Le devenir d’une pensée. Michel Henry à Louvain-la-Neuve
p. 13-19
Texte intégral
1C’est toujours une joie immense, pour un recteur, de venir saluer des congressistes arrivés des quatre coins du monde pour partager des recherches et des savoirs divers, mais aussi pour s’interroger dans une réciprocité respectueuse et, très naturellement en ce sens, « faire communauté », selon une idée tellement chère à Michel Henry, ce grand penseur des exigences éthiques de la vie intersubjective.
2En regardant le programme de ce congrès consacré à la pensée et à l’œuvre de Michel Henry, j’ai été immédiatement frappé par la diversité de vos provenances, mais aussi par celle tellement variée de vos disciplines spécifiques et également par le caractère résolument intergénérationnel de cette rencontre.
3À vous qui venez de l’Argentine, de la Colombie et du Brésil ; de la Corée du sud et du Japon ; du Canada, du Québec et des États-Unis ; mais aussi du Liban, de l’Autriche, des Pays-Bas, de la Roumanie, de l’Espagne, de l’Allemagne, du Royaume-Uni, du Portugal, de la Pologne, de l’Italie, de la France et bien sûr de la Belgique, à chacune et à chacun de vous, je tiens donc à dire mes plus cordiales et mes plus chaleureuses salutations, au nom de l’Université catholique de Louvain, qui vous accueille.
4Bien sûr, il ne me revient pas ce soir, devant un tel auditoire de spécialistes, de présenter ou de commenter la pensée de Michel Henry, et encore moins de vous convaincre de son originalité comme de son importance et de sa pertinence dans le champ de la philosophie contemporaine. Cependant, je tiens à vous confier qu’un trait de cette pensée a pleinement retenu mon attention, tant il justifie à lui seul qu’une Université comme la nôtre lui ouvre ses portes, et se propose d’accueillir tous ceux qui, dans l’avenir, assumeront la lourde tâche d’exploration de ses archives.
5En effet, j’ai été frappé par l’intense modernité de la question grave et décisive - même si elle se dit dans une simplicité apparente - cette question qui, très tôt, met à la tâche le jeune Michel Henry : « Je voulais savoir qui j’étais ». Dit autrement, la volonté, le savoir et l’identité, selon une triade de notions que je sais tellement chères à mes collègues philosophes.
6Or il me semble ainsi que chaque moment déterminant de l’existence de Michel Henry fut marqué par cette profondeur de l’interrogation existentielle. Que ce soit dans le maquis, qu’il prit héroïquement dès l’âge de 20 ans, dans ses recherches philosophiques, dans son travail journalier, dans son activité de romancier, dans sa longue carrière de professeur d’université à Montpellier, en somme dans la quotidienneté de la vie, à chaque fois Michel Henry m’est apparu comme un ardent défenseur de la vie subjective authentique, mais aussi de l’intériorité mystérieuse et intangible de l’existence humaine et, par conséquent, de l’exigence absolue de mener une vie éthique, ce qu’il fit d’ailleurs lui-même, s’il est vrai qu’il se tint à l’écart des intrigues humaines, comme il se tint à distance des honneurs académiques ou mondains et des modes philosophiques dont il attendait qu’elles se consument comme de petits feux de paille, estimant qu’il était plus nécessaire de se vouer à une tâche de fond, précisément pour toujours mieux penser, mieux travailler, mieux enseigner, en somme pour mieux vivre.
7Mais ce qui peut aussi apparaître comme une exigence de résistance ne fut pas seulement pour lui un « éthos » - c’est-à-dire une manière de vivre - mais bien plus un « pathos de la pensée » - c’est-à-dire une pensée généreusement incarnée -, pour rendre à la parole, à chaque parole humaine et singulièrement à la parole philosophique, son amplitude la plus forte, exigeant en définitive que toute parole soit accordée à cette intériorité dont je parlais plus haut. Or ce « pathos de la pensée », dans sa portée éminemment subversive et dans sa plus haute résistance, c’est également dans un champ proprement pratique que Michel Henry aura éprouvé la nécessité de l’exercer.
8Comme je viens de l’évoquer, il le fit très tôt, dans la résistance contre la barbarie nazie, où il prit la mesure de ce qu’il peut y avoir de plus tragique dans l’existence, précisément en ces instants où tout peut basculer parce que la feintise, le mensonge et la haine sont capables de miner et d’anéantir les relations humaines les plus immédiates, remettant en cause ce lien fragile entre l’intériorité la plus radicale et sa manifestation parfois trompeuse ou subvertie dans des actions, tournées vers la vie ou dramatiquement vers la mort.
