L’âme dans la pensée de Michel Henry
p. 71-79
Texte intégral
1Le concept de l’âme n’a aucun rôle théorétique dans l’élaboration des théories phénoménologiques de Michel Henry ; mais il a une grande importance pour l’interprétation qu’il fournit de moments fondamentaux de l’histoire de la philosophie ; Henry se sert du concept de l’âme comme d’un fil conducteur pour examiner certains de ces moments et faire émerger entre eux la continuité d’un développement unitaire. À travers cet examen de tels moments fondamentaux de l’histoire de la philosophie, il apparaît clairement comment dans le concept de l’âme s’expriment de véritables problèmes philosophiques, dont la signification réelle est mise en évidence quand on les affronte d’un point de vue phénoménologique.
I. Descartes
2Le premier auteur dans la pensée duquel Henry examine le concept de l’âme est Descartes. L’interprétation henryenne de la pensée de Descartes part de la négation que le cogito soit représentation ; ceci se produit à travers la considération du doute méthodique comme réduction phénoménologique, dans laquelle on ne met pas entre parenthèses tel ou tel objet, mais la transcendance même comme domaine du paraître ; elle ne peut plus s’attester comme indubitable de par elle-même ; la vérité de la transcendance doit avoir un fondement hors de la transcendance même. Le cogito, s’il était représentation, ne pourrait alors pas se poser comme vérité dernière ; ceci parce que la représentation est justement l’intentionnalité, l’ouverture de la conscience à cette transcendance-là qui est mise en échec par la réduction phénoménologique. Il faut donc considérer les modalités du cogito, les cogitationes, que Descartes énumère au cours de la deuxième des Meditations1. Nos cogitationes ne nous apparaissent pas dans la transcendance, mais plutôt dans un paraître immanent, dans lequel il n’y a aucune étrangeté entre la conscience qui éprouve, ce qui est éprouvé et l’épreuve même. Justement à cause de ce manque absolu de distance ou d’étrangeté, les cogitationes comme le doute ou le désir s’attestent de façon incontestable.
3Une fois établi que l’unique connaissance absolument certaine est le cogito, Descartes tire la conséquence que tout ce que je sais de moi-même (à ce point du parcours des Meditationes) est d’être une res cogitans ; cette res cogitans est identifiée par Descartes avec l’âme. Il est clair cependant que cette res cogitans ne doit pas être comprise comme une substance qui ait parmi ses propriétés celle de penser ; elle est la pensée même ; l’âme est donc une réalité consistant entièrement dans la pensée ; mais qu’est-ce que cette pensée ? Que sont les cogitationes de cette res cogitans ? La réponse la meilleure se trouve dans la liste déjà mentionnée des cogitationes ; le moi ou l’âme consiste dans ces mêmes cogitationes. En lisant cette énumération, on voit clairement que les cogitationes ne se limitent pas à la pensée représentative ; ce qui est commun à toutes les cogitationes citées ci-dessus et ce qui fait en sorte qu’elles soient toutes cogitationes n’est pas la représentativité, mais le fait de toutes s’attester dans l’immanence. Descartes a donc découvert un domaine de phénomènes précédemment non considéré : le terme « âme » dont il se sert, donc, n’indique pas un objet, mais un domaine phénoménologique, le domaine de l’immanence.
4Descartes, toutefois, n’approfondit pas réellement sa découverte d’une autre façon de se donner des phénomènes autre que la transcendance ; la même question de l’âme est développée par Descartes de façon incohérente avec l’identification initiale de l’âme avec le domaine de l’immanence : une fois que Descartes passe à la démonstration de la manière dont, sur le cogito, se fondent toutes les autres connaissances, il examine l’âme même comme une substance qui est objet de la pensée et qui se donne dans la transcendance (dans l’intentionnalité de la pensée même) ; par conséquent, elle est mise, du point de vue phénoménologique, sur le même plan que le corps. Le domaine de l’immanence est ainsi projeté dans une substance-âme qui ne peut qu’être objet de l’intentionnalité. Le dualisme cartésien, né comme dualisme phénoménologique, dégénère ainsi en un dualisme ontique.
