre les mots de Giorgio Agamben, donne lieu à une zone d’anomie caractérisée par l’absence de droit, à savoir l’État d’exception15. À l’intérieur de celui-ci, la vie des êtres humains est absolument non-protégée : tout peut lui être infligé, sans qu’il soit pour cela nécessaire de suivre les rituels et les procédures requis. C’est la vie nue de l’homo sacer (Agamben, 2003 : 106-112).
22Les statistiques sur les assassinats politiques, séquestrations, disparitions forcées, exécutions extrajudiciaires, viols, détentions arbitraires, bannissements internes ou externes, sont particulièrement éloquentes à cet égard : il est inutile d’y revenir, dans la mesure où elles reflètent la face visible de la violence colombienne. Il suffit de rappeler que plusieurs acteurs politiques sont, dans ce pays, responsables de violations systématiques des droits de l’homme ou du droit international humanitaire : forces armées, police, guérillas, paramilitaires, narcotrafiquants ou bandes criminelles. Et que, pour commettre de tels forfaits, chacun a dû compter sur la complicité tacite ou expresse de membres de différents gouvernements (national, régional ou local), partis ou mouvements politiques légalement reconnus. Cette violence nue n’est pas, en Colombie, le seul fruit de la violence divine qui détruit le droit, comme l’interprète Agamben (2003 : 86-87) lorsqu’il analyse l’œuvre de Benjamin, mais bien le fruit de la libération, dans l’exercice de n’importe quel type de violence, des attaches que lui imposent le droit ou l’éthique. De là sa nudité.
23La critique de Benjamin nous invite à étudier le caractère structurant de la violence dans les sociétés contemporaines. En Colombie, après l’explication causaliste, après l’oubli relatif des thèses de Fals Borda, des recherches représentatives de la littérature scientifique nationale reprennent à leur compte, depuis la fin de la dernière décennie du siècle passé, le problème de la relation structurante entre la violence et l’ordre sociopolitique (sur la base du livre de Daniel Pécaut, 1987) ou encore entre la violence, la formation et le fonctionnement de l’État-nation (comme dans les écrits de González, Bolívar et Vásquez, 2003, fondés sur une analyse théorique et historiographique rigoureuse), ou ceux de Marco Palacios, au sein d’une œuvre plus éparse sur la violence publique, entre 1958 et 2010. Néanmoins, ces travaux sont dominés par une vision fragmentaire de la violence, appréhendée fondamentalement à travers la dichotomie entre le légal et l’illégal, et non à travers une perspective qui permettrait de rendre compte de l’interconnexion entre les différents types de violence, de la complémentarité entre la normalité et l’exceptionnalité, de la production simultanée d’ordres et de désordres à travers lesquels s’exerce le pouvoir politique dans le pays.
