5 Conférence donnée le 1er février 1919 au Foyer Français de Tanger.
6 Les islams engagés dans les affaires politiques, tant ceux qui s’inscrivent en continuité avec les pouvoirs en place que ceux qui s’y opposent, manifestent des particularismes, mais aussi des convergences, au niveau de l’idéologie politique et de la pratique. Outre un islam radical qui rejette en bloc toute participation politique et prône une sorte de résistance, on compte un activisme islamique parlementaire et un autre mystique politiquement actif ou « apolitique ». Alors que le salafisme étatisé et institutionnalisé de l’Arabie est devenu un mouvement général dans tout le monde arabo-musulman où il prend différentes formes de radicalité, entre littéralisme textuel et jihadisme. Aussi la thèse qui veut voir dans l’« islam politique » l’héritier, légitime ou pas, du nationalisme panarabe, reste-t-elle incomplète ; d’une part, elle réduit le phénomène religieux à un outil idéologique utilitariste et elle déracine, d’autre part, ces mouvements de leurs substrats anthropologiques et historiques profonds. Outre le fait que cette thèse n’explique pas la continuité – le fait que certains mouvements identitaires et certains États nationaux se réclamaient d’une référence islamique avant même l’avènement du nationalisme postcolonial – elle ne cherche pas à appréhender les dispositifs symboliques que ces mouvements mobilisent et à saisir ces derniers dans la longue durée en interrogeant leurs rapports avec d’autres mouvements influents qui ont marqué l’histoire musulmane, comme, le soufisme et le culte des saints.
7 Les croyances et les pratiques liées au culte des saints font partie d’une vision des réalités du monde social et de la vie individuelle où le saint, mort ou vivant, joue le rôle d’intermédiaire avec l’invisible.
8 Voir, par exemple, l’interview de Mohamed Yassef, secrétaire général du Haut Conseil Scientifique des Ouléma du Maroc, dans le journal El Watan, no 503, 24 janvier 2013.
9 Il exprime cette opinion dans sa préface du livre de Zouanat (2009 : 9).
10 Voir : http://www.sidishiker.com
11 La monarchie donc, qui a entamé une sorte de reconstitution du champ religieux et politique dans le pays, a réservé une partie considérable, au renouvellement et à l'intégration du soufisme contemporain dans sa politique globale de gestion du champ politico-religieux. On peut lire dans le message royal : « Les Marocains ont bien intériorisé depuis l’avènement de l’islam, que l’essence de la religion consiste à purifier l’âme humaine de l’égoïsme, de la haine et de l’extrémisme, en se conformant aux bonnes mœurs et en s’élevant au-dessus des tentations qui avilissent le cœur et l’intelligence à travers la retenue et le contrôle de soi, dans une quête du couronnement spirituel connu sous le terme de soufisme. » Dans le même discours, le monarque réitère les trois actions normatives menées par les soufis marocains qui méritent d’être réactivées : le soutien au pouvoir politico-religieux, la délivrance des esprits des velléités de quête indue du pouvoir, la formation d'une élite de pionniers. Lettre Royale datée du 3 septembre 2004.
12 La position de Hammoudi est publiée dans un entretien paru dans le journal quotidien Al-massae, no 885, 25/26, juillet 2008, p. 7.
13 Voir, par exemple, Geffroy (2009). Voir aussi le compte rendu de ce livre dans Rhani (2010, 2011)
14 La Bouchichiya est aujourd’hui l’une des grandes confréries contemporaines. Dans son processus d’internationalisation des enseignements du shaykh sidi Hamza, la tarîqa a entamé une large opération de conversion auprès des non-musulmans, en Europe, en Amérique du Nord et en Asie.
15 S’il fallait attendre le XVIe siècle pour voir émerger les premières organisations mystiques, les tendances et les expériences mystiques sont, elles, plus anciennes. Et ce sont, justement, ces premières ébauches qui ont défini les colorations et les orientations que vont prendre les ordres et les confréries marocains. Jusqu’au XIIe siècle, le soufisme occidental, par opposition à son homologue oriental, n’avait pas encore connu l’émergence de voies initiatiques ni d’ordres soufis. Celui qui a représenté la grande figure et la principale source initiatique du soufisme occidental fut un Andalou, originaire de Séville, Abu Madyan (m. 1198), dit al-Ghawth, le Grand-Secours. Il a été formé par plusieurs maîtres marocains dont les saints berbères Abu Ya‘zâ (Moulay Bu‘azza) et Ibn Hirzihim (Sidi Harazem). Comme il a initié de nombreux disciples, notamment Sidi ‘Abdessalam Ben Mshish, qui ont su diffuser son enseignement à travers tout le Maghreb (Andezian 1996 ; Geoffroy 1996a ; Zouanat 1998).
16 C’est dans le ribat des wlad Amghar à Tît – à une dizaine de kilomètres de Mazagan (El-Jadida actuelle) – où il séjourna une dizaine d’années qu’il reçut une grande partie de l’enseignement des doctrines d’Al-Chadhili (Cornell 1998).
