Un cours commun de philosophie comme pratique collective du questionnement
p. 75-80
Texte intégral
1Les nombreuses propositions qui ont été faites depuis une vingtaine d’années en Belgique pour repenser les « cours philosophiques » et parfois envisager leur suppression au profit d’un seul cours commun soulèvent un grand nombre de questions. Je voudrais en relever quelques-unes et aussi souligner les arguments que je peux entrevoir, depuis le poste que j’occupe depuis trois ans en didactique de la philosophie (ULg) et comme animatrice occasionnelle à PhiloCité108, en faveur d’un cours de philosophie pour tous, dès le plus jeune âge109.
2Parmi les diverses propositions émises – citoyenneté (la ministre Milquet), tronc commun aux cours philosophiques (la ministre Simonet), Philosophie et histoire comparée des religions ou Introduction à la philosophie – les quatre mêmes composantes apparaissent : philosophie (ou « questionnement philosophique »), morale/éthique, citoyenneté et phénomène religieux (« étude des faits religieux » ou « dialogue interconvictionnel » ou « compréhension du phénomène religieux », selon les différentes propositions).
3De nombreuses questions se posent :
- Par rapport à la philosophie : s’agit-il d’introduire à l’histoire de la philosophie et à ses notions clés en vue de partager de grands repères (culture philosophique « à la française », avec la dissertation comme point d’orgue) ? Ou s’agit-il d’adopter une méthode philosophique (questionnemement, conceptualisation, argumentation, etc.) inspirée de Lipman et de sa « communauté de recherche philosophique » ou d’autres pédagogies du débat et de la controverse ?
- Par rapport à la morale/l’éthique : quel terme faut-il employer ici ? Fait-on davantage référence à un corps de valeurs à transmettre (par exemple des valeurs humanistes de respect des droits de l’homme, etc.), à une recherche de clarification des valeurs de chacun en vue de poser des choix et de s’engager, ou s’agit-il davantage, comme au Québec (dans le cours d’Éthique et culture religieuse), d’un questionnement philosophique menant à construire collectivement des problèmes éthiques plutôt qu’à les résoudre ?
- Par rapport à la citoyenneté : qu’entend-t-on par citoyenneté ? Un ensemble de connaissances sur les lois, les règles de fonctionnement et les principes fondateurs de l’État ? S’agit-il d’éduquer au civisme ? Selon quels présupposés ? Ou s’agit-il de faire de la philosophie politique (questionner le terme même de « citoyenneté », déceler les rapports de force, interroger les normes) ?
- Par rapport au religieux : veut-on mieux connaître et comprendre les faits religieux (anthropologie et histoire des religions) ? Ou s’agit-il avant tout de favoriser le dialogue interconvictionnel ? Ou de faire du religieux un objet parmi beaucoup d’autres pour la philosophie (question des rapports entre foi et savoir, vérité et croyance, etc.) ? Quelle place doit-elle occuper ? Considère-t-on qu’elle est un phénomène central dans nos sociétés qui mérite de constituer un objet privilégié d’un éventuel futur cours commun ? C’est le cas par exemple au Québec et en Suisse où les cours d’Éthique et culture religieuse, bien que très différents dans ces deux pays malgré une dénomination identique, partagent néanmoins un présupposé commun : le positionnemement par rapport au religieux est considéré comme une donnée essentielle dans la construction d’une identité et d’une éthique personnelles, voire comme socle culturel commun. À moins que les religions ne doivent faire l’objet d’un cours à part entière ? Bref, sur quoi faut-il porter son attention prioritairement ?
- Quels liens doivent être faits entre ces éléments et quelle priorité accorder aux uns et aux autres ?
4Pour mettre un peu d’ordre dans ces différents éléments, je voudrais faire ici une suggestion de cours commun qui distingue le statut de ces composantes et tranche dans certaines des questions évoquées ci-dessus.
