Différance ou présent vivant ? La temporalité chez Husserl, Derrida, Lévinas et Michel Henry
p. 157-166
Texte intégral
I. La Vie, les vivants et la temporalité chez Michel Henry
1Je voudrais thématiser ces deux problématiques, en les extrayant de la relation entre « La Vie et les vivants » chez Michel Henry : celle du rapport entre l’Un et le Pluriel et celle de la relation entre la Vie et la mort. Or ces deux questions peuvent être ramenées à une seule : celle de la temporalité.
2Premièrement, si on la considère dans les termes de l’Unité et de la Pluralité, l’idée henryenne du temps se caractérise de trois points de vue transcendantaux. D’abord, « l’horizon du temps pur »1 est la « pure succession de la série des maintenant [das reine Nacheinander der Jetztfolge] »2, selon l’expression de Martin Heidegger ; il est donc la Multiplicité comme telle. Ensuite, l’acte qui projette et reçoit cet horizon pur se nomme « temps originaire »3, et cet acte de la transcendance ou des « Ekstasen »4 a un point de départ, celui de l’intentionnalité ; tel est l’Un dans le Multiple ou le Multiple dans l’Un. Ces deux temps, le temps pur et le temps originaire, forment ensemble l’auto-affection heideggérienne, qui ne s’affecte elle-même que par l’intermédiaire de l’horizon pur de la succession. Enfin, on trouvera chez Henry l’idée d’une auto-affection cette fois immédiate et immanente : c’est le Présent vivant qui se reçoit lui-même sans sortir de soi ; on devra donc l’appeler Un sans Multiple, ou Unité dans l’Unité.
3Deuxièmement, comment penser la problématique de la mort dans cette phénoménologie paisible et heureuse de l’immanence henryenne ? Depuis son mémoire sur Le bonheur de Spinoza, Michel Henry n’a cessé de citer ces mots d’Emily Brontë : « There is not room for death », ou ceux de Spinoza : « La sagesse n’est pas une méditation de la mort, mais une méditation de la vie »5. Dans un entretien en 1986, il dit lui-même :
La mort ? Je ne sais pas ce que c’est. Dans la mesure où le moi est porté par la vie, il est à chaque instant. Je donnerai là aussi raison à Descartes et à sa théorie profonde de la création continuée : [...] la mort, à défaut d’expérience directe, est une idée qui a son fondement dans la vie. [...] L’idée de la mort est la projection dans le futur de la condition d’un être qui n’est pas le fondement de lui-même6.
4Et dans des entretiens de 1996, il dit aussi : « Nous vivons dans un éternel présent que nous ne quittons jamais »7 ; « il n’y a pas de mort, [...] là où il y a la vie, dans son essence intérieure, il n’y a plus d’ek-stase, ni passé ni futur »8.
5Maintenant, je voudrais examiner la relation entre ces deux idées de l’Un sans Pluriel et de la Vie sans Mort, en confrontant ces pensées henryennes avec celles de Husserl, de Derrida et de Lévinas, et cela concernant le temps. Commençons par la problématique du « présent vivant » chez Husserl.
II. Le présent vivant chez Husserl
6Ce problème a été thématisé dans les Leçons pour une phénoménologie de la conscience intime du temps. Suivant sa distinction habituelle entre la « conscience », l’« objet immanent » et l’« objet transcendant »9, Husserl y distingue le « flux absolu de la conscience, constitutif du temps », le « temps immanent » et le « temps objectif »10. Et comme le temps objectif est exclu hors du champ phénoménologique, il ne reste que le temps immanent et le flux absolu de la conscience qui le constitue.
7Ce « flux » est pourtant « quelque chose que nous nommons ainsi d’après ce qui est constitué », il est la « subjectivité absolue », et on ne peut même le désigner comme « flux » que « métaphoriquement »11. Cette « conscience absolue » ou « conscience ultime » est donc en un sens « intemporelle [zeitlos] »12.
