Flaubert et les animaux
p. 33-43
Texte intégral
1Pourquoi faut-il parler d’animaux chez Flaubert ? Tout d’abord, parce que ses œuvres fourmillent de toutes sortes d’animaux, sauvages et domestiques, de chiens et de chats, de vaches et de chèvres, de serpents et de paons, ainsi que de leurs cris, beuglements et bêlements, sans oublier leurs regards silencieux. Il y a aussi toute une série d’animaux fantastiques qui viennent assaillir l’ermite dans la Tentation de saint Antoine : Sphinx et Chimère, Griffon et Licorne, pour n’en prendre que quelques exemples.
2Chez Flaubert, on a souvent reconnu le rôle prémonitoire des personnages physiquement marginalisés : l’aveugle, à la fin de Madame Bovary, le lépreux dans La Légende de saint Julien l’hospitalier. On pourra aussi ajouter dans cette liste des animaux tels que le cerf qui prévoit le sort parricide et matricide de Julien.
3Mais s’il faut parler d’animaux chez Flaubert, c’est surtout parce qu’ils entretiennent des rapports ambigus avec le langage. Nous nous proposons ici, à partir de cette liste très riche de la faune flaubertienne, de nous interroger sur les animaux qui n’arrivent pas à parler, c’est-à-dire qui semblent tout prêts à parler, étant mis dans une situation où tout les incite à parler, mais qui n’y arrivent pas. Ces êtres inférieurs occupent une place importante dans la réflexion flaubertienne sur les frontières qui séparent l’humain du non-humain, l’enchevêtrement de la partie animale de l’homo loquens et de la partie humaine de l’animal muet, enchevêtrement dont la maîtrise est essentielle pour devenir artiste. Comment devenir ou ne pas devenir animal est une question poétique par excellence chez Flaubert.
4Du fait de notre choix, sont donc exclus les animaux qui parlent, c’est-à-dire qui interviennent directement au moyen du langage, comme le Sphinx et la Chimère dans la Tentation de saint Antoine, ou le cochon, éternel compagnon du saint, son « double obscur », selon Michel Butor, qui apparaît seulement dans les première et deuxième versions. Nous nous pencherons d’abord sur Djalioh, héros d’une œuvre de jeunesse écrite en 1837, « Quidquid volueris », ensuite sur le chien qui joue un rôle décisif pour la conclusion de la première Éducation sentimentale de 1845. Enfin, notre réflexion portera sur Un cœur simple, pour reconnaître dans le couple Félicité-Loulou un des aboutissements de cette poétique animalière de Flaubert.
1. Djalioh
5Très curieusement, l’animal qui n’arrive pas à parler est une figure privilégiée du poète chez Flaubert. On peut trouver l’origine de cette pensée dans le personnage de Djalioh, héros de « Quidquid volueris ». Il est homme-singe, « un métis de singe et d’homme1 », à savoir d’un orang-outang que M. Paul a acheté à un nègre pendant son voyage au Brésil et d’une esclave négresse qu’il a enfermée, avec le singe, dans sa chambre.
6Cette victime d’une expérience scientifique est dotée pourtant de toutes les caractéristiques d’un héros romantique. L’animalité et la mélancolie romantique vont de pair et s’entremêlent au lieu de s’opposer. Dès sa première apparition, Djalioh qui « n’avait pas encore parlé » est décrit comme « fantasque » et « mélancolique » :
Son visage en effet n’avait rien d’agréable, car depuis un mois qu’il était avec M. Paul dans le château, il n’avait pas encore parlé ; il était fantasque selon les uns, mélancolique, disaient les autres, stupide, fou, enfin muet, ajoutaient les plus sages2.
7Et il est vite précisé que la figure du héros romantique se double d’une animalité :
Il y avait sur tout cela un air de sauvagerie et de bestialité étrange et bizarre, qui le faisait ressembler plutôt à quelque animal fantastique qu’à un être humain3.
8Dix lignes plus loin, on lit aussi : « il y avait tant de feu et de poésie dans ces vilains yeux de singe », et encore : « La passion chez lui devait être rage et l’amour une frénésie4. » Ainsi, la poésie et la passion romantique et frénétique sont mises du côté du mutisme de Djalioh. Il est animal, mais aussi poète qui ne parle pas.
