De l’historial de la vie à l’histoire du vivant
p. 439-454
Texte intégral
Chacun de nous n’est après tout que la forme nouvelle d’une même question toujours posée, et manière singulière de tenter d’y répondre aussi bien que de l’oublier…1
1Ce qui sans cesse revient ou recommence, d’une certaine manière n’a jamais vraiment commencé. Ce qui, pour advenir, doit se répéter sans cesse n’a peut-être jamais lieu sur ce qui semble le seul mode possible de l’événement : la nouveauté de ce qui coupe en deux une histoire entre un avant et le définitif d’un après. Ce qui ne cesse de venir en quelque sorte ne vient pas. Il y a des répétitions qui confirment et des ressassements qui détruisent. L’objection n’est pas neuve puisqu’elle est celle que Schelling en son temps adressait à Hegel :
Si on demandait à un partisan de cette philosophie : l’esprit absolu s’est-il aliéné en un monde à tel moment déterminé du temps ? — il répondrait sans doute : Dieu ne s’est pas jeté [une fois pour toutes] dans la nature, il s’y jette toujours à nouveau, pour toujours à nouveau se rétablir au sommet ; cet événement est un événement éternel, un événement qui arrive toujours — mais, pour cette raison même, ce n’est pas un véritable événement, c’est-à-dire un événement qui se produit réellement (wirkliches)2.
2C’est une vie pathétique que celle du Dieu de Hegel si elle est vouée à s’épuiser sans cesse dans le même labeur qui ne créé jamais rien de neuf, le même retour éternel et monotone incapable d’un véritable commencement (c’est-à-dire d’une véritable liberté), et la même « incessante inquiétude qui ne trouve jamais son sabbat »3. Et peu importe ici que la même objection, exactement la même, puisse se retourner contre son auteur : monotonie de Schelling dont la théorie des puissances, inlassablement reprise, finit par trahir « la plus grande impuissance » (le verdict est de Kierkegaard cette fois, dans une lettre à son frère de février 1842)4. Peu importe ici à qui, des deux anciens amis de Tübingen, il convient davantage d’adresser ce reproche de monotonie puisque, comparées à la phénoménologie henryenne, les œuvres de Hegel et de Schelling paraissent luxuriantes.
3Quelle phénoménologie est plus pauvre en événements que la phénoménologie matérielle5 — elle qui, par principe et non pas déficience, s’est voulue aveugle aux mille et un faits qui arrivent de par le monde pour ne retenir, sans cesse recommencé, que le même surgissement de la vie ? L’expérience est multiple — tant de choses du monde, d’abord inconnues, frappent le regard et soulèvent la pensée, en sorte que leur diversité même, ce « si vaste théâtre de variété, d’ordre, de finalité et de beauté »6 suscite l’admiration — quand l’épreuve de soi est la monotonie même, ne répétant jamais que soi. Nous ne nous baignons jamais deux fois dans le même fleuve, mais c’est parce que les eaux du fleuve sont toujours neuves — pourtant, qu’elles soient chaudes ou froides, nous ne sentons jamais que notre pouvoir de sentir. Mais qu’une phénoménologie soit pauvre en événements, faut-il y voir un défaut si, en amont de tous les accidents que nous pouvons bien recueillir au fil de l’expérience, elle sait remonter jusqu’en amont vers l’essentiel, ou l’essence de la manifestation, l’essence éternellement vivante de la vie qui seule rend possible en retour le flux incessant des impressions et des vécus qui constitue le tissu même de notre expérience ? « Droit aux choses mêmes », la maxime husserlienne semble ouvrir le logos de la phénoménologie à la plus grande richesse des phénomènes et condamner ainsi une pensée réduite à un seul mot, fût-il prestigieux ou incontournable — à moins que cette réduction précisément ne soit le signe d’une radicalité et d’un acheminement vers l’essentiel, voie royale vers ce qui apparaît alors comme le plus précieux. Qu’une phénoménologie soit pauvre en événements, faut-il y voir un défaut là où la seule question est de savoir de quelle pauvreté nous sommes capables ? Ni Husserl lorsqu’au seuil des Méditations cartésiennes il fait vœu de pauvreté en matière de connaissance7, ni Heidegger lorsqu’il oppose l’indigence qui s’accroche à la richesse à l’essentielle pauvreté, celle dont « le vœu a fait choix du simple »8, ni Michel Henry enfin lorsque dans son commentaire de Maître Eckhart, au § 39 de L’essence de la manifestation, il souligne le calme de l’essence au moment où l’âme « entre dans cet état de pauvreté qui appartient en propre à l’essence »9, ne l’accorderaient, même s’il est vrai qu’il ne s’agit pas chez eux tout à fait de la même pauvreté.
4Tâchons de suivre ici, à vive allure, le chemin de Michel Henry. Ce chemin, nous le savons, est celui d’une réduction du monde et d’une reconduction à la vie. Que les circonstances de notre histoire puissent affecter notre vie, il faudrait être perdu dans la philosophie pour le nier, mais c’est être vraiment philosophe que reconnaître que « [cette] dépendance suppose une indépendance absolue »10, et que cette affection repose en amont sur une auto-affection. Pour éprouver quoi que ce soit hors de nous, il faut que la vie soit déjà à même de s’éprouver soi-même dans son pouvoir de souffrir et de jouir qui ne doit rien aux circonstances extérieures, mais tout à notre propre histoire telle qu’elle s’accomplit chaque fois à partir de nous et uniquement de cette manière. Toute possibilité d’être affecté repose sur le pouvoir antérieur d’une auto-affection qui ne doit rien au monde mais tout à cet historial de la vie qui ne dépend que de soi : historial de l’absolu.
5Que nous soyons désespérés, cela ne vient donc pas des circonstances de notre vie mais de notre vie elle-même lorsqu’elle veut échapper à soi et n’y parvient pas. Comment expliquer sinon que nous puissions demeurer en paix et dans le contentement de soi au moment où les circonstances sont les plus difficiles et devraient nous acculer au malheur ? Or cela a lieu — en témoignent Luther, qui devant sa fille morte garde l’esprit joyeux11, Maine de Biran, dont le Journal contient cette notation extraordinaire : « J’ai souvent observé en moi-même que lorsque j’étais le plus tourmenté par les chagrins de position, et dans les situations les plus critiques de ma vie, il y avait au fond de mon être un sentiment intime de la vie qui était heureux par lui-même, alors même que j’étais le plus vexé et désespéré par les circonstances »12, et parmi bien d’autres références une fable de La Fontaine qui vaut à elle seule bien des livres de métaphysique : « La mort et le bûcheron »13.