5L’objectif de Descartes est en effet de trouver un fondement inébranlable pour la connaissance scientifique ; la recherche de ce fondement amène Descartes à découvrir le domaine de l’immanence, mais cette découverte reste fonctionnelle et liée à la fondation de la validité de la connaissance scientifique. Le domaine de l’immanence n’est donc pas thématisé au-delà de la considération de la fonction du cogito comme fondement de la connaissance des phénomènes transcendants ; une fois cette fonction achevée, la réflexion sur le domaine de l’immanence est mise de côté, du moment qu’il ne peut pas être objet de connaissance scientifique.
6À cela on lie aussi la façon dont Descartes considère l’affectivité comme dépendante de l’action du corps sur l’âme ; ceci implique que les deux soient considérés comme des réalités transcendantes en rapport d’action réciproque ; des mêmes cogitationes, donc, on a une véritable connaissance quand on réussit à en connaître causalement la genèse. Cette conception de l’affectivité contient cependant en soi le problème de l’action réciproque de l’âme et du corps. L’insolubilité de ce problème dérive évidemment du fait qu’on prétend comprendre un rapport entre les deux domaines du paraître comme s’il s’agissait d’une relation d’action réciproque entre deux objets transcendants. La pensée cartésienne s’enveloppe ainsi dans une aporie : si l’âme elle-même, son rapport avec le corps et ses affections doivent devenir objet des sciences pour être réellement connus, voilà que les mêmes cogitationes peuvent être réellement connues seulement par cette connaissance objective qui à son tour doit se fonder justement sur les cogitationes, sur leur auto-attestation.
II. Kant
7Un réel pas ultérieur dans le développement historique de la question de l’âme se trouve, selon Michel Henry, dans la critique de Kant à la psychologie rationnelle. Le développement du thème de l’âme dans la Kritik der reinen Vernunft se présente comme une critique de la psychologie rationnelle, c’est-à-dire d’une prétendue science métaphysique du sujet pensant ; cette discipline est édifiée sur l’application de la catégorie de substance au moi entendu comme sujet de chaque représentation ; toutefois telle application est illégitime, parce que les catégories ne peuvent s’appliquer qu’à des objets d’intuition possible, tandis que le sujet pensant n’en est pas un. Le sujet pensant, en effet, n’est pas intuitionné par le sens interne : le sens interne ne nous donne pas le sujet pensant, mais plutôt un moi empirique, un objet qui ne peut pas s’identifier avec le sujet.
8Du moi en tant que sujet pensant, en outre, non seulement nous n’avons pas d’intuition, mais pas de concept non plus ; chaque concept du sujet pensant, en effet, demanderait à son tour d’être une représentation pour un sujet ; nous ne pouvons donc avoir aucune représentation du moi, ni conceptuelle, ni intuitive. Alors ne savons-nous rien du moi ? Et pourtant pour Kant aussi, j’ai conscience que toutes mes représentations sont justement mes représentations, que dans chacune de mes pensées est impliquée la conscience que moi, je pense. Cette conscience nous donne de quelque façon le moi comme sujet. Mais que puis-je savoir du moi grâce à elle ? Si du moi il n’y a aucune représentation, je ne sais rien d’autre du moi sinon que le moi est le sujet de toutes mes représentations. Cette conscience du moi, alors, vaut pour chacune de mes représentations, mais elle est privée de tout véritable contenu. Justement parce que la conscience du moi a cette universalité, mais aussi ce manque de contenu, le moi est identifié par Kant avec le représenter même ou avec la forme de la représentation en général.
9Cependant ce représenter en général peut-il être identifié avec le moi ? Il nous est naturel de penser que chaque pensée est la pensée de quelqu’un qui pense ; Kant, toutefois, ne parle pas de la pensée comme d’un processus mental, qui est toujours la pensée de quelqu’un, mais de la pensée entendue au sens idéal et universel, c’est-à-dire comme la connaissance en général ; la pensée dont parle Kant ne renvoie alors pas à un sujet singulier, mais à un sujet transcendantal qui s’identifie avec le représenter même. Et pourtant, se demande Henry, pourquoi Kant se sert-il de la proposition « je pense » au lieu de se limiter à écrire « la pensée pense »2 ? Henry considère en effet qu’avec cette proposition on attribue illégitimement à la représentation ou à la pensée une ipséité qui n’est pas demandée par la conception kantienne de la pensée et qui au contraire a une autre origine : elle naît de l’immédiat « se donner » du moi à lui-même dans la conscience que chacune de ses représentations est, justement, une de ses représentations.