9D’où vient cette curieuse combinaison animal-mutisme-poésie ? Pour y répondre, il faut savoir à quoi elle s’oppose. En effet, « Quidquid volueris » est construit sur une série d’oppositions dichotomiques :
Il [=Djalioh] avait vécu longtemps, bien longtemps, non point par la pensée […], mais il avait vécu et grandi de l’âme, et il était déjà vieux par le cœur.
[…] La poésie avait remplacé la logique, et les passions avaient pris la place de la science5.
10L’âme contre la pensée, la poésie contre la logique, les passions contre la science, autant d’oppositions qui aboutissent au parallèle de l’homme-singe et de M. Paul, son géniteur au sens scientifique :
Voilà le monstre de la nature qui était en contact avec M. Paul, cet autre monstre, ou plutôt cette merveille de la civilisation et qui en portait tous les symboles, grandeur de l’esprit, sécheresse du cœur. […] Où l’intelligence finissait, le cœur prenait son empire6.
11Ici, un autre terme s’ajoute à la série d’oppositions que nous venons d’évoquer : le cœur contre l’intelligence. Ainsi, avec une répartition nette et rigoureuse des deux termes opposés, s’établit un système de confrontation de deux monstres, celui de la nature et celui de la civilisation, le père scientifique et le fils homme-singe. Dans le récit, celui-là l’emporte sur celui-ci, car celui-ci se suicide pour n’avoir pas obtenu l’amour de la femme de celui-là, Adèle.
12Ce dénouement n’est pas surprenant en soi, dans la mesure où l’échec est le sort le plus commun aux héros romantiques. Mais ce qui l’est, c’est que ce héros, qui jouit de la plénitude d’âme et de cœur, est censé être muet. On a déjà vu que « depuis un mois qu’il était avec M. Paul dans le château, il n’avait pas encore parlé ». Il en est ainsi de la scène où il est avec la femme aimée :
Quant à Djalioh, il regardait la jeune fille [=Adèle] endormie. Il voulut dire un mot, mais il fut dit si bas, si craintif, qu’on le prit pour un soupir.
Si c’était un mot ou un soupir, peu importe. Mais il y avait là-dedans toute une âme7.
13Tout en jouissant de la plénitude de l’âme, il ne peut pas s’exprimer avec les mots. Comme s’il pouvait y avoir une poésie sans mots, sans articulation distinctive des syllabes, en fin de compte, sans langage.
14Qu’est-ce que la poésie pour le jeune Gustave ? Jean-Paul Sartre l’explique ainsi dans L’Idiot de la famille :
Totalisation réciproque du microcosme par le macrocosme et de celui-ci par celui-là. Cette double appartenance simultanée de l’âme au monde, du monde à l’âme, Flaubert l’appelle, quand elle fait l’objet d’une expérience concrète et vécue, tout simplement la Poésie8.
15En un mot, c’est l’expérience dite panthéiste, où il n’y a plus de distinction entre sujet et objet, expérience récurrente, fréquemment évoquée dans les œuvres de jeunesse, notamment dans la première Éducation sentimentale. Selon Sartre, Gustave pense que l’expérience panthéiste, expérience essentiellement passive, ne restera pas intacte, perdra de sa pureté et de son intégralité si elle est traitée linguistiquement, c’est-à-dire avec intelligence et logique, bref avec le logos.
La poésie est subie ; il faut ajouter qu’elle est innée : ce qui est donné au fils du singe et de la femme ne peut l’être au fils de l’homme ; en celui-ci, l’intelligence et la logique tuent l’intuition panthéistique. Le jeune garçon est fier de ses hébétudes car il voit en chacune d’elles son animalité ressuscitée9.
16L’animalité, c’est la garantie du règne d’une âme intacte à l’abri de la menace de l’intelligence. Si la séparation entre l’animal-mutisme-poésie et l’homme-langue-intelligence doit être rigoureusement respectée dans cette œuvre, c’est pour garder intacte l’âme à l’abri de l’empire analytique du langage.