6Au malheureux que l’histoire accable, il n’est besoin que de vivre pour être content. Cette seule raison l’emporte sur toutes les infortunes du monde : vivre compte plus que tous les accidents qui arrivent à la vie. Le désespoir ou la béatitude ne tiennent pas à ce que nous éprouvons hors de nous, aux circonstances qui nous entourent, ou à la somme improbable de plaisirs et de peines qui ponctuent notre histoire, mais seulement à cette vie que nous éprouvons, dans sa souffrance ou dans sa joie, dans cette tonalité fondamentale qui ne procède d’aucune affection étrangère mais seulement de la vie elle-même. Désespoir ou béatitude — c’est en nous seulement, dans cette histoire tout intérieure qui est celle de vie s’éprouvant soi-même dans la dualité fondamentale de la souffrance et de la joie, et non dans la suite aléatoire des événements qui s’inscrivent dans le tissu du monde, que se joue donc cette alternative majeure.
7L’histoire prise à sa source est bien l’histoire de la vie, et elle seule, que rythment alors les diverses tonalités affectives qui se succèdent en nous ou passent l’une dans l’autre — tonalités multiples certes, mais qui apparaissent comme autant de modes de ces tonalités fondamentales que sont la souffrance et la joie. Il se pourrait que notre histoire affective ne soit pas moins riche en événements (et en affects) que l’histoire du monde, avec ses peuples, ses princes et ses guerres — n’y a-t-il pas en nous des voies lactées qui valent celles que nous découvrons à même le ciel ?14 — et pourtant, par une nouvelle marche forcée vers la pauvreté (l’essentiel, le simple) l’analyse henryenne de l’essence de l’affectivité reconduit celle-ci vers « un seul et même contenu phénoménologique, une seule tonalité qui est pensée comme souffrance et comme joie »15, autrement dit un seul « événement », celui par lequel le vivant « se sent et s’éprouve nécessairement dans la souffrance et dans la jouissance de ce souffrir »16. Il n’est d’histoire prise à sa source que pathétique, et celle-ci se resserre ensuite dans la dichotomie fondamentale de l’affectivité, laquelle « s’enracine dans la structure même de la phénoménalité »17 : le partage de tous nos sentiments selon des modes de la souffrance et de la joie, voire dans « l’unité de l’événement ontologique un et fondamental »18 : l’unique apparence de l’absolu, sa parousie, lorsque ce qui se sent soi-même s’éprouve dans sa souffrance et dans sa joie, dans la mêmeté de son souffrir et de sa jouissance.
8Il n’y a d’histoire prise à sa racine que celle de la vie, et laissant résonner ce seul et unique événement : l’unité de la souffrance et de la joie, celle du souffrir nécessairement lié à l’épreuve de soi du vivant et de la jouissance de ce souffrir. À cette histoire, Michel Henry donne au § 70 de L’essence de la manifestation son nom propre : « historial de l’absolu »19. À sa manière, celle d’un des plus grands poètes de notre langue, Charles d’Orléans la baptisait « la vraie histoire de douleur » : « Dedens mon Livre de Pensee/J’ay trouvé escripvant mon cueur/La vraye histoire de douleur/De larmes toute enluminee »20. Ici, il faut tenir ferme deux points. (1) Qu’il n’est de vraie histoire que de douleur, en sorte que la souffrance constitue nécessairement le premier mot de cette histoire. (2) Que cette histoire est celle de la douleur et son passage, en sorte qu’elle soit celle du passage d’une tonalité dans une autre, passage de la souffrance à la joie. (À nouveau, sur ce passage, Charles d’Orléans est de bonne lecture : « Alez vous ent, alez, alez,/Soussy, soing et Merencolie. /Me cuidez vous toute ma vie,/Gouverner, comme fait avez ? »21) En bonne logique, ce renversement d’une tonalité affective en une autre peut s’opérer dans les deux sens (la jouissance se retournant en souffrance et la souffrance en joie)22, mais les phénomènes se moquent de notre logique, et la phénoménologie matérielle montre que si retournement d’un affect en un autre il y a, toujours il aura lieu de la primauté et nécessité de la souffrance à l’éventualité de la joie. Ces deux points — la primauté de la souffrance, et le surgissement de la joie à partir d’un souffrir primitif — mériteraient plus que le trop bref rappel auquel nous livrer ici.
9Que chacun examine donc son histoire et ses pensées, ou sinon qu’il rouvre le § 53 de L’essence de la manifestation dont le titre fournit déjà une indication majeure : « L’affectivité comme passivité ontologique originaire et l’effectivité de son essence dans le “souffrir” ». L’épreuve de soi, parce qu’elle révèle le vivant à lui-même dans sa passivité originaire, autrement dit dans sa passion, trouve son accomplissement dans une souffrance essentielle — souffrance qui ne doit rien à la contingence des événements mondains susceptibles de nous affecter, mais tout à l’essence même de l’affectivité et sa passivité. Où il se vérifie que notre souffrance n’est pas liée à ce qui nous arrive — tel événement du monde, infortuné, plutôt que tel autre — mais bien à notre puissance même de sentir et à l’impuissance de notre sentiment (l’impossibilité de prendre la moindre distance à l’égard de ce que nous éprouvons).
En lui, dans le souffrir considéré en tant que tel, prend naissance et se forme l’épaisseur du sentiment, son être réel. [...] L’interprétation de l’essence de l’ipséité comme affectivité reçoit sa signification ontologique dernière et devient possible avec l’interprétation de l’affectivité comme trouvant son essence dans le “souffrir”23.
10Sentir, éprouver, pâtir — pour celui qui est livré à soi, chargé à jamais de son être propre et tenu d’éprouver ce qu’il ressent sans pouvoir se retirer, l’affectivité prend nécessairement la forme d’un souffrir24. Avant même que l’affect se décline sous un mode déterminé, et sans égard pour les faits qui s’inscrivent dans le tissu du monde ou les tonalités qui ressortissent de la psychologie, « l’existence se découvre originellement souffrante »25. Pour justes qu’elles soient, ces analyses pourtant manqueraient le sens de l’historial de la vie si elles ne retenaient que cette dimension première de l’affectivité, et occultaient l’autre tonalité ontologique fondamentale : la joie en son surgissement. Non que la joie soit seconde là où la souffrance s’avère première, comme si une tonalité ou une humeur chassait l’autre — mais au nom de quelle logique de l’affect ? La joie n’est pas seconde au sens où elle s’installerait après la parousie de l’absolu ou même une expérience de l’être dont elle pourrait ensuite s’émerveiller. (Ou encore elle ne l’est pas à la manière de ces œuvres musicales qui débutent par un accord en mineur mais devraient s’achever par un accord en majeur.) À ce titre, la joie n’est pas moins originelle que la souffrance — pourquoi l’une et l’autre, jusqu’en leur indéniable différence, ont le même contenu phénoménologique et, dans leur surprenante unité, composent l’unique apparence de l’absolu26. En quoi ont-elles le même contenu phénoménologique ? En ce que la souffrance porte sur le fait même d’être rivé à soi, sans pouvoir échapper à cette épreuve d’être soi — « condamnés à vie, disait Arendt, à vivre en notre compagnie, à réclusion avec nous-mêmes »27, mais en ce que la joie ne porte à son tour sur rien d’autre que l’ivresse d’être soi — jubilation qui ne dépend pas de ce que nous vivons, mais de cela seulement : que nous vivons. Jubilation dont témoigne par exemple un auteur comme Raymond Lulle — car si nous sommes joyeux à la vue de ce qui est, combien plus devons nous l’être parce que nous sentons que nous sommes des vivants.