8Mais en un autre sens dérivé, le flux de la conscience peut bien être constitué comme unité, par exemple dans le souvenir du son. Y a-t-il un autre flux qui constitue l’unité de ce premier flux ? Husserl rejette cette idée, en disant : « c’est dans un seul et unique flux de conscience que se constituent à la fois l’unité temporelle immanente de son et l’unité du flux de la conscience elle-même »13. C’est ainsi qu’il distingue entre l’« intentionnalité transversale [Querintentionalität] »14, qui constitue l’unité du temps immanent, et l’« intentionnalité longitudinale [Längsintentionalität] »15, grâce à laquelle l’« auto-apparition du flux n’exige pas un second flux, mais en tant que phénomène il se constitue en lui-même »16.
9Toutefois, cette « auto-apparition du flux » n’est pas celle du présent vivant lui-même, puisque l’apparition intentionnelle, cette fois rétentionnelle d’une phase exige au moins un décalage entre la phase constituante et la phase constituée apparaissante :
Le constituant et le constitué coïncident, et pourtant ils ne peuvent naturellement pas coïncider à tous égards. Les phases du flux de la conscience, en lesquelles des phases de ce même flux de conscience se constituent phénoménalement, ne peuvent pas être identiques à ces phases constituées, et ne le sont pas non plus. Ce qui, dans l’actualité instantanée du flux de conscience, est amené à apparaître, c’est une phase passée de ce même flux dans la suite de ses moments rétentionnels17.
10La première phase n’apparaît-elle pas alors en elle-même ? La réponse de Husserl est bien connue : « C’est une véritable absurdité que de parler d’un contenu “inconscient”, qui ne deviendrait conscient qu’après coup. La conscience est nécessairement être-conscient en chacune de ses phases »18. L’originalité de l’« impression originaire » vis-à-vis de toute intentionnalité est ainsi désignée comme « genesis spontanea », « génération originaire », « nouveauté », « ce qui est reçu »19, etc.
III. « Différance » : la critique de Derrida contre le présent vivant husserlien
11Cette idée husserlienne du présent vivant est pourtant critiquée par Derrida dans son célèbre ouvrage sur La voix et le phénomène. Le chapitre V de ce livre commence par postuler que
Si la ponctualité de l’instant est un mythe, une métaphore spatiale ou mécanique, un concept métaphysique hérité ou tout cela à la fois, si le présent de la présence à soi n’est pas simple, s’il se constitue dans une synthèse originaire et irréductible, alors toute l’argumentation de Husserl est menacée en son principe20.
12Selon Derrida, les Leçons de Husserl privilégient en effet la « ponctualité du maintenant actuel », en utilisant des expressions comme « point-source » ou « phase ponctuelle »21, ainsi qu’en soutenant l’« identité à soi-même du maintenant actuel »22. Mais le contenu de sa description interdit de parler d’une « simple identité à soi du présent »23, puisque la « présence du présent perçu ne peut apparaître comme telle que dans la mesure où elle compose continûment avec une non-présence et une non-perception », à savoir « rétention et protention »24. D’où il suit :
Dès lors qu’on admet cette continuité du maintenant et du non-maintenant, de la perception et de la non-perception dans la zone d’originarité commune à l’impression originaire et à la rétention, on accueille l’autre dans l’identité à soi de l’Augenblick : la non-présence et l’inévidence dans le clin d’œil de l’instant. Il y a une durée du clin d’œil ; et elle ferme l’œil. Cette altérité est même la condition de la présence, de la présentation et donc de la Vorstellung en général.
13Ce « rapport à la non-présence » détruit « toute possibilité d’identité à soi dans la simplicité »25, et Derrida introduit les concepts notoires de la « trace » et de la « différance »26, celle-ci étant à penser « avant la séparation entre le différer comme délai et le différer comme travail actif de la différence »27.
14À la fin du chapitre V, il propose de repenser le temps « à partir de la différance dans l’auto-affection »28, et voilà pourquoi le chapitre VI avance l’idée proprement derridienne de l’« auto-affection », qui serait totalement opposée à celle de Michel Henry. Car l’auto-affection derridienne se réalise surtout et d’abord dans le « s’entendre-parler »29, ce qui suppose, comme chez Heidegger, l’intervention d’une extériorité. Même au point de vue temporel, Derrida affirme que le maintenant vivant doit, pour être un maintenant, se retenir dans un autre maintenant et « s’affecter » d’une nouvelle actualité ; dans cette « auto-affection pure », le « même n’est le même qu’en s’affectant de l’autre, en devenant l’autre du même ».