10Or, comment penser cette conscience que j’ai de moi-même ? D’un côté il ne peut y avoir aucune représentation de moi ; de l’autre, Kant identifie chaque paraître avec la représentation ; la conscience qui nous donne de quelque façon le moi ne peut donc pas être une représentation, ni ne pas l’être. Cet embarras, selon Henry, s’exprime dans la terminologie kantienne elle-même : Henry affirme en effet : « partout où Kant s’efforce de désigner l’être du je pense considéré en lui-même, la seule expression qu’il utilise sans éprouver aussitôt le besoin de la rectifier et de la remplacer par une autre, c’est celle de représentation intellectuelle »3. Kant lui-même précise à ce propos qu’avec cette expression il entend, non que le moi est un concept, mais seulement que le moi ne peut pas être objet d’intuition. Avec l’expression « représentation intellectuelle », cependant, selon Michel Henry, Kant a remplacé au moi, qui est donné dans cette conscience que le moi a de lui-même, la représentation du moi4 (une représentation qui ne peut être que celle d’un objet). La considération de la conscience que le moi a de lui-même aurait dû amener Kant à admettre un paraître non représentatif. Au contraire, avec l’affirmation selon laquelle le je pense serait une représentation intellectuelle, Kant a gardé l’identification entre le paraître en général et la représentation, mais ceci a provoqué dans sa pensée la censure de cette conscience du moi dont la considération s’était imposée à lui.
11On a affirmé plus haut que Michel Henry voyait dans la pensée de Kant un pas ultérieur par rapport à Descartes en ce qui concerne la question de l’âme ; il devrait maintenant être clair que Kant a effectivement dépassé les contradictions de la pensée cartésienne sur l’âme dans son immédiate décadence théorétique, mais dans le prolongement que Descartes lui-même donne à son intuition d’un domaine phénoménologique différent de la transcendance. Mais si Kant a en effet incontestablement démontré que le moi comme sujet ne peut pas être représenté, cela a cependant une grave conséquence : l’identification kantienne du paraître en général avec la représentation fait en sorte que l’impossibilité de trouver le moi dans la représentation signifie que le moi entendu comme sujet n’apparaît en aucune façon. Le fait que Kant prenne en considération la conscience du moi dans le sens de la conscience que toutes mes représentations sont justement des représentations pour moi apparaît dans sa pensée comme une inévitable incohérence.
12Descartes, toutefois, a montré que le moi s’atteste sans aucun doute dans l’immanence des cogitationes ; qu’en est-il des cogitationes cartésiennes dans la perspective kantienne ? Kant n’a pas nié leur phénoménalité ; toutefois ce sont pour Kant des phénomènes du sens intérieur ; leur paraître a la structure de la sensation. Pour cela leur considération ne permet pas de revoir l’identification du paraître avec la représentation. Le pas en avant constitué par les réflexions de Kant sur l’âme est alors surtout négatif : Kant libère la réflexion sur la question de l’âme de malentendus et d’absurdités en effaçant toutes les prétentions de retrouver l’âme dans la représentation, sans pour cela que sa pensée nous permette de savoir quelque chose de positif sur l’âme même.
III. Schopenhauer
13Le thème fondamental sur lequel se construit l’interprétation henryenne de la philosophie de Schopenhauer apparaît coïncider justement avec la question de l’âme. Le point de départ est la considération schopenhauerienne du corps ; la pensée de Schopenhauer part de la constatation, d’obédience kantienne, que chacune de nos expériences du monde est une représentation ; toutefois, pour Schopenhauer, un accès à la chose en soi est possible parce qu’il y a une réalité qui nous apparaît non seulement comme objet de représentation, mais aussi dans son essence en soi : cette réalité est notre corps, qui nous apparaît aussi bien comme représenté, que comme vécu intérieurement dans les actes de notre volonté.