Ô vraie lumière, splendeur des justes ! Si les hommes ressentent du plaisir et de la joie à la vue des arbres chargés de feuilles, de fleurs et de fruits, à la vue des rivières et des prairies et des bois, ils doivent se réjouir d’eux-mêmes, voyant et sachant qu’ils sont en être, car celui qui se réjouit de la beauté et de la bonté qui est au-dehors de lui, doit se réjouir aussi de celle qui est en lui28.
11D’où vient alors que souffrance et joie diffèrent quand elles ont même contenu ? De cela seulement que leur mode d’apparition est autre, en quoi cette différence est bien phénoménologiquement décisive. La souffrance est le mode originel et fondamental de l’affectivité, de sorte que toutes les possibilités de la vie s’accomplissent sur fond d’une souffrance primitive, celle d’un vivant accablé par son propre poids, tenu de supporter son être comme fardeau. Aussi est-ce bien par essence que la souffrance est primitive. « Dans le souffrir primitif en lequel s’accomplit le s’éprouver soi-même de la vie, l’affectivité qui le rend ultimement possible reçoit le trait d’une souffrance originelle »29. Quant à la joie, c’est par essence qu’elle vient et s’accomplit sous le mode de la venue. La joie est le mode sous lequel l’être s’éprouve en son surgissement : « Ce qui advient, dans le triomphe de ce surgissement, dans la fulguration de la présence, dans la Parousie et, enfin, quand il y a quelque chose plutôt que rien, c’est la joie »30 — de sorte que si joie il y a, celle-ci ne cesse d’avoir lieu sur fond de la même souffrance primitive, passage d’une tonalité affective à l’autre, autrement dit comme naissance de la joie à partir de la souffrance. Il n’y a joie que parce qu’il y a devenir de la vie, « surgissement triomphant de [sa] révélation »31, incessant passage qui conduit de la souffrance à la joie et transforme son épreuve en ivresse. Ce qui est/ce qui vient : le vivant est livré à soi dans la souffrance, mais il naît à soi dans la joie. Précisons : la joie n’est pas seulement ce qui vient dans cette histoire de nos tonalités qui est historial de l’absolu — elle est aussi le seul événement possible qui vient rythmer cette histoire : naissance de la joie à partir de la souffrance primitive, et cette naissance est aussi la nôtre. Dans cette histoire prise à sa source, il n’y a pas d’autre événement que le surgissement de la joie, ou bien encore la naissance à soi du vivant dans la joie.
12Pourquoi un seul événement ? Pourquoi une telle pauvreté ? Pourquoi l’histoire ne se soulève-t-elle jamais qu’une seule fois, pour livrer passage à un seul événement ? — non pas tant notre naissance au monde, telle qu’elle eut lieu une fois pour toutes, à une date inscrite sur nos papiers d’identité et dans les chroniques consacrées à l’historico-mondial (même si elle est aussi effacée de nos mémoires), mais bien plutôt notre naissance à la vie, ou naissance transcendantale, appelée cette fois à se répéter sans cesse. Ce qui n’a lieu qu’une fois au passé (notre naissance au monde) est voué maintenant à une éternité immobile, mais ce qui doit revenir éternellement (notre naissance à la vie) semble voué à la lassitude de cette répétition et à l’impuissance de ce qui n’a lieu qu’à force de recommencement. Ces objections ne sont pas sans force — mais qui voudrait se plaindre d’une monotonie qui n’annonce rien d’autre que l’éternelle possibilité de la joie ? Et si la plainte porte encore sur la monotonie, n’est-ce pas le signe que celle-ci vise une autre histoire, inessentielle ? « C’est pourquoi la vie de la plupart des hommes, le passage en eux des sentiments les uns dans les autres n’est le plus souvent qu’un éternel passage incompris, l’éternel retour du semblable et du pareil, et l’ennui de ce qui est connu à jamais »32. Là où la monotonie est source de plainte, n’est-ce pas le signe qu’est manqué l’archi-événement qu’il appartient à la phénoménologie radicale de nommer et de décrire ?
13À cet archi-événement au centre de cette « histoire essentielle » qu’est « l’historial de l’absolu »33, nous pouvons bien donner un nom commun et un nom propre : le nom commun est celui de « l’éternelle venue en soi de la vie »34 (cette naissance, que nous appellerons « naissance transcendantale » pour la différencier sans aucune ambiguïté possible de toute naissance mondaine), et son nom propre « l’historial du Christ »35. Comme l’un et l’autre de ces deux noms renvoient à la même analyse de l’affectivité, menée au § 70 de L’essence de la manifestation — celle de la « connexion originelle de la souffrance et de la joie »36, ou celle qui montre comment naissent les modalités affectives de la vie, et comment s’accomplit leur « incessant passage », celui de la souffrance à la joie37 — nous pouvons bien tenir que ce motif de l’archi-événement ne doit rien à un quelconque tournant théologique de l’œuvre henryenne, mais repose strictement sur la description des manières qu’a la vie de s’éprouver soi-même, celle de ses tonalités affectives fondamentales, en tant qu’« elles constituent ensemble l’unique essence de l’être en tant que la vie »38. Dans le passage du nom commun au nom propre comme passage à l’archichristologie des derniers textes, il ne faut voir aucun virage ou changement de cap, mais l’unique pensée qui a dirigé l’œuvre entière de Michel Henry, pensée tournée vers l’essentiel parce que trouvant son orient dans l’unique événement qui véritablement arrive à la vie : « l’éternelle venue en soi de la vie » comme « venue de la jouissance à partir de la souffrance »39, et la « passion du Christ » pour autant que « se révèle et s’exprime [en elle] la loi métaphysique de la vie »40, celle de sa souffrance extrême et de sa régénération41.
