La réactualisation du bâtard par les Lumières naissantes
p. 29-38
Texte intégral
La polysémie du mot « bâtard »
1En 1999, lors de la présentation d’une autobiographie intitulée Destined to Witness. Growing Up Black In Nazi Germany1 – un best-seller passé au cinéma cinq ans plus tard –, Hans J. Massaquoi2 comparait sa situation parmi les enfants blonds de l’Allemagne nazie avec celle d’un collectif d’enfants nés, comme lui, de mères allemandes et de pères africains : ceux qu’on appelait communément « les bâtards du Rhineland ».
2Malgré leur appellation, « les bâtards du Rhineland » n’étaient pas forcément des enfants nés hors mariage3, ni, bien entendu, des goujats ou des personnages moralement répréhensibles4. L’« illégitimité » de leur naissance ne relevait pas d’une quelconque infraction des conventions morales, mais de leur condition biologique : c’était des métis5. Les conjoints – souvent époux6– de leurs mères allemandes faisaient partie du groupe de soldats sénégalais assemblés dans cette région frontalière juste après la première guerre, où ils avaient servi dans l’armée française. La bâtardise dont on taxait ce demi-millier d’Allemands nés dans la région du Rhin consistait à n’être ni tout à fait noirs ni tout à fait blancs. Bien avant les succès électoraux de Hitler et la mise en place des programmes d’« hygiène raciale », l’Allemagne qui leur reprochait d’être le produit d’un mélange sanctionnait, par ce terme, leur situation de déplacés permanents dans l’échiquier raciste : leur double origine les condamnait à n’exister qu’en tant qu’éléments hors de leur place, ectopiques, si l’on nous permet d’emprunter la terminologie médicale.
3Tel est, en effet, le « signifié de puissance »7 qui relie les différents effets de sens du mot « bâtard ». Quelle que soit sa valeur, le vocable « bâtard » a toujours désigné un être perçu comme ectopique, car tel est le lot d’une nature qui, pour une raison ou pour une autre, se trouve être réfractaire au classement.
4Avant d’avoir servi à dénommer ce « qui n’est pas de la véritable espèce, mais qui en approche, et qui en est comme dérivé » (DAF, 5e éd., 1798), le terme « bâtard » désignait celui qui avait vu le jour en dehors des mécanismes mis en place pour que tout individu naisse assigné à une loge précise dans la structure familiale et sociale de l’Europe médiévale8. Le caractère structural du tissu social génère une forte tendance à « caser » les individus dans des taxinomies nettes et, autrefois, immuables : race, famille, état ou religion étaient autant de paramètres permettant aux sociétés de « ranger » leurs membres. La connotation péjorative attachée au mot « bâtard » s’enracine dans cette tendance ancestrale et dans son corollaire : la gêne et la méfiance envers tout ce qui n’est pas associé à un créneau précis. Désigner un individu du nom de « bâtard » revient à lui attribuer une nature non « casable » et, par conséquent, à taxer son existence de « non autorisée »9 car, de tout temps, le droit à l’existence s’est associé, pour la doxa, à un étiquetage ontologique : aujourd’hui comme hier, la légitimité va de pair avec une niche précise que l’on possède et à laquelle on appartient.
L’illégitime dans le roman des Lumières naissantes, un héros de l’utopie optimiste
5Entre la fin de la Régence et le lancement de l’Encyclopedie, le nombre de fictions qui pivotent autour d’un personnage ectopique s’accroît sans cesse, et pour cause. Un tel personnage ne pouvait que fasciner ceux qui prospectaient, en romanciers ou en dramaturges, les possibilités de l’homme issu du tournant inaugural des Lumières.
6En effet, l’idée que l’existence n’a de sens qu’au sein d’un projet transcendant (dynastique, religieux, etc.) devient, pour lors, de plus en plus minoritaire. À sa place, on voit s’affirmer la certitude exaltante que « les humains ne sont plus les figurants et opérateurs terrestres des grands desseins divins, mais jouent leur propre histoire, conçue, exécutée et continuellement réinterprétée par eux-mêmes »10. L’homme s’émancipe avec enthousiasme de tout ce qui projetait le sens de son existence dans un au-delà de lui-même (lignée, état, nature divine, etc.). S’appuyant sur une assurance toute nouvelle, il internalise sans crainte qu’il est voué à forger son propre destin, qu’il doit se prendre en charge ; en un mot, qu’il est libre.
