Avancée en âge et place des activités spirituelles en maison de repos
Un point de vue chrétien
p. 185-194
Texte intégral
Il fait partie de ces quelques grands vieillards qui vous donnent envie de prendre de l’âge. Chaque jour il débute. Il apprend la flûte et la confection de mouches à pêche au départ de plumes d’oiseaux. La proximité de son départ l’a libéré de la nécessité de s’imaginer un destin.
Carl Vanwelde, Le carnet moleskine
1Dans le contexte sociétal belge, mais pas uniquement, les activités spirituelles des personnes âgées sont habituellement associées à la maison de toujours et aux interactions tissées avec le temps. Quand un déménagement doit s’opérer vers un nouvel espace plus adapté, celles-ci ont alors à établir de nouvelles relations, à découvrir de nouvelles activités, à intégrer de nouveaux lieux. Plus tard, une solution permet le plus souvent d’être aidé pour un ensemble de tâches quotidiennes… Mais la pérégrination ne s’arrête pas là.
2Pour une minorité de personnes âgées, les activités spirituelles sont à vivre dans une maison de repos : un lieu dont l’existence, le fonctionnement et les rapports avec les personnes sont très réglementés. Or, chacun en a l’intuition, ces activités y ont une place propre pour des personnes de cultures, de philosophies et de religions différentes ; des personnes qui ont au mieux à vivre ensemble, sinon à vivre seules avec autrui (Lebrun, 2007).
3Quelle est alors cette place, voire cette absence de place ? En quoi consistent ces activités spirituelles ? Sont-elles à ranger du côté de la passivité ou de l’activité dans l’avancée en âge ? S’étendent-elles à tous les moments de la vie ou seulement à certains ? Sont-elles liées à des moments d’épreuve ou d’accident, de solitude ou de perception de ses propres limites, parfois mais pas nécessairement plus présents dans le grand âge ? Concernent-elles toutes les personnes, chacune les vivant selon sa manière de vieillir ? Comment ces activités vont-elles cohabiter dans une même maison de repos ? Leur exercice se limite-t-il à une chapelle, un espace spécifiquement dédié, ou concerne-t-il tout lieu ? Sur quoi se fondent ces activités ? Que supposent-elles ? Que visent-elles ? Qu’apportent-elles ? Pourquoi les encourager ou non ? Rendent-elles compte d’une dimension spirituelle ou de la spiritualité en tant qu’élément constitutif de l’humanité de toute personne ou s’agit-il d’une dimension présente chez certains et absente chez d’autres ? Se manifestent-elles seulement par des activités ou par d’autres manières, et lesquelles ? Le lien avec une religion est-il constitutif ou accessoire ? Voilà bien des questions auxquelles il serait pertinent de répondre.
4Dans cette contribution, un seul objectif : celui de réfléchir aux termes spiritualité et activité(s) spirituelle(s). Ceci présuppose que l’avancée en âge dans le grand âge soit entendue comme un moment dans le cours de la vie entière, et que ces termes soient envisagés dans le cadre des hébergements collectifs pour personnes âgées, en excluant les situations temporaires d’hospitalisation, de vacances, celles de démence et/ou de très grande ou totale dépendance de l’aide d’autrui (Paquet, Vanasse, 2013). Enfin, le point de vue est chrétien. La vision du monde, la conception de la personne humaine et de sa dignité n’y trouvent leur pleine compréhension et leur achèvement que dans une relation triangulaire entre Dieu un et trine2, toute personne humaine et le monde.
5Pourquoi questionner ces termes ? D’une part, une polysémie existe dans un monde, qui du point de vue chrétien, est en cours de sécularisation. Le spirituel paraît s’éloigner, sinon s’affranchir de la sphère religieuse. En même temps, il continue à traverser le discours – et la pratique – gérontologique, médical, juridique, religieux et laïque (Tritschler, 1987). La question est alors de savoir si cette migration enrichit ou appauvrit le sens de ce qui est spirituel. D’autre part, ces termes nous renvoient à des questions et des pratiques à réinterroger, tant dans le domaine religieux que non religieux, hospitalier que domiciliaire.
