Les cours philosophiques : construire un socle commun de valeurs
p. 223-228
Texte intégral
1. Les cours philosophiques : un débat enraciné dans l’histoire
1Depuis toujours, la Belgique est un carrefour de l’Europe, une terre d’immigration, parfois même d’occupation, depuis la plus haute Antiquité (Celtes, Romains, Germains…) et à travers toute son histoire (Espagnols, Autrichiens, Français, Italiens, Turcs, Marocains…). La société belge, particulièrement dans nos grandes villes (Bruxelles, Anvers, Gand, Liège, Charleroi, Verviers, La Louvière, Mons…), se présente aujourd’hui comme une mosaïque culturelle. À l’image de notre société, notre école est multiculturelle, multilinguistique, multiconfessionnelle : cette diversité en fait la richesse, pour autant que l’on évite les replis communautaristes.
2Pour éviter tout rejet simpliste, il faut avoir à l’esprit que, dans le cadre d’une histoire migratoire, les membres des deuxième et troisième générations sont souvent tiraillés entre des identités et des loyautés diverses et complexes. Pour ces personnes, la religion, comme la langue du reste, constituent un marqueur identitaire fort. Ce constat exprimé par les sociologues et les psychosociologues me paraît pour le moins pertinent. Et un certain retour à des traditions ancestrales (culinaires, vestimentaires, matérielles ou spirituelles…) combiné parfois, depuis les évènements du 11 septembre, avec un certain refus de la modernité occidentale, du moins dans certains milieux, peut effectivement entraîner des dérives intégristes. Je note aussi que la mondialisation culturelle est source de replis identitaires et que, dans ce contexte de tension permanente entre le local et le global, l’individuel et l’uniformisé, la plupart des religions sont travaillées en leur sein par des courants fondamentalistes. Le christianisme lui-même, pourtant acculturé à la Modernité, n’y échappe pas.
3Avant d’entrer plus avant dans le débat qui nous occupe, il me semble important de revenir sur des éléments de contexte historique sur lesquels on ne peut faire l’impasse si l’on veut saisir la raison pour laquelle le compromis est difficile à trouver aujourd’hui encore.
4La Belgique se veut un État neutre. Elle n’est donc pas un État laïque comme la France. La laïcité française résulte de l’expérience traumatique des guerres de religion à l’aube des temps modernes. Elle est aussi l’héritage des Révolutions françaises (1789, 1848, La Commune de 1870…) et de relations tumultueuses, depuis la fin du 18e siècle et tout au long du 19e, entre l’État français et l’Église (que l’on pense à l’épisode de la nationalisation des biens du clergé), mais aussi avec la Papauté (de Napoléon Ier à Napoléon III). L’aboutissement de ces tensions se traduit dans les lois de 1905, les lois Combes, qui instaurent la séparation entre l’Église et l’État, entre affaires spirituelles et affaires temporelles. Tel est le fondement de la laïcité française.
5Lors de la création de l’État belge, en 1830-1831, les fondateurs de notre État, auteurs de la Constitution, se partagent entre catholiques et libéraux. Ils font le choix de la neutralité de l’État. Cette notion de neutralité exprime somme toute assez bien le libéralisme philosophique et politique sous-jacent aux révolutions qui agitent plusieurs capitales européennes à l’époque. La neutralité consiste non seulement à respecter toutes « les convictions philosophiques, idéologiques ou religieuses »421, mais aussi à estimer que leur dialogue et, à défaut, que leur cohabitation est une source de richesse. Cette inspiration libérale se traduit dans la Constitution de 1831, qui reconnaît la liberté de conscience, mais qui instaure aussi la liberté d’organiser l’enseignement : « l’enseignement est libre »422. La liberté d’enseignement est le principe fondamental du système scolaire inscrit dans la Constitution. L’affirmation de ce principe doit néanmoins être située dans un contexte : celui des restrictions imposées aux écoles chrétiennes, avant la création de l’État belge, successivement par les autorités autrichiennes, françaises, hollandaises.