7La situation historique de cet individu dépourvu de loge le rendait particulièrement apte à incarner, dans la fiction, le nouveau héros : un jeune homme caractérisé, d’abord, par la conviction qu’il a droit à l’épanouissement et au bonheur ; ensuite, par sa hardiesse à les poursuivre sans atouts et sans tutelle, assumant lui-même, en sujet autonome et responsable, l’agencement de son devenir.
8Ses avatars imaginaires fournissaient aux philosophes l’occasion d’explorer les ressources de la nature humaine et les interstices des rapports sociaux. Les raisons de cette prédilection sont évidentes. Évoluer à l’intérieur d’une niche incontestable dans la structure sociale, c’est aussi s’y soumettre, c’est-à-dire, accepter de se concevoir en tant que maillon d’une existence collective et transcendante où chaque identité se trouve déterminée d’avance. Celui que l’on nomme « bâtard » est, au contraire, un individu susceptible de tous les développements et contraint à construire lui-même sa propre identité sous peine de n’en avoir jamais une. Il procure une sorte de laboratoire onto-sociologique à ceux qui, sciemment ou non, ont participé d’une façon ou d’une autre à ce vaste mouvement d’idées qui cristallise vers 1750 autour du lancement de l’Encyclopédie.
9Compte tenu du fait que, parmi toutes les acceptions du mot « bâtard », c’est la valeur « enfant naturel » qui dénote le plus de qualités permanentes associées à la notion d’ectopie11, on pourrait s’attendre à une prolifération d’enfants trouvés ou nés hors mariage dans le roman des Lumières naissantes. Rien de plus logique : l’enfant naturel manque de place à tel point qu’il en arrive à ne pas exister. Celui que l’on regarde « comme n’étant d’aucune famille et n’ayant point de parents »12 ne possède pas d’existence civile, et n’a donc pas la possibilité légale de s’engager en mariage ou dans une transaction : il ne peut, en principe, ni hériter ni léguer, ni, bien entendu, vendre ou acheter un bien. Il faudra attendre la Constitution du 3 septembre 179113 pour que l’enfant né hors mariage ait enfin droit à l’existence civile.
10Pourtant, la fréquence des enfants naturels dans le roman d’avant l’Encyclopédie ne dépasse nullement celle qu’ils avaient eue dans la deuxième moitié du XVIIe siècle ; les ouvrages novateurs ne s’en occupent que tangentiellement et sans trop d’enthousiasme. La raison en est simple. D’une part, la tradition littéraire de l’enfant né hors mariage renvoie aux récits axés sur la vie d’une noblesse dont la frivolité exaspère de plus en plus les écrivains bourgeois. Depuis les épopées du moyen âge (voire depuis l’antiquité), tous les bâtards de la littérature avaient eu pour père ou pour mère un grand aristocrate qu’ils finissaient par retrouver. D’autre part, le roman de l’enfant naturel se rattachait à un répertoire d’« invariants obligés et conventionnels »14 tendant à renforcer l’édifice des ordres, fondé sur l’idée que l’homme est déterminé par sa naissance. Tout comme la rare beauté, la vertu éblouissante et les « sentiments élevés »15 de la bâtarde, la franchise, le courage et les exploits du bâtard qui ignore encore la noblesse de son sang sont aussi révélateurs que les marques (les taches de naissance, par exemple) ou les objets (portraits, mouchoirs, bracelets, billets...) qui déclenchent la reconnaissance finale. Bien avant que la voix du sang ne se fasse entendre, les âmes bien nées se reconnaissent ; elles décèlent, sous les haillons, la « qualité que la puissance souveraine imprime à des particuliers pour les placer au-dessus des autres citoyens »16. Héritier de la vision du monde sous laquelle il est né, le roman de l’enfant naturel demeure redevable d’un imaginaire qui pivote autour les idées de caste et hiérarchie. À quelques exceptions près, il figure un univers où la grandeur d’âme s’avère indétachable de la noblesse du sang, qui empreint une marque indélébile, écrite à jamais sur le visage de ceux qui sont appelés à occuper une position privilégiée.
