« Un monde par essence esthétique ». L’art comme mémoire et identité dans L’Amour les yeux fermés de Michel Henry
p. 367-377
Texte intégral
On ne pense que par image.
Si tu veux être philosophe, écris des romans.
Albert Camus1
1L’Amour les yeux fermés (publié en 1976) est le récit d’un antagonisme fondamental : celui de la vie (ou, pourrait-on dire, de la création2) et de la mort. Plus exactement, Michel Henry, dans l’entretien qu’il accorde à Mireille Calle-Gruber en 1989, évoque son roman en ces termes : « la donne du livre, c’est que la vie est une force qui sera victorieuse aussi longtemps qu’elle croit en elle-même, et la première croyance à Aliahova, c’est la croyance en la Beauté »3. La vie est donc une « force », une energeia, au sens aristotélicien, c’est-à-dire cette « activité d’actualisation de quelque chose […] qui passe d’un état potentiel à un état actuel »4. Et à Aliahova, ce rôle d’actualisation de la vie est joué par l’art, qui « n’est pas dans les musées [mais] constitue la ville elle-même »5. C’est donc autour de la question esthétique que va se cristalliser et finalement achopper la révolution nivelliste qui forme la trame narrative du roman. Cet article s’inscrit dans une perspective littéraire. Mais le texte littéraire qui s’offre ici comme objet d’étude ne peut cependant être pleinement interprété que dans son rapport dialogique avec les autres écrits henryens, car ces deux types de production sont les pendants — à la fois théorique et pratique — d’une seule et même Œuvre cohérente. Il conviendra donc, dans cette analyse de la fonction de l’esthétique, de s’interroger ponctuellement sur les échos des écrits conceptuels de Michel Henry à l’intérieur de L’amour les yeux fermés pour esquisser une réponse à l’interrogation suivante : que peut la littérature que ne pourrait peut-être pas la philosophie ?
I. Des fondements nivellistes au régime totalitaire
2Le roman de Michel Henry apparaît d’abord comme la chronique de ce qui est nommé une « révolution »6. Le texte explicite chacune des quatre phases successives qui animent la dynamique révolutionnaire, telle que l’a notamment décrite Abel Poitrineau. La première étape de ce processus, la phase systématique, consiste en une « remise en question de l’ordre établi »7 et engendre des premières revendications articulées autour d’un triple ordre : l’éthique (ou le pouvoir), la liberté et l’égalité. Dans une analepse située à l’initial du roman, Sahli, le narrateur, relate ce qu’il baptise « la mémorable assemblée générale de l’Université » (p. 142), réunion au cours de laquelle doit être discutée la réforme de l’institution. Alors même que les débats n’ont pas encore débuté, Sahli comprend l’importance de l’événement auquel il va assister : il ne s’agit pas d’une simple requête estudiantine, mais bel et bien d’un « combat » (p. 143) qu’il va falloir livrer. Envahie par les étudiants, l’assemblée, décrétée constituante, vote la gestion partagée et égalitaire de l’Université. À cette motion succède une entreprise de perturbation des cours par des groupuscules révolutionnaires — tant et si bien qu’« après quelques semaines de ce régime, l’Université était vide » (p. 149). L’organe intellectuel, et sans doute l’un des symboles les plus forts de la ville, est ainsi atteint.
3La seconde phase, dite épidémique, est celle de la propagande, qui consiste à « créer de toutes pièces, et entretenir la foi dans une idéologie »8. De nombreux « perturbateurs » (p. 149) écument la ville en scandant des slogans aisément mémorisables9. Ceux-ci appartiennent à un large projet de diffusion « par aspersion »10 de l’idéologie émergente, dont le centre névralgique est la Grande Khora, ancien cloître reconverti en « antiUniversité ». La Grande Khora rejette l’« abrutissement idéologique bourgeois » (p. 187) dispensé par Caprara (l’Université) au profit d’enseignements « dont la finalité était le renversement du régime et de la société » (p. 187). Pour ce faire, l’« institut révolutionnaire » (p. 187) élabore une série de discours autolégitimant organisés par un art de convaincre propre à la « logique » (p. 217) nouvelle. En témoigne la conférence donnée par Glimbra, à laquelle assiste Sahli : par le biais d’un exposé à la démonstration scientifique douteuse11, l’orateur parvient à la conclusion que c’est bien la « verticalisation » (p. 193), indice « de ce qu’on appelle la civilisation » (p. 196), qui est à l’origine du malaise qui agite cette dernière et dont les nivellistes se font les porte-parole. Le discours excite les foules : « la logique a fini par l’emporter » (p. 205), s’exclame la révolutionnaire Judith. Cette remise en cause de la logique dominante est l’une des caractéristiques des périodes révolutionnaires, qui l’annexent « en en méconnaissant les règles propres »12.
