La gestion publique du culte musulman en Belgique : le cas de trois communes bruxelloises
p. 259-271
Texte intégral
1. Introduction
1Il existe au moins deux façons d’aborder la gestion publique du culte musulman en Belgique. La première consiste à appréhender l’inscription de l’islam dans le système belge de régulation publique des cultes et d’en tirer des comparaisons, soit internationales, en confrontant les résultats obtenus avec d’autres modèles nationaux de relations Église(s)-État, soit internes, en évaluant comment l’institutionnalisation de l’islam a divergé ou non de la reconnaissance d’autres cultes. La deuxième manière d’approcher la gestion publique du culte musulman revient à prendre comme point de départ le local comme source d’institutionnalisation « par le bas » de la religion musulmane. Cette approche part du principe que, d’un côté, les impasses actuelles du processus de reconnaissance du culte musulman ont un impact significatif au niveau de l’inscription de l’islam à l’échelle des territoires urbains et, d’un autre côté, qu’une partie non négligeable du vécu et de la pratique des musulmans se déroule quotidiennement à l’échelle de ces territoires, attribuant de la sorte aux autorités communales une forme d’autorité ainsi qu’une compétence directe dans la régulation du culte musulman par le biais des compétences qu’elles possèdent déjà en matière de gestion du territoire, de maintien de l’ordre et de propreté publique. Il s’agit alors de cerner les formes de collaboration et d’opposition mais aussi les influences réciproques qui s’établissent entre une partie du milieu associatif musulman et la sphère politique locale « dans l’ordinaire de la gestion communale » (Dassetto, 2007, p. 419). Comment les autorités communales ont-elles appréhendé l’inscription et la visibilité de l’islam ces dernières années ? Quelle place occupe l’islam dans la politique locale ? Des dispositifs spécifiques sont-ils mis en œuvre afin d’en réguler les manifestations ? Quelles implications en découlent en termes de leadership musulman ? Il s’agit là, en nous appuyant sur l’enquête de terrain que nous avons menée dans trois communes bruxelloises (Molenbeek, Schaerbeek et Saint-Josse) de 2004 à 2007, des principales questions auxquelles nous tenterons de répondre dans cette contribution1. Plus précisément, nous exposerons dans un premier temps en quoi l’espace politique local constitue une structure d’opportunités politiques favorable pour la mobilisation de la partie de la communauté musulmane qui se sent concernée par la gestion publique du culte musulman. Il s’agira, ensuite, de relever les dynamiques concrètes des stratégies de régulation publique locale de l’islam dans nos trois communes d’enquête. Enfin, nous tenterons de comprendre ce que la régulation publique locale met en œuvre en termes de leadership pour la représentation de la communauté musulmane.
2. La scène politique locale, une structure d’opportunités politiques favorable pour la mobilisation musulmane
2Au cours des années 1980, certaines communes s’étaient illustrées par des pratiques et discours discriminatoires envers les immigrés de manière générale et envers les musulmans en particulier. Cependant, une série de facteurs a progressivement fait évoluer l’attitude plutôt négative des pouvoirs publics communaux envers l’islam. D’abord, et du point de vue des dimensions formelles du système politique facilitant l’accès des groupes et des mobilisations collectives à celui-ci, les modifications apportées au code de la nationalité ont incontestablement contribué à augmenter le nombre d’électeurs d’origine étrangère (Lambert, 2004, p. 135). Les anciens « immigrés » sont donc progressivement devenus de « nouveaux électeurs » qu’il n’était plus possible d’ignorer. À ce titre, la très forte concentration des populations musulmanes au sein du territoire de la région bruxelloise (et plus précisément dans quelques quartiers de certaines communes2) a pu prendre une acuité suffisante pour transformer l’attrait de ce nouvel électorat en stratégie politique de conquête et de fidélisation d’un « vote musulman » potentiel.
3De plus, concernant les changements paradigmatiques contribuant à façonner une structure d’opportunités politiques favorable, il faut relever l’intériorisation croissante du thème de la « nouvelle gouvernance négociée » (Lascoumes, Le Galès, 2004, p. 23) au sein du discours public, en ce compris au niveau des autorités publiques locales. La participation des groupes concernés à l’élaboration de la décision politique constitue désormais une « contrainte axiologique » dont dépend la légitimité de celle-ci, profilant ainsi la promotion de nouvelles techniques de gouvernement. La gouvernance locale se caractérise alors de plus en plus par des structures de partenariat ainsi que par des phénomènes de contractualisation de la décision politique. Cet approfondissement du référentiel de la gouvernance implique une préférence, de la part des pouvoirs publics, pour des interlocuteurs privilégiés et/ou permanents (Mabileau, 1999, p. 68), capables de transmettre les revendications du groupe, si possible légitimes et centralisés en une structure « représentative » unique.