11Le personnage de l’enfant naturel mettra un certain temps à se couler dans un imaginaire qui « substitue aux valeurs transcendantes des valeurs immanentes (le bonheur s’oppose au salut) et considère des sociétés et des individus plutôt que des dynasties et des hiérarchies (le bonheur s’oppose à l’honneur et à la gloire) »17. À l’aube des Lumières, le roman du bâtard est à un illégitime bien plus polémique, le parvenu, un paysan intelligent et arriviste qui, par suite d’un déracinement volontaire, « devient pleinement un être en devenir, susceptible de tous les développements [y compris la transgression de son état social d’origine], grâce à l’expérience et à l’éducation »18.
12Allégorie vivante de la capacité de l’homme de prendre en charge son propre destin, le parvenu romanesque d’avant 1750 n’a que peu à voir avec celui dont la comédie avait fait une inépuisable source de comique. À la différence du Bourgeois gentilhomme ou du Turcaret de Lesage, le nouveau bâtard est un très jeune paysan qui renie son passé et ses ancêtres pour se lancer à la poursuite de son rêve : conquérir son créneau parmi les grands19. Son illégitimité ne résulte donc pas de sa naissance, comme c’était le cas pour l’enfant naturel ou le métis20, mais d’une ectopie encourue librement. Il n’est pas la victime innocente de la conduite d’autrui, mais le fruit de sa propre audace : c’est en choisissant de se détacher des siens pour transgresser son état social d’origine qu’il rentre dans la catégorie des bâtards.
13Avant de se risquer dans l’ectopie pour ne jamais rebrousser chemin, le Jacob de Marivaux était le « fils d’un bon fermier de Champagne »21, l’Auteville de Catalde, un Biscaïen « né de parents pauvres, mais honnêtes gens »22, la Jeannette de Mouhy et sa parodie par Gaillard de la Bataille se présentent respectivement comme « fille de Jean B., bûcheron de la forêt de Fontainebleau »23 et « fille de Maître Robert, fermier de la terre seigneuriale »24, Bellerose se déclare « fils d’un boutonnier de Saint-Omer dans le comté d’Artois »25... Ces personnages n’étaient donc nés ni sans attaches, ni sans soutien, mais ils renoncent à leur « case existentielle » en s’aventurant à transgresser leur état d’origine. Leur histoire représente donc un processus inverse à celui du bâtard romanesque traditionnel, c’est-à-dire, de l’« enfant proscrit par la loi »26, dont la trajectoire prend comme point de départ un espace de déréliction « entre le désert et la société »27 pour ensuite réunir dans un même mouvement la restitution du héros dans la place où il est né et l’abolition de l’imposture qui l’en avait écarté28. Le bâtard traditionnel ignore son identité et finit par la retrouver ; le parvenu fuit la sienne dans l’espoir de s’en faire une autre le plus loin possible de la structure à laquelle il appartient. Entre le moment où celui-ci se dépouille de son identité roturière et celui où il réussit à s’approprier une niche parmi les grands, il ne se situe nulle part. À partir du moment où ils donnent « un contenu concret à la liberté affirmée et réclamée par les Lumières : non pas liberté métaphysique, mais droit individuel à disposer de soi-même, d’aimer, d’agir, de parler et d’entreprendre »29, ces personnages « ne sont d’aucune famille & n’ont aucuns parens »30. Ce sont donc des bâtards, mais de leur propre chef.
14On ne saurait pas s’étonner que ces nouveaux bâtards plongent volontairement dans le vertige d’une identité à construire, vu qu’ils sont nés de la foi philosophique dans la capacité de l’homme à bâtir son propre destin. Ils représentent, en effet, ce qu’on a appelé « l’épopée moderne de l’émancipation, qui raconte la prise en charge de son destin par l’espèce humaine, sa grande marche vers l’utopie optimiste »31.