24Ainsi, par exemple, ces dernières années, les territoires, les subjectivités, le conflit social, la politique et les relations de production ont été restructurés sur la base de cette interconnexion, comme le montre la brève description suivante :
- les territoires. Tant du point de vue politique qu’économique, les campagnes et les villes colombiennes ont souffert des mutations occasionnées par le conflit armé. Les déplacés ont transformé les villes, la parapolitique a changé la carte électorale, les violations des droits humains et du droit humanitaire ont favorisé la concentration des terres et altéré les écosystèmes ;
- les subjectivités. En plus de cinquante ans, le pays a vu la formation de nouvelles subjectivités, qui ont profondément altéré le monde des organisations populaires et des élites. Les organisations des victimes sont apparues à côté des anciens et nouveaux mouvements sociaux, au moment où les élites émergentes assuraient le contrôle de différentes régions et reléguaient les élites traditionnelles au second plan. Par ailleurs, les militaires se sont convertis en policiers et les policiers en militaires et, à l’ombre de la confusion des violences, différents acteurs politico-militaires sont passés par le narcotrafic ;
- le conflit social. Les conflits entre acteurs (mouvements populaires, élites, responsables de partis traditionnels – ou dérivés de tels partis) sont passés de l’antagonisme social à l’antagonisme belliqueux, au point que les leaders populaires ont été assimilés à des « terroristes », dans la logique du droit pénal de l’ennemi, et les adversaires politiques traités indistinctement d’« ennemis ontiques de classe », devant être éliminés physiquement ou symboliquement ;
- la politique. L’imposition d’une logique belliqueuse en politique, caractéristique de la division entre amis et ennemis publics, a empêché le développement de mouvements sociaux et politiques alternatifs, ces derniers courant le risque d’être stigmatisés et exterminés comme des adversaires auxquels, en pratique, on ne reconnaît pas les droits minimums ni la condition élémentaire de citoyen ou de sujet ;
- la production. L’implantation des industries d’extraction et la « reprimarisation » de l’économie nationale sont allées de pair avec la dégradation du conflit armé ; elles se sont accompagnées de cycles de violations systématiques des droits humains sur de vastes territoires, pourtant essentiels pour mettre en œuvre des politiques de souveraineté et de sécurité alimentaires, ou pour appuyer des productions agricoles alternatives, sans lesquelles des lois comme celle dite de « restitution des terres » pourraient se convertir en dispositifs de formalisation de la propriété acquise par la violence.
25Face aux caractéristiques structurantes du réseau de violences, lesquelles s’étayent sur des violences symboliques et sociales, la proposition d’Arendt acquiert un autre sens, à condition d’abandonner sa prétention analytique et de réaffirmer son contenu normatif. S’il faut reconnaître la tension machiavélique entre violence et consensus libre comme constitutive du pouvoir politique dans la modernité occidentale, on peut avancer que la paix et la démocratie dépendent de la capacité à réduire le domaine d’exercice des violences et, simultanément, à étendre l’action collective et concertée à toutes les sphères de la vie sociale. Au-delà de la modernité, nous pouvons aspirer à une politique qui ne soit pas la continuation de la guerre par d’autres moyens, comme dans l’inversion de l’aphorisme de Clausewitz par Foucault (2001 : 29), mais bien l’« antiviolence » suggérée par Balibar (2010). De telle sorte qu’aucune pratique politique refusant de se laisser prendre au piège de la tension moderne ne puisse être pensée si :
[…] elle ne se fixe simultanément comme objectif de faire reculer partout, sous toutes ses formes, la violence subjective-objective qui supprime incessamment la possibilité de la politique. La politique alors ne peut plus être pensée simplement ni comme relève de la violence (dépassement vers la non-violence) ni comme transformation des conditions déterminées (ce qui peut requérir l’application d’une contre-violence). Elle n’est plus un moyen, un instrument pour autre chose, elle n’est pas non plus une fin en soi. Mais elle est l’enjeu incertain d’une confrontation avec l’élément d’irréductible altérité qu’elle porte en elle (ibid. : 38).
26La paix et la démocratie impliquent de démonter, d’asphyxier les ordres de la violence, et les causes qui les génèrent.
Notes de bas de page
1 Elle la distingue également d’autres termes, moins pertinents pour son analyse, comme « la puissance », « la force » ou « l’autorité » (ibid. : 61-62).
2 « […] Nous savons, ou nous devrions savoir, que chaque diminution de pouvoir est une invitation ouverte à la violence : ne serait-ce que parce qu’il a toujours été très difficile, pour ceux qui détiennent le pouvoir et sentent qu’il leur échappe, qu’il s’agisse du gouvernement ou des gouvernés, de résister à la tentation de le substituer par la violence » (ibid. : 118).
3 « La pratique de la violence, comme toute action, change le monde, mais le changement le plus probable est que cela favorise un monde plus violent » (ibid. : 110).