6Comment atteindre cet objectif ? Avec les lunettes du juriste apparaîtront les contours de ces notions, complétées ensuite par un modèle théorico-pratique d’inspiration chrétienne et son application au témoignage d’une personne âgée. Ceci amènera à mieux cerner ce que peut représenter la vie spirituelle dans une telle conception.
Activités spirituelles en maison de repos et droit
7Pour le droit, l’agir humain est un fait auquel sont ou non attachées une qualification et/ou des conséquences qu’il détermine. En ce sens, il faut constater qu’il aborde moins directement les activités spirituelles que la dimension spirituelle de la vie humaine (Brouwer, 2010).
8Dans le contexte belge, le spirituel s’entend largement, si on analyse certaines réglementations régissant les établissements d’aide et de soins pour les personnes âgées, et en particulier le Code wallon de l’action sociale et de la santé (CWASS) de 2011 et le Code réglementaire wallon de l’action sociale et de la santé de 20133.
9Le spirituel se fonde sur le respect des convictions individuelles philosophiques ou religieuses inscrit dans la Constitution et repris dans le CWASS (art. 359). En maisons de repos, l’accès des ministres du culte ou des conseillers laïques est prévu. Ces normes ne sont pas obligatoires pour les résidences-services et elles n’existent pas encore en ce qui concerne l’accueil familial (art. 364). Dans les textes réglementaires récents, la spiritualité est davantage englobée dans la dimension vaste du respect de la personne et de sa « dignité »4.
10Ainsi, comme on peut le lire dans la Charte relative à la qualité des établissements prévue par le CWASS en son annexe 118 – y adhérer permet l’octroi d’un label de qualité –, le respect de la dignité humaine et des droits fondamentaux est la première des conditions. Elle inclut spécifiquement une référence à la « vie spirituelle » :
En premier lieu, il s’agit du respect de la dignité humaine, c’est-à-dire la reconnaissance de l’identité de chaque personne, le respect de l’histoire individuelle de chacun, de son intimité et de son espace personnel, de sa propre conception du monde, de l’organisation de sa vie spirituelle et le droit de poursuivre le développement de son potentiel humain [...].
11Dans ce même texte, la personne est envisagée à partir des composants classiques que sont le corps et l’esprit. L’approche dualiste paraît plus philosophique que juridique. Le droit s’appuie sur une précompréhension de ces termes sans les définir. De même en ce qui concerne la vie spirituelle. Le droit l’inscrit parmi différents éléments tels que l’identité, l’histoire individuelle, la conception du monde, l’organisation de la vie spirituelle et le développement personnel. D’un point de vue chrétien cependant, la vie spirituelle est vue comme unifiant et densifiant les éléments cités à mesure de sa progression en lien avec Dieu et les autres ; une progression intérieure guidée par l’Esprit, de même qu’extérieure, faite d’action et de relations aux autres dont la mesure est l’amour du Christ pour les hommes.
12En lien avec la spiritualité, le troisième article de la même Charte visant à garantir des soins de qualité est aussi à examiner :
La personne âgée a le droit de bénéficier de soins adaptés et ajustés pour l’aider à maintenir, voire recouvrer un niveau optimum de bien-être physique, mental et social et de prévenir la maladie ou le handicap. Les soins comprennent notamment les actes médicaux, infirmiers et paramédicaux permettant la guérison chaque fois que cet objectif peut être atteint, ainsi que ceux qui visent à compenser les handicaps, à rééduquer les fonctions, à soulager la douleur, à maintenir la lucidité et le confort, à réaménager les espoirs et les projets du résident et à améliorer la qualité de vie. Ils sont réalisés de manière intégrée et adaptés à chaque personne.
