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Introduction

p. 1-3


Texte intégral

1En écho à ses découvertes sensationnelles à Knossos, Sir Arthur Evans élabora la première civilisation européenne. Très nettement influencé par son milieu culturel et ses expériences passées, il dota la société du roi Minos de caractéristiques qui la singularisèrent tout particulièrement (Farnoux 1993 ; MacGillivray 2000b). Se faisant, Evans ancra solidement plusieurs conceptions et établit durablement les fondements de l’archéologie minoenne. L’image d’une société pacifique régie par un Roi-Prêtre trônant à Knossos imprégna les mentalités. Si la construction d’Evans perdit peu à peu de son lustre au fil de découvertes venant discréditer certaines de ses considérations, son influence reste indéniable. En effet, qu’il s’agisse d’un ‘knossocentrisme’ vivace ou d’une tendance à nimber la culture minoenne d’une aura rituelle originale imprégnant toutes ses manifestations, le spectre de Minos plane toujours. À l’heure actuelle, bien qu’une certaine déconstruction du modèle d’Evans offrit les promesses de bases saines sur lesquelles échafauder une nouvelle compréhension de la société minoenne, les archéologues continuent à se heurter à des nombreux écueils et peinent à s’accorder sur le fonctionnement de cette dernière. On admet malgré tout généralement que c’est à l’époque néopalatiale que la civilisation minoenne atteignit ce que d’aucuns considèrent comme son âge d’or. Une ère de prospérité dont l’écho résonne toujours dans les impressionnants vestiges architecturaux et les créations artisanales et artistiques qui, toutes partielles et défraichies qu’elles soient, n’ont de cesse d’étonner les spécialistes. Si l’expression matérielle de la culture minoenne retient tant l’attention, c’est que cette dernière reste empreinte de mystères et continue de défier l’imagination de ceux qui s’y intéressent. Évidemment, malgré le fait que certains pans de cette culture restent pour l’instant hors d’atteinte1, de nombreuses fouilles et publications viennent considérablement enrichir les connaissances en la matière ; l’engouement et l’intérêt scientifique allant de pair avec le défi que représente la compréhension d’une société foncièrement énigmatique. Parmi les réalisations matérielles de la société néopalatiale, l’architecture retint considérablement l’attention. Au-delà du fait que, comme nous aurons l’occasion de l’évoquer par la suite, le milieu bâti peut fournir de précieux indices sur la culture en étant à l’origine et que, par conséquent, les archéologues s’y intéressent tout particulièrement, le vocabulaire architectural néopalatial frappa très rapidement de par son originalité et son élaboration. Bien qu’il soit évident que la compréhension de la société néopalatiale ne peut être le fait d’une seule étude de l’architecture, cette démarche fut plus d’une fois privilégiée et fut à l’origine de nombreuses considérations intéressantes et riches en enseignements.

2Cependant, à quelques rares exceptions près, force est de constater qu’on adopta assez rarement une approche systématique de l’architecture néopalatiale. Le souhait d’entreprendre cette recherche s’est donc cristallisé autour de cette réflexion. Notre intérêt pour l’environnement architectural néopalatial fut alimenté par la découverte de sa complexité mais surtout par le constat qu’une indéniable régularité - un ordonnancement cohérent - fondait cet espace bâti au-delà de l’hétérogénéité de ses expressions physiques (Preziosi 1979 ; Preziosi 1983). Ce constat fait écho à certaines préoccupations caractérisant la méthode d’analyse avec laquelle nous développâmes une affinité particulière et qui rendait possible une approche originale et systématique du bâti néopalatial. En effet, l’analyse de la syntaxe spatiale a, entre autres vocations, celle de permettre un examen poussé de la relation complexe entre le milieu bâti et le facteur humain2. Bien que la méthode en question soit abordée en détails dans le premier chapitre de ce travail, on peut d’ores et déjà en donner un bref aperçu. Appliquant à chaque édifice étudié un traitement graphique et quantitatif similaire, l’analyse de la syntaxe spatiale permet de dépasser certains problèmes inhérents à la diversité du bâti néopalatial. D’une part, elle rend possible la comparaison de réalisations architecturales à l’hétérogénéité très marquée ; d’autre part, chaque bâtiment étant l’objet d’une démarche analytique similaire, elle offre l’avantage de ne pas devoir recourir à des catégorisations trop strictes du bâti afin d’en faciliter l’étude. Notre souci principal étant de tenter d’affiner la compréhension que l’on a du vocabulaire architectural de l’époque néopalatiale, l’objet de l’étude et son principal angle d’approche furent donc choisis. Par conséquent, nous souhaitons pousser plus avant l’examen de la manière dont se structurait l’espace architectural minoen. Cependant, tenter de ‘décrypter’ la syntaxe de cet environnement bâti s’inscrit évidemment dans un souci d’appréhender la société en étant à l’origine3. Par la suite, nous aurons l’occasion de revenir de manière détaillée tant sur la méthode d’analyse susmentionnée que sur le corpus architectural retenant notre attention.