9En ce sens, Michel Henry - parce qu’il est un philosophe de la vie - est un philosophe résolument optimiste et généreux. Il faut ainsi retenir que, pour lui, « la vie n’est pas une force obscure », mais bien plus une force profondément optimiste, une force positive de révélation de soi, même si elle peut effectivement comporter sa part de tragique. En somme, la vie est une force qui est capable de porter en elle un puissant principe d’inversion, capable de transformer tout malheur profond en une source d’espoir et de béatitude, donc de vie finalement et ultimement heureuse.
10J’ai été ainsi frappé quand j’ai lu que, pour Michel Henry, l’art est « la vie sensible qui veut sentir davantage », et que l’éthique « est quelque chose qui veut permettre à l’amour de se répandre » et plus encore que la connaissance « tend à l’accomplissement de nos besoins et désirs », si bien qu’il estimait qu’il y a de la sorte une « joie » et une « ivresse de la connaissance », ajoutant aussitôt - et je me permets de le citer : « s’il n’y avait pas cette ivresse de la connaissance, vous n’auriez pas des chercheurs qui passent leur vie entière dans des conditions difficiles à faire ce qu’ils font parce que la connaissance elle-même est soutenue par la vie ».
11Quelle vision profonde que cette idée de l’accroissement incessant, pour nous qui avons pour missions essentielles de chercher, d’enseigner et de servir.
12Dès lors, s’il en est ainsi, c’est que ce philosophe de la vie a pensé cette vie comme une puissance radicale d’affirmation et d’attestation de soi, mais aussi comme un lieu de vérité où chacun peut retrouver sa condition d’existence la plus authentique, la plus véridique, la plus accordée, dans le sens étymologique de ce mot, c’est-à-dire la plus en consonance avec le cœur, si celui-ci est bien compris comme le lieu de l’intériorité, de la dignité et de la réflexivité. C’est en tout cas dans cette ligne de la « force de la vie » que je lis la critique que Michel Henry a portée au système technico-économique, celui du capitalisme envahi par la technique, qui est pour lui une force d’inertie, et même une sorte d’instinct de mort. Or le fait que Michel Henry ne cesse de demander que l’individu vivant soit au fond de chaque société est bel et bien programmatique, puisque, selon lui, « toute société qui n’aurait plus au principe d’elle-même cette activité inlassable de l’individu vivant serait une société qui serait privée de toute richesse ».
13Et comment ne pas vous dire que j’ai été également saisi en lisant ce constat qu’il porte quand il évoque l’effondrement du communisme : « À partir du moment où les individus n’ont plus rien fait et c’est ce qui s’est passé dans ces régimes et c’est ce qui se passe nécessairement dès que ce n’est plus à l’individu de travailler ; dès qu’on a remplacé l’individu par des abstractions telles que la « classe sociale », par le « parti », la mort est inscrite au programme. Pourquoi ? Parce que les abstractions n’ont jamais rien fait. On n’a jamais vu la société en train de travailler ». Il est évident que c’est ici un appel puissant à faire en sorte que toutes nos institutions de travail, de recherche, d’enseignement et de pensée ne soient jamais des lieux où l’individu est désubjectivé et privé de ses conditions les plus essentielles de vivant, au point de devenir une silhouette inerte et le fantôme de sa propre existence.
14Par conséquent, s’il en est ainsi, c’est que, pour Michel Henry, l’homme ne peut jamais être absent de son univers de vie, de travail, de relation et d’action. Et l’on comprend aussi qu’il se soit indigné, avec force, contre la réduction de l’individu vivant à un simple élément d’une totalité, comme il le fit dans son livre sur Marx, comme plus tard, et de manière tout à fait visionnaire, dans Du communisme au capitalisme, où il montrait que la barbarie peut constituer, dans sa dimension totalitaire et quels que soient les visages qu’elle est historiquement susceptible de prendre, la perpétuelle tentation du politique.
15La même force, la même analyse et la même perspicacité se retrouvent dans la longue et intense méditation sur l’Université, dans ce chapitre mémorable qu’il lui a consacré dans son livre Barbarie, y montrant que l’Université était appelée à être un haut lieu de la résistance contre la destruction toujours possible de la culture. Je tiens à rappeler trois traits majeurs de cette audacieuse réflexion au sujet de ce lieu qui fait que ce soir nous pouvons nous retrouver.