5Il me semble intéressant de distinguer la philosophie des trois autres composantes (éthique, citoyenneté, religieux) : la philosophie est envisagée ici davantage comme méthode, démarche que comme ensemble de contenus de savoirs ; tandis que l’éthique (plutôt que la morale), la citoyenneté et le phénomène religieux sont considérés comme des objets pour le questionnement philosophique. Ce qui entraîne que, dans ce cours commun, les valeurs, les normes, les principes de vie, les convictions, seraient passés au crible de la réflexion philosophique, entendue ici comme pratique du doute, du questionnement, de l’enquête, mais aussi de l’argumentation, de la rigueur, du travail collectif sur l’évaluation de la solidité des arguments. Dans cette optique, on exclut une certaine conception du cours comme « éducation aux valeurs ou à la citoyenneté » (entendues comme des valeurs préétablies, transcendantes), mais aussi la simple transmission d’informations sur un système politique ou un ensemble de « faits religieux » (ces deux matières pourraient relever de cours spécifiques consacrés à ces questions importantes). Il n’est pas dit ici que ces éléments factuels n’entrent pas en compte dans la réflexion, mais ils ne sont pas premiers dans le programme du cours, et s’ils interviennent, c’est à titre d’éclairage, si possible comme résultat d’un travail de recherche par les élèves eux-mêmes, travail qui s’accompagne d’une réflexion épistémologique sur la validité de ces savoirs.
6Avant de mieux définir le type de « philosophie » dont il s’agirait dans ce cours commun, il faut peut-être préciser davantage la place accordée au phénomène religieux. Si l’on considère qu’il est central dans la construction éthique et sociale d’un enfant, qu’il fait partie intégrante de son histoire culturelle et qu’il conditionne sa capacité à donner du sens au monde et à se donner des valeurs, on comprend qu’il soit une part non négligeable du cours (et donc qu’il apparaisse dans l’intitulé, y compris sous le terme plus en vogue d’« interculturalité »). Mais si l’on considère que le religieux fait partie des grands thèmes de société, mais au même titre que beaucoup d’autres (comme les rapports homme-femme, les rapports sociaux, Nord-Sud, etc.), et qu’il contribue à la formation d’une personnalité éthique, mais pas plus que d’autres types de convictions et d’appartenances, alors il n’apparaît plus si évident d’en faire une composante plus prépondérante qu’une autre du cours.
7Je pencherais personnellement pour cette deuxième voie : pas de statut particulier accordé à l’objet religieux, mais aucune frilosité non plus par rapport à cette question. La religion est, pour certains (mais pas pour tous), un élément clé dans la construction de leurs valeurs et de leur rapport au monde. Chacun de nous, selon les moments de sa vie, peut emprunter à différents courants de pensée (religieux, spirituels, idéologiques, sagesses diverses, etc.) des croyances et des idées fortes qui le guident. Les rationalités sont multiples, nourries d’expériences sensibles, spirituelles, artistiques et autres. Nos identités et nos cultures sont plurielles, métissées, toujours en mouvement. Il ne s’agit aucunement de le nier ou d’en faire fi. Au contraire, c’est une richesse pour les discussions collectives. Il serait absurde de vouloir effacer les appartenances, quelles qu’elles soient, au nom de je ne sais quelle universalité creuse. Mais cette attention à la singularité de chacun, le profond respect pour ses convictions et ses appartenances, ne font pas de la religion un objet plus privilégié qu’un autre dans le cadre d’un cours de philosophie.
8Étant donné ce recadrage du religieux, il me semble plus juste de nommer un tel cours commun « Philosophie : questions d’éthique et de société », la religion n’étant plus mise sur le même pied que ces deux grands domaines (même si elle peut faire partie de l’un et de l’autre et servir à certains élèves de ressource dans la réflexion). Quant à la citoyenneté, dans l’optique qui est la mienne, elle fait davantage l’objet de questionnements que de prescriptions (pas d’« éducation au civisme »). Elle n’est pas non plus un objet à part dans le cours commun : elle relève d’un questionnement très large sur le politique, les normes, les lois, etc. C’est bien de philosophie politique qu’il s’agit alors. Et si on la considère aussi comme une attitude (citoyenneté responsable), elle ne peut résulter que d’une pratique (à l’école, ici) et non d’un ensemble de préceptes appris dans un cours de civisme ou de savoir-vivre. Les principes de respect, de solidarité, d’écoute, de coopération ne peuvent être intégrés qu’à travers une pratique scolaire quotidienne qui en fait éprouver très concrètement la « valeur »110.