4Le 2ème changement paradigmatique qu’il faut souligner réside dans la socialisation croissante des décideurs locaux au thème de la diversité culturelle et de la lutte contre le racisme et la discrimination laquelle, même si elle ne donne pas nécessairement lieu à l’octroi systématique d’un subside public – dans la partie francophone du pays – aux associations trop ouvertement « ethniques » et/ou religieuses, a contribué au changement de cap politique des pouvoirs publics à l’égard des minorités et a rendu la structure d’opportunités politiques plus favorable qu’elle ne l’a jamais été auparavant pour ces groupes (Jacobs, 2001, p. 108).
5Enfin, les enjeux sécuritaires liés aux attentats du 11 septembre, de Madrid et de Londres ont décidé les pouvoirs publics à troquer leur politique d’indifférence, voire de relégation, vis-à-vis des populations musulmanes pour une politique plus interventionniste et pro-active. Pour les pouvoirs publics, l’attrait d’une certaine régulation locale de l’islam réside alors également dans la possibilité d’ancrage qu’elle représente dans des quartiers considérés comme « difficiles ». Les élus tendent alors à considérer que l’intervention publique locale sera d’autant plus efficace qu’elle se développe par le biais de « leaders communautaires » (Palomares, Rabaud, 2004, p. 77). Une partie de l’associatif musulman a d’ailleurs développé ses fonctions socioculturelles (Kanmaz, Mokhless, 2002), tentant de mettre en exergue ses capacités d’encadrement des jeunes qui « tiennent les murs ».
6Du côté des populations musulmanes, la reconnaissance de l’islam a jeté les bases de l’entrée de l’islam dans l’espace politico-institutionnel du pays et a progressivement permis l’émergence d’actions collectives relatives à la religion musulmane dont le but est de faire respecter dans la pratique la légitimité théorique accordée (Martiniello 1993, p. 184). Par ailleurs, les multiples tribulations du processus national de reconnaissance du culte musulman (Sägesser, Torrekens, 2008) ont des conséquences au niveau local en brouillant, par exemple, la frontière entre les dispositions pratiques propres aux cultes reconnus et les dispositions relatives à un culte reconnu mais toujours en voie d’institutionnalisation. Il en va ainsi, entre autres exemples, de l’implantation des mosquées en l’absence de reconnaissance des communautés islamiques locales ou de l’organisation de la fête du sacrifice sans que l’instance représentative du culte musulman ne dispose d’un budget (suffisant) pour ce faire. Les autorités communales ont donc été progressivement amenées à réguler les demandes de l’islam en présence d’un certain vide législatif et en l’absence d’un Exécutif des Musulmans de Belgique fonctionnel et efficace car contesté sur la scène publique. Une partie du processus extensif de visibilisation de l’islam s’étant structurée autour des mosquées, les représentants de celles-ci ont progressivement pris cette nouvelle donne en considération et ont éprouvé le besoin d’avoir un moyen d’accès à l’agenda politique local.
3. Origines et formes de la régulation publique locale de l’islam
7Les trois localités qui ont servi de base empirique à notre recherche, à savoir Molenbeek, Schaerbeek et Saint-Josse, font partie tant des communes bruxelloises dans lesquelles est concentrée la population musulmane que de celles dans lesquelles des mesures de refus d’inscription d’étrangers ont été prises et où un certain nombre de campagnes électorales racistes ont été menées (notamment en 1982).
8La régulation publique locale de l’islam a démarré, dans ces communes, à la suite de tensions et/ou de conflits résultant de phénomènes de deux ordres : les uns liés à la pratique concrète du culte musulman dans l’espace public et les autres à des événements dramatiques de la scène internationale mais aussi locale. À Schaerbeek, c’est l’agression et le double meurtre s’étant déroulés le 7 mai 2002 dans la rue Vanderlinden qui a enclenché la première expérience de co-gestion des autorités communales et des mosquées. Cet événement dramatique poussera, en effet, les autorités communales et les différentes mosquées marocaines du territoire à s’associer pour l’organisation des funérailles des membres de la famille marocaine assassinés par un sympathisant du parti d’extrême droite flamand, le Vlaams Belang.