4Parce que « l’exploitation de l’idée se fait par l’acte »13, l’adhésion populaire au nouveau régime, « l’unification psychique des masses, en germe dans l’imprégnation idéologique préalable »14, se parachève par la révolution effective des gouvernements : c’est la phase critique. Après s’être emparé du principal organe intellectuel, le jeune régime s’approprie progressivement les domaines de la justice (établissant un tribunal autonome — p. 171), de la sécurité (créant des « commissaire [s] politique [s] d [e] quartier » — p. 277), de l’instruction (Sahli indique que « l’école n’était plus séparée de la cité et se trouvait au cœur de toutes les luttes » — p. 290) ou encore de l’économie (instituant un système de rassemblement et de distribution égalitaire des biens — voir la division de l’appartement des Mandelstam aux pages 271 à 278). C’est finalement la ville tout entière qui tombe « entre les mains des nivellistes » (p. 284).
5Mais une fois l’exaltation de la prise de pouvoir dissipée, la révolution, selon un principe de « choc en retour classique, […] se trouve acculée en quelque sorte à imposer son ordre propre »15 : c’est la phase topique. L’établissement du régime nivelliste a ceci de paradoxal qu’il ne peut s’accomplir qu’en renforçant les instances sécuritaires précédentes en instaurant un régime de « terreur » (p. 175), un « règne de l’intimidation » (p. 185) dont le fondement social réside dans « la promiscuité — avec son corollaire infiniment précieux, la surveillance de tous par tous » (p. 278). Au régime de l’idéologie bourgeoise se substitue un régime de type totalitaire qui repose, lui aussi, sur une « verticalisation », une hiérarchisation dont le principe moteur, la violence, apparaît bien loin de l’égalité et de la camaraderie16 initialement postulées.
6L’utilisation abusive de la terreur fait du soulèvement d’Aliahova une ubris, c’est-à-dire une démesure, caractéristique notable des mouvements millénaristes17. La révolution s’inscrit d’ailleurs dans une temporalité téléologique marquée par la perspective de la fin d’un monde à laquelle répond la « régénération de la société par la seule vertu mystique du peuple »18. C’est donc le sentiment de collectivité qui réside au cœur du processus millénariste et qui permet d’éclairer, d’un point de vue interprétatif, la logique de certains discours du nouveau régime19. Par ailleurs, le millénarisme se distingue de l’utopie (à laquelle nous le comparerons plus avant) par le fait que « la lutte contre l’Antéchrist prend le pas sur le Bon Combat, la lutte pour Christ »20, affrontement entraînant « le sentiment d’avoir tué le Père ou de l’avoir remplacé »21. Cette dernière caractéristique se comprend aisément dans le cadre restreint de la révolution, dans laquelle la suppression de l’autorité, et sa subrogation par un ersatz, entraîne « une culpabilité diffuse qui s’exprime aussi bien par des châtiments corporels sanglants que par le massacre des impurs »22. Un exemple illustre parfaitement ce parricide : il s’agit, en toute fin de roman, de la mise à mort du Grand Chancelier de Caprara, personnage le plus influent de la cité d’Aliahova. Interrogé à propos de cet extrait par Jérôme Le Thor, Michel Henry affirmait que « la mort du Grand Chancelier ressemble à celle du Christ, revêt la forme d’une crucifixion »23. Effectivement, nombre d’éléments abondent en ce sens : l’hypocrite procès au cours duquel est jugé le Chancelier (avec l’éloquente dernière parole de celui-ci : « J’ai rendu témoignage de la vérité » — p. 34324), le chemin de croix que représentent les longues montées et descentes de l’escalier de l’Université (un parcours que le haut dignitaire accomplit en partie les yeux bandés, « le visage creusé de rides où coulaient de fines gouttelettes de sang » — p. 34825), ou encore la « mise au tombeau » du corps, dont la solennité évoque la gravité du geste26.