17Dans la « psychanalyse existentielle » sartrienne, ce schéma est considéré comme une méthode (manquée) de vengeance passive du jeune Gustave envers son père. Pour notre part, nous voudrions y reconnaître une première mise en scène de la poétique animalière de Flaubert, qui joue sur l’ambiguïté de l’animalité de l’homme sur le plan poétique. Nous en chercherons les variations dans les œuvres ultérieures.
2. Le chien de la première Éducation sentimentale
18Comme « Quidquid volueris », la première Éducation sentimentale est un roman de séparation. Tout d’abord, entre les deux personnages principaux : Henri et Jules. Le dernier chapitre, qui est surtout connu pour ses développements de l’idéal de l’artiste tel que Jules le conçoit après la révélation de sa vocation, insiste aussi à plusieurs reprises sur la nécessité de la séparation des deux amis.
19D’abord,
Jules et Henri se revirent, enfin les deux amis se retrouvèrent, mais alors éclata leur antagonisme profond, dont le principe sans doute était en eux, à leur naissance, mais qui avait grandi, comme ils grandissaient, et s’était développé comme eux-mêmes10.
20Et enfin,
Voilà comment leurs cœurs se séparèrent lentement − par la seule force des choses, sans cause immédiate, sans déchirement ni douleur, de même qu’un fruit mûr qui a subi des modifications insensibles depuis le jour qu’il fallait le manger jusqu’à celui où il disparaît en pourriture11.
21Cependant, on ne peut plus appliquer le schéma dichotomique de « Quidquid volueris » à ce couple. Certes, il arrive à Henri de s’étonner du style épistolaire de Jules en s’exclamant : « quel excès […] de bêtise », ou de qualifier d’« une bête » M. Renaud, mari d’Émilie, son amante12. Il se considère donc comme « intelligent ». Mais à la fin du roman, « le caractère superficiel de son intelligence13 » est souligné, tandis que Jules possède une intelligence plus vaste au point de concevoir cette « fusion divine où l’esprit s’assimilant la matière la rend éternelle comme lui-même14 ».
22Si, à la fin du roman, Jules semble avoir trouvé une voie pour la fusion, c’est parce qu’il avait déjà subi et résisté à l’épreuve dichotomique, ce « dernier jour pathétique » dans l’épisode du chien.
23C’est ce chien qui achève l’« éducation » de Jules ; celui-ci, en effet, a déjà eu auparavant la révélation de l’harmonie du monde, de la nature et de l’homme. Il pense d’abord que le chien qu’il rencontre est Fox, « son ancien épagneul15 » qu’il a donné à Lucinde. Mais « l’impression chaude de cette peau toute nue et rugueuse lui fit retirer sa main de dégoût, et il s’en écart[e] avec la nausée16 » :
Repoussé par sa laideur Jules s’efforçait de ne pas la [=bête] voir, mais une attraction invincible attirait ses yeux sur elle, et quand il l’avait bien vue – qu’il s’était assouvi à la regarder – et qu’il commençait à avoir peur, il détournait la tête, mais aussitôt une voix secrète, puissante, l’appelait vers le monstre ; et il y revenait malgré lui17.
24Ensuite, le monstre conduit Jules vers la rivière. Il se rappelle que c’est là qu’il est venu un jour pour se suicider. Il se demande alors s’il ne se cache pas quelque chose dans la rivière, « quelque chose qui aurait coulé dessus, qui serait descendu ». Enfin l’idée lui vient que c’est Lucinde, son amour trahi, « noyée, perdue sous le torrent » « si jeune, si belle, morte, morte ! ».
25À ce moment-là, le chien devient à la fois le plus monstrueux et le plus humain des êtres :
En ce moment sa lumière [de la lune] éclaira le chien maudit qui hurlait toujours. Elle dardait sur sa tête ; il semblait, dans la nuit, sortir de chacun de ses yeux deux filets de flamme mince et flamboyante qui venaient droit à la figure de Jules et se rencontraient avec son regard ; puis les yeux de la bête s’agrandirent tout à coup et prirent une forme humaine. Un sentiment humain y palpitait, en sortait – il s’en déversait une effusion sympathique, qui se produisait de plus en plus, s’élargissait toujours et vous envahissait avec une séduction infinie18.