15Cette circonstance suffirait à rendre le succès de leur entreprise parfaitement prédictible, bien que ce succès fût impensable dans la réalité d’une époque où un jeune paysan sans relations ne pouvait aspirer guère plus haut qu’à être engagé comme domestique. Elle n’est pourtant point la seule à faire prévoir le dénouement. Quelques années plus tard, la parodie anonyme intitulée Le Bâtard parvenu (cité supra) mettra caustiquement en évidence une curieuse interaction entre le roman du bâtard et celui du parvenu. L’influence du premier sur le second a une telle ampleur que le roman du parvenu apparaît parfois comme le résultat d’un greffage.
16Les manifestations de cette influence sont nombreuses, notamment en ce qui concerne la construction du personnage, moulé sur celui du bâtard canonique. Non seulement il est beau comme le jour32, mais cette beauté idéale s’avère aussi déplacée dans son environnement natal que la rare noblesse qui caractérise ses sentiments33 ou la morale aristocratique de l’honneur et de la gloire34. Si le titre n’y remédiait pas, ces indices suffiraient à inscrire, dans l’horizon d’attentes du lecteur, l’humanité superlative du bâtard et le dénouement typique du récit mythique : « une fois dépassée la période de l’enfance, [le bâtard] découvre ses origines nobles de façon extrêmement variable ; puis, d’un côté il se venge de son père [ou de l’autorité hostile], de l’autre, il parvient à faire reconnaître son mérite et à se faire restituer le rang et les honneurs qui lui reviennent de droit »35.
17En incorporant le mot « parvenu », le titre de ces romans en oriente la lecture et restreint l’interprétation de ces indices équivoques. En effet, grâce au titre, le lecteur sait d’emblée qu’aucun de ces beaux héros aux sentiments élevés n’est un jeune aristocrate condamné à l’abandon et à l’exclusion par une flétrissure injuste, et que l’histoire qu’il va lire ne retracera pas l’histoire d’une réhabilitation, mais celle d’une ascension par laquelle le héros parviendra au comble d’une gloire et d’une richesse qui ne lui étaient pas destinées.
18Cependant, l’univocité de ces titres n’est que relative, car, dans cette première partie du siècle, le terme « mémoires » renvoie à l’aristocratie plus directement encore que les invariants caractérologiques mentionnés ci-dessus. Des titres tels que Le paysan parvenu ou Les aventures de M***, Le paysan gentilhomme ou Les aventures de M. Ransav, Le soldat parvenu ou Mémoires et aventures de M. de Verval, La paysanne parvenue ou Les Mémoires de la marquise de L.V. etc. reproduisent la structure des titres qui ouvrent de nombreux romans du bâtard36 et, plus généralement, des mémoires, un genre qu’il était d’usage d’attribuer à un aristocrate mûri, « puisque leur composition présuppose une certaine éducation intellectuelle et des loisirs qui sont à la fois le privilège et le malheur d’une classe écartée du pouvoir par un monarque méfiant et des affaires par une tradition intransigeante »37, et que le discours autobiographique était lié, par convention, à l’extraction noble de ceux qui étaient nés pour se donner en exemple.
19La fonction déictique du titre semble ainsi soumise à une manipulation de même signe que les invariants conventionnels du roman du bâtard.
20Du côté des invariants caractérologiques, les clichés qui servaient à renforcer les bases du cloisonnement social sont employés à défoncer l’édifice des ordres : dans le roman du parvenu, la rare beauté, la vertu éblouissante, les sentiments élevés et les topoi de la reconnaissance deviennent des moyens de dissocier la qualité aristocratique de la « qualité que la puissance souveraine imprime à des particuliers pour les placer au-dessus des autres citoyens »38. Il en découle un parallélisme entre la réhabilitation du bâtard et la réussite du parvenu, qui apparaît comme la restauration du héros dans la place où il appartient, non par sa naissance, mais par ses qualités individuelles.