7On notera cependant que, contrairement aux millénarismes qui cristallisent leur idéologie autour d’un acte de chair peccamineux, sans cesse revécu comme ce qui « a été la cause de la chute de l’homme »27, l’idéologie nivelliste d’Aliahova s’élabore, elle, autour de ce que nous pourrions appeler un « millénarisme décadent ». Plutôt que d’être stigmatisée, la sensualité est, au contraire, dans L’amour les yeux fermés, exacerbée : le commerce sexuel et la focalisation sur l’impulsion, sur la réponse à fournir au désir charnel, apparaissent comme l’une des préoccupations essentielles du nouveau gouvernement. Ainsi que le déclare Judith à Sahli au début du roman, l’ancien régime politique en place entravait la liberté individuelle puisqu’il contraignait à « réfréner ses impulsions, échapper à l’emprise de ses passions […], bref nier que nous avons un corps et tenter partout de tuer la vie » (p. 127 ; nous soulignons). La confusion essentielle que réalise la jeune femme est celle entre le corps et la chair. Par le privilège qu’ils accordent à la corporéité matérielle et au plaisir sensuel en tant qu’intimement constitutifs de la vie, les révolutionnaires se fourvoient, car ce n’est pas le corps objectif, mais le corps subjectif28 qui, selon la pensée henryenne, est le lieu de l’expérience pathétique — la chair, donc, dans laquelle s’éprouve la vie même. Cette conception biaisée de la vie est soulignée indirectement dans la description que Sahli fait du visage de Deborah, fille du Grand Chancelier, lors de leur première rencontre :
Le spectacle de la beauté qui s’incarne dans un être vivant est infiniment plus émouvant que celui de l’œuvre la plus grandiose [car] lorsqu’elle est celle de quelqu’un, la beauté ne s’épuise plus dans la splendeur des formes ou des coloris […]. La beauté est la beauté de la vie, elle n’est que son aspect, qui fait surgir en nous le désir invincible d’aller, à travers lui, jusqu’à elle, de saisir, sous la blancheur de la chair, le battement du sang (p. 155-156 ; nous soulignons).
8Ce n’est donc pas a priori l’excès de sensualité qui entraîne la chute du régime totalitaire, mais bien son aveuglement dans la croyance qu’il place dans le corps au détriment de la chair. C’est en ce sens également que peut s’interpréter le tableau final du roman, narrant la fuite de Sahli et de Deborah dans le désert face au spectacle d’Aliahova embrasée par les incendies, « se nourrissant pour mourir de sa propre substance » (p. 355). La description rappelle sans ambiguïté le tableau Les Filles de Lot, réalisé par Lucas de Leyde en 1509, et dont Michel Henry dit clairement s’inspirer29. Le thème biblique est celui de la destruction des villes de Sodome et Gomorrhe (Genèse 19, 1-29), mais l’on peut y entrevoir également une peinture de l’Apocalypse — topos permanent des récits messianiques et, plus largement, millénaristes30. Or, c’est parce qu’elle n’est pas seulement une cité, mais également une civilisation, autrement dit c’est parce qu’elle n’est pas seulement corps, mais également chair, qu’Aliahova s’effondre, à l’instar de l’ancien régime. De cette façon se dessine plus nettement l’antagonisme que nous évoquions initialement : celui de la mort (le millénarisme décadent) qui germe au cœur même de la vie (Aliahova, l’esthétique cité radieuse).
II. Aliahova, une utopie
9Aliahova, ou plus précisément, l’Aliahova que décrit Sahli au début roman et qui apparaît finalement comme la toile de fond de la chronique révolutionnaire, est une utopie. Si elle n’est pas stricto sensu une île, la cité apparaît cependant comme telle : elle émerge à la fois du désert et de la mer ; c’est une cité, affirme le narrateur, « de nulle part » (c’est donc une u-topie ; p. 122) et « hors du temps » (c’est donc une u-chronie ; p. 122). Mais en plus d’être isolée d’un point de vue géographique, la ville l’est également d’un point de vue topographique : le narrateur ne cesse en effet d’évoquer les « épaisses murailles » (p. 124) qui protègent la cité des éventuelles attaques et garantissent la sécurité des citoyens. Les autres thèmes et symboles qui organisent généralement les utopies sont également présents à Aliahova : un observateur extérieur (Sahli, « simple lecteur étranger » à l’Université ; p. 123) qui relate ce qu’il a vu avec émerveillement31 (témoignage de la pureté inhérente à la ville32), à savoir un urbanisme calqué sur le plan des cités traditionnelles antiques et renaissantes (un « Forum » — p. 122, les « lignes inflexibles des architectures » — p. 156, « la géométrie des champs en damiers […], portant à nos cœurs le bienfait de son harmonie » — p. 354-355…33), un port à la fonction essentielle de prodigalité, ou encore la consommation d’une nourriture simple et frugale (voir l’épisode du partage du repas, à la p. 270)...