26Ce « sentiment humain » qui palpite dans les yeux du chien-monstre, c’est une âme humaine, l’âme de Lucinde :
« N’es-tu pas son âme [de Lucinde], se demanda-t-il, que tu me regardes ainsi comme si tu voulais entrer dans la mienne ? Que veux-tu de moi19 ? »
27Ce mouvement est très significatif. Les animaux flaubertiens parlent avec leur regard, avec la force de leur regard. Chez Flaubert, les yeux sont le lieu par excellence où s’échangent les sentiments ou les désirs. Il s’agit d’une communication directe, extra-langagière :
Il n’y avait plus de cris – la bête était muette et ne faisait plus rien que d’élargir cette pupille jaune dans laquelle il lui semblait qu’il se mirait.
L’étonnement s’échangeait – ils se confrontaient tous deux – se demandant l’un à l’autre ce dont on ne parle pas20.
28Aucune parole échangée, mais seulement des regards croisés. Dans « Quidquid volueris », l’animal était le refuge d’une âme intacte, pure de toute analyse, de toute articulation langagière. Mais il est ici extériorisé et regardé par le héros, ne serait-ce que comme illusion.
29Beaucoup d’encre a coulé pour trouver la signification de ce que représente le chien. Dans sa très savante notice, Claudine Gothot-Mersch estime que « le chien représente tour à tour dans le discours critique sur L’Éducation sentimentale, la réalité, le passé de Jules, son amour, la faillite de cet amour, la mort, le diable tentateur21… » Réalité ou passé, amour ou mort, diable ou non, tout cela fait partie de ce que Jules avait déjà vécu. Nous dirions que le chien, c’est l’âme de Jules, la partie sensible, réceptrice de toutes ses propres souffrances, qui n’avait jamais eu l’instance de l’articulation langagière, mais qui est pour la première fois objectivée et représentée comme illusion. Jules se demande s’il n’est pas l’âme de Lucinde. Mais non, puisqu’elle n’avait pas de sympathie pour lui, elle n’avait pas d’âme pour lui. C’est l’âme de Jules lui-même, ou la projection de sa propre âme dans celle de la jeune fille qu’il aimait. Et en tant qu’âme, c’est son animal aussi.
30Quand Jules voit le chien, il se voit donc lui-même. Par ce dédoublement, il se sépare de cette partie souffrante de lui-même qu’il voit dans le chien. C’est l’instance de séparation à l’intérieur de Jules.
31Mais la séparation d’avec son animal-âme ne restera pas telle quelle. Car, rentré, croyant enfin l’avoir fui, Jules retrouve son chien « couché sur le seuil ». Ce n’est plus un monstre, mais un chien tout à fait normal, comme un autre. L’animal-monstre a disparu. Pourquoi ?
32Le roman explique cela d’une autre manière. C’est la métaphore des « pâtés truffés de Strasbourg », selon laquelle le poète doit tuer l’animal :
Savez-vous ce qui la rend si délicate sous le palais, la chair de ces pâtés truffés de Strasbourg, dont vous vous gorgez en déjeunant ? C’est qu’on a fait sauter sur des plaques de métal rougies l’animal qu’on vous destinait et qu’on ne l’a tué qu’après que son foie s’est assez tuméfié et gonflé pour qu’il soit devenu bon à manger. Qu’importe son supplice pourvu qu’il ait accru nos plaisirs ! C’est aussi dans une lente souffrance que le génie s’élève ; ces cris du cœur que vous admirez, ces hautes pensées qui vous font bondir, ont eu leur source dans des larmes que vous n’avez pas vues, dans des angoisses que vous ne connaissez pas. Qu’est-ce que cela fait ? Il fallait bien que l’animal fût mangé et que le poète parlât. Tant mieux donc qu’ils aient souffert dans leurs entrailles si la chair du premier est exquise, si la phrase de l’autre est savoureuse22.
33Les souffrances de l’animal sont comparées ici à celles du poète. Mais contrairement à « Quidquid volueris » où, n’ayant connu aucune instance d’extériorisation articulée, les sentiments et la souffrance, source de poésie, ne sortent jamais de Djalioh, une issue est ici clairement indiquée : il faut tuer l’animal pour que le poète parle. Pour devenir poète, il faut se séparer de l’animal en le tuant. Jules ne se suicide pas comme Djalioh, mais en tant que poète et artiste, il a son animal mort en lui-même.