15Et comme le « présent vivant » ne jaillit que de la « possibilité de la trace rétentionnelle », il conclut qu’il faut « penser l’être-originaire depuis la trace et non l’inverse »30.
IV. L’examen critique de l’argumentation derridienne
16Or je vais critiquer cette argumentation de Derrida sur ces cinq points. D’abord, la continuité n’égale pas la promiscuité, le flux d’une mélodie n’étant jamais la dissonance des sons accumulés. A fortiori, la dépendance mutuelle des phases ne prive pas chacune de sa capacité d’apparaître : ce serait là un saut logique. Bien plus, si chaque phase ne se manifestait pas, la durée serait brisée, et la « possibilité de la réflexion »31, qu’a tant postulée Derrida, serait elle-même annulée, perdant sa visé.
17Puis, on devra encore demander à Derrida quand le présent vivant commencera à apparaître. Il se trouve dans sa démonstration un truc ou un piège, parce qu’il traite seule l’impression originaire comme ponctualité, en considérant la rétention dans son ensemble. Mais si l’on prend cette argumentation derridiennne à la lettre et tient chaque rétention pour une phase, la première phase n’apparaissant que retenue par et composant avec la deuxième, puis celle-ci n’apparaissant que retenue par et composant avec la troisième, et ainsi de suite, rien n’apparaîtra, et cela éternellement.
18Troisièmement, son argument alternatif entre la ponctualité et la durée n’est valable que dans l’horizon du temps successif. Derrida veut l’appliquer aussi au « flux constituant »32, mais il aurait dû prendre au sérieux ces mots de Husserl : la conscience absolue ne s’appelle « flux » que « métaphoriquement ». Inversement, l’argumentation derridienne ne se meut-elle pas toute entière dans l’horizon du temps constitué ?
19Quatrièmement, pourquoi la différance ou la « trace » est-elle plus « originaire » que l’« originarité phénoménologique elle-même »33 ? Si la continuité de la présence et de la non-présence était la seule raison pour nier le pouvoir qu’a chaque présent de se manifester, on pourrait même souligner le précéder, au lieu du différer ou du délai. Il y a pourtant une grande différence entre la protention et la rétention : c’est qu’entre ces deux intervient l’impression originaire, qui apporte seule le contenu effectif. Ainsi, l’argumentation derridienne ne présuppose-t-elle pas implicitement cette réception actuelle du contenu vivant dans le présent seul vivant ?
20Enfin, selon l’idée derridienne d’auto-affection, « le même n’est le même qu’en s’affectant de l’autre, en devenant l’autre du même ». Mais d’abord, ces mots ne présupposent-ils pas la Multiplicité constituée ? Ensuite, même si l’on admet pareille Pluralité, il ne s’ensuit pas logiquement que cela établisse la priorité de l’autre vis-à-vis du même, comme celle de la trace vis-à-vis de l’impression originaire.
V. L’« auto-accroissement » de la vie chez Michel Henry et Held
21Michel Henry critique lui aussi le concept husserlien du temps, mais cela d’un point de vue tout à fait différent de celui de Derrida, parce que sa Phénoménologie matérielle objecte plutôt que la capacité qu’a l’« impression originaire »34 de se révéler en elle-même n’est pas assez approfondie chez Husserl ; ainsi Henry nie-t-il le primat de l’« ek-stase »35, y compris bien entendu celui de la « rétention »36. Surtout, chez Husserl, à l’être originel de l’impression est substitué son « être constitué »37, alors que « la réalité réside dans le s’éprouver soi-même de la subjectivité et de la vie, dans le s’auto-impressionner de l’impression »38. Il me semble pourtant que, même chez Husserl, on trouve l’idée d’une auto-réception non-extatique du présent vivant s’auto-accroissant.
22Dans son célèbre ouvrage sur la Lebendige Gegenwart, Held se demande comment le présent vivant commence à s’écouler, abstraction faite de toute intentionnalité, et il met en œuvre le concept husserlien de la « Selbstvergemeinschaftung ». Celle-ci est la réception du « je fonctionne [Ich fungiere] » comme « union pré-réflexive »39 du moi avec le moi, et puisque cet « Ich fungiere » ne peut intentionnellement posséder ni détenir son être unique, il ne fait que le recevoir. Cette « auto-réception » est donc « fragile » ; elle a « besoin du renouvellement [erneuerungsbedürftig] », et voilà pourquoi elle doit se mettre à « glisser [Entgleiten] »40.