14D’où vient qu’un seul événement à jamais advienne, que nous puissions décrire à la fois comme la passion du Christ et comme l’incessante venue en nous de la vie, notre naissance transcendantale42 ? Une telle question pourrait bien constituer un défi impossible à relever, dans la mesure où l’événement surgit au-delà de tout principe de raison : sans pourquoi, il surgit parce qu’il surgit, semblable à la rose de Silesius en qui s’image parfaitement l’essence même de la vie43. L’événement ne doit qu’à sa propre venue d’avoir lieu, sans autre cause que soi, d’un même trait énigme et évidence de ce qui a jailli. Évidence de ce qu’il y a ou plutôt de ce qui vient, mais qui par la surprise et l’énigme de sa venue suscite l’exclamation et la question — ce que nous avons maintenant à éprouver et à penser. Aussi l’affirmation de cet unique événement ouvre-t-elle maintenant bien des chantiers — qu’il suffise ici de les indiquer.
15Premier chantier : l’histoire du Premier Vivant. Que l’historial de la vie soit livré seulement dans l’histoire d’un vivant, ce point est essentiel. Le manquer reviendrait à imaginer la vie comme cette puissance impersonnelle, ce grand fleuve anonyme qui charrie les vivants et les morts, indifférent à leurs souffrances et à leurs joies en tant qu’ils sont leurs souffrances et leurs joies, une vie sans individus, privée de son essence, « une vie privée de vie, étrangère à la vie »44. Or cette imagination d’une vie anonyme, celle de ce flux impersonnel submergeant tout ce qu’il rencontre, a existé dans l’histoire puisque Michel Henry peut y reconnaître l’un des thèmes majeurs du romantisme. Laissons ce mot accueillir les pensées les plus diverses : Hegel, dont il suffit ici à Michel Henry de citer une phrase (« À ce fleuve de la vie, dit Hegel, est indifférente la nature des roues qu’il fait tourner »45), Schopenhauer, dont la pensée ne retrouve le commencement perdu : la vie, que pour le perdre à nouveau dans la nuit désastreuse d’une vie inconsciente46, et demandons-nous si Nietzsche, malgré les analyses admirables de la Généalogie de la psychanalyse, n’appartient pas à la même veine, où la puissance de la vie doit surmonter chaque vivant et le faire mourir aussi sûrement qu’elle l’engendre47. Contre cette imagination d’une vie neutre, anonyme, impersonnelle, Michel Henry entend tenir qu’il n’y a pas de venue en soi de la vie sans la venue à soi d’un vivant. Pas de vie sans un vivant, une ipséité, un soi. Mais pas de jaillissement de la vie non plus sans l’événement d’un Premier Vivant, et qui a nom le Christ48. Et pour nous ensuite, pas de naissance transcendantale dans la vie qui ne soit notre naissance dans la vie en tant que « fils dans le Fils ».
Pour autant que la relation de la Vie au vivant joue à l’intérieur de Dieu lui-même, elle se produit comme génération du Premier Vivant au sens de l’auto-génération de la Vie. Pour autant qu’une telle relation concerne non plus le rapport de Dieu à lui-même mais son rapport à l’homme, elle se produit comme génération de l’homme transcendantal au sein de l’auto-génération de Dieu49.
16Vivant, l’Archi-Fils l’est par cette génération — et nous le sommes également dans la mesure où « Dieu [nous] engendre comme lui-même »50. Mais l’histoire du Premier Vivant ne se réduit pas à son engendrement. Rappelons la page du Marx de 1976 qui resserre l’historial du Christ dans le moment de sa passion — rappelons-la comme une page essentielle où la vie est montrée au fil de la seule révélation possible, celle de l’affectivité.
Dans la passion du Christ et dans son sacrifice se révèle et s’exprime la loi métaphysique de la vie pour autant qu’elle trouve son essence dans l’affectivité, pour autant que c’est l’atteinte portée à la vie qui met à nu son essence intangible, pour autant que la blessure faite dans la chair blanche et molle laisse jaillir le sang, pour autant que la souffrance révèle ce qui souffre au plus profond d’elle-même, l’être absolument vivant de la vie51.
17Où ne jaillit pas seulement le sang, mais aussi la vie dans la plénitude de soi. Et où surtout celui qui s’abaisse jusqu’à la mort sur la croix est élevé au plus haut et gratifié du nom qui est au-dessus de tout nom52. Poursuivons notre hypothèse, qu’il n’y a jamais qu’un seul événement, et supposons qu’il est celui de la naissance entendue à la fois comme auto-génération de la vie absolue et comme passion, c’est-à-dire comme mort et résurrection. Poursuivons par une question : pourquoi la révélation de la vie en son jaillissement, là même où un vivant naît à soi, n’est-elle possible que par un abaissement (kénose et humilité), une passion (comme passage de la souffrance la plus extrême à la joie la plus haute) ou une épreuve dont l’autre nom est béatitude (« Heureux ceux qui soufrent »53), même lorsque cette vie est celle de l’Archi-fils ?
18Deuxième chantier : la répétition à l’infini de l’histoire des vivants. Une même histoire se répète d’ipséité en ipséité, invariablement la même, monotone donc aux yeux de qui voudrait, par une impossible vue — ce que Merleau-Ponty eût appelé ici une « pensée de surplomb » — enfermer dans un seul regard la suite infinie de ces épreuves et de ces étreintes que chacun est seul à éprouver. D’une certaine manière, la pensée de cette répétition est chose vaine là où chacun est livré seul à son souffrir et n’a que sa propre chair pour subir le fardeau de l’être, mais comme il est seul aussi à naître de cette seconde naissance et fêter ses retrouvailles avec la vie absolue. Chacun est seul à mourir (Heidegger) et à naître (Michel Henry), et aucun savoir ici ne lui sera de la moindre aide si nous mesurons le savoir à la généralité. Chacun de nous pourtant devine aussi en quoi tous les autres hommes lui sont semblables, non par quelque identité abstraite ou la communauté d’un genre54, mais bien par ce qui traverse sa propre chair et la soulève, cette histoire pathétique qui fait de lui cet unique vivant, s’éprouvant soi-même en sa souffrance et en sa joie. Paradoxalement, c’est là où chacun d’entre nous est le plus livré à lui-même qu’il nous est donné d’éprouver cette communauté de pathos unissant tous les vivants, et ainsi cette histoire sans cesse recommencée, à chaque fois singulière et toujours la même. Que cette histoire soit la même ne dispense pas chacun d’entre nous de l’éprouver de manière unique. Il faut entendre pour chaque ipséité ce que Kierkegaard écrit d’abord pour chaque génération :
Une génération peut apprendre beaucoup d’une autre génération, mais, ce qui est proprement humain, aucune ne l’apprend de celle qui l’a précédée. À ce point de vue-là, chaque génération recommence comme si elle était la première, aucune n’a de tâche nouvelle au-delà de celle de la génération précédente et ne parvient plus loin qu’elle, si toutefois cette génération n’a pas trahi sa tâche, si elle ne s’est pas dupée elle-même55.