21Quant aux titres, la présence simultanée des termes « mémoires » et « parvenu » accomplit une manœuvre semblable. Plutôt que l’usurpation prémonitoire d’un genre scriptural réservé à la noblesse, cette simultanéité vise à revendiquer le rôle exemplaire du récit d’une ascension achevée. Depuis le statisme de la position où il prend la plume, le narrateur à la première personne se donne à voir dans le dynamisme d’une jeunesse qui incarne davantage l’optimisme de l’époque qu’une quelconque préfiguration de ce qui allait s’ensuivre.
22De ce point de vue, le roman du parvenu se présente comme le négatif du roman du bâtard. Les parties du roman du bâtard qui représentent la fixité y sont figurées par des images de la mobilité construites avec les matériaux et sur les restes de l’univers immuable du roman du bâtard.
23Dans le roman du bâtard, il s’agit d’un héros qui n’est pas à sa place parce qu’un désordre provisoire l’en a chassé. L’action progresse donc jusqu’à ce qu’il soit réintégré dans la case dont il avait été expulsé. Son triomphe entraîne le rétablissement d’un ordre que rien n’aurait dû déranger.
24Dans le roman du parvenu, le héros devient ectopique par suite d’un saut dans le vide qui le plonge dans le vertige d’une identité à construire. Ses progrès diégétiques visent à la conquête d’une place à lui dans l’échelle sociale et de l’identité correspondante, et son succès représente nécessairement le bouleversement de l’ordre établi.
25La particularité fondamentale gît cependant dans le fait que, à la différence du triomphe qui réintègre le bâtard à sa place, celui du parvenu amène encore une situation d’instabilité. Au sommet de la gloire, il continue à être un personnage « incasable ». Le mémorialiste qui intitule son récit Le paysan parvenu ou Les aventures de M***, Le paysan gentilhomme ou Les aventures de M. Ransav, Le soldat parvenu ou Mémoires et aventures de M. de Verval, La paysanne parvenue ou Les Mémoires de la marquise de L.V... se présente comme un être hybride, participant du peuple et du grand seigneur, deux natures que l’époque rendait incompatibles.
26Cette présentation trouve d’ailleurs sa place sous une forme narrative – celle de la première personne – dont le premier but est l’effet d’authenticité. Il a déjà été question de l’improbabilité historique d’une ascension qui transformerait un villageois en grand seigneur, mais le propre de la fiction est d’imaginer de nouveaux mondes et de les rendre vraisemblables. Ce qui surprend est surtout la hardiesse de tirer un mémorialiste respectable d’un roturier (« paysan (ne) », « soldat ») infiltré dans la société des privilégiés et y puisant le nom de famille dont il manque, mais l’époque ose tout imaginer, même un bâtard qui le devient de son plein gré et dans toutes les valeurs du terme.
L’immanence dégrisante et le triomphe de l’enfant trouvé
27Cependant, la métaphore fournie par le parvenu ne convient qu’à l’euphorie de cette première période. Le sentiment de l’immanence se présente sous un double jour ; il a un envers et un endroit. Le versant positif et orgueilleux voit dans l’abâtardissement un acte de liberté, un défi. L’épopée du parvenu reproduit celle de l’individu qui refuse, au nom de sa capacité nouvellement découverte de penser par lui-même, le refuge douillet du modèle, des préjugés et des vérités éternelles.
28Le versant négatif peut le mieux être synthétisé par les notions de déréliction et de solitude, et se manifeste surtout au moment où les doutes sur l’utopie moderne nous laissent en proie à l’inquiétude. Au fur et à mesure que l’homme des Lumières découvre les fêlures de son édifice, le roman du bâtard s’écarte d’un personnage dont le triomphe résulte d’une coupure volontaire pour récupérer un bâtard qui était le symbole de la déréliction involontaire : l’enfant trouvé, la victime par excellence.
29Entre le lancement de l’Encyclopédie et l’époque révolutionnaire, ce bâtard que le roman n’avait jamais tout à fait délaissé prendra à nouveau le dessus. Il fournira alors une métaphore où les romanciers couleront tour à tour leur foi philosophique dans la capacité de l’homme à bâtir son propre destin et un sentiment croissant de déréliction.