23Chez Michel Henry aussi, la vie est « variable », mais c’est la « même Vie », la « même épreuve de soi qui ne cesse de s’éprouver soi-même » ; il y a dans l’auto-affection de la vie quelque chose qui « demeure », c’est l’« éternelle venue en soi de la vie », et puisque cette venue « ne cesse d’advenir », ce qui demeure est le « changement »41. Il est donc un « accroissement », un « mouvement de la vie » qui, « acculée à soi et accablée de soi », aspire à se changer, « n’en pouvant plus de se supporter soi-même dans la souffrance de son se souffrir soi-même »42. Ce qui caractérise matériellement cet « auto-accroissement »43 ou ce « continuum » de la vie, c’est donc son « étreinte dans le pathos »44.
24Nous avons vu que Michel Henry approuve l’idée cartésienne de la « création continuée », et il est bien connu que le temps cartésien est discontinu. C’est bien parce que le présent vivant doit se recevoir lui-même à chaque instant que le temps est discontinu, la continuité n’en étant qu’un résultat. Et ce continuum n’est pas non plus situé dans l’horizon du temps constitué ; ce serait plutôt l’Un qui comprend le Tout, parce que la Vie présente est toujours Une, et ce Tout lui-même n’est rien d’autre, selon Held, que le « renouvellement sans cesse de la Selbstvergemeinschaftung »45.
VI. L’avenir surprenant ? La temporalité chez le premier Lévinas
25Mais alors, comment penser la mort ? Je vais consulter ici la première pensée de Lévinas sur l’altérité de l’avenir ; car dans ses textes de la dernière moitié des années 1940, il déclare déjà que le « temps n’est pas le fait d’un sujet isolé et seul », qu’il est « la relation même du sujet avec autrui »46 et que le temps qui est impossible « à un sujet seul », c’est l’« avenir »47.
26Comme on sait, le point de départ du premier Lévinas est le fait qu’« il y a »48, dans la supposition d’un « retour au néant de tous les êtres »49 : l’« il y a » est l’« existence impersonnelle »50 ou l’« être en général »51 ; mais cet « exister sans existant » est aussi l’endroit où se produira l’« hypostase »52, à savoir l’« apparition du substantif », où l’« étant » devient « sujet du verbe être », en en assurant la « maîtrise »53. Cet « événement de l’hypostase » est d’ailleurs le « présent », c’est le « départ de soi »54 ; ou plutôt la « présence du présent » tient à son « impossibilité de s’en détacher »55 : « Il ne se réfère qu’à soi »56. Mais le « temps », tout particulièrement l’« avenir » est la « résurrection du présent » ou du « je », et la « condition d’une nouvelle naissance », c’est « sa mort »57 : l’« intervalle du néant » est ainsi « indispensable » entre l’être du présent et sa « résurrection »58. Et pourtant, le « sujet seul ne peut se nier, n’a pas le néant » ; il s’ensuit que l’« altérité absolue de l’autre instant » ne me vient que d’« autrui »59.
27C’est ainsi que les conférences sur Le temps et l’autre avancent l’idée d’une « existence pluraliste dépassant l’hypostase moniste du présent »60 ; le « pluralisme » lévinassien est celui « qui ne fusionne pas en unité » : Pluralité sans Unité. Il va donc montrer « comment la dualité qui s’annonce dans la mort devient relation avec l’autre et le temps »61. En effet, notre relation avec la mort est une « relation unique avec l’avenir » ; alors que le « maintenant » est le fait que je suis « maître de saisir le possible », la « mort » n’est jamais « maintenant » : elle est « insaisissable »62. « La mort n’est donc jamais assumée ; elle vient »63. L’approche de la mort indique que nous sommes en relation avec « quelque chose qui est absolument autre »64, et ce qui n’est en aucune façon saisi, c’est l’« avenir » ; l’avenir est « absolument surprenant »65, « absolument autre et nouveau »66.