3En ce qui concerne la société minoenne, les considérations suivantes ont pour vocation de dresser un bref état de la question afin de baliser quelque peu le déroulement de l’analyse. De manière générale, nous aurons l’occasion d’en aborder à nouveau certaines au terme de l’étude, à la lumière des résultats obtenus. Actuellement, les débats se focalisant sur l’organisation de la société minoenne et par extension, son fonctionnement économique et politique, vont bon train. Le récent colloque ayant eu lieu à Louvain-la-Neuve dessina clairement deux tendances fondamentalement opposées en ce qui concerne l’époque néopalatiale4. D’un côté, les tenants d’un modèle plus traditionnel mirent l’accent sur l’existence d’une organisation de nature hiérarchique (Betancourt 2002 ; Warren 2002). La Crète, sous la tutelle de Knossos, aurait connu une ère de paix et se serait développée, donnant naissance à une culturelle matérielle extrêmement élaborée. Ce modèle place la Crète centrale en avant-plan et défend l’existence d’une élite gouvernante. En réaction à cette optique, certains chercheurs affirmèrent que les données archéologiques au sens large évoquaient l’existence d’un modèle social différent, moins unitaire et insistèrent sur le fait que l’argumentation conduisant au ‘ modèle hiérarchique’ était biaisée à plus d’un titre (Driessen 2002 ; Schoep 2002b, 2002c ; Hamilakis 2002a, 2002c). Ces chercheurs défendirent donc l’existence d’une société tenant davantage de l’hétérarchie, constituée d’entités différentes impliquées dans des réseaux de relations complexes (corporate groups, factions,…)5. Cette brève description ne rend justice à aucune des deux ‘écoles de pensée’ dans la mesure où elles se développent évidemment sur un socle théorique qu’il est impossible de résumer en quelques phrases et font appel à un éventail de données dont l’énumération nous conduirait bien au-delà des limites de cet ouvrage. Cependant, cette évocation succincte permet de mesurer le fait qu’on est loin d’atteindre un consensus en la matière. La seule certitude semblant se dégager est que la société minoenne « qualifies as a Middle-range society, a community somewhere on the continuum between egalitarian and highly-stratified » (Driessen à paraître c). Récemment, Driessen s’attela à proposer un modèle interprétatif se focalisant essentiellement sur l’organisation sociale, démarche qu’il considéra comme nécessairement préliminaire à toute considération ayant trait au concept de political economy au sens large (Driessen à paraître c). Le modèle en question, hérité d’un concept Levi-Straussien remis au goût du jour et réévalué par divers chercheurs (Carsten et Hugh-Jones 1995 ; Joyce et Gillepsie 2000), est baptisé « established house » dans le cadre de l’utilisation qu’en fait Driessen pour la Crète minoenne6. Il n’est pas dans notre intention de proposer ici une évaluation détaillée de ce mode d’organisation sociale, aussi nous contenterons nous de faire référence à la définition qui en est donnée. Une « established house » est un groupe social qui, du point de vue temporel, s’articule sur le long terme (intergenerational) et, du point de vue spatial, est intrinsèquement lié à un endroit particulier (locus bound). Si le terme ‘ endroit’, relativement vague, est utilisé c’est que le lieu où ce groupe matérialise et perpétue son savoir social peut être de différentes natures (bâtiment, regroupement d’édifices, établissement au sens large, lieu de culte commun,…). L’endroit en question est le lieu où la « house » objective son existence intergénérationnelle (objectification of perpetuity) et devient de ce fait « established »7. À nouveau, cette brève évocation passe sous silence de nombreuses facettes de l’argumentation et ne rend pas justice à l’élaboration du modèle. Ce dernier nous semble offrir une sorte de troisième voie permettant de rendre compte de la complexité des phénomènes sociaux sans tomber dans une polarisation trop nette (c'est-à-dire se focalisant soit sur la hiérarchie, soit sur l’hétérarchie) mais s’inscrivant également dans une tendance au compromis entre les acquis du processualisme et ceux du post-processualisme8 :

The attractive part in this concept is that houses as communities leave sufficient space for agency, practice, structuration and interaction, allowing individual actors to manipulate their place within multiple social contexts at the same time as it deemphasizes certain elements of affiliation (kin) - so difficult to identify by archaeologists - whereas stressing others (place) - so easy to identify by archaeologists (Driessen à paraître c).

