L’intériorité via ad Deum dans la phénoménologie du christianisime de Michel Henry
p. 593-603
Texte intégral
1Cet essai vient de la convinction qu’il y a une action féconde de la pensée de Michel Henry pour la réflexion théologique. Son insistance sur le caractère immanent de la révélation de Dieu, même si elle implique une série d’aspects problématiques, est, pour la théologie, une incroyable provocation à penser. La provocation à retrouver, avant tout, un aspect essentiel dans l’expérience de la foi : le sentir intérieur où chacun est donné à lui même dans l’intimité de la vie de Dieu qui totalement nous traverse.
2De cette convinction dérive le parcours suivi : une reconstruction de la relecture henryenne de la révélation de Dieu comme intériorité radicale, la mise en évidence de ses aspects problématiques et des sollicitations qu’elle offre à la théologie.
I. La révélation de Dieu comme intériorité radicale
3C’est dans le cœur de l’homme que Dieu se laisse trouver, rencontrer. Cette idée, largement présente dans la tradition chrétienne, revient avec une incomparable profondeur dans la réflexion philosophique de Michel Henry, dans sa relecture phénoménologique du christianisme, et, bien avant, dans son insistance sur le caractère révélateur de l’affectivité qui émerge de L’essence de la manifestation. Comme fondement des phénomènes, il y a la phénoménalité originaire de l’être et de la vie qui est en tout révélation, mais la manifestation originaire et radicale qui rend possible toute autre manifestation est le sentir-soi-même de la vie subjective, avec l’ipséité où la vie se serre contre elle-même, où la vie s’éprouve-soi-même dans une intériorité radicale. L’intériorité, qui est le sentir-soi, l’affectivité originaire, est la révélation même de la vie, de la vie absolue dans laquelle nous sommes plongés et de laquelle nous vivons.
4Il y a une unité de développement entre la phénoménologie de l’originaire et la phénoménologie du christianisme : la réflexion sur les thèmes de la révélation chrétienne ne marque pas, chez Henry, la conversion de la philosophie en théologie, mais l’aboutissement d’un parcours de recherche conduit du début à la fin avec une cohérente passion pour la vérité. La pensée de Henry est une profonde et intense méditation sur la vie, avec la convinction que ce qui nous permet d’accéder à la vie, c’est la vie même. Il y a une parole originaire de la vie pour laquelle toute pensée et toute parole ne vient qu’après. La vie se révèle dans l’ultime profondeur de notre sentir, elle est immanente auto-révélation. C’est justement à partir de l’écoute de la révélation intérieure de la vie que Henry rencontre la vérité du christianisme.
5La question « de la relation de la vie au vivant » comprise comme « intérieure au procès de phénoménalisation de la vie » et « identique à lui »1 est, pour Michel Henry, une question que le christianisme a le mérite d’avoir soulevée le premier et qui s’offre dans la foi chrétienne en termes profondément originels, capables d’ouvrir la réflexion philosophique à une constellation ultérieure de questions et surtout capables de porter, très haut, la barre de l’intelligibilité.
Le christianisme m’a obligé à poser des problèmes impliqués sans doute dans mes recherches antérieures mais qui n’avaient pas encore fait l’objet d’un traitement explicite : la relation de la vie au vivant telle qu’elle s’organise autour d’une Ipséité fondamentale, la dissociation de la Vie absolue et d’une vie finie en même temps que leur immanence réciproque, etc.2.
6L’immanence de la Vie dans chaque vivant se présente dans le christianisime comme « immanence du Verbe de Dieu dans chaque Soi humain ». La condition de l’immanence de la vie absolue dans chaque vivant est la génération du Premier Vivant. Le Dieu du christianisime s’auto-génère dans son infini mouvement venant à soi, se rivant à soi dans l’éternelle génération du Fils. « L’autogénération de la vie absolue est la génération du Christ »3. Impliquée en elle et ne faisant qu’un avec elle, la génération du Fils est définie par Henry comme « Archi-naissance transcendantal », concept qui « ne convient qu’à l’Archi-Fils et ne s’applique en toute rigueur qu’à lui »4. La génération du Premier Vivant dans l’autogénération de la Vie reste unique. Mais en Lui qui est le Fils, le Premier Vivant, toute autre relation dans la vie trouve sa vérité. En Lui et seulement à travers Lui, se donne la relation qui fait de chaque homme un vivant, la relation de chaque subjectivité vivante à la Vie.