13La conception de la personne et des soins mis en œuvre ne mentionne pas un bien-être spirituel ni des soins associant la spiritualité. Or toute une littérature gérontologique traite pourtant des bénéfices et risques d’activités spirituelles pour la santé, en plaçant « l’espoir », « les projets » et « la qualité de vie » au cœur de celle-ci (Thiel, 2013 ; Monod-Zorzi, 2012). D’un point de vue chrétien, la foi vécue détient un potentiel de guérison, auquel contribue une spiritualité associée à la foi en Christ sauveur et guérissant.
14Quant à la notion d’activités spirituelles, la Charte en traite indirectement à travers les notions d’« animation », de « bien-être » et de « projet de vie ». Nous les envisagerons successivement.
15Premièrement, l’« animation ». Si l’obligation existe de lister les « activités », « leur fréquence et leur éventuel prix » (CWASS 2011, art. 336), il s’agit d’examiner la question en fonction de l’orientation des institutions et des fédérations de soins dont elles relèvent.
16De nombreuses structures d’hébergement collectif proposent dans leurs brochures ou sur leurs sites internet des « animations ». Par exemple, la maison de repos Les jardins de Picardie (Péruwelz) indique que l’animation dans la maison de repos a pour but de « donner une âme, un sens et un intérêt à la vie en collectivité ». Cela passe par des excursions, des sorties au centre commercial, des visites de foires, de marchés, par exemple de Noël, la participation aux fêtes annuelles (Noël, nouvel an, fêtes de mères, de pères, etc.), des jeux de stimulation, d’adresse ou de mémoire tous les après-midi, des spectacles, des visites au sein de la résidence par des écoles, les fêtes d’anniversaires rehaussées de la présence d’un chanteur. Les activités spirituelles vont peut-être de soi... D’autres maisons restent muettes ou vagues. D’autres encore associent ces activités à un bienfait individuel. Ainsi, sur le site de la MR-MRS Saint-Ignace (Laeken), l’animation vise « [...] à ranimer la flamme de l’âme ». Dans la MR-MRS Pannsheydt (Montzen), le projet de vie institutionnel indique que « la présence d’une communauté religieuse et d’un aumônier offre la possibilité d’assister quotidiennement à la célébration eucharistique et au chapelet »5. L’activité spirituelle associée à une vie religieuse est présente, qu’elle soit liée à une activité d’aide aux personnes, ou une activité de type cultuelle librement accessible à tous.
17D’un point de vue chrétien, on peut se demander ce que deviennent les activités spirituelles. Risquent-elles d’être absorbées, voire dénaturées dans des « animations » et des « occupations » ? Ces « animations » ne font-elles pas « vivre ensemble sans autrui » des personnes âgées aspirant à autre chose comme qualité de relation aux autres (Lebrun, 2007) et à Dieu ? Ne se limitent-elles pas parfois à quelques activités cultuelles, appauvrissant et restreignant leur signification ? Par ailleurs, ces « animations » résument-elles les activités spirituelles ? D’un point de vue chrétien, c’est le partage d’une même foi qui porte à vivre ensemble en reconnaissant à la vie reçue une même origine et une même fin en Dieu. Ainsi, ce qui est à déceler dans le climat installé dans chaque maison de repos, ce sont les possibilités réelles d’accorder une place vivante à ce qui – pour reprendre des mots déjà cités – donne « une âme, un sens et un intérêt à la vie [...] » non pas seulement « en collectivité », mais à la vie personnelle pleinement vécue en collectivité. L’articulation des deux est essentielle.