10Mais l’élément qui singularise Aliahova est la charge esthétique qui la compose : la cité n’est pas une ville d’art, mais elle est art en elle-même et ses habitants, que le narrateur dit unis entre eux « par la proportionnalité de leurs édifices » (p. 122), sont « ses serviteurs et les adorateurs de la beauté » (p. 122). Il n’existe donc pas de distinction nette entre Aliahova et sa population : bien au contraire, déclare Michel Henry, « il peut y avoir une sorte de parallèle entre le plan de la Cité et le plan des individus, […] les mondes se renvoient l’un à l’autre, macrocosme et microcosme »34. L’analogie pourrait être définie selon cette sentence exprimée par Sahli : « Toute réalité procède de l’Un » (p. 165). Aliahova est un « grand corps » (p. 123) intrinsèquement esthétique, mais « selon une ordonnance qui n’[es] t pas seulement celle de la raison, qui [es] t une exigence d’amour, une ivresse de l’imagination » (p. 164-165). La beauté et l’harmonie émergent donc d’une part de l’amour et d’autre part de l’imagination des hommes. Or, cet amour, qui fonde la cité, apparaît comme l’antithèse du désir et de la sensualité revendiqués par les révolutionnaires, ainsi que l’indique cet extrait : « — Votre univers manque un peu d’amour, non ?/— L’amour ! quoi ? Seul existe le désir » (p. 187). L’étonnement de Sahli à l’égard de Judith est révélateur du double paradigme sur lequel s’élaborent les conceptions des deux individus : à la corporéité concrète (la sensualité) de la jeune femme s’oppose l’incarnation abstraite (l’amour) prônée par le narrateur.
11En outre, cette « exigence d’amour » dont semble pleine la ville, est liée à une « ivresse de l’imagination ». Les passages permettant d’illustrer cette connivence abondent : observant l’une des statues de la place du Maure, Sahli révèle : « Et j’admirai, fasciné, la figure irréprochable, ses couleurs nacrées, son dessin sinueux dont la perfection était comme un refus opposé à la sensualité » (p. 140 ; nous soulignons). Dans son ultime discours, le Grand Chancelier déclare par ailleurs au narrateur qu’il existe deux forces qui dirigent le monde, « l’amour et le ressentiment. Parce qu’à l’égard de ce qui est supérieur, il y a précisément deux façons de se conduire : l’amour qui […] nous transforme en sa substance ; le ressentiment qui refuse de reconnaître sa valeur, la rabaisse afin d’y substituer sa propre bassesse » (p. 311). Une telle déclaration semble anticiper l’essai La barbarie35, dans lequel le philosophe définit la culture (dont les formes élaborées sont « l’art, l’éthique, la religion »36) en des termes proches : « c’est une action que la vie exerce sur elle-même et par laquelle elle se transforme elle-même en tant qu’elle est elle-même ce qui transforme et ce qui est transformé »37. L’amour, l’art et la vie s’articulent donc au sein de ce roman et la relation qui unit ces trois éléments est de l’ordre ce que nous pourrions nommer, à la suite de cet extrait, la transitivité : « nulle part mieux qu’ici [il s’agit de la place de la Seigneurie] on ne ressent de façon pour ainsi dire physique le pouvoir créateur […]. Cette respiration, oui, c’était une respiration, c’était là ce qui faisait d’Aliahova un être vivant et le merveilleux compagnon de votre propre vie » (p. 163). Le « pouvoir créateur » agit comme principe essentiel de la vie henryenne et « l’activité spécifique de l’artiste, ou encore de l’amateur d’art, n’est qu’une actualisation de la vie de la sensibilité, […] son auto-développement et son auto-accomplissement, et ainsi son accroissement »38.
12Ces vastes questions sont débattues lors de la rencontre de Sahli avec les époux Ossip et Nadejda. Ossip, poète de son état, affirme au lecteur que « toutes les œuvres […] ne racontent en fait qu’une même chose, l’histoire de leur venue à l’être » (p. 225). Quelle que soit l’œuvre, celle-ci requiert une double activité de création : sa réalisation effective d’une part et sa « lecture » d’autre part. Évoquant Ossip, Nadejda explique à Sahli la méthode de lecture que préconise le poète
et qui consiste, en présence d’une œuvre, à référer chaque proposition, chaque énoncé à l’expérience personnelle et à ce qu’il peut signifier. C’est là ce qu’il appelle la remémoration, qui ne vise pas à rejoindre un passé stérile et mort, mais à plonger en soi-même pour actualiser les possibilités les plus profondes de notre être, qui donneront éventuellement un sens à la parole entendue (p. 267).