7De même, c’est seulement à travers Lui que l’on peut accéder à la vérité de la Vie. En tant qu’« intérieurs l’un à l’autre », le Père et le Fils se révélant l’un dans l’autre « selon une intériorité phénoménologique réciproque qui définit le statut rigoureux de l’Archi-christologie »5. Le Fils est l’autorévélation du Père. Christ est le Verbe de Dieu, la parole du Père prononcée dès le début, parole qui reste totalement immergée dans l’amour par lequel elle est générée éternellement, même dans sa manifestation aux hommes. C’est à l’immanence de cette relation que le Verbe conduit dans les paroles prononcées, dans les gestes par lui réalisés dans le temps. Il ne révèle le Père ni dans la visibilité de son humanité, ni dans l’écoute de ses paroles, mais uniquement dans l’intimité réciproque de la relation au Père dont il vit et qu’il est. La révélation de Dieu, même quand elle est dans le monde, ne se réalise pas à travers le monde, mais seulement et uniquement dans l’intimité de la vie de Dieu qu’elle nous fait partager. Il ne s’agit absolument pas, pour Henry, de nier l’humanité historique du Christ, ni d’ignorer les paroles qu’il a prononcées dans le langage des hommes, mais plutôt de comprendre sa radicale condition de possibilité, élevant ainsi la barre de l’intellégibilité.
8Mais quelle possibilité les hommes ont-ils d’entendre cette parole, la parole qui est le Christ dans la nouveauté de sa révélation ? On peut entendre la parole de Dieu seulement si on ne la confond pas avec les paroles que les hommes prononcent dans le monde. Le Logos du christianisme est le Logos de la Vie qui est la Vie elle-même dans son auto-révélation. C’est l’immanente auto-révélation de la Vie où tout ce qui vit a la vie, une parole qui donne la vie parce qu’elle-même est la Vie. Cette parole on peut l’entendre seulement dans la vie, là où notre vie s’éprouve elle-même dans l’immanence de l’affectivité, dans son auto-révélation pathétique immédiate6, dans le sentir intérieur dans lequel chaque vivant se perçoit. Donc, « comprendre cette Parole de la Vie qu’est le Verbe de Dieu, c’est comprendre d’abord en quoi la Vie est une parole »7.
9Si Dieu est Vie et sa parole est la parole de la vie, la connaissance de Dieu est « rendue à son immanence radical »8. C’est dans la vie que chaque homme connaît Dieu. Le fait de vivre, le sentir qui accompagne intimement toute vie fait que l’homme est un homme qui connaît Dieu9, ein Gott wissender Mensch comme le dit Maître Echkart. Sa parole est la substance, l’étoffe qui tisse la vie dans sa réalité la plus profonde. « Cette parole parle en nous », est la Vie qui se révèle, qui parle d’ellemême dans notre propre vie. C’est pourquoi chacun l’entend.
Il ne l’entend pas comme on entend le bruit du monde. Il l’entend dans le silence où aucun bruit n’est possible, aucun regard — dans le secret du cœur où Dieu voit, où parle sa Parole. Chacun l’entend dans sa souffrance et dans sa joie, dans son ennui comme à travers son Désir qui n’a pas d’objet sur la terre. Cette Parole n’est ni sa souffrance ni sa joie, mais l’étreinte en laquelle il les éprouve. Qu’en elles il éprouve soudain cette étreinte plus forte que lui, la puissance sans limites qui ne cesse de jaillir en lui et de le donner à lui-même, c’est la Parole de Dieu qu’il entend.10.
10Mais si la parole résonne en nous, s’il nous est donné de l’entendre dans le silence du cœur, si elle parle dans l’immanent sentir soi-même de notre vie, c’est parce que la parole est devenue chair. Le Verbe est devenu chair et c’est ce qui nous le rend perceptible dans la profondeur de notre être.