9Par la suite, cette coordination s’élargira aux mosquées turques et albanaises de la commune et à la gestion de dossiers comme la fête du sacrifice, la reconnaissance régionale des communautés islamiques locales ou encore les permis d’urbanisme des mosquées.
10À Saint-Josse, c’est l’actualité médiatique qui a suivi les différents attentats terroristes perpétrés aux États-Unis et en Europe qui a éveillé l’intérêt d’une partie des élus pour une concertation plus régulière avec les mosquées. Ici, les élus locaux font le lien entre les soubresauts de l’islam politique et les identifications à l’islam de la population musulmane bruxelloise : dans ces représentations, l’action des fondamentalistes musulmans est toujours susceptible d’influencer les comportements des personnes d’origine nord-africaine et turque en raison de leur appartenance religieuse commune (Kakpo, 2007, p. 165).
11À Molenbeek, il s’agit de tensions locales, émergeant au moment du ramadan, qui ont poussé les autorités communales à entamer un long travail de concertation et de dialogue avec les mosquées. Ainsi, avec la forte concentration des commerces ethniques dans certains quartiers, voire dans certaines rues de la commune, une série de problèmes (de circulation, de foule, de stationnement, etc.) apparaissait au moment de la rupture du jeûne, entraînant des tensions entre la population musulmane locale et les forces de l’ordre. Le bourgmestre entreprit donc de consulter les mosquées et un plan particulier de mobilité fut adopté et est désormais mis en œuvre chaque année durant toute la période du ramadan.
12Ainsi, la construction d’un espace de rencontre entre les représentants des mosquées et les pouvoirs publics locaux est liée à une réalité objective, un contexte local et/ou international dont l’islam est perçu, à tort ou à raison, comme l’un des ressorts majeurs, susceptible d’avoir une incidence négative sur la réalité locale, la prévention des tensions communautaires en période de tensions internationales et/ou locales devenant l’une des logiques sous-tendant les régulations locales du religieux dans lesquelles l’islam est partie prenante (Frégosi, 2006, p. 81).
13Par ailleurs, dans les trois communes, les difficultés organisationnelles relatives à la célébration de la fête du sacrifice dans des conditions acceptables (tant en ce qui concerne les prescriptions islamiques qu’à l’égard des normes de sécurité et d’hygiène) et efficientes ont poussé les autorités communales et les représentants des mosquées à entamer des pourparlers afin d’arriver à un compromis et de mettre en œuvre des solutions pragmatiques.
14Enfin, la régulation locale de l’islam a permis aux mosquées et aux autorités communales d’entamer un long travail conjoint de régularisation de la situation urbanistique complexe des mosquées due, nous l’avons déjà souligné, à l’absence de reconnaissance régionale des communautés islamiques locales, mais également à l’existence de pratiques discrétionnaires ayant prévalu ces deux dernières décennies dans ce dossier et exercées par les administrations communales en vue de limiter, voire d’empêcher, l’implantation des mosquées et leur visibilisation (Torrekens, 2008).
15Cependant, dans leur souci de réguler les incidences publiques des pratiques musulmanes, les autorités communales ont très vite été confrontées à l’absence d’un interlocuteur représentatif unique, et fiable. Il a donc fallu structurer la représentation de l’islam local et lui donner un contenu. Si les mosquées, présentant comparativement aux autres formes associatives, culturelles ou politiques « ethniques », la plus forte capacité d’organisation et d’orientation (Dassetto, 1997, p. 29), sont devenues presque « naturellement » les représentantes des populations musulmanes locales auprès des différentes autorités communales, les procédures ainsi que les choix dans nos trois communes en ce qui concerne la régulation publique locale divergent, parfois grandement.