34Ainsi, en se dédoublant, Jules réussit à intérioriser la séparation. C’est pourquoi le monstre disparaît et redevient un chien comme un autre à la fin du chapitre. Désormais Jules peut voir doublement le chien. Et le monde aussi :
Il était sûr pourtant qu’il n’avait pas rêvé, qu’il avait vraiment vu ce qu’il avait vu. Ce qui l’amenait à douter de la réalité de la vie – car dans ce qui s’est passé entre lui et le monstre, dans tout ce qui se rattachait à cette aventure il y avait quelque chose de si intime, de si profond, de si net en même temps, qu’il fallait bien reconnaître une réalité d’une autre espèce et aussi réelle que la vulgaire cependant, tout en semblant la contredire. Or ce que l’existence offre de tangible, de sensible, disparaissait à sa pensée, comme secondaire et inutile, et comme une illusion qui n’en est que la superficie23.
35Se dédoubler, voir le monde en double. Voilà comment la première Éducation sentimentale résout l’impasse posée dans « Quidquid volueris ». L’artiste peut désormais s’exprimer avec son animal, son double, mort en lui. Toutefois, on ne sait toujours pas comment. La solution y est indiquée, mais n’y est pas mise en place. C’est une question à laquelle on pourrait chercher des réponses dans les œuvres dites de maturité.
3. Félicité-Loulou dans Un cœur simple
36Pour suivre les développements des corrélations poétiques de l’animal et de l’homme après Madame Bovary¸ une place de choix doit être donnée à Un cœur simple. Non seulement parce que Félicité a une certaine familiarité avec les animaux, mais aussi parce que, dans les rapports qu’elle entretient avec le perroquet, l’interrogation sur l’animalité est poussée jusqu’à l’interchangeabilité des deux termes, de l’homme et de l’animal, de l’animé et de l’inanimé, du vulgaire et du saint, de l’esprit et de la matière.
37Félicité partage certains caractères avec les animaux qui n’arrivent pas à parler : elle n’est pas muette, mais « parle rarement24 ». Les scénarios insistent sur la « puissance magnétique de Félicité sur les animaux25 ». Et c’est dans sa vie avec le perroquet qu’elle commence à échanger l’animalité avec lui. L’avant-texte est plus révélateur de la modalité de l’animalité qu’elle vit. Il y a un échange de rôles :
Félicité qui avait eu toujours l’oreille dure, devient sourde tout à fait. […] c’est alors que le perroquet lui rendit des services à force d’entendre Me A. appeler « Félicité » dès qu’on sonne, il prend l’habitude de crier Félicité aux coups de la sonnette. F. l’entend & arrive. Aussi [il lui rend des services] il est le seul être dont elle entende la voix. avec qui elle soit en communication directe. Tout son besoin d’aimer se rapporte sur lui. Elle le caresse & lui parle longuement, amoureusement26.
38La « communication directe » fait penser à l’expérience panthéiste que Djalioh et Jules éprouvent pour la nature. Toutefois, il ne s’agit pas ici d’union, mais d’interchangeabilité entre la Félicité sourde et le perroquet. Celui-ci prend le rôle de sa maîtresse, en répétant ses paroles, bien que le texte précise qu’il s’agit de « services » que l’animal rend à Félicité. Il était déjà arrivé à la servante d’apprendre l’une ou l’autre chose de l’animal, à propos de la sexualité27, ou d’être comparée à « un pauvre chien28 », dans les brouillons, à propos de son « dévouement bestial29 », mais c’est la première fois qu’elle se soumet à un animal qui était pourtant sa « propriété30 ». Félicité s’abêtit à mesure que s’humanise l’animal qui est « comme un être humain sous la forme d’un oiseau31 » : « Il [=le perroquet] prenait plus d’intelligence. Son esprit allait en se développant32. »
39Cependant, il ne pourrait pas y avoir d’union au bout de cet échange. Car l’animalité ne garantit plus la plénitude de l’âme. Dans Un cœur simple, contrairement à « Quidquid volueris », elle est conçue comme plus proche de la chose que de l’humain. En effet, Félicité ne se rapproche pas du monstre romantique, mais de l’animal cartésien, c’est-à-dire mécanique.