11Le « se faire chair » du Verbe ne revient absolument pas à demander au visible la manifestation de la Vie invisible. Si comme le dit Jean dans son évangile le Verbe s’est fait chair, l’incarnation appartient à la réalité même du Christ, et non pas à l’apparence. « C’est en lui-même, dans son essence et sa réalité de Verbe, en tant que Verbe, que le Verbe se fait chair »11. L’incarnation est la dimension essentielle du mystère du Christ : elle ne peut pas se réduire simplement au fait d’avoir pris un corps visible. La chair du Christ qui connaît la faim, la fatigue, la souffrance et la mort, qui a été clouée sur la Croix, renvoie ainsi à une autre chair, originelle et invisible, à un originaire « se faire chair » qui en constitue la réalité la plus profonde et la radicale condition de possibilité12. Et cet originaire être chair du Christ ne peut être, pour Henry, que l’éternelle génération dans laquelle le Fils reçoit tout ce qu’il est. Comme la révélation, l’incarnation qui lui est étroitement liée n’implique pas en Christ le dépouillement de sa condition divine13.
12L’incarnation est la venue dans la chair et pas simplement l’identification avec un corps, et « la venue dans une chair n’est pas dissociable de la venue de la vie en ellemême »14. C’est un lien indissociable entre la vie et la chair. Un lien que la phénoménologie de la vie de Michel Henry, nourrie de la leçon de Maine de Biran et de l’étroite confrontation avec la phénoménologie de Husserl, et rendue encore plus pénétrante par la relecture des Pères, reconnaît dans notre propre être vivant. La chair est le sentir intérieur où la vie se révèle à elle même, arrive à soi, est unie à soi dans son pathos, se réalise comme auto-donation. C’est s’éprouver soi-même avant et outre toute médiation : « Être joint pathétiquement à soi, c’est être une Chair »15. Pas d’ipséité par conséquent sans une Chair, mais pas de chair qui ne porte en elle un Soi, qui ne soit celle d’un Soi particulier16. Cette Chair, que l’on ne peut pas comprendre dans le monde mais seulement dans la vie et dans sa révélation, constitue « notre corporéité originelle », une corporéité « inextatique, invisible, acosmique, qui est le seul corps réel »17.
13Mais avant même de constituer la substance phénoménologique, l’ultime réalité de ce que nous sommes, l’intériorité réciproque de la Chair et de la Vie « s’est établie dans la Vie absolue », elle est « avant le temps », « avant tout monde concevable », est « le mode phénoménologique selon lequel cette Vie vient éternellement en soi »18. Le lien entre le Verbe et la chair est au sein de la Vie de Dieu dans l’éternelle autogénération du Père dans la génération du Fils. En tant que pathicité originaire, l’autorévélation de la Vie de Dieu dans son Verbe est en soi chair19, et la chair du Verbe est en soi-même révélation. De même, la corrélation entre l’ipséité et la Chair, avant d’être déchiffrable dans une vie factuelle, appartient au procès même d’autogénération de la Vie. La Vie absolue de Dieu s’éprouve elle-même dans l’Ipséité du Premier Vivant, dans le Soi de son Verbe, dans sa Chair vivante. Mais cette chair, qui est l’Archi-Chair du Verbe, n’est pas séparable de notre chair, elle est l’Archétype au sens eckhartien, le procès vivant où toute chair trouve son ultime possibilité20. Et c’est cette chair qui est le principe de notre salut, le lieu de notre déification.
14Le principe d’intelligibilité de la chair du Christ mais aussi de notre chair, est l’intimité réciproque entre le Père et le Fils. C’est l’intelligibilité originaire et suprême qui est fortemente exprimée dans le Prologue de Jean et que Michel Henry appelle Archi-intellégibilité. Mais tandis que dans l’Évangile de Jean et dans la réflexion des Pères subtilement reconstruite dans Incarnation, l’incarnation du Verbe apparaît inscrite dans le mystère de la Vie de Dieu, appartient au développement de l’histoire du salut, chez Henry l’incarnation est dès le début comme la réalité qui est la condition de possibilité de l’incarnation historique du Christ. « L’incarnation du Verbe venu dans le monde apparaît suspendue à ce qu’on pourrait appeler, bien que le philosophe n’ose pas le faire lui-même, une Archi-Incarnation »21.