18Deuxièmement, le « bien-être »6. Sans les exclure, les activités spirituelles ne sont pas davantage mentionnées. Alors que l’article 337 aborde le bien-être sous l’angle du respect, de la sécurité et des libertés, l’article 359 véhicule une approche plus centrée sur les besoins de la personne. La Charte (relative à la qualité des établissements), elle, définit le bien-être comme « une sensation de plaisir et d’équilibre physique, psychologique et social » reposant sur la « satisfaction des besoins du corps et de l’esprit ». Le bien-être est approché par des techniques de « soins relationnels ». S’ajoute à cela le « confort » touchant le lieu de vie et le « respect physique de la personne », assuré par un vêtement correct, une esthétique entretenue.
19À lire ce texte, une satisfaction des « besoins du corps et de l’esprit » accorde bien une place à la dimension spirituelle. Cependant, que visent ces « techniques de soins relationnels » ou ce « confort » ? L’approche par le « bien-être » ne se limite-t-elle pas à la seule satisfaction de besoins, de sensations ou de sentiments ?
20Certes, la pratique d’activités de « bien-être » est bénéfique. Ouvrant à une prise de conscience de soi, une inscription dans le temps et l’espace, elle peut favoriser un désir spirituel. Dans le contexte chrétien, la plus ancienne tradition montre des exemples de cette mise en attitude favorisant la relation intime, profonde et personnelle avec Dieu, en soi et pourtant plus grand que soi. Par exemple, les Exercices Spirituels d’Ignace de Loyola (Giuliani, 1991) mentionnent dès le XVIe siècle la contemplation par l’application des cinq sens comme forme de prière, c’est-à-dire d’activité spirituelle. Mais, si les activités spirituelles passent par la chair et rencontrent ces aspects, elles ne s’y limitent pas puisqu’elles visent autre chose : les grandes interrogations de l’existence, en relation avec l’Autre que soi ; dans le contexte chrétien en particulier : Dieu personne, un et trine (Père-Fils-Esprit) venant personnellement au-devant des hommes.
21Troisièmement, le « projet de vie »7. Il concerne l’institution et vise une « intégration sociale » et une « qualité de vie » pour les résidents, « tant à l’intérieur qu’à l’extérieur de l’établissement ». C’est là que les activités spirituelles vont se trouver en pratique. Mais s’il y a un « projet de soins », notamment concernant la fin de la vie ici-bas, il n’y a pas de « projet de vie » de chaque personne qui apparaisse dans la norme. De plus, « assurer le bien-être » et « favoriser l’accès à une vie culturelle, sociale et artistique » n’incluent pas explicitement les activités spirituelles. Or, suivant la perspective chrétienne adoptée ici, il y a en toute activité une part spirituelle dans la mesure où toute activité contribue à une meilleure connaissance et relation de soi à Dieu, aux autres et au monde.
Activités spirituelles en maison de repos et modèle STIV
22La référence au modèle théorico-pratique STIV utilisé en milieu hospitalier gériatrique poursuit la réflexion. Il permet d’enrichir les notions de vieillissement réussi, de spiritualité et d’activités spirituelles par la prise en considération de sous-dimensions de la spiritualité déjà repérables dans la norme8.
23Quelles sont ces quatre sous-dimensions ? Sens, transcendance, identité, valeurs (STIV) sont définis de la manière suivante9 :
- le Sens (S) : ce qui oriente, ce qui donne une raison de vivre dans son existence ;
- la Transcendance (T) : cette dimension a été définie comme un élément extérieur à la personne et qui la fonde existentiellement. C’est le rapport à l’ultime, à (aux) élément(s) qui dépasse(nt) la personne, et par rapport au(x)quel(s) la personne nomme sa dépendance existentielle. Le groupe a considéré que toute personne a une relation avec quelque chose/quelqu’un d’extérieur à elle et qui lui donne une sensation d’appartenance, de lien. Pour certaines personnes c’est Dieu, pour d’autres, ce sera la Nature, le Beau. Cette dimension de la transcendance inclut les dimensions de foi et de croyances ;
- l’Identité par les aspects psycho-sociaux (I) : cette dimension a été définie comme l’environnement social, soignant, familial et des proches de la personne, qui contribue au maintien de l’identité singulière de la personne ;
- les Valeurs (V) : cette dimension a été définie par le système de valeurs qui détermine ce qui a du poids/de la valeur dans la vie de la personne et qui détermine le bien et le mal, le vrai et le faux pour la personne. Ce système de valeurs est rendu apparent dans les actes et les choix de vie de la personne. Cette dimension des valeurs est moins fréquemment incluse dans les concepts de spiritualité publiés dans la littérature [...].