6En 1959, pour mettre fin à des conflits récurrents entre laïcs (libéraux, socialistes) et catholiques sur la question de l’organisation et du financement des écoles catholiques, la loi dite du « Pacte scolaire » est adoptée le 29 mai. Elle précise entre autres dans son article 4 « le droit des parents de choisir le genre d’éducation de leurs enfants »423. À cette fin, l’État s’engage à financer des écoles d’enseignement confessionnel, catholique ou non424. Le Pacte scolaire règle également une autre question : celle de l’organisation de cours de religion ou de morale dans les écoles publiques, après de multiples années de tensions (depuis 1842 en fait). Le compromis passe par l’organisation d’une offre très large : toutes les écoles publiques doivent offrir (organiser) le choix entre un cours de morale non confessionnelle et les cours de religion correspondant aux différents cultes reconnus par l’État425. Notons encore que, lors de la Communautarisation de l’enseignement, en 1988, le PSC de l’époque a exigé que certains principes fondamentaux du Pacte scolaire, dont ceux développés ci-dessus, soient inscrits dans la Constitution. C’est l’actuel article 24 de la Constitution :
§1. L’enseignement est libre…
La Communauté assure le libre choix des parents…
La Communauté organise un enseignement qui est neutre. La neutralité implique notamment le respect des conceptions philosophiques, idéologiques ou religieuses des parents et des élèves.
Les écoles organisées par les pouvoirs publics offrent, jusqu’à la fin de l’obligation scolaire, le choix entre l’enseignement d’une des religions reconnues et celui de la morale non confessionnelle.
§3. Tous les élèves soumis à l’obligation scolaire ont droit, à charge de la Communauté, à une éducation morale ou religieuse.
2. Avancées du dossier lors de la dernière législature
7L’école ne peut être dans le déni de l’identité de l’enfant ou de l’adolescent. Cette identité est porteuse de traditions familiales, d’un patrimoine culturel ancestral mais aussi, la plupart du temps, d’une affiliation religieuse. De mon point de vue, il est donc erroné de prétendre, comme le font certains, que la religion relève exclusivement de la sphère privée et ne doit par conséquent pas trouver place à l’école, du moins dans l’enseignement officiel, qu’il soit organisé ou subventionné par la Communauté française. Il est d’autant plus important de laisser une place au religieux au sein de l’école que c’est sans doute le seul lieu où une parole instituée et instituante, celle d’un enseignant-éducateur, est susceptible d’interroger, avec une distanciation légitime, traditions familiales et discours dogmatiques, en les confrontant à d’autres discours théologiques, philosophiques, juridiques, scientifiques…
8Depuis le décret « Missions » de 1997, tous les cours, à l’exception précisément des cours philosophiques, ont un référentiel interréseaux, à partir duquel les programmes de cours de chaque grand réseau d’enseignement (ou fédération de pouvoirs organisateurs) sont déclinés. En fait, il n’y a pas de cadre décrétal concernant les cours philosophiques au niveau des contenus à enseigner, des compétences à acquérir, de la méthodologie à adopter… Le décret « Missions » de 1997 ne mentionne pas les cours philosophiques dans les articles 16 à 20 qui visent les socles de compétences et leur mise en œuvre via les programmes, les outils pédagogiques et les outils d’évaluation. Même omission lorsqu’il s’agit des compétences et des savoirs requis à l’issue des Humanités générales et technologiques (articles 24 à 29) ou techniques et professionnelles (articles 34 à 52).
9C’est précisément en vue de baliser les cours philosophiques et de rencontrer les exigences d’une éducation philosophique, interconvictionnelle et citoyenne, que le Conseil consultatif supérieur des cours philosophiques a déposé en 2009 un mémorandum traduisant la volonté d’instaurer des référentiels pour ces cours :
- d’une part, mettre en place un référentiel par cours philosophique, identifiant les compétences visées ainsi que les savoirs et les savoir-faire nécessaires à la maîtrise de ces compétences, degré par degré ; un tel référentiel serait déposé par l’Autorité de chaque culte ;
- d’autre part, élaborer un référentiel commun à l’ensemble des cours philosophiques, établissant des convergences entre eux. On retrouverait une partie commune, donc identique, à tous les cours philosophiques, y compris le cours de morale non confessionnelle.