16Le premier est que Michel Henry a bien compris que l’Université doit être un espace de dignité où l’on entre en « possession d’un langage, d’un savoir, d’une technique, et cela dans un enseignement et par-lui », si bien que c’est toujours à un acte émouvant de découverte et de possession de soi que l’on assiste chez celui qui comprend, là où spécifiquement l’Université est le lieu où l’on transmet un savoir dans un enseignement et où l’on ne cesse de l’accroître dans une recherche.
17Le second est que notre philosophe a bien vu la nécessaire tension dialectique entre la Société et l’Université, parce que leurs fonctions sont différentes et parce que la praxis qui caractérise ces deux milieux de vie ne peut être confondue. Il y a donc ce qu’il appelle une nécessaire « frontière » entre les deux entités, et ceci très singulièrement parce que l’Université doit rester un lieu de culture de la vie où chacun doit réaliser pleinement « ses dons et ses capacités personnelles », donc ce que Michel Henry nomme « l’individualité propre qui est l’essence de l’humanité en chaque femme et chaque homme ».
18Enfin, je crois qu’il a vu clairement combien l’enseignement ne peut qu’être construit sur une exigence forte et sur un engagement constant de celui qui en a reçu la mission et peut-être même la vocation. N’allait-il pas jusqu’à dire, certes avec un tantinet d’ironie, qu’un enseignement universitaire était tellement exigeant qu’il faudrait inverser le rythme des années sabbatiques et les attribuer au rythme de 7 ans de recherche pour une année d’enseignement ? Cette idée - dont vous avez compris que sa réalisation pourrait bien être un cauchemar pour un recteur - reste toutefois illustrative en son utopie, car elle nous redit ce lien intense et coessentiel entre la recherche et l’enseignement.
19Ainsi, Mesdames et Messieurs, on peut vraiment dire que Michel Henry aura dynamiquement repensé les problèmes majeurs de la vie des hommes : leur corporéité, leur affectivité, le sens de l’économie et du politique, les valeurs du travail, les lois éthiques, le rôle de l’esthétique et de l’œuvre d’art, sans oublier la place que peut prendre une méditation sur les religions.
20Et, en évoquant simplement quelques traits de cette pensée tellement séduisante, vous aurez compris que je me réjouis que le support écrit qui l’a portée se retrouve dans une Université comme la nôtre, qui tente elle aussi de vivre ces exigences décisives de la condition humaine authentique, puisque notre mission est éducative et doit être de la sorte porteuse de sens et d’avenir, si notre communauté universitaire, en son acception la plus large, entend bien de la sorte être au service - en un sens bien compris - de la société et y apporter la précieuse contribution du savoir et de l’expertise scientifique, au gré des aléas de l’histoire et du temps.
21Or n’est-ce pas justement cette conviction qui anime la constitution d’un fonds comme celui que nous inaugurons aujourd’hui ? Je veux dire par là que l’important n’est justement pas ce qui se trouve destiné à passer, mais combien plus que ce qui compte est ce qui perdure sous le temps qui passe, et doit ainsi être conservé contre ce passage du temps. Et plus encore, ce fonds d’archives n’est-il pas aussi destiné à montrer, tout à la fois, la force créatrice, mais aussi la patiente et longue, parfois laborieuse, maturation du concept et de l’idée ?
22En ce sens, c’est d’abord un gain proprement herméneutique - mais aussi éthique - que votre communauté philosophique aujourd’hui réunie est en droit d’attendre des travaux qu’il sera désormais possible d’entreprendre sur et autour de l’œuvre henryenne : qu’il s’agisse d’une étude précise, manuscrits à l’appui, de la genèse textuelle de telle ou telle œuvre, avec ses nécessaires hésitations et ses variantes ; ou bien encore, de la généalogie, au travers des notes personnelles de l’auteur, de telle ou telle notion, de tel ou tel thème voire de telle ou telle préoccupation théorique ; ou encore de la reconstitution du contexte historique ou philosophique dans lequel elles ont pris naissance, par l’examen des sources et des influences, parfois implicites, dont des travaux préparatoires portent toujours la marque.