15Dans cette perspective d’une recherche radicale de l’originaire, la relation entre les hommes et le Verbe est elle aussi profondément repensée : elle est donnée depuis toujours. Le lien entre la chair des hommes ne s’ajoute pas mystérieusement, et dans les termes d’une inextricable contradiction, au Verbe de Dieu : il est en lui depuis le début. Notre chair est en lui depuis toujours parce que « chaque chair vient du Verbe », est donnée à elle-même en lui et seulement en lui. C’est seulement dans sa relation à la génération éternelle de l’Archi-Chair du Verbe que devient possible et du même coup intelligibile une chair telle que la nôtre22. C’est dans la chair que la vie se fait vie, notre vie comme la Vie de Dieu, et donc pas de vie, d’ipséité, sans chair. Mais il n’y a pas de chair hors de la Vie absolue qui est la Vie de Dieu dans son éternel venir à soi. Chaque chair est habitée par la vie infinie de Dieu, elle est donnée à soi-même dans la génération du Verbe, dans l’archipassibilité de la Vie absolue. La relation d’immanence fondamentale du Père dans le Fils « se répète dans la relation d’immanence de la Vie en tout vivant »23. L’« être-dans » du Père dans le Fils est l’« être-dans » de notre Soi dans le Verbe, de notre chair dans sa Chair. Le sens chrétien de la transcendance est pour Michel Henry, justement, dans cette radicale immanence de la Vie en chaque vivant. Pas de vie hors de Dieu, pas de vivre qui ne soit en Lui, pas de sentir ailleurs que dans son sentir. Dans sa radicale passivité, la chair « renvoie au secret enfoui en toute vie, à sa source cachée : à la venue de la Vie absolue en son Verbe comme condition de toute venue en nousmême »24. Rien n’est dans l’homme vivant qui ne vienne de la parole de Dieu dans son Verbe. La donation d’en haut est présente dans ce qu’il y a de plus infime, dans les gestes les plus simples parce qu’elle est dans notre chair, dans l’originaire et essentiel sentir qui les accompagne. « Aucune vie finie n’existe comme telle. Elle ne vit que donnée à soi dans l’auto-donation de la Vie infinie. […] Toute finitude est tissée d’infini, mêlée à lui, inséparable de lui, tenant de lui tout ce qu’elle est, a été et sera »25.
16De ces considérations de nature transcendantale dérive l’affirmation paradoxale de Michel Henry selon laquelle une nature humaine n’existe pas. L’idée d’une nature humaine autonome et spécifique « est du point de vue chrétien une absurdité »26. La grandeur de l’homme est entièrement dans l’être donné à lui-même, dans la passivité radicale que la chair atteste, parousie de l’absolu, témoignage d’un lien sans distance qui est la source de toute liberté. La nature humaine, qui en soi n’existe pas pour Michel Henry, existe dans son être-uni à Dieu à travers le Verbe dans lequel elle est générée, dans son être totalement dans la Vie de Dieu qui est donc sa vie même, l’étoffe dont est tissé chaque fragment de l’humaine finitude. L’homme n’existe que comme fils de Dieu. L’unité de l’homme avec Dieu n’arrive pas pour Henry au terme d’un devenir qui se déploie dans le temps : elle est à l’origine, dans la génération du Verbe. La vie infinie de Dieu nous arrive par le Fils. C’est pour cela que Henry parle de génération et non pas de création de l’homme. La génération de l’homme dans la génération du Verbe : voici notre origine transcendantale, la condition de possibilité qui est la seule capable de faire comprendre notre condition d’homme.
17C’est dans notre chair qu’ainsi nous est donnée la possibilité de comprendre ce que nous sommes. Dans la chair réside un savoir qui ne fait qu’un avec la vie, dont l’unique contenu est la vie, la vérité de la vie, de notre vie. Ce savoir s’offre à nous avec une certitude absolue qui est au-delà de toute évidence. C’est un savoir qui appartient à tous, qui accompagne chaque vie et pour toujours.