10Dans cette perspective, un groupe de travail interconvictionnnel, sous une présidence « neutre », élaborerait la partie commune à l’ensemble des cours philosophiques (incluant donc le cours de morale non confessionnelle), permettant d’établir des convergences entre ceux-ci et de couvrir des champs de formation spécifiques. Cette partie commune serait ensuite intégrée, telle quelle, dans la nomenclature de compétences spécifique à chaque cours philosophique. Elle se présentera sous la forme de compétences transversales, de contenus communs qui répondront précisément aux objectifs du décret « Missions » et viseront à développer la pensée rationnelle, logique, argumentative, philosophique. Cette partie commune permettra d'accentuer la confrontation, au sens intellectuel du terme, avec les autres courants de pensée, dont le cours de morale non confessionnelle.
11Entre temps, on a pu identifier, en concertation avec le Conseil Supérieur des cours philosophiques et avec les chefs de culte, les grands axes de cette partie commune. Ils sont au nombre de trois :
- le questionnement philosophique ;
- le dialogue interconvictionnel ;
- l’éducation à une citoyenneté active.
12Des travaux déjà menés au sein du Conseil Consultatif Supérieur des cours philosophiques et poursuivis en concertation avec les représentants des autorités du culte permettent d’ores et déjà de préciser ce que comporterait chacun de ces volets.
13Ainsi, le Conseil Supérieur s’est mis d’accord pour considérer la philosophie comme « méthode de penser et comme apprentissage du dialogue ». Pour le Conseil, plus que de transmettre un savoir culturel, il importe de développer des compétences permettant à chacune et à chacun de « penser par et pour lui-même grâce aux autres », comme le prône Matthew Lipman426. Il s’agit concrètement de susciter avec les élèves des questionnements pour construire, en utilisant la raison, une réponse porteuse de sens pour l’enfant ou l’adolescent. La pratique du questionnement philosophique permet de développer des compétences ou habiletés de pensée telles que la pratique du dialogue, la confrontation des points de vue, l’argumentation, la logique formelle, l’art de faire des distinctions, l’ouverture à la pluralité… Un tel enseignement doit commencer dès l’école fondamentale. Cette approche dès le début de la scolarité est d’ailleurs recommandée par l’UNESCO. Une telle perspective est en définitive plus vaste qu’un enseignement de la philosophie qui commencerait au troisième degré de l’enseignement secondaire.
14Le champ du dialogue interconvictionnel, quant à lui, devrait non seulement permettre à l’élève de se questionner sur ses propres représentations, convictions et pratiques en découvrant celles des autres, mais aussi d’être introduit à la pluralité des convictions dans une société démocratique et encore d’apprendre à dépasser les clivages, les stéréotypes et les préjugés.
15C’est donc par cette partie commune que pourra prendre place, au sein de chaque cours philosophique, une initiation aux différentes confessions religieuses et aux divers courants de la laïcité. Notons que la plupart des cours de religion font déjà une large part au dialogue interconvictionnel. Il s’agit ici de renforcer cette dimension et de la rendre la plus transparente possible. En facilitant ainsi l’organisation d’activités communes par un programme commun, on facilite en quelque sorte le passage de la théorie à la pratique. C’est une réelle opportunité de dialogue, de tolérance, de rencontre.
16Enfin, le domaine de l’éducation à la citoyenneté, comme le recommande le Conseil Supérieur des cours philosophiques, devrait reposer sur une initiation aux fondements éthiques, philosophiques et religieux de la citoyenneté. En effet, l’exercice d’une citoyenneté critique et responsable repose aussi sur le développement moral du sujet et pas uniquement sur la connaissance des lois.
17Ces référentiels des cours philosophiques seraient déposés auprès des autorités administratives qui prendraient acte de leur dépôt. En outre, ils seraient soumis à une procédure d’agrégation qui pourrait être placée sous la responsabilité la Commission de pilotage. Celle-ci demanderait un avis préalable au Service général de l’Inspection quant au respect d’une pédagogie centrée sur les compétences et quant à la planification et progressivité des apprentissages eu égard au développement cognitif des élèves. En vue de l’agrément, la Commission de pilotage s’assurerait également de la conformité des nomenclatures déposées avec les dispositions internationales (Convention européenne des droits de l’homme), constitutionnelles (articles ayant trait aux libertés religieuses et philosophiques), légales (Pacte scolaire), décrétales (décret « missions », décret « citoyenneté », décrets « neutralité », etc.) régissant tout acte d’enseignement et d’éducation en Fédération Wallonie-Bruxelles.