19Qu’une même histoire se répète, d’ipséité en ipséité, voilà ce dont il faut s’étonner, au double sens de l’exclamation et de la question. Dans un entretien de 1990 et récemment republié, Michel Henry remarquait ceci : « La Vie absolue, ou la Vie divine, s’auto-affecte et ne peut vivre qu’en libérant chaque fois en elle une ipséité qui est à chaque fois singulière. On est au cœur d’un mystère qui est plus qu’un mystère philosophique, qui est le mystère de l’Être autour duquel tournent les plus grandes religions, et certainement le christianisme »56. Sans doute commençons-nous d’entrer davantage dans l’intelligence de cette répétition en reconduisant l’événement singulier de chaque naissance et le passage sans cesse recommencé de la souffrance à la joie à l’histoire du Premier Vivant57, mais à condition d’ajouter que cette plus grande intelligence va de pair avec une obscurité croissante. « Clarum per obscurius »58 : de la communauté pathétique à l’enracinement de notre histoire dans celle de l’Archi-fils. Qu’une même histoire revienne sans cesse, nous commençons de le comprendre si nous savons entendre en elle l’écho sans cesse répété de l’historial du Christ. Qu’elle revienne est le fait et le mystère.
20Troisième chantier : le recommencement en nous à l’infini de l’historial de l’absolu. C’est en nous aussi que se répète l’écho, multiplié à l’infini, de l’unique événement qui arrive à la vie, celui de son propre soulèvement et de notre naissance. Ce que ramasse une phrase écrite plusieurs fois par Michel Henry : « j’entends à jamais le bruit de ma naissance »59, pourvu que nous sachions entendre et cette phrase et ce bruit — le bruit du temps (pour reprendre un titre de Mandelstam) qui est aussi le bruit de l’incessant renouvellement de ce que Husserl nommait « présent vivant ». Ce n’est pas un bruit ancien, absolument ancien, dont nous aurions à chercher la mémoire, à la manière dont les physiciens peuvent chercher aux confins des galaxies connues ou imaginables les dernières traces de cette déflagration primitive de la matière qui a donné lieu à notre univers — mais l’appel que la vie n’a de cesse de nous lancer, depuis toujours et encore maintenant. Seul un mort pourrait dire qu’il n’a plus lieu de naître, mais nous sommes des vivants et non pas des morts. En revanche, si la vie est proprement ce qui vient et non pas ce qui est, force est d’ajouter qu’elle ne cesse de venir, tout entière présente dans cet incessant devenir qui la fait parvenir à soi. Vivants, nous ne le sommes pas à partir de notre naissance mondaine, celle qui s’inscrit dans la chronologie du monde comme un point initial dont la vieillesse et l’acheminement vers la mort nous éloigneraient de manière irréversible, mais à partir de cette « inlassable et invincible venue en soi de la vie »60, ou bien encore à partir de cet éternel procès de la vie s’éprouvant dans sa souffrance et dans sa joie lorsque, écrasée contre soi, elle éprouve sa propre souffrance jusqu’à ce que, de cette souffrance même, s’élève l’indicible joie d’être un soi61. Vivants, nous ne le sommes pas par un événement ancien, absolument ancien, une fois pour toutes accompli, mais qui, s’éloignant, disparaissant dans le lointain, nous destinerait à disparaître à notre tour, à mourir donc, emportés vers ce lieu sans nom et sans lieu où l’être finit par coïncider avec le non-être62. Vivants, nous le sommes plutôt par cette naissance continue qui ne cesse de nous porter dans la vie et nous amener à elle.
Nous ne sommes pas nés une fois pour avoir ensuite à mener notre vie propre. […] Mis en possession de chacun de ses pouvoirs et d’abord de lui-même, l’ego ne l’est toutefois que pour autant que la vie absolue ne cesse de s’auto-affecter en lui […]. Nous ne sommes donc pas nés un jour, mais constamment engendrés dans l’auto-engendrement de la vie et en lui seulement. Voilà pourquoi la vie n’est pas un événement mais une condition63.
21À moins qu’il ne faille corriger cette dernière notation selon le sens que nous donnons au concept d’événement. Nous pouvons bien décrire la naissance comme ce qui nous jette dans le monde — elle n’est alors que l’un des bords de ce laps de temps où une existence a lieu « entre naissance et mort »64. Mais nous savons aussi qu’être jeté dans le monde est le prénom d’être jeté dans la mort. L’héroïsme de la résolution devançante ou la sérénité du laisser-être (du laisser-disparaître en l’occurrence) ne changeront rien à ce fait majeur : non pas « je suis » (ce que Husserl tenait au § 95 de Logique formelle et logique transcendantale pour « le fait primitif auquel je dois faire face »65), mais bien je meurs, je suis mourant, sum moribundus (Heidegger)66. Dès qu’il est né, jeté dans le monde, ce qui veut dire aussi bien dans « l’unité de l’être jeté et de l’être vers la mort »67, jeté dans le temps et son passage, éprouvant ainsi le temps comme ce qui passe et non pas ce qui arrive68, le Dasein s’avance vers la mort, et s’il s’avance vers soi (vers son être le plus propre) ce n’est jamais qu’à l’ombre de ce seul événement : sa propre mort69. Que la mort soit pour le Dasein cet unique événement susceptible d’éclairer en retour son existence entière, Martin Heidegger s’en explique ainsi dans le rapport-Natorp de 1922 :
La vie est telle que sa mort est pour elle toujours là d’une certaine manière : elle s’offre à la vue, fût-ce sous cette forme déterminée où “la pensée de mort” est écartée et refoulée. […] Le fait d’avoir devant soi l’imminence de la mort, que ce soit à la manière du souci qui s’efforce de prendre la fuite ou de l’inquiétude qui l’affronte, est un élément constitutif du caractère ontologique de la facticité.
Quand elle prend ainsi possession de la mort et de sa certitude propre, la vie devient visible en soi-même70.