18C’est le retour d’un thème antique, particulièrement cher à la mystique chrétienne : la vérité nous traverse totalement, elle est inséparable de ce que nous sommes dans la profondeur de notre être, elle nous est plus intime que nous mêmes. Mais c’est un thème que Michel Henry repense avec des accents nouveaux en réinvestissant avec une radicalité fascinante l’intuition chrétienne du lien véritéchair : la vérité est écrite dans notre chair, elle ne peut être trouvée qu’en elle, dans la chair se trouve la possibilité de notre salut. La chair n’est pas une réalité opaque que la raison doit illuminer, notre affectivité n’est pas l’obscure confusion des émotions, mais dans sa réalité plus originaire et essentielle elle est la limpide révélation de ce que nous sommes. Même la plus petite de nos impressions atteste en nous l’originaire être donné à nous-mêmes où, seulement, nous pouvons comprendre notre humanité. Même la plus simple de nos impressions, écrit Henry, est « Parousie de l’absolu »27, de la vie absolue où nous sommes générés dans l’irrépétable singularité de notre être. L’impression n’est pas aveugle et ne ment pas28, elle est en tout révélation29 parce qu’elle nous restitue « le bruit de notre naissance ».
19C’est encore une fois pour Michel Henry le mérite du christianisme d’avoir reconnu cet incroyable cogito de la chair. Cogitatio originaire, la parole de la chair nous introduit dans le « secret caché de l’origine du monde », dans le « grand secret que nous sommes », mais puisque il est avant toute forme de savoir, avant ce que depuis toujours nous définissons comme connaissance, il ne se configure pas comme gnose mais plutôt comme « archi-gnose ». Voici la vraie gnose du christianisme, et c’est le savoir qui « habite toute chair »30. La gnose du christianisme « déconcerte et défie la sagesse des sages et la science des savants »31, c’est le savoir donné aux simples, aux petits, parce que « l’Archi-intelligibilité johannique est […] impliquée partout où il y a vie »32, là où notre chair s’éprouve elle-même, n’étant rien d’autre qu’elle même, « quand la souffrance dit la souffrance et la joie la joie »33. C’est dans l’ultime profondeur, dans la nudité desarmée de notre sentir qu’elle resplendit.
20Dans cette très originale relecture du principe de l’incarnation comme principe d’intériorité radicale développée par Michel Henry dans la maturité de sa pensée, le concept de vie intérieure revendiqué dans L’essence de la manifestation arrive ainsi à une incroyable épaisseur de sens et de réalité que, sans aucune hésitation, nous pouvons exprimer avec les mots d’Augustin : « In interiore homine habitat » — parce que dans l’homme, dans la singularité de chaque homme est la vie absolue de Dieu.
21C’est une conclusion que Michel Henry formule en termes philosophiques mais qui révèle un profond sens religieux — comme du reste toute sa pensée. C’est la conclusion d’un parcours philosophique qui a su se confronter avec sérieux et rigueur avec la révélation chrétienne. L’intensité et la force de son affirmation ne peuvent pas ne pas provoquer la théologie qui depuis toujours réfléchit sur cette Révélation.
II. Sollicitations pour la théologie. Retrouver le rapport avec l’affectivité
22Pour comprendre la richesse et l’articulation complexe d’une telle provocation, certaines considérations s’imposent. Conduite à travers la logique de l’immanence, la philosophie de Michel Henry est, du début à la fin, une philosophie de l’immédiat où la révélation de Dieu assume elle aussi les traits d’une absolue immédiateté. Henry conçoit l’auto-révélation de Dieu comme un événement dans lequel nous sommes plongés dès le début, sans aucune autre médiation que celle, très singulière et unique, du Verbe. De là, donc, l’affirmation du caractère non essentiel de la visibilité pour la révélation de Dieu. Même si Henry reconnaît la visibilité, ce n’est jamais à travers elle que nous pouvons rencontrer la révélation de Dieu. La révélation de Dieu est en nous, elle ne se réalise jamais « en-dehors ».