16Ainsi, à Molenbeek, les autorités communales organisèrent (sur la base de ce qui existe pour les autres cultes reconnus, notamment catholique) un Conseil Consultatif des Mosquées (CCM), qui réunissait en 2007 les 14 principales mosquées de la commune (9 mosquées marocaines3, 2 pakistanaises4, 1 turque – la mosquée « Mevlana » située rue de Ribaucourt 32-34 – 1 bosniaque – le Centre Culturel Bosnie Herzégovine situé rue Vanderdussen 45 – et 1’africaine – l’Association Islamique africaine de Belgique « Mosquée Aboubakr » située rue de la Colonne 48 B). Ceci signifie que toutes les mosquées de la commune ne font pas partie de cette structure, soit du fait de leur propre choix ou de leur non-identification par les autorités communales, soit encore du fait d’une exclusion de la part des autorités communales ou des autres mosquées membres du CCM. C’est le cas, par exemple, du centre islamique du Cheikh Bassam, connu pour ses positions idéologiques extrêmes5. Cette éviction s’explique notamment par le fait que la concertation en tant qu’instrument de l’action publique locale a pour objet de marginaliser les courants les plus susceptibles de déboucher sur des logiques de rupture (Boubeker, 2006, p. 13). Ceci étant, la présence d’une aile « radicale » peut être profitable en termes d’opportunités politiques : la présence de groupes qualifiés d’« extrémistes » peut, en effet, aider à légitimer et renforcer la capacité de négociation des groupes ou des courants qualifiés de « modérés » (McAdam et al., 1996, p. 14).
17Le premier président du Conseil Consultatif a été nommé par tirage au sort et, depuis, la présidence change tous les ans. Les autorités communales ont aidé le Conseil à trouver un lieu de réunion dans le Centre local d’aide aux entreprises. Enfin, le Conseil s’est vu octroyer un subside s’élevant au départ à 35 000 euros, inscrit au budget de la commune dans les dépenses facultatives. Ce subside est versé sur le compte du Conseil Consultatif qui se charge de le répartir entre les différentes mosquées membres de la plateforme. Les deux tiers sont répartis entre les mosquées membres du Conseil et le tiers restant sert à payer les frais de fonctionnement. L’octroi de subsides publics indique le degré d’intégration du CCM au sein d’un système institutionnel communal de « médiation des intérêts », mais surtout sert d’indicateur du pragmatisme des objectifs poursuivis par celui-ci (Kriesi, 1996, p. 177). Cependant, le CCM est cantonné au registre de l’informel car il ne dispose pas de statuts officiellement déposés au Moniteur belge. Il ne s’agit donc pas d’une « association », où l’on se réfère à la dimension juridique ou structurelle du terme, mais plutôt d’un collectif considéré comme informel par les élus, qui a toutefois la prétention à agir et à se penser comme un acteur public local et s’affichant comme tel (Raymond, 1999, pp. 257-258). Le CCM s’est surtout attelé à l’organisation communale de la fête du sacrifice. Celle-ci est la plus performante (grâce notamment à un ancien garage communal consacré à l’événement et mis aux normes une fois pour toutes) et la plus flexible (ouverture sur trois jours, décalage de la date d’ouverture du site) de la région bruxelloise. La collaboration entre les mosquées et la commune a permis la création de nouvelles techniques d’abattage (dont un genre de berceau basculant) améliorant la rapidité de l’exécution. Le CCM s’est également penché sur la préparation et l’explication de la reconnaissance régionale des communautés islamiques locales.
18La commune de Schaerbeek a entamé plus tardivement son dialogue avec les mosquées en raison, notamment, du contexte politique particulier qui y a prévalu dans les années 1980. Les autorités communales ont initié une structure associative, l’Association des Mosquées de Schaerbeek (AdMS), chargée au départ d’optimaliser l’organisation de la fête du sacrifice.
19L’AdMS bénéficie de la personnalité juridique. Ses statuts déposés au Moniteur au début de l’année 2005 la présentent comme l’interlocuteur officiel de la commune avec les mosquées. Elle regroupe neuf mosquées : 4 marocaines (L’Association de la culture islamique et de la Régénération de la Sounna Prophétique « Mosquée Kouba » Rue Fraikin 7/9 ; l’Association de Foi et Pratique de la Religion Islamique « Mosquée Annour » Rue Massaux 6 ; Association Al-Ansar, Rue Verte 240 ; l’Association Ahle Allah, Rue Georges Garnir 9/11), 2 turques (Groupe d’Assistances Culturelles et Sociales aux Travailleurs Turcs en Belgique « Mosquée Fatih Camii » Chaussée de Haecht 886 ; Union de l’islam de Bruxelles/Fédération Islamique de Belgique « Mosquée Hicret » Chaussée de Haecht 124) et 3 albanaises (L’Association Islamique et Culturelle des Albanais Vivant en Belgique, Rue des Ailes 56 ; l’Association Musulmane et Culturelle Albanaise de Belgique, Avenue Rogier 60 ; l’Association Internationale Communauté (sic) Islamique, Rue Josaphat 39). Elle bénéficie d’un budget de 50 000 euros par an qu’elle répartit entre ses membres et d’un budget propre pour l’organisation de la fête du sacrifice s’élevant à environ 15 000 euros.