4 Nous utilisons les citations de l’édition corrigée de 2005, ce qui ne modifie nullement le contenu de l’analyse. Fals Borda précise que le concept de « dysfonction » ne peut être utilisé que sous les quatre conditions suivantes : « 1. s’il a un rapport avec un groupe social spécifique ou de référence, disposant d’un certain niveau d’intégration sociale ; 2. s’il est conditionné à l’écart entre les fins formelles et les fins dérivées d’un système social ; 3. s’il est lié de manière spécifique aux normes sociales et à la déformation des statuts et/ou des rôles reconnus ; 4. si cette combinaison d’éléments demeure à l’intérieur du cadre institutionnel ou du système social de base » (Guzmán Campos, Fals Borda, Umaña Luna, 2005 : 437).
5 Fals Borda illustre ce double visage avec l’exemple de la police : « Implicitement, on trouve également ici une déformation des rôles au sein des institutions. La police n’est plus, désormais, la gardienne de l’ordre, mais un agent du désordre et du crime. Mais on ne peut avancer que ce comportement ne sera pas lui-même incorporé dans le nouveau rôle des agents de police, car ce comportement a, en réalité, été façonné par les normes imposées par le groupe, ainsi que par les groupes qui lui sont liés par d’autres niveaux d’intégration sociale, lesquels exigent le désordre et le crime. Ces groupes (au niveau de l’État, des partis nationaux et de la machine politique locale) ont légitimé un nouveau rôle pour les agents de police, un rôle violent, différent de ce qui est observé dans les codes du métier (ibid. : 434).
6 « La tâche d’une critique de la violence peut se limiter à la description de la relation que celle-ci entretient vis-à-vis du droit et de la justice. En ce qui concerne la violence dans son sens le plus concis, on ne parvient à une raison effective de sa compréhension qu’à la condition expresse de s’inscrire dans un contexte éthique. Et la sphère de ce concept est délimitée par les concepts de droit et de justice. En ce qui concerne le premier, il ne fait aucun doute qu’il constitue le moyen et la fin de tout ordre juridique » (Benjamin, 2001 : 21).
7 « Si la violence est conçue comme un moyen, un critère critique pour caractériser cette violence peut facilement nous être donné. Il suffirait d’examiner si la violence, dans un cas précis, sert des fins justes ou injustes. Mais cela ne suffit pas. Même en assumant qu’un tel dispositif soit au-dessus de tout soupçon, ce qu’il contient n’est pas un critère propre de la violence, mais un critère pour les cas de son utilisation. La question de savoir si la violence est éthique en général, comme moyen pour atteindre une fin, ne peut jamais être résolue. Pour parvenir à une décision de ce type, il est nécessaire de disposer d’un critère plus précis, de faire la distinction au sein de la sphère des moyens, indépendamment des fins qu’ils servent » (ibid.).
8 « La violence comme moyen est toujours, ou bien fondatrice du droit, ou bien conservatrice du droit. Renoncer à l’un de ces prédicats lui retirerait toute validité. De ces caractéristiques, il découle que, dans la majorité des cas, tout violence utilisée comme moyen participe à la problématique du droit en général » (Benjamin, 2001 : 33). Derrida (1997) et Esposito (2002) insistent, quant à eux, sur la nécessité de dépasser la dichotomie entre moyens et fins caractéristique du pouvoir politique, qui apparaît dans l’œuvre de Benjamin : « La violence ne se contente pas de précéder le droit, ni de le suivre : elle l’accompagne (mieux, elle le constitue) tout au long de sa trajectoire, à la manière d’un mouvement pendulaire qui va de la force au pouvoir et du pouvoir à la force. À l’intérieur de ce mouvement, on peut distinguer trois passages, distincts et imbriqués : 1. il y a toujours, au commencement, un fait de violence (infondé juridiquement) qui fonde le droit ; 2. ce dernier, une fois institutionnalisé, doit rejeter toute autre violence à l’extérieur de lui-même ; 3. mais une telle exclusion ne peut se réaliser sans faire appel à une violence ultérieure, non pas institutrice, mais conservatrice du pouvoir établi. À ce dernier stade, le droit consiste en ceci : une violence faite à la violence pour le contrôle de la violence » (Esposito, 2002 : 46).