VII. Le présent surprenant. L’examen critique de l’idée lévinassienne
28Mais je voudrais aussi critiquer cette pensée de Lévinas sur ces deux points. En premier lieu, il va sans dire qu’il n’y a pas d’expérience positive de la mort en tant qu’absolument autre, la mort n’existant que pour le vivant. Mais pour expliquer cette expérience singulière de la mort, incapable d’être maîtrisée ni saisie ni assumée et ne venant qu’en nous surprenant, faut-il recourir à l’avenir ? Ne suffit-il pas que cette expérience soit non-intentionnelle ? Car l’épreuve qui ne s’éprouve pas à présent n’est pas réelle, la surprise qui ne nous surprend pas actuellement n’est que celle qui sera posée ou supposée dans l’horizon du temps constitué. Inversement, le présent vivant s’auto-affectant n’échappe-t-il pas déjà à l’horizon comme à l’intentionnalité ? En fait, Lévinas lui-même affirme, dans un cours de 1975, que l’« affection par la mort est affectivité, passivité »67. Même dans Le temps et l’autre, il dit que cette « façon pour la mort de s’annoncer dans la souffrance, en dehors de toute lumière, est une expérience de la passivité du sujet »68. Distingue-ton ici entre la surprise et le surprenant ? Mais si la surprise précède le surprenant, l’expérience actuelle de la première, phénoménologiquement, suffira, le second n’étant qu’une explication après coup. Si au contraire le second précède la première, ce ne sera plus une véritable surprise ni une nouveauté absolue, puisque ce qui la suscitera aura été bien connu auparavant. Enfin, si les deux coïncident temporellement, c’est-à-dire actuellement, n’est-ce pas plutôt le présent qui est surprenant ?
29En second lieu, le caractère surprenant serait renforcé par la discontinuité des instants. Mais doit-on recourir ici aussi à l’altérité d’autrui ? Nous avons vu que le temps est déjà discontinu chez Descartes, etc. Ne suffit-il pas que chaque instant soit reçu chaque fois passivement ? On devra reprocher à Lévinas d’avoir presque toujours négligé de distinguer entre le soi et le Même, savoir entre l’œuvre immanente de se recevoir et l’acte intentionnel d’assimiler des objets dans la transcendance immanente, ici au sens husserlien. Derrida objecte lui aussi que la transcendance des choses est le « signe d’une altérité déjà irréductible »69 ; mais chez Lévinas, la « transcendance » de l’objet éclairé par la « lumière de l’événement ontologique » est tout de suite « enrobé dans l’immanence »70, et voilà pourquoi, dans Totalité et Infini par exemple, il est bien difficile de distinguer théoriquement entre la violence de l’« ontologie de la subjectivité isolée » et celle de l’« ontologie de la raison impersonnelle se réalisant dans l’histoire »71, toutes les deux n’étant qu’une violence du Même. C’est peut-être parce qu’il n’a pas bien mesuré la puissance qu’a l’acte immanent de se recevoir lui-même que Lévinas a aussi méconnu la discontinuité du temps dans une seule et unique Vie72.
VIII. La Vie et la Mort — l’Unité et la Pluralité
30Jusqu’à présent, j’ai toujours défendu les pensées de Henry et de Husserl, en critiquant celles de Derrida et de Lévinas ; car, tandis que les premières soutiennent la phénoménologie de la Vie, les secondes ont trop insisté, il me semble, sur l’idée de la mort. Ainsi selon Derrida, je n’ai même pas « besoin de l’intuition de l’objet Je pour comprendre le mot Je », et puisque la « possibilité de cette non-intuition » constitue la « Bedeutung normale en tant que telle »73, il conclut : « Ma mort est structurellement nécessaire au prononcé du Je »74. Contre pareille argumentation pourtant, on devra répliquer que ce dont il s’agit n’est pas le signe Je, mais le Je qui lit et qui comprend ce signe Je ; et tandis que le Je désigné par un signe quelconque peut être mort, celui qui le comprend doit être absolument vivant.