40Comme Jules, Flaubert joue désormais sur l’opposition matière-esprit. En effet, se donner à la matière semble la clé pour sortir de l’impasse dichotomique. Pourquoi, dès le début, Félicité, cette « sainte moderne », est-elle décrite « comme une femme en bois, fonctionnant d’une manière automatique33 » ? Pourquoi le perroquet doit-il être empaillé ? Tout cela pour représenter, ne serait-ce que très ironiquement, une (con) fusion entre l’esprit et la matière, et rendre plus efficace leur inversion, dans cette scène finale de « l’apothéose du perroquet34 », où Félicité confond le Saint-Esprit et le perroquet empaillé. Comme s’il fallait pousser l’animalité jusqu’à une matérialité pure pour qu’une inversion s’instaure. Le folio 349 verso du manuscrit N.a.fr.23663(1) souligne les conditions de cette inversion :
[Et en exhalant son dernier souffle, &] au dernier moment de sa vie. -- pendant la rupture de l’âme & du corps, [dans la confusion du départ de l’âme, pendant que quand le dernier lien de la vie se rompait] – en exhalant son dernier souffle. [couchée sur le dos] & [priant mentalement] dans l’intervalle d’un éclair. derni[er mouvement]ère conscience de sa pensée elle [voyait] crut voir <entre Jésus & le Père35>… entre des [nuées].. nuages d’or – [le St-Esprit comme un] un gigantesque perroquet qui était le St-Esprit, planant au-dessus de sa tête36.
41Le moment où Félicité se rapproche le plus du spirituel coïncide avec celui où elle devient la moins humaine, c’est-à-dire chose. Ainsi, l’accès à la sainteté n’est possible que « dans la confusion du départ de l’âme », « pendant que le dernier lien de la vie se romp[e] », c’est-à-dire au moment de la séparation de l’esprit et de la matière. Félicité voit le spirituel quand elle devient chose. La (con) fusion, cette disparition de séparation, n’est possible qu’avec l’avènement d’une autre séparation ; la (con) fusion et la séparation sont interchangeables.
42Cette interchangeabilité s’observe aussi dans la description du perroquet empaillé. C’est au moment de dire adieu à Loulou, « sa seule richesse », pour le reposoir :
Un peu plus tard, elle [=La Simone] prit Loulou, et, l’approchant de Félicité :
« Allons ! dites-lui adieu ! »
Bien qu’il ne fût pas un cadavre, les vers le dévoraient ; une de ses ailes était cassée, l’étoupe lui sortait du ventre. Mais aveugle à présent, elle le baisa au front, et le gardait contre sa joue. La Simone le reprit, pour le mettre sur le reposoir37.
43Que signifie : « Bien qu’il ne fût pas un cadavre, les vers le dévoraient » ? Bien entendu, même empaillé, le perroquet doit subir des détériorations matérielles tant qu’il y a du corps organique. Mais cet effet du réel ne semble pas la seule explication de cette description. Car un brouillon, le folio 345, présente une variante intéressante :
[Bien qu’il ne fût pas vivant, la vieillesse ne l’avait point épargné – des vers grouil (sic) & comme sur s’il avait été un cadavre des vers grouillaient]38.
44Contrairement au texte publié, on lit cette phrase : « Bien qu’il ne fût pas vivant, la vieillesse ne l’avait point épargné », suivie de « comme s’il avait été un cadavre des vers grouillaient ». Comme si « cadavre » s’était substitué à « vivant ». La détérioration physique du perroquet est identique, mais il y deux manières contraires de la décrire. Est-il assez vivant pour subir les effets de la vieillesse, ou bien, pas assez mort pour ne pas attirer les vers ? Paradoxalement, le cadavre est ici une métaphore de vie. Le perroquet empaillé dévoré par les vers se trouve dans le même statut que Félicité au moment de la vision : demi mort et demi vivant, dans l’ultime moment où la mort et la vie communiquent. C’est en ce sens que devenir chose n’est pas tout à fait stérile chez Flaubert. On se rappelle le célèbre cri de joie qui clôt La tentation de saint Antoine : « être la matière ! » La même ironie, mais aussi la même possibilité, le même appel à une inversion, lancé au lecteur.