9 Fille de Tantale et épouse d’Amphion.
10 « Ici apparaît, dans sa terrible ingénuité, l’ambiguïté mythique des lois qui ne doivent pas être ‘‘transgressées’’, celles auxquelles fait allusion le satyre français Anatole France, quand il dit : aux riches et aux pauvres, la loi interdit, de façon identique, de passer la nuit sous un pont. De même, quand Sorel suggère que le privilège (ou la prérogative juridique) des rois et des puissants est à l’origine de tout droit, et qu’une conclusion de nature historique-culturelle frôle toujours une vérité métaphysique » (Benjamin, 200 : 40).
11 Selon la Bible, Korah est l’un des chefs du peuple hébreu qui, au nom de l’égalité, se révolte contre Moïse, Aaron et, indirectement, contre leur Dieu, lequel le punit de façon violente.
12 « Pour que la violence commise soit imputée à Moïse ou à Dieu – ce qui semble être la conclusion de Benjamin –, il semble nécessaire que cette même violence puisse simultanément effacer et conserver le moment révolutionnaire et négatif de la communauté (mais aussi : le protéger, le différer, le conserver, le réserver). La suppression révolutionnaire de Korah et de sa tribu exige une nouvelle réparation de la communauté, mais d’une manière différente. Celle-ci n’est possible qu’à l’aune d’un monde à venir, quand le Messie appellera “toute la communauté” de la Terre, y compris les méchants et les rebelles (Sanhedrín, 108a). “Dans la mesure où tous sont saints [kedoshim], lui demeurant au milieu d’eux” ». (Bojanić, 2010 : 158-159).
13 Évoquant le problème de la légitimité dans la modernité occidentale, Guglielmo Ferrero explique, non sans candeur et sans clarté, que le désordre politique et le gaspillage social peuvent générer, sur le terrain de l’exercice du pouvoir, l’usage indiscriminé et permanent de la violence (assimilée à la « force ») : « Nous avons vu que les instruments de la force terrorisent à la fois ceux qui en souffrent et ceux qui l’utilisent. De même, nous avons vu que la crainte du Pouvoir atteint son paroxysme lors de l’action et de la réaction réciproque entre le Pouvoir et ses sujets ; mais que la crainte des sujets terrorise également le Pouvoir, car elle engendre la haine, si bien que l’esprit de révolte croît simultanément. Plus il y a de la peur, plus il est nécessaire de faire sentir la peur (Ferrero, 1998 : 312).
14 C’est ce qu’entend Luhmann lorsqu’il évoque la relation entre pouvoir et violence physique dans l’État moderne : « La violence est le commencement du système et conduit à la sélection des règles, dont la fonction, la rationalité et la légitimité est de les rendre indépendantes des conditions initiales de l’action. Par-là, la violence est décrite comme un événement futur, dont l’origine peut être contournée dans le moment présent par l’intermédiaire de la loi. Il s’agit de remplacer la pure omniprésence de la violence par un présent régulé/administré, qui est compatible avec les limites temporelles d’un passé et d’un futur différents, mais non actifs » (Luhmann, 1995 : 93).
15 « L’État d’exception n’est pas une dictature (constitutionnelle ou inconstitutionnelle, policière ou souveraine), mais un lieu vide de droit, une zone d’anomie dans laquelle toutes les déterminations – et, en particulier, la distinction même entre le public et le privé – sont désactivées » (Agamben, 2004 : 75).
Auteur
Professeur de sciences politiques à l’Université nationale de Colombie, directeur du Groupe de recherche en Théories politiques contemporaines (TEOPOCO), membre associé au Centre de recherches interdisciplinaires Démocratie, Institutions, Subjectivité (CriDIS) de l’Université catholique de Louvain, conseiller académique de l’ONG Planeta Paz (Bogota).
Mail : lemuruiz@gmail.com
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