20D’un point de vue urbanistique, un important travail de régularisation de la situation des mosquées fut entrepris sous la direction de l’actuelle équipe communale. Lors de la période nolsiste de la commune, certaines mosquées introduisaient des permis d’urbanisme qui tous étaient refusés. Puis une lettre du Bourgmestre de l’époque, n’ayant aucune véritable valeur juridique, venait par la suite accorder l’occupation des lieux7. L’actuelle équipe communale, notamment grâce à la connaissance technique de l’actuel Bourgmestre (ancien échevin de l’urbanisme), a repris ces dossiers et accordé les permis.
21Le cas de Saint-Josse est quelque peu différent car il n’existe pas à Saint-Josse de réel dialogue commun entre la commune et les trois mosquées du territoire et encore moins de concertation structurée. Plusieurs facteurs peuvent expliquer cet état de fait. Il s’agit d’abord de divers éléments tenant à la structuration et à l’organisation de la population musulmane à Saint-Josse. En effet, les mosquées sont nettement moins nombreuses à Saint-Josse qu’à Schaerbeek et à Molenbeek (trois contre une dizaine, voire plus). Ensuite, sur les trois mosquées du territoire, deux sont impliquées dans des réseaux transnationaux (celui des Süleymanci et celui des Tablighs). Par conséquent, la seule mosquée ayant véritablement entamé un dialogue avec la commune, c’est-à-dire la mosquée marocaine Al-Azhar, est également la seule à avoir véritablement une vocation « locale ». Elle est considérée par les autorités communales comme « la » mosquée officielle de la commune, indépendamment de son statut administratif et urbanistique qui, lui, n’est pas en règle. Cependant, celle-ci est présidée par des hommes issus de la première génération, significativement moins revendicatifs et légèrement méfiants à l’égard des autorités communales et du contrôle que celles-ci pourraient exercer sur les activités de la mosquée, même si, par ailleurs, ils n’ont rien à cacher. La seule requête que la mosquée ait introduite auprès de la commune concerne une demande de prêt ou de location de locaux communaux, la mosquée étant trop à l’étroit pour organiser dans de bonnes conditions les cours coraniques donnés aux enfants.
22Il s’agit, ensuite, de certains éléments relevant de l’organisation de l’équipe communale en tant que telle. En effet, la gestion du dossier « culte musulman » semble être laissée à la discrétion d’un élu d’origine musulmane, ou perçu comme tel, dont le père faisait partie des fondateurs de la mosquée Al-Azhar. C’est cet héritage familial qui fait de lui le médiateur entre la commune et la population musulmane pratiquante, notamment lors de l’organisation de la fête du sacrifice.
4. Lente émergence d’un leadership et concurrence pour la représentation légitime de la « communauté »
23Les plateformes de concertation telles que le CCM ou l’AdMS ouvrent un espace de transaction sociale et politique entre les mosquées et les pouvoirs publics dans lequel émerge une nouvelle forme de leadership. En effet, les représentants des moquées (présidents ou vice-présidents des ASBL8) y sont investis du pouvoir de représentation de la communauté musulmane leur permettant d’accéder à un certain nombre de ressources tant matérielles (subsides, locaux, agenda politique, carnet d’adresses, apprentissage du système politique local, etc.) que symboliques (prestige social, reconnaissance, etc.), ce qui les dote d’un véritable rôle politique sur la scène locale. Ils développent alors un leadership plus politique et administratif que spirituel. Ces représentants des mosquées peuvent être considérés comme des leaders paroissiaux dont les actions concernent principalement l’espace local de la mosquée ou de l’association islamique à l’échelle d’un quartier ou d’une ville, qui se positionnent clairement en faveur d’un islam détaché de l’influence des pays d’origine et dont la légitimité tient au rôle d’anciens respectés et vertueux (Césari et al., 2002, p. 25 et 28). Dans le cadre de ces transactions, ces leaders peuvent être considérés comme contestant l’injonction de discrétion et d’invisibilité qu’ils estiment être imposée à l’islam dans l’espace public (mosquées non visibles, insonorisation, organisation cachant à la vue la fête du sacrifice dans des espaces périphériques, etc.) et tentant d’y faire valoir leur point de vue. La concertation avec les autorités communales peut alors représenter une stratégie politique plus enviable que la confrontation.