23On ne peut absolument pas oublier que, pour la théologie, le refus de reconnaître un rôle à l’extériorité dans l’expérience de Dieu et dans la rencontre avec sa révélation ne peut pas ne pas créer de problèmes. En effet, depuis toujours la foi chrétienne a affirmé le caractère sacramentel de la révélation : l’action de la grâce de Dieu en nous n’est pas séparée de la médiation extérieure34. Chez Michel Henry, au contraire, la visibilité extérieure reste séparée de la révélation qui arrive selon un apparaître d’ordre radicalement immanent et donc totalement intérieur. La visibilité extérieure est chez Henry affirmée, mais elle n’est pas expliquée.
24Et pourtant l’on peut poser la question : si la vie de Dieu dans son immanente auto-révélation et incessante auto-donation constitue le contenu authentique du réel, comment la visibilité peut-elle être totalement exclue de cette révélation ? Et quelle est la raison du double ordre de l’apparaître ? Dans la perspective de réduction radicale à l’intériorité que Henry propose, il y a le risque que la venue du Verbe dans le monde ne s’explique pas : on ne comprend pas pourquoi il a pris non seulement notre chair mais aussi notre apparence en se présentant à nous à travers une extériorité qui, même si elle doit être contemplée avec les yeux du coeur et comprise en profondeur, conserve toute sa visibilité concrète.
25En réalité, dans la logique de l’Écriture, largement reprise par la théologie chrétienne, la traversée de la visibilité extérieure ne peut pas être annulée dans l’expérience de la foi. C’est aussi grâce à cette visibilité, par l’inadéquation et l’au-delà qu’elle exprime, que nous sommes introduits dans la révélation de Dieu, dans la rencontre personnelle et intérieure avec Lui, livrés à sa grâce mystérieuse35. La révélation de Dieu donne à la visibilité du monde une capacité anaphorique qui la rend capable de laisser transparaître ce qui se trouve au-delà de la visibilité empirique, qui la transfigure de l’intérieur en en faisant le « sacrement » de sa vérité. La logique de la révélation, le mouvement de sens selon lequel elle se réalise, est une « logique symbolique-sacramentelle »36. En elle la médiation et l’immédiateté ne font qu’un : l’immédiateté de la rencontre avec le Dieu qui se révèle est au cœur de la médiation. La dimension cosmico-créationnelle appartient donc à la révélation de Dieu37. Rien n’est hors de l’amour de Dieu et de son don incessant et s’il n’y a qu’une unique vie, qui est la vie de Dieu, cette dernière ne coule pas seulement dans nos veines, comme Henry le comprend, mais traverse le créé et lui donne forme de telle sorte que ce dernier en est le témoignage et que sa visibilité constitue la nécessaire médiation de la révélation.
26Michel Henry saisit une dimension essentielle de la révélation, ce qui en fait une chose radicalement différente d’une pure et simple manifestation38 : la révélation touche le cœur de l’homme et lui donne la vie. Mais en affirmant l’absolue priorité de cette dimension il oublie les médiations nécessaires à l’autocommunication de Dieu à l’homme. C’est comme si chaque chose était brûlée, consumée par le feu ardent de notre être en tant qu’il appartient totalement à l’amour de Dieu qui est vie, l’unique réalité de notre vie face à laquelle chaque chose disparaît. De ce refus de toute médiation dérivent les critiques qui ont été adressées à sa pensée, l’accusation d’avoir désincarné l’incarnation, d’avoir effacé l’histoire, d’avoir abandonné le monde à lui-même. La philosophie de la vie que Henry élabore comme phénoménologie de l’autorévélation de la Vie absolue de Dieu ne peut être considérée comme parfaitement conforme à l’orthodoxie chrétienne parce que c’est une lecture philosophique qui met volontairement de côté certains aspects et porte exclusivement son attention sur ce qu’elle juge essentiel pour la vérité chrétienne : notre filiation divine dans le Christ, notre être en lui et pour lui plongés dans la vie de Dieu, vivant de l’unique Vie.