18Selon l’esprit des avis remis par le Conseil Supérieur des cours philosophiques, une telle démarche assure la transparence nécessaire de l’enseignement dans le cadre de ces cours et conforte l’engagement des cours de religion pour une éducation à l’esprit critique. En outre, ces nomenclatures offriront, tant pour le travail du service général de l’Inspection que pour les opérateurs de formation, un cadre précis, objectif et contractuel. L’originalité de ceci réside bien dans l’articulation de la reconnaissance des identités multiples et de la nécessité de construire un socle commun de valeurs, de codes, de références culturelles pour favoriser la cohésion sociale.
19Plus largement, l’éducation et la formation d’enfants et d’adolescents ne peuvent reposer uniquement sur une approche rationnelle et scientifique, au détriment d’autres dimensions de la personne. Que l’on pense par exemple à l’impact qu’ont pu avoir pour le développement de notre personnalité, de notre sensibilité comme de notre quête de sens, des grands récits comme la Bible, les Évangiles, les mythes anciens et les tragédies grecques, les contes ou encore de grands romans ou des films d’auteurs… Comme les cours de littérature, les cours de religion touchent à des dimensions essentielles du devenir humain. Certes la laïcité est émancipatrice lorsqu’elle prône le libre examen au nom de la raison critique. Mais elle est réductrice si elle ramène l’être humain à l’exercice d’une pure rationalité, qu’elle soit théorique ou pratique, dans le déni d’une dimension spirituelle qui consiste à se projeter au-delà de l’ici-maintenant d’une vision matérialiste, scientiste ou positiviste de l’Histoire ou de l’Humanité.
3. Vers quelles suites ?
20Il n’y a aucune raison intellectuelle ou pédagogique pour que le cours de morale non confessionnelle n’intègre pas les trois piliers du tronc commun déjà adopté par les cours de religion. En outre, si pour atteindre toutes les perspectives décrites ci-dessus, il ne peut-être question d’extraire les dimensions abordées par ces trois piliers afin d’en faire un cours distinct, les enjeux des cours philosophiques justifient et nécessitent bel et bien que l’on continue d’y consacrer l’attribution de deux heures de cours conjointes.
Notes de bas de page
421 Article 24, §1er de la Constitution telle que révisée le 15 juillet 1988.
422 Article 17 de la Constitution de 1831, aujourd’hui article 24 de la Constitution révisée.
423 « Le droit des parents de choisir le genre d’éducation de leurs enfants implique la possibilité de disposer à une distance raisonnable d’une école correspondant à leur choix » (article 4,1er alinéa). Le pacte scolaire plus qu’une liberté d’offre définit un droit des usagers.
424 Actuellement, au niveau de l’enseignement secondaire, deux écoles protestantes, deux écoles juives et plusieurs projets d’écoles musulmanes.
425 À l’époque les cultes catholique, protestant, israélite et anglican, auxquels se sont ajoutés depuis les cultes islamique et orthodoxe. La question de la reconnaissance de la religion bouddhique a été posée par l’ambassade de Chine. Le parlement fédéral a reconnu une asbl bouddhiste, mais pas la religion en tant que telle. La FWB n’est donc pas tenue d’organiser un cours de bouddhisme, car il ne s’agit pas d’une religion reconnue officiellement.
426 Mathew Lipman, À l’école de la pensée, Enseigner une pensée holistique, trad. par N. Decostre, Bruxelles, De Boeck (coll. « Pédagogies en développement »), [1991] 2011.
Auteur
Gradué en commerce extérieur et licencié en sciences politiques et administratives. Homme politique belge, il est membre du Centre Démocrate Humaniste (CDH). De 2006 à 2008, et depuis 2012, il est bourgmestre de la ville de Malmedy. De 2006 à 2013, il a été conseiller provincial à la Province de Liège et, de 2013 à 2014, via la suppléance, il a été député au Parlement wallon et au Parlement de la Fédération Wallonie-Bruxelles. C’est à ce titre qu’il s’est exprimé ici
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