22La mort est alors le seul événement qui révèle à soi-même la vie facticielle, à condition d’entendre cet événement non comme ce qui vient interrompre le cours du temps mais ce qui est toujours là d’une certaine manière, venant à notre rencontre sous le mode de l’imminence71. Tout autre est la phénoménologie de la naissance déployée par Michel Henry72. Si notre naissance transcendantale n’a pas à nous jeter dans le monde, c’est bien parce qu’elle est la naissance à soi et à l’ivresse d’être soi de celui qui est déjà jeté dans l’être, le subissant comme un fardeau, l’éprouvant dans la passivité d’un souffrir primitif. Si notre naissance transcendantale nous fait venir à la vie, c’est dans la mesure où la vie s’éprouve et s’étreint soi-même dans son devenir et son surgissement, autrement dit dans son éternel passage de la souffrance à la joie. Nous ne sommes pas jetés dans l’être mais soulevés par la vie dans son rassemblement, son étreinte, son embrasement, sa fulguration, son surgissement triomphant, sa Parousie, et le nom de ce surgissement est joie73 — de sorte qu’il revient au même pour le vivant de naître à soi, à la vie et à la joie. « La vie jette le Soi en lui-même pour autant qu’elle se jette en elle-même, dans son auto-affection éternelle donc et par elle »74, autrement dit dans l’éternel passage de la souffrance à la joie. Pourquoi nous ne cessons pas de naître à nous-mêmes et à la joie, chaque fois que la vie, écrasée contre soi, dans son épreuve et son étreinte s’empare de soi, jusqu’à la transformation de sa douleur en joie. Et pourquoi nous pouvons bien appeler cette naissance, naissance à la vie éternelle dans la mesure où la vie, chaque fois qu’elle s’épuise ou se retire de soi dans le désespoir, peut revenir à soi, renaître de ses cendres, et laisser la joie surgir à partir de ce qui fut d’abord pour nous souffrance.
23Pour que soit éprouvée en nous la vie éternelle, nous n’avons pas à mesurer l’infini du temps — qui le pourrait ?75 — mais seulement à éprouver l’incessante possibilité de sa résurrection chaque fois que la joie nous envahit, fût-ce dans l’instant où est réveillée en nous la puissance de vivre. « Pour cette raison, l’émotion qui livre le vivant à la vie éternelle se lève en lui chaque fois que la vérité de la vie lui est révélée »76, et elle l’est de manière affective. Ainsi que l’éros platonicien, toujours capable de revenir à la vie alors même qu’il se sent mourant77, nous naîtrons à la vie éternelle, et nous y naîtrons infiniment, à la mesure de notre incessant pouvoir de renaître. Là, dans l’instant, l’émotion, l’éros, même pour ceux d’entre nous qui sont fatigués, ou justement parce que la fatigue n’est que l’avant-dernier mot d’une histoire toujours prête à recommencer, surgit la vie éternelle.
Notes de bas de page
1 Jean-Michel Maulpoix, Une histoire de bleu, suivi de L’instinct de ciel, Paris, Gallimard, coll. « Poésie-Gallimard », 2005, p. 148 sq.
2 Schelling, Contributions à l’histoire de la philosophie moderne (Leçons de Munich), SW X (Schröter), p. 160 ; trad. J.-F. Marquet, Paris, PUF (coll. « Épiméthée »), 1983, p. 178. Page citée dans Jean-François Courtine, Extase de la raison, Paris, Galilée (coll. « La philosophie en effet »), 1990, p. 250 sq et 274 sq. Sur cette critique voir l’article de Xavier Tilliette, « Schelling contre Hegel », dans L’Absolu et la philosophie, Paris, PUF (coll. « Épiméthée »), 1987 (notamment p. 128 sq).
3 Schelling, SW X, p. 160 ; trad. p. 179.
4 Voir la lettre de Soeren Kierkegaard à Peter Christian Kierkegaard de février 1842 (Correspondance, trad. A.-C. Habbard, Paris, éd. des Syrtes, 2003, p. 175 sq), et le commentaire de Jacques Colette, « Kierkegaard et Schelling », dans Kairos, numéro 10, 1997, p. 21.
5 Ou pauvre en descriptions, comme le relève François-David Sebbah, « La parole henryenne », dans J.-M. Brohm et J. Leclercq (dir.), Les dossiers H, Lausanne, L’âge d’homme, 2009, p. 484.
6 Kant, Critique de la raison pure, A 622, B 650.
7 « Du moment que j’ai pris la décision de tendre vers cette fin, décision qui seule peut m’amener à la vie et au développement philosophique, j’ai donc par là même fait le vœu de pauvreté en matière de connaissance » (Husserl, Méditations cartésiennes, § 1, trad. fr. E. Levinas et G. Peiffer, Paris, Vrin (coll. « Bibliothèque des textes philosophiques »), [1937] 1969, p. 2).
8 Martin Heidegger, Approche de Hölderlin, trad. fr. J. Launay, Paris, Gallimard (coll. « Classiques de la philosophie »), 1973, p. 170 — voir aussi le petit texte La pauvreté, publié dans Heidegger Studies n° 10/1994, traduit et présenté par Lacoue-Labarthe (Presses universitaires de Strasbourg, 2004, trad. en collaboration avec A. Samardzija).
9 EM, p. 405 — sur la pauvreté, voir le commentaire de G. Dufour-Kowalska, Michel Henry. Une philosophie de la vie et de la praxis, Paris, Vrin, coll. « Problèmes et controverses », 1980, p. 46 sq.
10 EM, p. 613.
11 Sur ce passage de Luther à propos de la mort de sa fille : « Je suis joyeux en esprit, mais triste selon la chair. C’est vraiment étrange de savoir qu’elle est sûrement en paix et qu’elle est heureuse et pourtant de rester triste » (Propos de table, La mort, 2), voir EM, p. 850, qui renvoie à Max Scheler, Le sens de la souffrance, trad. fr. P. Klossowski, Paris, Aubier-Montaigne (coll. « Philosophie de l’esprit »), 1946, p. 68, et toujours de Scheler, Le formalisme en éthique et l’éthique matériale des valeurs, trad. fr. M. de Gandillac, Paris, Gallimard (coll. « Bibliothèque de philosophie »), 1955, p. 339.
12 Maine de Biran, Journal, Neuchâtel, éd. de la Baconnière (coll. « Être et penser »), 1954, t. I, p. 133 — cité dans notre ouvrage La vie quotidienne, Paris, éd. universitaires (coll. « Philosophie européenne »), 1991, p. 113.
13 La Fontaine, Fables, I. 15.
14 Voir la « Parabole » du § 322 du Gai savoir de Nietzsche (« qui porte en soi des voies lactées sait aussi combien irrégulières sont toutes les voies lactées »).
15 EM, p. 834.
16 Ibid.
17 Ibid., p. 835.
18 Ibid., p. 832.
19 Ibid., p. 837.
20 Charles d’Orléans, Rondeau, cité d’après l’Anthologie poétique française. Moyen Age d’André Mary, Paris, Garnier-Flammarion, 1967, t. 2, p. 220 sq.