9J’en viens donc à dire quelques mots sur le type de philosophie envisagée ici. Le terme « pratique philosophique » serait d’ailleurs plus adapté.
10Il ne s’agit évidemment pas, on l’aura compris, d’un cours d’histoire de la philosophie classique. Plus proche de l’« atelier de pratique philosophique », il s’inspirerait (comme les profs de morale et de religion l’ont beaucoup fait ces dernières années) du renouveau de la didactique de la philosophie initié par les « nouvelles pratiques philosophiques »111, en particulier la philosophie avec les enfants de Lipman112 et toutes les variantes très intéressantes auxquelles elle a donné lieu. Il s’agit avant tout d’apprendre à « philosopher », c’est-à-dire à faire preuve d’une série d’aptitudes cognitives et sociales, comme écouter, reformuler, poser une hypothèse, questionner, argumenter, objecter, exemplifier, généraliser, déceler les présupposés, envisager les conséquences d’une prise de position, conceptualiser, synthétiser, relever les liens logiques (ou leur absence), imaginer, comparer, faire une place à l’autre, s’entraider, etc.
11Comment y parvient-on ? Principalement à travers la discussion, à condition qu’elle soit réglée selon des méthodes et des dispositifs précis (dont les effets doivent pouvoir être mesurés), mais aussi à travers des exercices de logique, d’argumentation, et via des techniques d’écriture philosophique (dialogue, aphorisme, invention d’utopies, etc.), la création de productions philosophico-artistiques (court-métrage, livre-objet, récit à plusieurs voix, etc.). Il existe une grande inventivité pédagogique aujourd’hui, qui devrait être davantage mise en valeur et partagée. L’histoire de la philosophie reste bien sûr une ressource essentielle : les textes philosophiques, les mythes, mais aussi, et peut-être surtout, les méthodes philosophiques (ex. la généalogie de Nietzsche, le doute de Descartes, la recherche des conditions de possibilité chez Kant, etc.). S’inspirer d’un geste philosophique, pour le mimer, le transposer dans une autre situation, et creuser ainsi un problème qui nous est propre. On vise ici à développer une réflexion critique personnelle en s’appuyant sur des « modèles » philosophiques.
12Dans tous les cas, il s’agit de s’exercer à penser par soi-même et avec les autres, vivants et morts. C’est à la fois comme un sport, auquel il s’agit de s’entraîner, pour affiner sa pensée. Cela demande du temps et de la persévérance (ce n’est pas spontané). Et c’est une pratique collective, car c’est grâce aux autres, grâce au dissensus (par opposition avec la pensée molle, mille fois rabâchée) et grâce aussi au décalage fécond que provoque le recours à la pensée des philosophes, que peuvent être ébranlés les préjugés, et qu’une pensée originale peut surgir. Toute la pratique philosophique vise à faire se rencontrer les points de vue différents pour penser plus loin ensemble, grâce aux différences. C’est pourquoi l’idée même de cloisonner les élèves dans des « cours philosophiques » séparés n’a en soi aucun sens si on recherche non seulement l’interculturalité, mais aussi la richesse de la pensée elle-même et son universalité.
13La pratique de la discussion en classe suppose que l’on ait confiance en l’intelligence du groupe, en misant sur le guidage de l’enseignant en misant sur le guidage de l’enseignant, non pas pour mener vers des réponses préconçues par lui, mais pour contraindre à une véritable exigence dans la réflexion, tant sur le fond que sur la forme. C’est cette vigilance qui, dans un premier temps du moins, est garante que l’on ne tombe pas dans le relativisme, la pensée molle, les extrémismes, les fondamentalismes de tous acabits.
14Comme il est impossible de présenter ici la pratique philosophique de manière substantielle, j’énonce juste quelques traits, issus des différents courants de la philosophie pour enfants, qui me semblent essentiels :
- Matthew Lipman : l’importance de l’intérêt des enfants pour une question qui leur est propre et qui les pousse à réfléchir parce qu’elle les touche, les affecte en profondeur113.