17 Outre sa ferveur spirituelle et son activisme politique, le succès d’al-Jazouli et de son idéologie était surtout dû à la particularité de son époque marquée par une crise socioéconomique et politique majeure, par l’expulsion des Maures de l’Andalousie et par les invasions ibériques. L’impuissance des souverains mérinides (XIIIe - XVIe siècle), dont le pouvoir commençait déjà à se fractionner, à résister aux pénétrations chrétiennes, a largement contribué au développement des zaouïas qui n’ont pas tardé à devenir des centres politiques concurrents. C’est aussi à ce moment de l’histoire du Maroc que l’on découvrit le corps de Moulay Idris II (791-828), miraculeusement conservé dans le même état que lors de son enterrement au début du IXe siècle. Moulay Idriss devint ainsi le plus grand saint, faisant de Fès, ville que lui-même avait construite, la zaouïa la plus vénérée du Maroc (Michaux-Bellaire 1923). En faisant de leur capitale un centre religieux prestigieux, les Mérinides ont tenté de recentrer l’autorité et de contrecarrer le pouvoir grandissant des zaouïas. Mais par cette même action, ils ont, en quelque sorte, ressuscité le chérifisme. Les Idrissides représentent la plus vieille famille de chorfa marocains. Ils sont les descendants directs d’Idriss I, le père d’Idriss II, qui, après avoir fui le pouvoir abbasside de Bagdad, s’est installé au Maroc au VIIIe siècle. Le principe de légitimité chérifienne n’était donc pas une création du XVe siècle, mais c’est à cette époque qu’il allait retrouver une nouvelle autorité, culturelle, politique et symbolique, qui lui permettra de se maintenir jusqu’à nos jours.
18 Cette fusion est plus clairement exprimée dans la doctrine d’al-Ghazwani de « siyâdat al-imâm », la souveraineté de l’imam, qui prend beaucoup des caractéristiques de l’Imam ‘ Alide (Cornell 1998).
19 Comme le rappelle Chodkiewicz (1986), les véritables équivalents arabes des termes français, saint et sainteté, devraient normalement être formés soit sur la racine sémitique QDS (qâdôsh en hébreu) qui exprime l’idée de pureté, d’inviolabilité et fournit donc les correspondances avec le grec hagios et le latin sanctus ; soit sur la racine HRM, qui exprime une notion de sacralisation que traduisent le hieros grec et le sacer latin. Toutefois, la notion de sainteté est plutôt dérivée de la racine WLY (ou de sa forme verbale wâla) qui renvoie autant à l’idée de proximité et d’alliance qu’à celle de protection et de gouvernement. Le mot sainteté est traduit par walâya ou wilâya. Le saint est dit wali, awliyâ au pluriel.
20 Voir la discussion de cette controverse dans (Rhani 2008a).
21 Au Maghreb, le terme « marabout » est surtout utilisé en Algérie. Au Maroc, son occurrence est moins répandue.
22 Pour une récente discussion de la notion de baraka, voir (Rhani 2009).
23 Dans le passé, elle prenait aussi d’autres formes, notamment l’arbitrage juridique et politique.
24 Voir à ce sujet la thèse de Bammi (2013).
25 Bien que le rituel de la possession à Bouya ‘Omar possède un caractère musico-chorégraphique (la hadra), il ne peut, cependant, être associé aux musicothérapies confrériques. Premièrement, parce que la séance de possession, comme d’ailleurs l’utilisation de la flûte, est d’introduction récente et est organisée uniquement pour répondre à une demande grandissante de certains possédés de passage dans le sanctuaire et qui réclament des danses de possession. Deuxièmement, très peu sont les patients qui participent à cette séance et même ceux qui le font, ne l’exécutent que dans un but de divertissement (Naamouni 1993). Troisièmement, le srî‘, qui est la crise de possession comme telle, n’est accompagné d’aucune performance musicale ou chorégraphique. Et quatrièmement, les noms de certains djinns invoqués lors de cette séance de possession (Chamharouch, Lalla Malika, Sidi Mimoun, Lalla Mira, Lalla ‘Aïcha et Bacha Hammou) font sentir une influence confrérique (Rhani 2008a).
26 Ces formes de syncrétismes se perçoivent également au niveau des pratiques thérapeutiques individualisées – celles qui ne s’inscrivent ni dans une filiation mystique ni dans un héritage maraboutique. On pense ici tout particulièrement au travail que font les voyantes-thérapeutes, les chouwwafat, qui non seulement s’inspirent des pratiques et des croyances confrériques, celles surtout des Hamadcha et des Gnawa, mais également d’un certain imaginaire maraboutique (L’Khadir 1998 ; Raush 2000 ; Hermans 2006 ; Rhani 2009). Dans ces processus de métissage, on ne peut nier ici le rôle qu’ont joué la « socialisation » et les « folklorisations » de certaines pratiques, ainsi que leur médiatisation. Outre l’attrait grandissant, depuis quelques années, pour la musique des ‘Issawa, surtout dans les cérémonies du mariage, certains groupes de cette confrérie, à l’instar de certains groupes musicaux liés aux Hamadcha et aux Gnawa, ont amorcé un processus de « patrimonialisation » de leur héritage mystico-artistique. Comme ils ont commencé à commercialiser quelques produits artistiques – ils en vendent à la télévision, aux diverses productions cinématographiques, aux organisateurs des soirées privées, et même à des agents publicitaires. De même, un festival des ‘Issawa vient d’être lancé, en février 2012 à Meknès, sous le signe « le patrimoine, un pilier essentiel de la régionalisation avancée ». L’on comprend donc la portée sociopolitique d’une telle « folklorisation », conçue comme une sorte de valorisation de cet héritage et, surtout, un moyen à l’acteur soufi pour participer activement à la sphère publique – pour contrer l’influence qui y exerce l’acteur « islamiste » – et s’impliquer davantage dans des processus politiques, comme la régionalisation, l’intégrité territoriale, la défense de l’unicité et de la doctrine religieuse officielle.
27 Non seulement dans la littérature coloniale, mais aussi dans une certaine littérature postcoloniale, voir (Rhani 2011).
28 L’expression et la thèse sont d’Olivier de Sardan (1994).