31« Il n’y a pas de mort », disait Michel Henry, si l’on réduit toute ek-stase, en ne gardant que le présent vivant. Mais alors, encore une fois, comment penser la mort ? J’ai dit que l’intentionnalité husserlienne se détermine comme Unité dans le Multiple et le pluralisme lévinassien comme Pluriel sans Un ou Unifiant ; mais l’immanence henryenne, c’est l’Un dans l’Un. Il n’y a pas encore de Pluralité dans le présent vivant en lui-même, et même si chaque fois se répète passivement son auto-réception elle-même passive et fragile, ce présent restera à chaque instant Un et Tout. Et pourtant, si l’on en vient à réfléchir sur ces actes répétitifs, cette Pluralité sera posée dans l’horizon du temps passé et successif, en se donnant à la conscience extatique ; ainsi naîtra l’idée de l’Un dans le Multiple ou du Multiple dans l’Un. Toutefois, cet horizon n’admet pas encore l’altérité de l’Autre inabsorbable dans l’Un, et voilà pourquoi l’Autre sera cette fois tourné vers l’avenir, non-intentionnellement bien entendu : l’avenir de la Mort commencera alors à nous affecter comme absolument Autre, comme inassimilable à l’Un ou au Même. Ainsi n’ai-je fait que commenter les mots de Michel Henry cités au début de cette étude : « L’idée de la mort est la projection dans le futur de la condition d’un être qui n’est pas le fondement de lui-même ».
Notes de bas de page
1 EM, p. 232, etc.
2 Ibid., p. 237 ; Martin Heidegger, Kant und das Problem der Metaphysik, Frankfurt, Vittorio Klostermann, [1929] 1965, p. 158.
3 EM, p. 230 etc.
4 Martin Heidegger, Sein und Zeit, Tübingen, Max Niemeyer, [1927] 1976, p. 329.
5 BS, p. 106. Cf. AD, p. 232.
6 AD, p. 82.
7 E, p. 12.
8 AD, p. 221.
9 Edmund Husserl, Zur Phänomenologie des inneren Zeitbewusstseins (1893-1917), Husserliana, Bd. X, Haag, Martinus Nijhoff, [1928] 1966, p. 76 ; tr. fr., H. Dussort, Leçons pour une phénoménologie de la conscience intime du temps, Paris, PUF, 1983, p. 100.
10 Ibid., p. 73, 76 ; tr. fr., p. 97, 100.
11 Ibid., p. 75 ; tr. fr., p. 99.
12 Ibid., p. 112 ; tr. fr., p. 149.
13 Ibid., p. 80 ; tr. fr., p. 105.
14 Ibid., p. 82 ; tr. fr., p. 107.
15 Ibid., p. 81, 82 ; tr. fr., p. 107, 108.
16 Edmund Husserl, Zur Phänomenologie des inneren Zeitbewusstseins, op. cit., p. 83 ; tr. fr., p. 109.
17 Ibid.
18 Ibid., p. 119 ; tr. fr., p. 160.
19 Ibid., p. 100 ; tr. fr., p. 131.
20 Jacques Derrida, La voix et le phénomène. Introduction au problème du signe dans la phénoménologie de Husserl, Paris, PUF, [1967] 1976, p. 68.
21 Jacques Derrida, La voix et le phénomène, op. cit., p. 69.
22 Ibid., p. 70.
23 Ibid., p. 71.
24 Ibid., p. 72.
25 Ibid., p. 73.
26 Ibid., p. 75.
27 Ibid., p. 98.
28 Ibid., p. 77.
29 Ibid., p. 88.
30 Ibid., p. 95.
31 Jacques Derrida, La voix et le phénomène, op. cit., p. 76.
32 Ibid., p. 73.
33 Ibid., p. 75.
34 PM, p. 47 sqq.
35 Ibid., p. 32, etc.
36 Ibid., p. 40, etc.
37 Ibid., p. 32, 49.
38 Ibid., p. 36.
39 Klaus Held, Lebendige Gegenwart : die Frage nach der Seinsweise des Transzendentalen ich bei Edmund Husserl, entwickelt am Leitfaden der Zeitproblematik, La Haye, Martinus Nijhoff, 1966, p. 164.