24Selon ses concepteurs, issus du monde hospitalier chrétien protestant suisse (gériatres et aumôniers-pasteurs), le modèle STIV traite d’abord de la spiritualité liée à une religion mais aide à comprendre une spiritualité plus générale. Il a enfin vocation à s’étendre à d’autres contextes.
25Sur la base des éléments développés jusqu’ici, nous nous intéresserons ainsi à ce que vit Marcelle, une Française âgée de 89 ans résidant en maison de retraite. En réponse à un appel lancé par la Fondation nationale de gérontologie, elle a rédigé une lettre à son attention10. La lettre commence ainsi :
Je croyais en Dieu mais il est comme les copains, il nous laisse tomber. C’est inhumain de laisser les gens attendre la mort dans les maisons de vieux, ou ailleurs, quand les gens souffrent moralement et physiquement. Qu’est-ce que j’ai fait pour finir comme ça ! [...].
26La suite de la courte lettre adressée à un « cher homme politique », montre que son auteur cherche à comprendre ce qu’elle vit : « Je n’ai plus mes parents, mon mari, je n’ai pas eu d’enfants, je n’ai plus personne, si j’avais fait du mal… je comprendrais… ».
27Dans ce bref passage dominent l’incompréhension et la non-acceptation de la situation telle qu’elle est. En résulte une souffrance affectant toute la personne. Au regard de certaines valeurs (V), une relecture de vie ne conduit pas à voir le bien réalisé mais l’absence du mal fait. Or cette absence de mal, selon la conception que Marcelle a de Dieu (Rahner, Vorgrimler, 1970)11, n’empêche pas ce dernier de la laisser tomber, ce qui montre qu’il est présent pour elle (T). Le séjour en maison de retraite est perçu comme dénué de sens (S). Tout paraît se passer dans une unique et douloureuse attente d’une fin définitive avec la mort. En conséquence, l’avancée en âge se présente comme une avancée tragique vers la mort, faite d’attente, d’abandon et de solitude. Cette situation « inhumaine » touche à l’identité de Marcelle qui, par ailleurs, ne paraît plus avoir de liens sociaux forts (I).
28Ainsi, à travers les quatre sous-dimensions présentées se marque la place essentielle de la spiritualité et des activités spirituelles dans ce qu’il y a de vivant en toute personne, ce qui oriente et vitalise la vie quotidienne. Rien n’est cependant explicitement formulé. À côté de l’attente, ces éléments pourraient bien occuper un temps dénué de sens…
Vers une compréhension de la vie spirituelle
29Les éléments développés indiquent un lien fondamental entre une dimension intime et personnelle faite de besoins et de désir (Vimort, 1989 ; Senson, 2009) et une dimension relationnelle et communautaire propre à toute spiritualité, ce qui passe alors par une activité à la fois tournée vers soi et vers les autres. Dans une perspective chrétienne, ces dimensions n’ont cependant de sens que centrées radicalement dans la foi vécue et partagée en Christ.
30Mais d’autres aspects sont également à relever.
31Premièrement, Marcelle et le droit appellent à plus de justice. Des situations d’inhumanité sont vécues en maisons de repos comme des injustices frappant tant les personnes âgées que les aidants, professionnels ou non (Evrard, 2012)12.