27Cependant s’il est vrai que la force d’une pensée « se mesure dans son unilatéralité »39, la force théologique de cette pensée singulière est toute dans cette radicale affirmation de la vérité du Christ comme chair de notre chair, et dans la défense passionnée de l’intériorité comme lieu où la Vie de Dieu se révèle, vient à nous dans son Verbe en nous unissant à elle. La théologie qui ne recherche pas de pures et simples transpositions philosophiques de la foi, peut considérer avec beaucoup d’attention une recherche philosophique qui naturellement s’ouvre à la vérité de la révélation, en saisit les aspects essentiels et les réinvestit avec fraîcheur.
28La défense passionnée de la vie intérieure qui traverse la philosophie de Michel Henry est l’invitation à redécouvrir « la vie de l’intériorité »40 dans l’itinéraire ad Deum et dans l’argumentation théologique de la crédibilité de la foi. Il s’agit d’une ligne toujours vive dans la recherche théologique comme le témoigne la theologia cordis de Saint-Bonaventure et la splendide réflexion d’Augustin sur l’inquiétude du cœur, une ligne qui se mêle à celle du développement systématique de l’intellectus fidei. Nous ne nous trouvons pas face à deux parcours possibles, mais à un unique itinéraire qui, suscité et soutenu par la grâce illuminante de Dieu qui se révèle, prend l’homme dans la totalité de son être. Aller vers Dieu implique l’intelligence en suscitant la capacité d’interrogation et de recherche, mais implique aussi le cœur de l’homme, la profondeur de son être et de son sentir, parce que le Dieu qui en se révèlant se fait connaître, se laisse expérimenter avant tout comme un bien sans égal, une plénitude sans fin qui attire irrésistiblement41. Henry nous aide à entrer dans la relation vivifiante et originelle qui lie le cœur de l’homme à la Vie de Dieu, qui fait de Dieu la source et le terme ultime de notre sentir, l’unique vrai contenu du désir qui nous anime. Il nous met face à la splendide vérité de l’homme qui vit de la vie même de Dieu, au-delà de ce que lui même peut penser de soi, au-delà de l’authenticité ou de l’oubli qui marquent l’existence de chacun. Rien ne peut détruire la vie de Dieu en nous. Au cœur de notre sentir elle est notre vie, la vie qui ne cesse de parler d’elle-même et de nous unir à elle dans un amour sans fin.
29La théologie peut accuellir cette précieuse provocation à penser la vie, la vie de chaque homme en en saisissant l’intime être dans la Vie de Dieu. La réflexion théologique y retrouve la profonde compréhension de l’expérience de la foi qui a, pendant des siècles, accompagné le chemin de l’Église et a trouvé sa très haute expression chez ses grands maîtres à penser. Cette voie antique de la redécouverte de l’intériorité est la voie que la théologie est appelée à suivre avec courage.
30Accepter la provocation à penser la vie signifie pour la théologie retrouver dans son parler de Dieu le rapport avec les émotions, les sentiments, l’affectivité, le sentir de chaque homme. Mais cela veut dire aussi aider l’homme à retrouver son propre sentir, la capacité de sentir soi-même, restituer l’homme à sa propre intériorité et donc à son âme afin qu’il redevienne capable d’écouter les raisons du cœur dans lesquelles la Parole de Vie et de Vérité continue à parler en nous unissant à soi, parce que dans son sentir plus profond, il ressent la parole silencieuse de Dieu.
Seul celui qui écoute en lui le bruit de sa naissance — qui s’éprouve lui-même comme donné à soi — peut dire au Verbe de Dieu : “Je suis certain de la vérité qui est en Toi”, “Je suis certain de la vérité qui est en Toi” veut dire maintenant : je tiens ma certitude, ma vérité de la vérité qui est en Toi, je tiens ma vie de la tienne, “ce n’est plus moi qui vis, c’est toi qui vis en moi”42.
Notes de bas de page
1 « Le Christianisme : une approche phénoménologique ? » dans Philippe Capelle (éd.), Phénoménologie et christianisme chez Michel Henry. Les derniers écrits de Michel Henry en débat, Paris, Cerf, 2003, p. 24.