40 Ibid., p. 165.
41 PM, p. 54.
42 Ibid., p. 55.
43 PM, p. 56.
44 Ibid., p. 57.
45 Klaus Held, Lebendige Gegenwart, op. cit., p. 171 [stetige Erneuerung von Selbstvergemeinschaftung].
46 Emmanuel Lévinas, Le temps et l’autre, Paris, PUF, [1979] 1985, p. 17.
47 Emmanuel Lévinas, De l’existence à l’existant, Paris, Vrin, [1947] 1978, p. 40.
48 Emmanuel Lévinas, Le temps et l’autre, op. cit., p. 26.
49 Emmanuel Lévinas, De l’existence à l’existant, op. cit., p. 93.
50 Emmanuel Lévinas, Le temps et l’autre, op. cit., p. 27.
51 Emmanuel Lévinas, De l’existence à l’existant, op. cit., p. 94.
52 Emmanuel Lévinas, Le temps et l’autre, op. cit., p. 28.
53 Emmanuel Lévinas, De l’existence à l’existant, op. cit., p. 141.
54 Emmanuel Lévinas, Le temps et l’autre, op. cit., p. 32.
55 Emmanuel Lévinas, De l’existence à l’existant, op. cit., p. 134.
56 Ibid., p. 135.
57 Emmanuel Lévinas, De l’existence à l’existant, op. cit., p. 157.
58 Ibid., p. 158.
59 Ibid., p. 160.
60 Emmanuel Lévinas, Le temps et l’autre, op. cit., p. 34.
61 Ibid., p. 20. Lévinas a maintenu son pluralisme jusqu’à sa dernière pensée : par exemple, une conférence de l’année 1983 et un article de l’année 1988 utilisent une pareille expression : « la pluralité [...] n’a pas à s’assembler en unité de l’Un », Emmanuel Lévinas, Transcendance et intelligibilité, Genève, Labor et Fides, 1996, p. 27 ; « Sur l’idée de l’infini en nous », dans Entre nous, Paris, Grasset, 1991, p. 229.
62 Emmanuel Lévinas, Le temps et l’autre, op. cit., p. 59.
63 Ibid., p. 61.
64 Ibid., p. 63.
65 Ibid., p. 64.
66 Ibid., p. 71.
67 Emmanuel Lévinas, « La mort et le temps », dans Dieu, la mort et le temps, Paris, Grasset, 1993, p. 24.
68 Emmanuel Lévinas, Le temps et l’autre, op. cit., p. 57 (nous soulignons).
69 Jacques Derrida, « Violence et métaphysique. Essai sur la pensée d’Emmanuel Levinas », dans L’écriture et la différence, Paris, Seuil, 1967, p. 182.
70 Emmanuel Lévinas, Le temps et l’autre, op. cit., p. 47.
71 Emmanuel Lévinas, Totalité et Infini, La Haye, Nijhoff, [1961] 1974, p. 282.
72 J’approuve la pensée de Lévinas exprimée dans son article en 1959, intitulé : « Réflexion sur la “technique” phénoménologique », selon laquelle l’« universalité est constituée à partir d’un sujet qui ne s’y absorbe pas. [...] Le moi phénoménologique n’apparaît pas, en fin de compte, dans l’histoire qu’il constitue, mais dans la conscience. Et ainsi il est arraché à la totalité » (Emmanuel Lévinas, En découvrant l’existence avec Husserl et Heidegger, Paris, J. Vrin, [1949] 1982, p. 120 [souligné par nous]). Et pourtant, dans Totalité et Infini, paru en 1961, il dit : « Dans l’intelligibilité de la représentation s’efface la distinction entre moi et l’objet ― entre intérieur et extérieur » (op. cit., p. 96) ; c’est une « disparition, dans le Même, du moi opposé au non-moi » (Ibid., p. 97). Ce texte considère l’« ipséité du moi » avant tout comme « particularité du bonheur de la jouissance », mais cette jouissance n’est que le « remous même du Même » ou son « exploitation » (ibid., p. 88). On devra donc dire qu’à la pensée de Lévinas manque presque toujours le même dans le Même, soit le même hors du Même.
73 Jacques Derrida, La voix et le phénomène, op. cit., p. 107.
74 Ibid., p. 108.
Auteur
Université préfectorale des Beaux-Arts et de la Musique d’Aichi, Japon
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Kierkegaard et la philosophie française
Figures et réceptions
Joaquim Hernandez-Dispaux, Grégori Jean et Jean Leclercq (dir.)
2014
La Vie et les vivants
(Re-)lire Michel Henry
Grégori Jean, Jean Leclercq et Nicolas Monseu (dir.)
2013