13Ainsi, c’est par la mise en œuvre de cette double activité de création que l’homme réalise l’expérience pathétique de la vie même. L’acte de création (ou de re-création) est donc strictement individuel39. C’est également le point de vue qu’adopte Hannah Arendt lorsqu’elle affirme que « la fabrication (poiesis, la confection de choses), en tant qu’elle se distingue de l’action (praxis) d’une part et du travail pur d’autre part, est toujours menée à bien dans un certain isolement par rapport aux préoccupations communes »40. Cette conception de l’art comme singularité va, une fois encore, à l’encontre de la doctrine révolutionnaire pour laquelle « l’art désormais devait être une activité collective » (p. 133). En effet, ce que tend à nier le régime nivelliste, et que tendent à nier tous les régimes totalitaires, c’est précisément la singularité de l’individu et donc son accès privilégié à la création : « On peut distinguer plusieurs phases dans l’histoire de ces dernières années, [affirme Ossip,] mais elles ont toutes quelque chose de commun […] : c’est la suppression de l’individualité » (p. 227). La domination totalitaire, parce qu’elle exclut toute forme de créativité (c’est-à-dire tout « pouvoir d’ajouter quelque chose de soi au monde commun »41) entraîne l’individu, ainsi que le suggère Arendt, de l’isolement bénéfique à la désolation, cette « expérience d’absolue non-appartenance au monde »42. Le concept de « désolation » (qui relève d’un choix du traducteur — le terme anglais initial étant loneliness) permet à juste titre d’insister sur l’impression de déracinement qui envahit alors l’homme ; un sentiment qu’exprime en ces termes Sahli : « Mais […] pourquoi jeter sur les routes une population entière, démunie de tout ? Tel était précisément le but [du régime] : l’arracher au passé, à la cité, à sa culture » (p. 306).
14Cette désolation qui gagne Aliahova, Michel Henry l’incarne narrativement à travers les personnages d’Ossip et de Nadejda. On peut y voir une allusion au couple Mandelstam et, à bien des égards, les personnages de la fiction rencontrent les individus réels. Le poète Ossip Mandelstam est une figure éminente de l’histoire russe. Tourmenté par la préservation de la culture traditionnelle, il fut, à maintes reprises, suspecté par le régime bolchevique d’activité contre-révolutionnaire avant d’être finalement arrêté et exilé en 1934, pour l’écriture d’une épigramme adressée contre le régime totalitaire russe43. Sa femme, Nadejda (un prénom dont la signification d’« espoir », en russe, n’aura pas échappé à Michel Henry) se fixera pour mission la conservation de l’œuvre de son mari, décédé en exil près de Vladivostok en 1938. Refusant le papier, dans lequel elle n’a aucune confiance, Nadejda mémorisera la majeure partie de l’œuvre du poète44. À la lecture de L’amour les yeux fermés, l’on n’est donc pas surpris de voir en Ossip une figure de poète, dont Nadejda indique qu’il « note sur son carnet les adresses des disparus. Au retour il recoupe les indications qu’il a pu recueillir et, avec tous ces souvenirs, tente d’écrire un poème sur celui qui n’est plus » (p. 263). Mais plus encore, l’angoisse de voir ses cahiers disparaître tenaille le poète, qui, à l’aide de sa femme, les recopie et les distribue à des amis dont « certains savent ces poèmes par cœur et les apprennent à leurs enfants » (p. 263).
15La « grande obsession » (p. 263) d’Ossip est donc celle de la mémoire, dont Michel Henry affirme qu’elle « a acquis pour [lui] une réalité nouvelle après la fréquentation qu[’il a] faite des Mandelstam »45. Après la question de la double création artistique en tant que fondatrice de la vie de l’individu, c’est la question — contiguë — de la transmission qui retient notre attention. Ossip, déclare Nadejda, « croit à la continuité, il pense qu’une chaîne ininterrompue d’êtres, d’institutions, d’œuvres nous transmet la vérité […] et que, si cette chaîne est brisée […], c’est la vérité elle-même qui sera engloutie à jamais » (p. 262). Telle est donc cette vérité que transmet Ossip : celle d’une culture qu’il faut préserver, car elle nous est essentiellement constitutive. Les hommes se doivent de garder la mémoire : non pas une mémoire morte, mais bien une mémoire vivante, qui s’approprie et interprète la culture du passé à la lumière du présent. Faute de quoi, privés de leurs racines et de l’opportunité qui leur est offerte d’à chaque fois réactualiser leur propre expérience pathétique de la vie, les créateurs « traîneront une existence misérable de morts vivants » (p. 280).