2 « Indications biographiques. Entretien avec Roland Vaschalde », dans A. David et J. Greisch (éds), Michel Henry. L’épreuve de la vie, Paris, Cerf, 2001, p. 495-496.
3 « Archi-christologie », dans PV-IV, p. 121.
4 CMV, p. 77.
5 « Archi-christologie », art. cit., p. 121.
6 Cf. PC, p. 134.
7 Ibid., p. 101.
8 Cf Ibid., p. 105.
9 Cf Ibid.
10 Ibid., p. 147.
11 I, p. 27.
12 Cf « L’incarnation dans une phénoménologie radicale », dans PV-IV, p. 154.
13 « Phénoménologie de la chair. Philosophie, théologie, exégèse. Réponses », dans Phénoménologie et christianisme chez Michel Henry, op. cit., p. 187.
14 « L’incarnation dans une phénoménologie radicale », art. cit., p. 148.
15 Ibid., p. 147.
16 Cf I, p. 178.
17 « L’incarnation dans une phénoménologie radicale », art. cit., p. 147-148.
18 I, p. 174.
19 Cf Ibid., p. 174-177.
20 Cf « La vérité de la Gnose », dans PV-IV, p. 138.
21 G. Dufour-Kowalska, Passion et magnificence de la vie, Paris, Beauchesne, 2003, p. 249.
22 Cf I, p. 178.
23 « Phénoménologie de la chair. Philosophie, théologie, exégèse. Réponses », art. cit., p. 175.
24 I, p. 329.
25 Ibid., p. 254.
26 CMV, p. 127-128.
27 I, p. 366.
28 Ibid., p. 262.
29 Ibid., p. 100-102.
30 Ibid., p. 373.
31 Ibid.
32 Ibid., p. 374.
33 Ibid.
34 Sur l’articulation de dimension intérieure et médiation extérieure dans la révélation de Dieu, cf. R. Latourelle, Théologie de la Révélation, Bruges-Paris, Desclée de Brouwer, 1966.
35 Le visible prend le caractère d’une médiation symbolique. Sur le rôle essentiel de cette médiation symbolique dans la révélation de Dieu, cf.. M. Scheler, Das Ewigen im Menschen (1920), Fünfte Auflage, Herausgegeben von Maria Scheler, Berne - Munich, Franke Verlag, 1968. On consultera également avec profit les intéressantes considérations de C. Greco dans son article : « La conoscenza simbolica nell’esperienza religiosa », dans Carlo Greco-Saturnino Muratore (éd.), La conoscenza simbolica, San Paolo Cinisello, Balsamo, 1998, p. 237-257.
36 Cf. G. Lorizio, Fede e ragione, Milan, Edizioni Paoline, 2003, p. 208, et La logica del paradosso in teologia fondamentale, Rome, Lateran University Press, 2001.
37 On peut dire que sans cette dimension la révélation historique n’est pas possible.
38 Cf Stanislas Breton, « Révélation, Médiation, Manifestation », et Jacques Marello, « Créationrévélation et manifestation », dans D. Dubarne (éd.), Manifestation et Révélation, Paris, Beauchesne, 1976, p. 41-46 et p. 63-75.
39 X. Tilliette, « La christologie philosophique de Michel Henry », dans Gregorianum, tome 79, 1998, p. 371.
40 Cf. G. Lorizio, « La rivelazione fra teologia e filosofia in alcune figure del pensiero post-moderno », dans Nicola Ciola (éd.), La Dei Verbum trent’anni dopo. Miscellanea in onore di Padre Umberto Betti OFM, Rome, Libreria editrice della Pontificia università lateranense, 1995, p. 27-33 ; et G. Lorizio, La logica della fede, op. cit., p. 78-84.
41 Cf. P. Sequeri, Il Dio affidabile. Saggio di teologia fondamentale, Brescia, Queriniana, 1996. Autour de cette question, il y a dans la théologie contemporaine un très riche débat que nous ne pouvons pas reporter ici, mais auquel nous renvoyons le lecteur.
42 I, p. 372.
Auteur
Faculté de théologie de Naples, Italie
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