23À cet égard, gageons donc que l’ouverture publique du Fonds Michel Henry marquera une nouvelle étape dans la réception et la compréhension de son œuvre, et sera l’occasion, pour de nombreux chercheurs, de mener un travail scientifique de qualité, propre à assurer le rayonnement et la diffusion qu’elle mérite. Mais, comme en témoigne le succès de ce congrès d’inauguration, il s’agit aussi d’autre chose, de quelque chose de plus diffus, que Michel Henry aurait sans doute nommé « invisible », une chose à laquelle, en tant que recteur de cette Université, je ne peux qu’être sensible, et qui touche justement à la joie de contribuer à la préservation de ce que, en paraphrasant Nietzsche, il faudrait appeler l’« inactualité » d’une grande œuvre. Or cette « inactualité » fait que vous allez pourtant en devenir les gardiens, puisque c’est bien un patrimoine de la culture et de l’humanité, qui est déposé ici.
24En terminant ce discours, je voudrais remercier très chaleureusement le Professeur Anne Henry. Il est vrai que lorsque le Professeur Jean Leclercq l’avait invitée en 2004, à l’occasion de l’éméritat du Professeur Troisfontaines, elle avait été conquise par notre Université. Elle la trouvait à la fois jeune et ancienne, soucieuse de la transmission vraie des savoirs, exigeante dans ses valeurs d’enseignement et de recherche ; elle la jugeait aussi fidèle à sa longue tradition d’hospitalité de la pensée et des hommes qui la font et elle ajoutait qu’elle trouvait le campus charmant avec ses maisons typiques de briques rouges, rappelant tellement le Nord et le goût de la terre, du stable, du concret chaleureux ; mais surtout, disait-elle, notre Université est au cœur de l’Europe et elle contribue à la façonner.
25Ce constat nous touche plus que tout, et nous le percevons tout à la fois comme un compliment, mais aussi comme un défi exigeant. Mais quoi qu’il en soit, je tiens publiquement à la remercier d’avoir choisi cette Université pour déposer le patrimoine intellectuel, humain et vivant de son mari, et peut-être aussi - si tout se concrétise - la belle et symbolique collection d’œuvres d’art qu’elle a créée avec lui, permettant ainsi que les chercheurs qui viendront scruter la genèse de l’œuvre de son mari pourront aussi retrouver quelque chose de leur vie commune, en regardant des toiles et des œuvres d’art qui auront porté son propre regard et surtout sa passion intense pour l’activité culturelle et artistique des vivants, ceux-là même qui peignant ou sculptant ne cessaient de laisser jaillir en eux les forces et les pouvoirs incantatoires de la Vie.
26Je me réjouis donc que cette œuvre trouve l’hospitalité en notre Université de Louvain, elle qui a su, depuis si longtemps, se montrer réceptive aux archives philosophiques et littéraires, mais elle qui s’est aussi montrée, et singulièrement dans ce cher Institut supérieur de philosophie, attentive à la pensée d’expression phénoménologique, si bien que l’œuvre d’un éminent penseur de ce courant philosophique ne pouvait recevoir pareil écrin que cette structure où la phénoménologie est enseignée avec passion et fait l’objet de recherches d’excellence.
27Je voudrais conclure mon intervention par une idée que j’ai évoquée plus haut et que je dois à Michel Henry. Il s’agit de cette idée qu’il soutient, en la reprenant à Aristote, qui est que « toute activité s’accompagne d’un plaisir ». L’acte de voir, explique-t-il par exemple, ayant son siège réel et ultime dans ce « pathos » de la personne dont on parlait plus tôt, il s’en suit que chaque voir, chaque regard et chaque accroissement de la vision sont toujours une joie. Dès lors, je fais ainsi l’hypothèse, dans cette ligne de pensée, que chaque accroissement de la connaissance que vous vivrez durant ce congrès, et après encore, peut aussi se comprendre comme une joie intérieure, très pure et radicale.
28Mesdames, messieurs, chers collègues et chers étudiants, en vous redisant bien sûr ma gratitude pour votre présence qui nous honore, je tiens à vous adresser mes vœux les plus chaleureux pour la poursuite de vos travaux et naturellement je veux aussi formuler les vœux les meilleurs pour ce Fonds philosophique, en lui souhaitant d’être pleinement à la hauteur de celui qui lui a donné la vie. Mais plus profondément encore, au regard de cette loi affective de l’accroissement de la vie, vous comprendrez que, dans le cadre de ce congrès et en ces temps de fin d’année, je vous souhaite à chacune et à chacun la joie, la plus intérieure et la plus vraie.
Auteur
Professeur, Recteur de l’UCL
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