45Ainsi, l’interchangeabilité se joue non seulement entre l’homme et l’animal, mais aussi entre la matière et l’esprit. Tel est un des aboutissements de la poétique animalière de Flaubert.
46« Les perroquets sont des singes ailés » écrit Flaubert dans une note préparatoire pour Un cœur simple39. Cette phrase, tirée de La vie des animaux illustrés d’A.E. Brehm40, nous semble indiquer curieusement le chemin que nous avons parcouru. De Djalioh à Loulou, l’animal qui n’arrive pas à parler change de statut. Il ne cherche plus à parler au personnage, mais vole au-delà de la mort, vers le lecteur. Mort qui se traduit dans le texte par l’arrêt de la narration. La mort dans l’écriture devient ainsi le point d’accomplissement de l’écrivain, cet « animal mélancolique », comme dit Flaubert dans une lettre de 186541. L’ours de Croisset, un peu comme Jules qui « ne désire pas plus mourir que vivre42 », vit ainsi la mort, son animal, sa mélancolie, en écrivant.
Notes de bas de page
1 G. Flaubert. 2001. Quidquid volueris, Œuvres de jeunesse, dans Œuvres complètes. Paris : Gallimard, tome 1, 257 (« Pléiade »).
2 Ibid., 248.
3 Ibid., 249.
4 Ibid., 249.
5 Ibid., 250.
6 Ibid., 250.
7 Ibid., 246.
8 J.-P. Sartre. 1988 [1971, 1re éd.]. L’Idiot de la famille, Gustave Flaubert de 1821 à 1857, nouvelle édition revue et complétée. Gallimard, tome 1, 31-32.
9 Ibid., t. 1, 32.
10 G. Flaubert. Œuvres complètes. Tome 1, 1061.
11 Ibid., 1066.
12 Ibid., 1019.
13 Ibid., 1059.
14 Ibid., 1034.
15 Ibid., 1026.
16 Ibid., 1026.
17 Ibid., 1027.
18 Ibid., 1029.
19 Ibid., 1029.
20 Ibid., 1029.
21 Ibid., 1525.
22 Ibid., 1069.
23 Ibid., 1034.
24 G. Flaubert, Trois Contes, introduction et notes par Pierre-Marc Biasi, Paris : Librairie Générale Française, 1999, 31 (« Livre de Poche »).
25 Folio 396, N.a.fr. 23663(1). Voir aussi G. Bonaccorso, Corpus flaubertianum, I. Un cœur simple, Paris : Les Belles Lettres, 1983, 14.
26 Folio 400. Pour la transcription des manuscrits, le passage supprimé est mis entre crochets, le passage ajouté est mis en italique, dans Bonaccorso, op.cit., p. 21.
27 « Elle n’était pas innocente à la manière des demoiselles, les animaux l’avaient instruite. » Trois contes, 46.
28 Folio 311, dans Bonaccorso, op.cit., 220.
29 Trois contes, p. 66.
30 Folio 400, ibid., 20.
31 Folio 358, ibid., 340.
32 Folio 373, ibid., 361.
33 Trois contes, 45.
34 Trois contes, 31.
35 Le syntagme <entre Jésus & le Père > est lié là par un ψ.
36 Bonaccorso, op.cit., 463.
37 Trois contes, 76.
38 Folio 345 recto, dans Bonaccorso, op.cit., 443.
39 Folio 388, dans Bonaccorso, op.cit., 328.
40 A.E. Brehm. 1869. La vie des animaux illustrée, description populaire du règne animal, édition française revue par Z. Gerbe, Les Oiseaux. Paris : J. B. Baillière et fils.
41 À la Princesse Mathilde, 23 décembre 1865, dans G. Flaubert. 1991. Correspondance. Paris : Gallimard, tome 3, 474 (« Pléiade »).
42 G. Flaubert. Oeuvres complètes, tome 1, 1071.
Auteur
Université Seinan-Gakuin
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