14Voilà le progrès de Schopenhauer sur Kant : tandis que pour Kant le seul domaine du paraître est celui de la représentation, dans lequel il a exclu de façon définitive que notre même moi nous apparaisse, au contraire Schopenhauer montre, comme déjà Descartes, que certains de mes vécus m’apparaissent immédiatement et indubitablement sans être l’objet d’un sens ou de n’importe quel pouvoir de révélation différent d’eux ; comme Descartes, en outre, Schopenhauer non seulement a reconnu le domaine phénoménologique de l’immanence, mais aussi qu’un tel domaine est plus fondamental que celui de la transcendance. On a vu que pour Michel Henry, ce que Descartes entend par « âme » n’est que le domaine phénoménologique de l’immanence ; en redécouvrant le domaine de l’immanence, Schopenhauer redécouvre donc l’âme de Descartes, et lorsqu’il envisage le corps en tant que vécu intérieurement, il se réfère au domaine phénoménologique que Descartes indique comme « âme »5. Ce que Descartes au contraire indique comme « corps » est, dans la pensée de Schopenhauer, le corps comme objet de représentation. On voit donc clairement ici comment le concept d’âme est pour Henry un concept clé pour identifier des lignes de développement historique qui unissent entre eux des auteurs apparemment éloignés.
15Toutefois, par rapport à Descartes, Schopenhauer a accompli un pas décisif, en dépassant la traditionnelle position du problème de la relation de l’âme avec le corps ; Schopenhauer, en effet, n’entend pas le corps (comme objet de représentation) et l’« âme » (en utilisant ce terme pour indiquer le corps en tant que vécu intérieurement) comme deux réalités (transcendantes) séparées et en rapport d’action réciproque, mais comme une seule réalité qui nous apparaît de deux façons différentes.
16Malgré tout cela Schopenhauer non plus n’a pas su s’affranchir du préjugé selon lequel les véritables phénomènes sont seulement ceux de la transcendance. Même s’il a découvert dans une expérience immédiate des vécus immanents l’accès à la chose en soi, il n’a pas réellement su reconnaître dans cette expérience immédiate un véritable domaine du paraître ; pour Schopenhauer aussi en dehors de la représentation il n’y a que cécité ; pour cette raison, la volonté de Schopenhauer est aveugle.
17Une aporie émerge alors : s’il n’y a pas de phénomène en dehors de la représentation et si la volonté est en elle-même aveugle, comment cette expérience immédiate de notre corps à laquelle Schopenhauer attribue la fonction de nous ouvrir la voie vers la chose en soi est-elle même possible ? Schopenhauer lui-même doit admettre que l’expérience aussi que nous faisons de notre moi ne peut être elle-même que représentation ; du reste, selon lui, nous n’avons jamais l’expérience de la volonté dans son unité, mais toujours de chacun de nos actes de volonté, qui sont appris dans le temps entendu justement comme une des formes de la représentation. Le fondement même de tout l’édifice de pensée de Schopenhauer est ainsi explicitement nié : l’expérience qu’on prétend être à la base de la possibilité d’atteindre la chose en soi au-delà des représentations résulte être elle-même représentation. Pour éviter cette aporie, il aurait fallu une phénoménologie de la subjectivité, c’est-à-dire un examen phénoménologique des vécus immanents qui nous révèlent qu’en marge de la transcendance se donne un autre champ phénoménal ; un tel examen phénoménologique de ces vécus négligé par Schopenhauer a été toutefois conduit par Maine de Biran quelques années avant que Schopenhauer n’écrive sa plus grande œuvre.