- Jacques Lévine : l’idée que le simple fait de participer en tant qu’« interlocuteur valable » à une réflexion sur les grandes questions qui animent l’humanité réhausse l’estime de soi et permet de se sentir appartenir à la communauté des humains114.
- Oscar Brénifier : l’accent placé sur la logique ; se rendre attentif à la rigueur de notre pensée, aux articulations entre les interventions, à la conscience de tous les réflexes et tics habituels qui nous empêchent de penser115.
- Michel Tozzi : l’importance du cadre et des rôles attribués aux élèves pour assurer une circulation plus juste de la parole et une plus grande participation de tous, associées à une véritable exigence philosophique116.
- Michel Sasseville : l’accent sur les habiletés de pensée et sur la conscientisation de celles-ci à travers l’observation117.
15En s’inspirant de ces différentes méthodes (et d’autres), en y puisant ce qui nous semble le plus adapté à notre style en tant qu’enseignant, et à nos classes, on viserait deux buts essentiels :
- Développer une série d’aptitudes à la fois cognitives et sociales transposables dans bien d’autres contextes, et hautement utiles à la réflexion collective dans une société démocratique.
- Atteindre, non pas par des discours, mais par une pratique répétée de la discussion philosophique et de la réflexion (seul et en groupe), une transformation dans le rapport à soi, aux autres, au monde vers plus de curiosité, d’ouverture à l’autre, d’acuité intellectuelle, de confiance dans sa propre pensée et dans celle du groupe.
Notes de bas de page
108 Asbl liégeoise qui promeut la pratique de la philosophie avec des publics variés via des animations, des formations et des recherches dans ce domaine. Voir le sitehttp://www.philocite.eu.
109 Je rejoins ici les recommandations de l’UNESCO en la matière, présentées dans le rapport de l’année 2007 : Unesco, « La philosophie : une école de la liberté. Enseignement de la philosophie et apprentissage du philosopher : état des lieux et regards pour l’avenir », http://unesdoc.unesco.org/images/0015/001536/153601f.pdf, consulté le 30 avril 2014.
110 Philippe Meirieu, Le choix d’éduquer, Paris, ESF, 1991, ch. 26 « Du politique ».
111 Michel Tozzi, Nouvelles pratiques philosophiques. Répondre à la demande sociale et scolaire de philosophie, Paris, Chronique sociale, 2012. Cet ouvrage fait le point sur le renouveau en matière de philosophie adressée à un grand public sous des formes variées (ateliers philo avec des enfants ou des adolescents, cafés-philo, ciné-philo, philo en entreprises, etc.).
112 Matthew Lipman, À l’école de la pensée. Enseigner une pensée holistique, trad. par N. Decostre, Bruxelles, De Boeck, 2006 (2ème édition).
113 Matthew Lipman, À l’école de la pensée. Enseigner une pensée holistique, trad. par N. Decostre, Bruxelles, De Boeck, 2006 (2ème édition).
114 Jacques Lévine avec G. Chambard, M. Sillam et D. Gostain, L’enfant philosophe, avenir de l’humanité ?, Paris, ESF (coll. « Outils »), 2008.
115 Oscar Brénifier, La pratique de la philosophie à l’école primaire, Paris, SEDRAP Éducation, 2007.
116 Michel Tozzi, Apprendre à philosopher par la discussion. Pourquoi ? Comment ?, Bruxelles, De Boeck, 2007.
117 Michel Sasseville et Mathieu Gagnon, Penser ensemble à l’école. Des outils pour l’observation d’une communauté de recherche en action, 2ème édition, Québec, PU Laval, 2012.
Auteur
Docteure en philosophie et lettres de l’Université de Liège où elle a été chercheure en philosophie morale et politique. Elle est actuellement chargée de cours en didactique de la philosophie à l’ULg et maître-assistante en philosophie à la Haute École Charlemagne. Ses recherches portent sur les implications politiques de l’éducation à la philosophie, en tenant compte du renouveau actuel de la didactique dans cette discipline
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