Notes de bas de page
1 Hans J. Massaquoi, Destined to Witness. Growing Up Black In Nazi Germany, New York, William Morrow, 1999. La traduction allemande parut la même année sous le titre Neger, Neger, Schornsteinfeger ! Meine Kindheit in Deutschland (Berne, Fretz und Wasmuth Verlag). Dix ans plus tard, en 2009, une petite maison d’édition fait paraître la version espagnole : Testigo de raza. Un negro en la Alemania nazi, Madrid, Papel de Liar. À l’heure actuelle, cette autobiographie ne semble pas avoir été traduite en français.
2 Hans Joachim Massaquoi, fils d’une femme blanche et petit-fils d’un roi du Libéria, a réussi à survivre entre 1926 et 1948 dans l’Allemagne nazie. Émigré en Amérique en 1950, il est devenu l’éditeur de la première revue afro-américaine des États-Unis : Ebony.
3 Première acception donnée par le Petit Robert : « qui est né hors mariage […] adultérin, naturel ; illégitime ».
4 Anglicisme sémantique rattaché à la deuxième acception donnée par le Petit Robert : « terme injurieux à l’égard de quelqu’un que l’on méprise […] blaireau, bouffon », issue d’une extension analogique par laquelle « bâtard » en est venu à qualifier ce « qui est d’une espèce dégénérée » (DAF, 8e éd., 1932- 35), « dont la qualité intrinsèque est amoindrie » (Trésor de la Langue Française, CNRS Éditions, 2004)
5 Acceptions 3 et 4 du Petit Robert : « [animal] qui n’est pas de race pure […] croisé, hybride » ; « [chose] qui tient de deux genres différents, n’exprime pas une option précise ». La combinaison de cet adjectif avec des noms désignant des êtres humains s’accorde, bien sûr, à l’idéologie eugénique des Nazis, mais n’en découle pas. L’emploi abusif du terme bâtard est aussi vieux que la péjoration qu’il exprime : « ce qui participe de deux natures différentes » ne saurait être « noble, ni au propre ni au figuré » précisait Jean-François Féraud (Dictionnaire critique de la langue française, Marseille, Mossy, 1787-1788, art « Bâtard »).
6 Ces unions datent d’avant les lois de Nuremberg (1935) interdisant les mariages mixtes.
7 Jacqueline Picoche, Structures sémantiques du lexique français, Paris, Nathan, 1991. Prenant appui sur la terminologie psycho-sémiologique de G. Guillaume, l’auteur note dans cet ouvrage que toutes les acceptions d’un polysème sont reliées par un mouvement de pensée inconscient qu’elle nomme « cinétisme ». Ce mouvement peut « être “saisi”, c’est-à-dire intercepté en tout point de sa trajectoire pour donner lieu à des “effets de sens” en “discours” [...]. Le signifié de puissance du polysème étudie le mécanisme formé par le cinétisme [...] qui relie entre elles les deux saisies extrêmes » ( J. Picoche. « “Intérêt” et ses dérivés au croisement de divers réseaux lexico-sémantiques », Langue française, 103/1, 1994, pp. 23-31, p. 27). Dans le cas qui nous occupe, les acceptions « enfant naturel », « hybride » ou « misérable » du polysème « bâtard » correspondraient à autant de saisies d’un cinétisme fondé sur la notion d’ectopie, cinétisme sur lequel nous reviendrons.
8 La limite entre ces deux valeurs semble estompée dans les quatre premières éditions du Dictionnaire de l’Académie, où les collocations choisies comme exemples d’emploi sont susceptibles d’illustrer indifféremment l’une ou l’autre : « BASTARD, [bast]arde. adj. Né hors de legitime mariage. Enfants bastards. fils bastard. race bastarde ». (DAF, 1re éd., 1694). Il en sera de même jusqu’en 1762 (4e édition). Les exemples d’emploi ne figureront différenciés qu’à partir de la 5e édition du Dictionnaire (1798).
9 Comme l’explicite l’Oxford English Dictionary, où l’entrée « Bastard » inclut la valeur « illegitimate, unauthorized ».