IV. Maine de Biran
18L’insolubilité du problème de la relation de l’âme et du corps a été jusqu’ici considérée comme due à une fausse et trompeuse considération de l’âme comme objet transcendant ; toutefois dans Philosophie et Phénoménologie du corps, dans l’horizon d’un examen de la pensée de Maine de Biran, l’insolubilité du problème apparaît due à une considération tout aussi trompeuse du corps, qui dans la philosophie occidentale est considéré seulement comme corps objet, non comme corps vécu dans l’immanence et en première personne. Ces deux explications de l’insolubilité du problème de l’action réciproque de l’âme et du corps ne sont pas en contraste entre elles ; au contraire, ce ne sont finalement que deux aspects de la même erreur philosophique : la considération de la transcendance comme unique domaine phénoménologique fait en effet en sorte que l’expérience immanente de notre vie soit complètement négligée ou refoulée ; de cette façon, d’un côté le corps se réduit au corps objectif, du moment que le corps intérieurement vécu appartient à un domaine d’expérience qui n’est plus considéré véritablement comme tel ; de l’autre, l’âme est privée de son être le plus véritable et elle est considérée simplement comme un objet transcendant. Il peut sembler qu’en tout cela deux termes du problème soient éliminés, le corps comme intérieurement vécu et l’âme comme domaine de l’expérience immédiate que chacun a de soi ; toutefois cela n’est pas vrai : comme on l’a vu, en effet, ces deux termes s’identifient ; l’âme n’est pas une substance extérieure, transcendante et séparée du corps immédiatement ou intérieurement vécu ou, pour utiliser la terminologie henryenne la plus appropriée, de la chair vivante ; l’âme est vraiment la même chair vivante, le même corps vécu dans l’immédiateté de l’immanence. Tout cela, comme on l’a déjà vu, est la clé pour la solution du problème de l’action réciproque du corps et de l’âme : si l’âme n’est autre que la chair vivante ou le corps vécu dans l’immédiateté, il n’y a plus de problème d’action réciproque entre le corps et l’âme ; ils sont plutôt la même réalité. Si cependant on reconnaît au corps de ne pas être seulement objet (de représentation), mais aussi corps subjectif ou chair vivante, la difficulté de Schopenhauer est également surmontée : justement comme chair vivante, en effet, notre corps est le domaine même de l’expérience que chacun de nous fait immédiatement de soi-même. Il est donc clair qu’en dehors de la représentation, il n’y a pas la cécité de la volonté de Schopenhauer, mais la véritable expérience que nous faisons de nous-mêmes ; et en conduisant une véritable phénoménologie du corps subjectif, Maine de Biran a justement montré indiscutablement tout cela en résolvant définitivement la question du rapport du corps et de l’âme.
19À ce point de notre développement, on ne peut pas ne pas se poser la question : si la réponse aux difficultés de la philosophie de Schopenhauer se trouve dans la pensée de Maine de Biran et si la formulation de cette réponse est antérieure à la publication de la principale œuvre de Schopenhauer, pourquoi Michel Henry dessine-t-il une ligne Descartes-Kant-Schopenhauer en introduisant Maine de Biran comme un correctif à Schopenhauer, au lieu de tracer simplement une ligne Descartes-Kant-Maine de Biran ? Cela est probablement dû au fait que les enquêtes de Michel Henry sur l’histoire de la philosophie sont adressées aux grandes questions que la philosophie doit affronter aujourd’hui ; en ce sens, l’importance de l’influence exercée par Schopenhauer sur la pensée contemporaine, une influence encore aujourd’hui très forte surtout à travers celle de Freud, rend nécessaire de sortir du dilemme : « représentation ou inconscient ». Michel Henry entend alors indiquer à la philosophie contemporaine une issue de cette grave situation, et cette issue se trouve dans la pensée d’un très grand philosophe mais négligé déjà à son époque et aujourd’hui oublié, c’est-à-dire justement Maine de Biran.
V. Conclusion
20Dans ces pages on a examiné l’usage que Michel Henry fait du terme « âme » comme critère d’individuation d’une ligne de réflexion philosophique ; il reste cependant la question de savoir quelle actualité philosophique ce concept peut avoir dans la perspective d’une phénoménologie de la vie. Il ne s’agit pas d’attribuer d’une manière forcée une actualité à un concept qui a exercé une fonction historique fondamentale ; il s’agit plutôt de suivre la méthode que Henry lui-même a utilisée et qui s’est révélée féconde entre ses mains. Si en effet Henry n’utilise pas le concept d’âme dans la construction de sa philosophie, cela ne veut pas dire que dans sa pensée un rôle implicite de ce concept ne puisse pas être reconnu, de la même façon qu’il reconnaît le concept de l’âme à l’œuvre dans la pensée de Schopenhauer.