32Deuxièmement, il faudrait se demander ce que représente une spiritualité intégrant une réelle transcendance ou une spiritualité ne le faisant pas (T). Si la personne cherche en elle-même ou en un autre qu’elle-même (mais qui est son semblable – un être humain) « la dépendance qui le fonde de manière existentielle » (Monod-Zorzi, 2012), ne se refuse-t-elle pas simplement à la transcendance ? Peut-elle s’en passer ? Et s’agissant du Beau ou du Bien, ne s’en remet-elle pas plutôt à des idées (philosophie) ou à des choses (animisme) ? Ces questions devront être approfondies. Ce qui est en cause, c’est l’existence, dans la vie de toute personne, d’un élément extérieur et qui la fonde, du dehors d’elle-même, des idées ou des choses. De notre point de vue chrétien, cet élément est une personne, Dieu entré dans la condition humaine et offrant à notre libre-arbitre de le reconnaître comme étant, par un acte d’amour sans mesure, à l’origine et à la fin de nous-mêmes et du monde créé, et en cela de nous reconnaître profondément aimables.
33Troisièmement, la situation de Marcelle, 89 ans, et la place importante réservée par les normes d’encadrement des « animations » soulignent un paradoxe plutôt qu’un clivage entre activité et passivité : toute spiritualité contient une part dynamique et atonique (Collaud, 2013). Ainsi, se mettre librement, en pleine conscience et avec l’usage de sa raison, dans une disposition d’accueil, de réception, d’écoute intérieure est une activité qui invite à une forme d’attente, de passivité. Mais peindre, jouer de la musique ou en écouter, jardiner ou soigner son habitation, faire la vaisselle, tricoter, sourire, parler avec d’autres personnes, les aider, les écouter, les aimer et en être aimé sont des activités où chaque geste ou attitude peut se mettre, tout aussi librement, raisonnablement et en pleine conscience, dans une perspective spirituelle d’attente, active cette fois.
34Dans tous les cas, il s’agit de vivre des moments, en se donnant la liberté de les voir comme des éléments pouvant s’imbriquer, se combiner mais également comme pouvant s’inscrire dans le tissu de l’existence en des fils entremêlés du matériel et du spirituel, du sens et de la technique, de l’objectif et du subjectif, de l’important et du négligeable, de l’individuel et du collectif.
35Dans une perspective chrétienne s’y ajoutent d’ordinaire la prière, la lecture des textes révélés, l’assistance au culte qui sont à la fois des activités et en même temps des moyens de se disposer intérieurement à recevoir. Il s’agit d’expérimenter que la foi unifie ce qui fait l’humanité de toute personne quelle que soit son avancée en âge. Jusque dans les couches les plus profondes de l’être humain, l’action et la contemplation trouvent à travers une relation interpersonnelle entre Dieu et l’homme (transcendance) les voies possibles d’un plein accomplissement des autres dimensions du modèle STIV : le sens, l’identité et les valeurs. Si le droit paraît le respecter, c’est la mise en œuvre de celui-ci dans les maisons de repos qui indiquera la conception donnée sur le terrain à la spiritualité et aux activités spirituelles.
Conclusion
36En guise de conclusion, ouvrons quelques perspectives pour l’avenir.
37Les générations passent. Certaines sont liées à un contexte de vie plus religieux, comme le montre Marcelle, d’autres moins, marquées par exemple par le climat d’indifférence religieuse, voire d’athéisme (Kasper, 1985). Cela invite à interroger les notions de spiritualité et d’activités spirituelles à partir de ce que les personnes âgées ont connu et connaissent.
38Ensuite, des changements affectent les populations dans leur ensemble. Ainsi, de nombreuses personnes âgées issues de l’immigration entendront légitimement vivre leur culture et leur religion dans les maisons de repos. Cela marquera aussi la manière d’approcher les mêmes notions.