10 Walter Moser, « Dieu et ses mutants discursifs », Théologiques, 6/2, 1998, pp. 33-49, p. 35.
11 Ce serait donc « l’acception la plus riche sémantiquement », la « saisie plenière » (Jacqueline Picoche, « “Intérêt” et ses dérivés au croisement de divers réseaux lexico-sémantiques », loc.cit., p. 27)
12 Philippe Antoine Merlin, Répertoire universel et raisonné de jurisprudence, Paris, Bertin et Daniel, 1807, t. III, p. 17 (sous l’article « bâtard »).
13 Et, surtout, les lois du 4 juin 1793 et 12 brumaire an II, qui avaient attribué aux bâtards, lorsqu’ils étaient légalement reconnus, les mêmes droits de successibilité que s’ils fussent nés en mariage légitime, ce qui représente la pleine reconnaissance de leur existence. Ces lois ont toutefois été modifiées par la loi du 14 floréal an II, promulguée quelques années avant leur abrogation définitive par le Code civil (arts. 756, 757, 758, 759, 760 et 761).
14 Marc Angenot, La Parole pamphlétaire. Typologie des discours modernes, Paris, Payot, 1982, p. 165.
15 Thomas Gueullette, Mémoires de Mademoiselle de Bontemps ou de la comtesse de Marlou, Amsterdam, J. Catuffe, 1738, p. 67.
16 Pierre-Jean Guyot, Répertoire universel et raisonné de jurisprudence civile, criminelle, canonique et béneficiale, Paris, Chez Visse, 1785.
17 Michel Delon, Dictionnaire européen des Lumières. Paris, PUF, 1997, Art. « Bonheur », p. 165.
18 Michel Delon, Étude littéraire de “Les Liaisons dangereuses”, Paris, PUF, 1986, p. 11.
19 Nous excluons de cette étude les héros qui s’élèvent socialement sans en avoir formé le dessein, comme la Jeanneton du Phénix conjugal (1734) de Mme de Villeneuve, ainsi que les fausses parvenues telles que Flore, l’héroïne de La Jardinière de Vincennes (1753), que Marie-Laure Girou-Swiderski définissait jadis comme « un avatar de l’orpheline noble mais de naissance mystérieuse dont la Marianne de Marivaux reste le prototype inoubliable » (« Comment peut-on être parvenue ? Écriture et féminisme chez quelques romancières du XVIIIe siècle », Études littéraires, 12/3, 1979, pp. 363-385, p. 368). Nous en excluons aussi, bien entendu, toutes les héroïnes de la deuxième partie du siècle.
20 Ou le picaro, un personnage « déclassé plutôt que déplacé » (Marie-Hélène Huet, Le Héros et son double, Paris, José Corti, 1975, p. 43).
21 Marivaux, Le Paysan parvenu ou les aventures de M***, Paris, Prault, 1731-1742, t. III, p. 131.
22 Catalde, Le Paysan gentilhomme ou les aventures de M. Ransav, avec son voyage aux Îles Jumelles, Paris, Prault, 1737, t. II, p. 142.
23 Mouhy, La Paysanne parvenue ou les Mémoires de la marquise de L.V., Paris, Prault, 1735-1736, t. I, pp. 11-12.
24 Pierre-Alexandre Gaillard de la Bataille, Jeannette seconde ou la Nouvelle paysanne parvenue, Amsterdam, Compagnie des Libraires, 1744, p. 5.
25 Mauvillon, Le Soldat parvenu ou Mémoires et aventures de M. de Verval, dit Bellerose, Dresde, George Conrad Walther, 1753, t. I, p. 4.
26 Le Bâtard parvenu ou l’Histoire du chevalier Duplaisir, Paris, Veuve Lamesle, 1764, p. 3.
27 Acte IV, scène 3 de Denis Diderot, Le Fils naturel ou les Épreuves de la vertu (1757), Laurent Versini (éd.), in Œuvres de Diderot, Paris, Robert Laffont, « Bouquins », 1996, t. VI, p. 1112.