24L’émergence de la régulation publique locale de l’islam a permis à ces représentants musulmans de rompre avec la politique stigmatisante du passé et d’obtenir une forme de reconnaissance de la part des autorités communales. En effet, ces représentants expriment un déni de reconnaissance qui se greffe sur les trois dimensions de la reconnaissance telles qu’elles ont été identifiées par Axel Honneth (Honneth, 2002). Leur déni de reconnaissance est d’abord issu d’un sentiment de déni de droits (ou de citoyenneté de seconde zone) perçu comme une discrimination religieuse liée au processus bancal de la reconnaissance institutionnelle du culte musulman, ensuite sur un déni d’estime sociale lié à l’impression selon laquelle l’acquisition des mêmes droits juridiques n’a pas permis l’acquisition de la même valeur sociale dans les représentations collectives (est ici particulièrement mis en cause le discours public et médiatique sur l’extériorité, voire l’extranéité, de l’islam par rapport à la société d’accueil) et, enfin, sur un déni de voice (prise de parole) lié au refus exprimé par les pouvoirs publics de la possibilité d’une action collective dans l’expression des revendications de visibilité de l’islam dans l’espace public. Par conséquent, du point de vue de la structure des opportunités politiques, en structurant une relation de transaction, les institutions peuvent concourir à légitimer la prise de parole ainsi que la possibilité politique des demandes de reconnaissance formulées par les groupes, en ce compris par les groupes minoritaires ou minorisés en termes de représentation sociale.
25En fait de leadership, les élus « d’origine musulmane »9 peuvent être considérés tant comme les alliés des représentants des mosquées que comme les concurrents pour la représentation de la communauté musulmane. En effet, ils sont, d’une part, utilisés par les représentants des mosquées comme moyen d’accès au politique, ces élus disposant alors d’un double rôle de traducteurs des attentes des populations musulmanes vers les autorités communales et des règles et des procédures communales vers les populations musulmanes. En termes de structure des opportunités politiques et de ressources, les connaissances que ces élus possèdent des politiques publiques et du système politique peuvent être d’une importance cruciale pour les groupes musulmans investis dans le cadre de la transaction politique. Cependant, ces alliés peuvent également nuire à l’autonomie des représentants des mosquées car, en jouant la carte du vote ethnique, ils entrent en concurrence pour la représentation de la communauté musulmane locale. Les représentants des mosquées expriment donc à l’égard de ces élus une défiance certaine et tentent alors d’investir plus directement la scène politique locale, notamment en étant candidats aux élections communales.
5. Conclusion
26L’émergence d’une régulation publique locale de l’islam résulte de la rencontre de deux dynamiques. Il s’agit, d’une part, de la volonté des pouvoirs publics de connaître, de comprendre et également de contrôler l’islam local. Les élus ont estimé que l’indignité du culte musulman pourrait favoriser des dérives. Il s’agit alors d’impulser de nouvelles approches de l’action publique pour favoriser la naissance d’un islam citoyen dénué d’influences extérieures. Les plateformes fédérant les représentants des mosquées font partie de ces instruments. Elles ouvrent un espace de transaction sociale et politique entre les représentants des mosquées et les pouvoirs publics permettant de réguler les manifestations locales de l’islam et d’institutionnaliser, dans le même temps, celui-ci par le bas.
27Il s’agit, d’autre part, de la volonté d’une partie de l’associatif musulman de s’inscrire dans le territoire local. Les revendications des représentants des mosquées s’articulent autour du triptyque citoyenneté – légitimité – droit de cité ; elles tentent de pérenniser et de légitimer le mouvement de visibilité de l’islam au sein de l’espace public. Les demandes de reconnaissance qu’ils formulent visent à intégrer l’islam dans un système institutionnel et symbolique, ce qui n’aboutit pas nécessairement à la formation de droits de groupe exceptionnels10.