III. L’Amour les yeux fermés, une mise en abyme
16La vérité esthétique que formule Ossip apparaît être la mise en abyme théorique d’une poétique qu’esquisse Michel Henry par l’intermédiaire de la publication de son roman. L’expérience de l’utopie, affirme Paul-Augustin Deproost, « est certes un savoir, mais moins un savoir de contenu qu’un savoir de témoignage »46. En tant que narrateur homodiégétique et adoptant un point de vue interne, Sahli s’inscrit étroitement dans cette fonction testimoniale qui semble être celle qui sous-tend toute utopie. Par ailleurs, la narration de la chute progressive d’Aliahova fait suite à une demande expresse du Grand Chancelier : « — Que faut-il donc que je fasse ? », s’interroge Sahli, et le Chancelier de répondre : « Dites tout ce que vous avez vu ici, et aussi ce qui va arriver… très bientôt » (p. 328). Tout comme le témoignage de Jean l’Évangéliste était essentiel pour le Christ (« Celui qui [Jean parle] l’a vu en a rendu témoignage, et son témoignage est vrai » — Jean 19, 35), celui de Sahli l’est tout autant pour le Chancelier, car il permet de garder une trace de cet événement au cours duquel les hommes ont retourné la vie contre elle-même. Or, la mémoire de cette tragédie consiste peut-être moins dans le rappel des faits que dresse la chronique révolutionnaire, que dans l’activité de production créatrice elle-même qui engendre cette chronique. Autrement dit, créer est bien « projeter le livre vers un réel qui n’est pas celui qu’il raconte mais celui dans lequel il doit devenir un acte, une puissance de vie »47 — c’est là, selon l’expression de Paul Audi, faire œuvre esth/éthique48.
17Mais cette fonction testimoniale n’est pas l’apanage du seul narrateur. Poursuivant ce raisonnement, il convient de tenir compte d’une seconde lecture, métatextuelle, et qui consiste à analyser la publication du roman L’amour les yeux fermés comme œuvre dans laquelle s’exerce la fonction testimoniale de son auteur. Car si le texte utopien peut être lu comme l’élaboration d’un possible, il peut également être compris comme l’empreinte en creux d’un réel présent et devenir alors « un instrument de lecture critique de l’ordre historique »49. Que la critique s’adresse aux régimes totalitaires (et notamment au régime communiste, que Michel Henry stigmatise pour la mauvaise lecture qu’il réalise de Karl Marx), à la libération sexuelle (qui bat son plein à partir des années 1960 et que l’auteur figure par l’exacerbation de la sensualité) ou encore à mai ‘ 68 (dont les questions universitaires et estudiantines sont une évocation notoire), AYF n’a pas pour vocation la dénonciation particulière de ces éléments, mais l’expression d’une angoisse de son auteur. L’activité créatrice acquiert alors un statut d’anxiolytique, non pas qu’elle permette une fuite hors de l’Histoire, mais bien qu’elle offre « la possibilité de donner place dans le réel à ce qui est essentiel »50 ; une fonction qu’elle assume, selon Henry, mieux que la philosophie, car « le roman ne se sert pas d’indices conceptuels, mais de l’imaginaire »51. L’image revêt donc un rôle primordial dans la mesure où elle est « une sorte de projection dans laquelle le pathos n’essaie pas tant de se voir lui-même […] que de se délivrer de son angoisse »52.
18Le roman de Michel Henry est à la fois un témoignage objectif (en ce que l’auteur adopte, à l’instar de son narrateur, une position de porte-parole au sens strict — c’est-à-dire, étymologiquement, d’évangéliste) et une réponse en acte aux angoisses de la désolation de la société de son temps (causée par ce qu’il nommera la « barbarie »). L’activité créatrice, dans sa double conception, offre à son créateur une expérienciation pathétique de la vie lui permettant, par un moment d’isolement volontaire, de s’exclure de l’angoisse engendrée par le monde politique, afin de retrouver ce qui le fonde intimement, ce sur quoi s’est élaborée son identité singulière, à savoir sa civilisation d’accueil. L’utopie que présente L’amour les yeux fermés apparaît en ce sens moins comme quelque chose (un objet culturel) que comme une espérance53 : « mon roman est un hymne à la vie, [dira Michel Henry,] à cette volonté têtue de continuer envers et contre tout et, quand l’existence a réussi à assurer sa subsistance, à l’ivresse de l’imagination qui renvoie la vie à son pouvoir de création, d’invention, et trouve dans l’art sa réalisation privilégiée »54.
Notes de bas de page
1 Albert Camus, Carnets : mai 1935-février 1942, Paris, Gallimard, 1962, p. 23.
2 Nous rejoignons ici Paul Audi lorsqu’il affirme que « l’antonyme de “mourir” n’est pas “vivre”, mais “créer” » (Créer. Introduction à l’esth/éthique, Lagrasse, Verdier, coll. « poche », 2010, p. 209).