21 Ibid., p. 222. Voir aussi l’édition (bilingue !) de Gérard Gros, Charles d’Orléans, En la forêt de longue attente, Paris, Gallimard, coll. « Poésie-Gallimard », 2001, p. 228 sq.
22 Comme le voudrait un aussi bon lecteur que François-David Sebbah, L’épreuve de la limite. Derrida, Levinas et la phénoménologie, Paris, PUF (coll. « Bibliothèque du collège international de philosophie »), 2001, p. 280 : « rappelons-le, la jouissance se retourne immédiatement en souffrance (et inversement), dans l’épreuve d’une étreinte ». C’est cette symétrie que nous voulons contester au nom d’une dissymétrie fondamentale entre souffrance et joie.
23 EM, p. 590 sq.
24 Pour plus de développements sur ce lien entre passivité et affectivité, chez Michel Henry mais aussi chez Emmanuel Levinas, voir Rodolphe Calin, Levinas et l’exception du soi, Paris, PUF (col. « Epiméthée »), 2005, p. 90-95.
25 EM, p. 828.
26 Voir EM, p. 831 sq.
27 Michel Deguy, « Un sixième de l’Hexaméron », dans Gisants. Poèmes III 1980-1995, Paris, Gallimard (coll. « Poésie-Gallimard »), 1999, p. 187.
28 Raymond Lulle, Livre de contemplation, Livre I distinction I (De la joie), chapitre II (Que l’homme doit se réjouir parce qu’il est en être), § 4 (trad. fr. L. Sala-Molins, dans L’arbre de philosophie d’amour. Le livre de l’ami et de l’aimé, et choix de textes philosophiques et mystiques, Paris, Aubier, coll. « Bibliothèque philosophique », 1967, p. 143). Il doit se réjouir aussi, et plus encore.
29 « Souffrance et vie », dans PV-I, p. 149.
30 EM, p. 831.
31 Ibid.
32 EM, p. 837. Dans un tout autre contexte (puisqu’il s’agit des récits de Restif de la Bretonne) : « De là, la monotonie qui rend si souvent ennuyeux le récit d’une existence où sans cesse tout recommence, où chaque épisode est calqué sur le précédent, en est le souvenir, l’image » (Maurice Blanchot, La condition critique. Articles 1945-1998, Paris, Gallimard, coll. « Les cahiers de la nrf », 2010, p. 137).
33 EM, p. 837 ; GP, p. 285 et 288 note — encore appelé « historial de l’être » (Ibid., p. 286) ou « historial de l’être comme vie » (Ibid., p. 283).
34 GP, p. 292.
35 M I, p. 144.
36 GP, p. 283 — « connexion saisie pour la première fois sur le mode apodictique par L’essence de la manifestation (§ 70) ».
37 M I, p. 142, qui renvoie à nouveau au § 70 de L’essence de la manifestation. Une note d’Incarnation (p. 282 n.) parle à ce propos de dialectique affective, en rapprochant cette dialectique de Kierkegaard plutôt que de Hegel.
38 GP, p. 283.
39 Ibid., p. 292.
40 M I, p. 143.
41 « Car c’est seulement ainsi, lorsqu’il est conduit jusqu’à sa propre limite et au point extrême de son être, que le contraire s’anéantit lui-même pour le retour à la positivité pleine de l’absolu dans la régénération » (Ibid., p. 145).
42 Question que Jean Reaidy formule en l’un seulement de ses versants : « Et qu’est-ce qui fait que la naissance est l’Événement continuel ultime de la vie ? » (Michel Henry. La passion de naître, Paris, L’Harmattan, coll. « Ouverture philosophique », 2009, p. 107).
43 « La vie n’est jamais à l’extérieur de soi, elle ne se montre pas dans un horizon et donc il est absurde de lui poser la question : Pourquoi ? C’est ce qui ressort de la question d’Angelus Silesius : “La rose est sans pourquoi, fleurit parce qu’elle fleurit,/N’a souci d’elle-même, ne désire être vue » » (« L’invisible et la révélation », dans E, p. 112).
44 CMV, p. 152.
45 Hegel, Phénoménologie de l’esprit, trad. fr. J. Hyppolite, Paris, Aubier (coll. « Bibliothèque philosophique »), [1939] 1992, t. 1, p. 237 — cité dans CMV, p. 152.
46 « Une vie impersonnelle, anonyme, inconsciente, aveugle — aveugle et inconsciente parce qu’impersonnelle, séparée de ce qui fait l’individualité de l’individu —, telle est l’intuition dévastatrice de Schopenhauer, qui va laminer en effet la culture moderne et lui conférer son destin tragique » (I, p. 259).
47 Ce dont pourrait témoigner l’affirmation du surhomme dans le Prologue du Zarathoustra : « Tous les êtres, jusqu’ici, ont créé quelque chose au-delà d’eux-mêmes : et vous voulez être le reflux de cette grande marée et vous préférez retourner à l’animal plutôt que de surmonter l’homme ? » (Ainsi parlait Zarathoustra, trad. G.-A. Goldschmidt, Paris, Le livre de poche, 1983, p. 7).
48 Sur cet événement, ou plutôt archi-événement, voir François-David Sebbah, L’épreuve de la limite. Derrida, Levinas et la phénoménologie, p. 202-210 (« il s’agit d’un événement au sens fort du terme, et même de l’archi-événement, qui, pour être tel, n’a pas été engendré », p. 205 ; « Or, le nom propre, l’identification, de l’événement du Premier Vivant est pour Michel Henry : le Christ », p. 206).
49 CMV, p. 68 sq.
50 Selon le mot de Maître Eckhart (Sermon 6), cité dans CMV, p. 133, et « Parole et religion : la Parole de Dieu », dans PV-IV, p. 184.
51 M I, p. 143.
52 Voir M I, p. 144.
53 Cité EM, p. 844 — voir CMV, p. 257 (« C’est la structure phénoménologique de la Vie absolue qu’énonce la Béatitude »).
54 En cela Michel Henry partage avec Emmanuel Levinas le refus de penser la pluralité des vivants (ego et autrui) par la « participation à un troisième terme » (voir Emmanuel Levinas, De l’existence à l’existant, Paris, Vrin, 1978, p. 162).
55 Kierkegaard, Crainte et tremblement, trad. P.-H. Tisseau, Paris, Aubier (coll. « Bibliothèque philosophique »), 1984, p. 204.