28La régulation publique locale permet donc la stabilité de l’interaction entre les représentants des mosquées et les pouvoirs publics tout comme elle facilite la mise en réseaux, la coordination et la structuration d’une partie de l’associatif musulman, suscitant dans le chef de celui-ci l’émergence d’une action et de revendications collectives basées sur le constat de problèmes partagés et le sentiment d’une identité commune en mal de reconnaissance. Enfin, cette régulation publique locale suscite le développement, dans le chef des représentants des mosquées, d’un leadership dont la politisation n’est pas sans susciter des interrogations d’ordre éthique et déontologique sur le rôle de la mosquée en tant qu’acteur politique local.
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Notes de bas de page
1 Cette contribution est issue de notre thèse de doctorat. Pour l’ensemble détaillé de l’approche et de la méthodologie utilisées se référer à Torrekens, 2008.
2 À ce propos, voir Torrekens, 2007.
3 Mosquées marocaines : Mosquée « Arafat », rue Ulens 85-87 ; Mosquée « Al Aziz », rue de l’Escaut 54 ; Association de foi et de pratique de la religion islamique « Al Mouttakine », chaussée de Merchtem 53 ; Mosquée « Moslimine », rue de Ribaucourt 18A ; Mosquée « Badr », rue de Ribaucourt 108 ; Association islamique de Molenbeek Mosquée « Al Imrane », rue des Osiers 26 ; Ligue d’Entraide Islamique Mosquée « Al Khalil », rue Delaunoy 40 ; Mosquée « El Mostakbal », rue de l’Avenir 18 ; Association Culturelle de Solidarité Mosquée « Étangs Noirs », rue des Étangs Noirs 36.
4 Mosquées pakistanaises : Darul Ulum Jamia Islamia, rue du Presbytère 15-17 ; Pakistani Islamic Center, rue des Ateliers 20.
5 « Le Centre islamique belge, terreau d'un islam rigoriste », Le Soir, 27 janvier 2006.
6 La mosquée Fatih Camii est gérée par la Diyanet, l’organe officiel de l’islam turc. Elle est la première mosquée de la région bruxelloise, en dehors de la mosquée du Cinquantenaire dont le statut (notamment architectural) est lui-même très particulier, à disposer d’un « minaret ». La mosquée a demandé l’autorisation des autorités communales d’ajouter un minaret à sa façade car cela nécessite un permis d’urbanisme. Après un long cafouillage administratif et la réticence de la Région désireuse de protéger l’« ordonnancement néo-classique du quartier », la commune accorde un permis de 9 ans (renouvelable) pour l’ajout d’une « enseigne publicitaire lumineuse ». Peu importe que cette enseigne soit deux fois inférieure au projet initial de la mosquée et qu’il soit réellement nécessaire de lever la tête pour la remarquer, elle est considérée comme une source de fierté par les représentants de la mosquée et comme un symbole par les autorités communales.
7 C’était le cas notamment de la mosquée Fatih Camii dont le permis fut refusé en 1979 au motif que « cette implantation provoquerait une forte concentration humaine à proximité immédiate de nombreux logements […] La tranquillité de l’îlot en serait perturbée et la qualité de l’habitat gravement lésée » (Administration communale de Schaerbeek, Div. C, Bur. D, 306/B/129/88, refus du permis de bâtir, 17 juillet 1979).
8 Associations Sans But Lucratif.
9 L’expression renvoie à l’attribution de la part de tiers d’une étiquette « musulmane » à ces élus, indépendamment de leur attachement réel à la religion musulmane. Il s’agit donc d’une catégorie identitaire plus prescrite que souscrite dont l’assignation n’est ni perpétuelle, ni universelle mais qui émerge dans un cadre précis : celui de la gestion locale de la visibilité de l’islam dans l’espace public.
10 Les droits de groupe exceptionnels sont des revendications collectives en faveur de droits qui ne sont pas déjà accordés au préalable à d’autres groupes sociaux, culturels ou religieux. Ces revendications sont qualifiées d’exceptionnelles car non seulement elles imposent d’aller plus loin dans la législation existante, mais surtout parce qu’elles impliquent, si le groupe obtient gain de cause, de mettre celui-ci dans une situation exceptionnelle ou « à part ». Voir : Statham P., Koopmans R., Giugni M., Passy F., 2005.
Auteur
Université Libre de Bruxelles, Bruxelles. Docteure en Sciences Politiques et Sociales de l'Université Libre de Bruxelles, chargée de recherches au FNRS et chercheuse au Groupe de Recherche sur les Relations Ethniques, les Migrations et l’Égalité (GERME). Elle a publié en 2009, L'Islam à Bruxelles, Bruxelles, Presses de l'Université de Bruxelles
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