3 Mireille Calle-Gruber, « Narrer le pathos. Entretien avec Michel Henry (Heidelberg-Montpellier 1989) », dans Revue des Sciences humaines, n° 221 : « Narrer. L’art et la manière », 1991, numéro 1, p. 53.
4 Pierre Pellegrin, Le vocabulaire d’Aristote, Paris, Ellipses, coll. « vocabulaire de… », 2009, p. 11.
5 Jérôme Le Thor, « Michel Henry ou une politique du vivant », dans AD, p. 228.
6 « Le “premier acte révolutionnaire” » (p. 132), « l’avant-garde révolutionnaire » (p. 147), « nos révolutionnaires » (p. 153), « les organisations révolutionnaires » (p. 176)… Les différents extraits de L’amour les yeux fermés sont issus de l’édition ROM (p. 119-358). Seule l’indication de la numérotation de la page sera désormais indiquée.
7 Abel Poitrineau, Les mythologies révolutionnaires. L’utopie et la mort, Paris, PUF, coll. « Histoire », 1987, p. 26.
8 Ibid., p. 39.
9 À l’instar de celui-ci, que lit Sahli à la Grande Khora : « Conscience = science du con » (p. 193).
10 Abel Poitrineau, Les mythologies révolutionnaires, op. cit., p. 42.
11 Les arguments irrationnels abondent, ainsi que les jugements de valeur personnels, comme dans cet exemple : « Il faut d’abord se rendre compte du ridicule de cette posture, de son caractère abstrait, irrationnel — mais oui, reprit Glimbra, irrationnel, en un mot absurde » (p. 194 ; nous soulignons).
12 Abel Poitrineau, Les mythologies, op. cit., p. 29. L’auteur poursuit en indiquant que l’idéologue « emballe sa marchandise, frelatée ou non, de telle façon qu’il en impose par les apparences extérieures » (Ibid. ; l’auteur souligne).
13 Ibid., p. 54.
14 Ibid.
15 Ibid., p. 71.
16 Le terme revient en plusieurs endroits du texte.
17 Jean Servier, Histoire de l’utopie, Paris, Gallimard, coll. « folio. Essais », [1967] 1991, p. 362.
18 Ibid., p. 366.
19 « Les attendus longs et tortueux […] expliquaient complaisamment que la liquidation globale de plusieurs milliers de gens, pourvu qu’elle fît abstraction de toute considération personnelle et ne s’intéressât donc pas à chacun d’eux en particulier, n’était évidemment pas un crime, mais un acte politique » (p. 296 ; nous soulignons).
20 Ibid., p. 360.
21 Ibid.
22 Ibid.
23 Jérôme Le Thor, « Michel Henry ou une politique du vivant », art. cit., p. 232.
24 Cette parole cite presque textuellement l’évangile selon Saint Jean (18, 37).
25 Le texte indique en outre que nombre de révolutionnaires « commencèrent à gravir lentement l’escalier, se plaçant à l’extrémité de chaque marche, de façon à constituer une sorte de haie d’honneur et de service d’ordre autour de la place laissée libre pour le passage du supplicié » (p. 345).
26 Sahli, qui assiste à la levée du corps, relate cet événement comme suit : « Deux hommes vêtus de noir, le capuchon rabattu sur le front, le conduisaient, suivis de six femmes, aux longues robes de lin fin, voilées elles aussi. Parvenues au pied de l’escalier, deux d’entre elles prirent Deborah par l’épaule, la relevant et l’écartant doucement. Les autres avaient déployé un large drap blanc dans lequel, aidées de leurs compagnons, elles enveloppèrent le corps du Grand Chancelier. Alors, chacun prenant un pan du suaire […], le cortège repartit vers l’une des portes intérieures de la grande salle, celle-là même d’où il était venu » (p. 339). Le cortège funèbre, l’évocation du stabat mater dolorosa (que soutiennent dans le texte biblique Marie et Marie de Magdala), l’embaumement du corps dans un « large drap blanc », la portée du corps vers « une des portes intérieures » (qui rappelle la mise au tombeau proprement dite) sont autant d’indices d’une scénographie christique entourant le Grand Chancelier.
27 Jean Servier, Histoire de l’utopie, op. cit., p. 363. C’est le sens de la « vertu mystique », indice de la pureté des millénaristes.