39Par ailleurs, le cadre de réflexion limité à la pensée laïque et à la foi exprimée dans la religion chrétienne est amené à s’ouvrir. Bien des pratiques critiquables ou non sont répandues et contiennent des germes de spiritualité : les mouvements de guérison, les mouvements insistant sur l’hygiène de vie, le bien-être physique et mental, certains mouvements écologistes. Pensons aussi à l’importance de l’Islam ou de la philosophie bouddhiste, de certains mouvements évangélistes ou sectaires. Derrière ces appellations, ce sont des personnes qui ont vécu certaines expériences et vieillissent en portant celles-ci. Ce sont elles qu’il s’agira d’accueillir pour continuer à les faire « avancer en vie » (Thiel, 2013).
Bibliographie
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Notes de bas de page
2 L’expression Dieu un et trine (Rahner, Vorgrimler, 1970) renvoie à la foi en un Dieu persona, un et trois personnes : Père, Fils et Esprit (Conciles de Nicée I (325) et Nicée-Constantinople I (381)).
3 Service public de Wallonie, Code wallon de l’action sociale et de la santé, 29 Septembre 2011, entré en vigueur le 31 décembre 2011 ; Code réglementaire wallon de l’action sociale et de la santé, 4 juillet 2013, entré en vigueur le 1er septembre 2013. Charte relative à la qualité de l’hébergement et de l’accueil des aînés, Moniteur Belge, 30 août 2013, partie 6, pp. 57705-57707. Dans la suite du texte : CWASS 2011 ; CRWASS 2013 ou Annexe 118.
4 Ibidem ; Loi du 17 mars 2013 réformant les régimes d’incapacité et instaurant un nouveau statut de protection conforme à la dignité humaine, Moniteur belge, 14 juin 2013, entrée en vigueur le 1er juin 2014 (art. 233 de la loi).
5 Je remercie Sylvie Carbonnelle pour les indications relatives à ces deux maisons.
6 CWASS 2011, art. 337, 359, annexe 118.
7 CWASS 2011, art. 334.
8 Ce modèle opérationnel, développé par un groupe de travail suisse vise à faciliter l’intégration des activités spirituelles dans la pratique hospitalière. Voir : Monod-Zorzi (2012, pp. 30-38, 51-61, 95-96). D’autres modèles retiennent ou excluent la spiritualité. Ainsi, le modèle du Successful Aging (Rowe, Kahn, 1987) exclut la spiritualité que réintroduisent Crowther et ses collègues (2002) ou encore Parker et ses collègues (2002).
9 Monod-Zorzi, 2012.
10 Dans le cadre d’un prix attribué chaque année par la Fondation nationale française de gérontologie (FNG), il est proposé aux personnes vivant ou non en maison de retraite d’écrire une lettre « sur un sujet qui leur tient à cœur ».
11 Une conception rétributive de la justice divine, proche d’une conception de la vie humaine considérée comme un sacrifice à rendre à Dieu, a éloigné bien des personnes de la foi. Vu sous cet angle, chaque communauté et l’Église universelle portent une responsabilité à cet égard. Marcelle exprime cela à demi-mots : « si je m’étais mal conduite, j’accepterais le malheur qui est le mien aujourd’hui… ».
12 Ainsi, à l’origine de l’arrêt Heinisch c. Allemagne de 2011, Madame Heinisch, infirmière en institution gériatrique médicalisée, dénonçait des situations de souffrance vécues par des patients très dépendants de l’aide d’autrui. Elle ne pouvait faire autrement, quitte à perdre son travail. Ce type de situation est une source majeure de souffrances pour le personnel. Cela se marque par l’absentéisme, les congés de maladie à répétition.
Auteur
Societas Jesu (Ordre des jésuites).
Docteur en droit, étudiant en théologie et chercheur à la Faculté de droit de l’Université de Namur
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Des échelles pour prendre soin
Cailloux pour santé fragile
Isabelle Dagneaux, Marie-Pierre Vercruysse, Jean-Marie Degryse et al.
2009
Le vieillissement actif dans tous ses éclats
Laurent Nisen, Sylvie Carbonnelle et Thibauld Moulaert (dir.)
2014