4L’interaction continue et complexe entre l’environnement bâti et la société y étant liée est une des préoccupations principales de notre recherche. Ce thème récurrent sera évidemment examiné plus en détails dans le chapitre théorique et il y sera fréquemment fait référence par la suite.

5Cet ouvrage se scinde en quatre chapitres principaux. Le premier chapitre définit les bases théoriques et l’on aborde tour à tour l’analyse de la syntaxe spatiale, l’analyse de la visibilité par le biais de Dephtmap et l’étude proxémique. On enrichit également ces considérations méthodologiques par une démarche épistémologique et quelques réflexions critiques. Le second chapitre donne un aperçu général de l’objet de la recherche. On en définit les limites géographiques ainsi que chronologiques et y dépeint les caractéristiques principales de l’architecture néopalatiale. Ensuite, au sein du troisième chapitre, les édifices sélectionnés sont abordés individuellement. Leur étude se focalise essentiellement sur l’analyse de la syntaxe spatiale que l’on étoffe grâce à quelques considérations relatives à l’approche proxémique. Au terme de l’étude ciblée de chaque bâtiment du corpus, le quatrième chapitre propose une synthèse interprétative. On y met en évidence les principaux résultats de l’analyse. Finalement, ces derniers sont également mis en perspective avec une réflexion relative à certains aspects de la société minoenne9.

Notes de bas de page

1 Notamment en ce qui concerne le déchiffrement et la compréhension du Linéaire A et du Hiéroglyphique crétois, écritures en usage à l’époque.

2 Pour le socle théorique principal, voir Hillier et Hanson 1984 ; Hillier 1996 ; Hanson 1998. On peut considérer que la démarche sémiologique de Preziosi (Preziosi 1979 ; Preziosi 1983) est, en outre, basée sur le constat que l’espace bâti est, au même titre que le langage, composé d’un système de signes véhiculant des informations. Comme dans le cas du langage, la signification de telles informations est fonction d’un ensemble spécifique de conventions culturelles appelées codes. Les bâtiments, comme les écrits et les paroles, ne peuvent être correctement lus ou compris que si leurs significations codées sont précisément interprétées par leurs utilisateurs. Les réponses comportementales à l’organisation d’un environnement bâti font écho à ces significations codées. En d’autres termes, il existe une relation directe et observable entre les réponses comportementales et l’organisation des espaces bâtis (voir Sanders 1986 : 496, n. 8). Par la suite, nous développerons en quoi l’analyse de la syntaxe spatiale se rapproche de ces considérations.

3 Nous reviendrons amplement sur les liens réciproques qu’entretiennent un environnement bâti et la société en étant à l’origine.

4 Le volume Monuments of Minos donne un très bon aperçu de l’état actuel des débats concernant l’organisation de la société minoenne au Bronze Récent. L’article synthétisant le colloque dresse à ce titre un compte-rendu particulièrement réussi et donne des pistes de réflexion très stimulantes (Day et Wilson 2002).

5 Pour une évaluation critique du socle théorique de cette tendance, voir Day et Wilson 2002 : 224-228.

6 Le terme « established house » est particulièrement difficile à traduire en français tout en restant fidèle au concept auquel il fait référence alors que la terminologie anglaise même peut se révéler relativement confuse (voir Driessen à paraître b).

7 Le lieu en question officiant généralement en tant que principal centre d’action rituelle (Driessen à paraître b).

8 Pour une approche historiographique et épistémologique du processualisme et du post-processualisme, voir Trigger 2006 : 386-483 ; pour l’émergence d’une tendance à mettre en valeur les acquis de ces deux types d’approche, voir notamment Trigger 2006 : 497-508.

9 À ce titre, nous aurons notamment l’occasion de faire appel à quelques-unes des réflexions ayant été utilisées pour asseoir la validité du concept d’« established house ».

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