28 « Des êtres incarnés ne sont pas des êtres qui ont un corps semblable à celui des choses — corps objectif matériel incapable de sentir quoi que ce soit. Ce sont des êtres qui ont une chair, bien plus, qui sont chair. » (PC, p. 20.) Cette chair constitue le « corps subjectif opposé au corps-objet de la tradition » (ibid., p. 25).
29 Mireille Calle-Gruber, « Narrer le pathos », art. cit., p. 52.
30 Jean Servier, Histoire de l’utopie, op. cit., p. 361.
31 Le vocable (sous sa forme nominale, verbale ou adjectivale) ne cesse de parcourir le texte : « alors c’était l’émerveillement » (p. 124), « je contemplais avec émerveillement » (p. 128), « une continuité merveilleuse » (p. 165), « le temps de s’émerveiller » (p. 166), « je m’émerveillais » (p. 177), « la merveilleuse prairie d’herbes folles » (p. 208), « un merveilleux sourire » (p. 281)… Soit plus d’une quinzaine d’occurrences dans l’ensemble du roman.
32 Laurent Déom, « La poétique de l’émerveillement. Principes théotiques et méthodologiques », dans B. Decharneux, C. Maignant, M. Watthee-Delmotte (éds.), Enjeux identitaires, Fernelmont, E. M. E., coll. « esthétique et spiritualité », 2012, p. 131-160.
33 On notera que la perfection, notamment architecturale, d’Aliahova ne transparaît pas que d’un point de vue diégétique, mais s’incarne également dans la chair même du texte, comme en témoignent de nombreux exemples, dont celui de la description de la place de la Seigneurie (p. 166). Tout comme le citoyen se confond à Aliahova avec l’art, qui constitue la chair de sa ville, le lecteur se confond avec la chair même du texte.
34 Mireille Calle-Gruber, « Narrer le pathos », art. cit., p. 55.
35 Le terme provient d’ailleurs peut-être lui-même de L’amour les yeux fermés lorsque, à la question de Sahli sur ce qu’il allait « devenir quand les hommes ne pourraient plus répéter ni comprendre ce qui porte le sceau de l’éternité » (p. 169), Deborah répond : « C’est très simple […]. Cela s’appelle la barbarie » (p. 169).
36 B, p. 39.
37 Ibid., p. 14.
38 Mireille Calle-Gruber, « Narrer le pathos », art. cit., p. 53.
39 « Toute création est individuelle, comme la vie » (p. 225), déclare Ossip.
40 Hannah Arendt, Les origines du totalitarisme. Le système totalitaire, Paris, Seuil, coll. « Points. Essais », 1972, p. 226.
41 Ibid., p. 226.
42 Ibid.
43 L’exclamation de Nadejda, à la vue de Sahli déguisé afin de ne pas être reconnu lors d’une de ses sorties, fait écho au couple russe : « Il est complet, s’écria Nadejda quand elle put enfin parler. On dirait un trotskiste ! » (p. 234).
44 Voir Jean Blot, Ossip Mandelstam, Paris, Seghers, coll. « poètes d’aujourd’hui », 1972.
45 Jérôme Le Thor, « Michel Henry ou une politique du vivant », art. cit., p. 232.
46 Paul-Augustin Deproost, « Introduction. L’utopie, une culture du projet », dans Paul-Augustin Deproost et Bernard Coulie (éd.), Utopie. Pour penser et agir en Europe, Paris, L’Harmattan, coll. « Structures et pouvoirs des imaginaires », 2002, p. 8.
47 Jacques Rancière, La chair des mots. Politiques de l’écriture, Paris, Galilée, 1998, p. 10 (l’auteur souligne).
48 « Ce dont traite la théorie esth/éthique, c’est d’abord, et surtout, de la création en tant qu’acte. Ce qu’elle s’attache à prendre en vue, c’est donc le mouvement de créer » (Paul Audi, Créer ? Introduction à l’esth/éthique, op. cit., p. 210 ; l’auteur souligne).
49 Jean-Jacques Wunenburger, L’utopie ou la crise de l’imaginaire, Paris, Jean-Pierre Delarge, coll. « Encyclopédie universitaire », 1979, p. 157-158.
50 Jérôme Le Thor, « Michel Henry ou une politique du vivant », art. cit., p. 225.
51 Ibid.
52 Mireille Calle-Gruber, « Narrer le pathos », art. cit., p. 54.
53 « L’utopie n’est pas quelque chose, elle est un acte, un courant, une espérance » (Paul-Augustin Deproost, « Introduction. L’utopie, une culture du projet », art. cit., p. 8).
54 Jérôme Le Thor, « Michel Henry ou une politique du vivant », art. cit., p. 226.
Auteur
FNRS - Université catholique de Louvain, Belgique
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