28 Voir à ce sujet Anna Raventós Barangé, « Les enfants naturels, une “liaison intime” entre Goethe et Diderot », Romanistische Zeitschrift für Literaturgeschichte / Cahiers d’histoire des littératures romanes, nº 27, 2003, pp. 69-97.
29 Michel Delon, « Beaumarchais, homme des Lumières », Thélème, nº 14, 1999, pp. 115-122, p. 119.
30 François-Vincent Toussaint, Encyclopédie ou Dictionnaire raisonné des sciences, des arts et des métiers, vol XIII, t. II, éd. en cédérom, Marsanne, Redon, Art. « Bâtard ».
31 Walter Moser, « Dieu et ses mutants discursifs », loc. cit., p. 35.
32 Les textes regorgent d’exclamations en ce sens. Jacob informe le lecteur qu’« on disait que j’étais beau garçon [avec] je-ne-sais-quoi de franc dans ma physionomie » (Paysan parvenu) ; « un monsieur tout galonné » s’exclame en apercevant Jeannette : « Mon Dieu, qu’elle est jolie ! [...] quels yeux ! » (Paysanne parvenue) ; Auteville « était beau, bien fait, et avec de l’esprit ; il avait l’air, les manières et les sentiments d’un homme de condition » (Paysan gentilhomme). La foule qui entoure Bellerose soupire en s’écriant « Ah, mon Dieu, quel dommage qu’un jeune homme si bien fait périsse si malheureusement à cet âge » (Soldat parvenu)...
33 « J’avais le cœur élevé, et ne pouvais m’accoutumer à être paysanne » (Paysanne parvenue) ; « Le sort s’est oublié, Sire [...] : il devait me donner des sentiments moins nobles, ou me faire naître d’un sang plus illustre » (Paysan gentilhomme) ; « J’accusais le sort d’une capricieuse cruauté en ce qu’il n’avait pas borné mes sentiments à la bassesse de mon origine » (Jeannette seconde)...
34 Le jeune Bellerose, par exemple, ne rate jamais l’occasion d’afficher « la fierté noble qui a toujours fait [s]a façon de penser », et son mépris de la vie est si hautain qu’il sied mal à un simple soldat : « Hélas ! S’ils n’en veulent qu’à ma vie, je la leur abandonne [...] La seule grâce que je leur demande, c’est de ne pas me ravir l’honneur, qui m’est infiniment plus précieux que la vie » (Soldat parvenu [op. cit.], t. I, pp. 83 et 214).
35 Otto Rank, Der Mythus der Geburt des Heldens, Versuch einer psychologischen Mythendeutung. Leipzig-Vienne, F. Deuticke, 1909. Citation tirée de la traduction espagnole d’Eduardo A. Loedel, El Mito del nacimiento del héroe, Barcelone, Paidós, 1991, pp. 79-80. Je suis responsable de la traduction française.
36 Mémoires de Mr. de B*** (1711) ; Mémoires de Mademoiselle Bontemps ou de la Comtesse de Marlou (1738) ; Mémoires de Cécile écrits par elle-même (1751)...
37 Marie-Hélène Huet, Le Héros et son double (op. cit.), p. 31.
38 Pierre-Jean Guyot, Répertoire universel et raisonné de jurisprudence civile, criminelle, canonique et béneficiale, Paris, Chez Visse, 1785.
Auteur
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
L’entreprise et l’articulation travail/famille
Transformations sociétales, supports institutionels et médation organisationnelle
Bernard Fusulier, Silvia Giraldo et David Laloy
2008
Contredire l’entreprise
Actes du colloque de Louvain-la-Neuve, 23 octobre 2009
Andrea Catellani, Thierry Libaert et Jean-Marie Pierlot (dir.)
2010
La Chine et les grandes puissances en Afrique
Une approche géostratégique et géoéconomique
Tanguy Struye de Swielande
2011
Un enseignement démocratique de masse
Une réalité qui reste à inventer
Marianne Frenay et Xavier Dumay (dir.)
2007
Arguing about justice
Essays for Philippe Van Parijs
Axel Gosseries et Philippe Vanderborght (dir.)
2011