21Évidemment, dans la pensée de Michel Henry, il ne peut y avoir aucun espace pour une réévaluation de l’âme comme substance transcendante, comme objet ; pour que le concept de l’âme ait encore un rôle, il est justement nécessaire qu’on dépasse la conception de l’âme dans le sens ontique et qu’on fasse de l’âme, au contraire, un domaine de notre expérience : ce domaine vient coïncider avec celui de la chair vivante. Dans ce sens, l’examen de Michel Henry du concept d’âme est une des voies à travers lesquelles on peut arriver à combattre la barbarie contemporaine qui réduit l’homme à une chose parmi les choses6. Qu’est-ce qui différencie en effet l’homme des choses ? Traditionnellement la réponse est claire : l’âme. Cependant comment l’âme peut-elle être ce qui distingue l’homme des choses quand il semble que les sciences (et en particulier celles qui étudient l’homme) en discréditent intégralement le concept ? Si la prétention de l’homme de ne pas être réduit aux choses semblait trouver sa propre garantie dans la possession de l’âme de la part de l’homme, maintenant ce même concept semble ne plus avoir aucune crédibilité ; d’autre part sur le plan du corps entendu comme corps physique, matériel, comme corps objet, on ne peut certainement pas rechercher une véritable différence entre l’homme et les choses.
22Un des plus grands buts de Michel Henry est cependant celui de justement démontrer de façon vraiment sûre la différence de l’homme par rapport aux choses ; son plus grand mérite, en ce sens, est le fait que dans sa pensée l’irréductibilité de la vie de l’homme à l’objectivité matérielle n’est pas soutenue à travers l’invention métaphysico-spéculative d’un arrière-monde où résideraient les aspects proprement spirituels de la vie de l’homme, et où ces aspects spirituels seraient aussi objectifs que les objets des sciences, bien qu’ils soient inaccessibles à celles-ci ; Michel Henry, plutôt, a fondé cette irréductibilité sur le plan phénoménologique, en montrant que, en plus de l’expérience des sens et de l’intellect, il se donne un autre domaine du paraître, celui de la vie qui s’éprouve immédiatement elle-même dans sa propre affectivité, dans sa propre souffrance et dans sa propre joie.
23Cette démonstration de l’essentielle altérité de l’homme par rapport aux choses implique cependant alors aussi la récupération, sinon du concept de l’âme (qui, comme on l’a vu, n’est pas réellement utilisé par Michel Henry dans la construction de ses théories philosophiques), au moins de ces motifs phénoménologiques qui dans l’histoire de la philosophie ont été à la base de la formation et du développement de ce concept. En faisant de l’âme, non un objet transcendant, mais un domaine phénoménologique d’expériences indéniables connues par chacun, Michel Henry décrète son impossibilité d’être éliminé (bien entendu, pas l’impossibilité d’éliminer le terme « âme », que Michel Henry lui-même abandonne) de la conception de l’homme ; en ce sens, reconnaître à l’homme l’âme et reconnaître sa différence par rapport aux choses nous renvoie à une même racine phénoménologique.
Notes de bas de page
1 « Sed quid igitur sum ? Res cogitans. Quid est hoc ? Nempe dubitans, intelligens, affirmans, negans, volens, nolens, imaginans quoque, & sentiens » (Meditatio II, 8).
2 Cf. « Le concept d’âme a-t-il un sens ? », dans PV-I, p. 19.
3 GP, p. 150.
4 Ibid.
5 GP, p. 215 et « Schopenhauer : une philosophie première », dans PV-II, p. 123.
6 B, p. 6.
Auteur
Université du Piémont Oriental « A. Avogadro », Italie
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Kierkegaard et la philosophie française
Figures et réceptions
Joaquim Hernandez-Dispaux, Grégori Jean et Jean Leclercq (dir.)
2014
La Vie et les vivants
(Re-)lire Michel Henry
Grégori Jean, Jean Leclercq et Nicolas Monseu (dir.)
2013