56 ESF, p. 43.
57 Voir François-David Sebbah, L’épreuve de la limite, p. 203 : « Dès lors, bien que Michel Henry ne le dise pas exactement ainsi, il [le Premier Vivant, l’Archi-fils] est la première fois qui seule rend possible l’advenue indéfinie des Vivants qui lui feront suite : parce que des Vivants à chaque fois ispéisés ne cessent de venir à la Vie, il faut qu’il y ait eu une première fois » (et en note, cette précision : « Du statut du “Premier Vivant” semble dépendre la capacité de la pensée henryenne à se donner les moyens tant de l’ipséité que de l’“intersubjectivité” »).
58 Maxime de Jules Lagneau.
59 « Parole et religion : la Parole de Dieu », dans PV-IV, p. 197 ; et CMV, p. 283 — à compléter par « Quatre principes de la phénoménologie », dans PV-I, p. 102 (« L’appel [de la vie] nous a déjà fait vivre au moment où nous l’entendons, son écoute n’est autre que le bruit de la vie, son bruissement en nous, l’étreinte en laquelle elle se donne à elle-même et nous donne à nous dans une seule et même donation ») et I, p. 371 (« Seul celui qui écoute en lui le bruit de sa naissance — qui s’éprouve lui-même comme donné à soi dans l’auto-génération de la Vie absolue en son Verbe… »).
60 GP, p. 15.
61 « La vie n’“est” pas. Elle advient et ne cesse d’advenir. Cette venue incessante de la vie, c’est son éternel parvenir en soi, lequel est un procès sans fin, un mouvement. Dans l’accomplissement éternel de ce procès la vie se jette en soi, s’écrase contre soi, s’éprouve soi-même, jouit de soi, produisant constamment sa propre essence pour autant que celle-ci consiste dans cette jouissance de soi et s’épuise en elle » (CMV, p. 74).
62 Sur ce mouvement qui emporte la vie vers la mort, voir par exemple Roger Munier, Le Seul, Paris, Deyrolle, 1993, p. 63 : « Ainsi je vais dans ma vie, en elle peu à peu lentement me perdant. Tel est mon temps, tel est le temps : moins une usure qu’un retour. Vivant je vais, de disparition en disparition je m’en vais d’un mouvement fatal, vers le lieu qui m’aspire et d’où je viens. Vers la disparition dernière qui m’ouvrira le dans ».
63 « Phénoménologie de la naissance », dans PV-I, p. 139.
64 « Entre naissance et mort », l’expression revient tout au long du § 72 d’Être et temps.
65 Husserl, Logique formelle et logique transcendantale, trad. fr. S. Bachelard, Paris, PUF (coll. « Épiméthée »), 1957, p. 318.
66 Puisque telle est bien la formule que Heidegger substitue au sum cartésien dans les derniers éclaircissements de son cours du semestre d’été 1925, Prolégomènes à l’histoire du concept de temps : « la proposition qui atteint adéquatement le Dasein dans son être énonce : sum moribundus, et à vrai dire moribundus non pas parce que je serai gravement malade ou blessé, mais pour autant que je suis, je suis moribundus — le moribundus est ce qui donne avant tout son sens au sum » (GA 20, 437 sq ; trad. fr. A Boutot, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de philosophie », 2006, p. 258). Ce que Jacques Derrida ne pouvait pas encore lire en 1967, mais qu’il commentait déjà en quelque façon dans La voix et le phénomène : « Je suis veut donc dire originairement je suis mortel » (Paris, PUF, coll. « Épiméthée », 1967, p. 60 sq).
67 Heidegger, Sein und Zeit, Tübingen, Max Niemeyer, 1963, p. 374.
68 Voir Ibid., p. 425.
69 « S’avancer vers la mort à chaque instant signifie pour le Dasein se reprendre du On au sens de se choisir soi-même » (Heidegger, Prolégomènes à l’histoire du concept de temps, GA 20, 440 ; trad. 460).
70 Martin Heidegger, Interprétations phénoménologiques d’Aristote, trad. J.-F. Courtine, Mauvezin, (col. « T. E. R »), 1992, p. 25.
71 Dans un tout autre contexte Walter Benjamin : « Il n’y a pour les hommes tels qu’ils sont aujourd’hui, qu’une nouveauté radicale — et c’est toujours la même : la mort » (« Zentralpark » in Charles Baudelaire, trad. J. Lacoste, Paris, Payot, coll. « Critique de la politique », 1979, p. 224).
72 Motif essentiel de son œuvre, pourquoi nous suivons ici Jad Hatem (« Le thème de la seconde naissance chez Michel Henry ne provient pas d’une réflexion sur le Nouveau Testament bien qu’il occupe dans C’est moi la vérité, une position centrale et même axiale. À mon sens, c’est plutôt le livre même qui dérive de son expérience », Christ et intersubjectivité chez Marcel, Stein, Wojtyla et Paris, L’Harmattan, coll. « La philosophie en commun », 2004, p. 129) plutôt que François-David Sebbah (« Dans ses premières œuvres et jusqu’en 1990 environ, on ne trouve pas — à notre connaissance — de thématisation de la notion de naissance chez lui », L’épreuve de la limite, p. 189). Ainsi est-ce à partir d’une pure phénoménologie de l’affectivité, et sans qu’il soit encore question du Premier Vivant, que l’ouvrage de 1985 (Généalogie de la psychanalyse) peut retenir le thème de la naissance transcendantale : Freud n’a pas vu « que la douleur appartient à l’édification intérieure de l’être et le constitue, que cette naissance est une naissance transcendantale — que l’insupportable n’est pas dissociable de l’ivresse et y conduit » (p. 384).
73 Voir EM, p. 831.
74 « Parole et religion : la Parole de Dieu », dans PV-IV, p. 184.
75 L’absurdité de cette mesure de l’éternité est rendue manifeste dans ce passage de Joyce : « Imaginez qu’au bout de chaque million d’années, un petit oiseau vienne vers [une] montagne et en emporte dans son bec un minuscule grain de sable. Combien de millions et de millions de siècles s’écouleront avant que cet oiseau ait emporté un seul pied carré de cette montagne, combien d’infinité de siècles avant qu’il ait emporté la montagne entière ! Et cependant, au bout de cette immense période on ne saurait dire qu’un seul instant de l’éternité se soit écoulé. Au bout de ces billions et trillions d’années, l’éternité en serait à son commencement » (Dedalus, Portrait de l’artiste jeune par lui-même, trad. L. Savitzky, Paris, Gallimard, coll. « Folio », [1943] 1974, p. 196).
76 « Parole et religion : la Parole de Dieu », dans PV-IV, p. 202.
77 « Le même jour, tantôt, quand ses expédients ont réussi, il est en fleur, il a de la vie ; tantôt au contraire il est mourant ; puis, derechef, il revient à la vie » (Platon, Banquet 203 e ; trad. L. Robin).
Auteur
Institut catholique de Paris, France
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