La vie perdue ? Michel Henry lecteur de Kant
p. 293-310
Texte intégral
1Peut-on jamais perdre la vie ? Ou bien l’impossibilité de la perte est-elle constitutive de la vie même ? Tout au long de son œuvre, Michel Henry n’a eu de cesse d’insister sur « l’incoercibilité du lien qui livre la vie à elle-même » et qui fait du Soi ce qui ne saurait jamais se défaire de soi1. Mais peut-on entendre en un autre sens la possibilité de cette perte ? Une pensée peut-elle aller si loin dans la méconnaissance de la vie qu’elle n’en saurait plus rien, à tel point qu’elle pourrait s’exposer sous ce titre : « la vie perdue » ? Ou bien cette pensée ne peut-elle entièrement empêcher que se fasse entendre en elle cette vie dont elle émane toujours et qu’aucune mécompréhension ne saurait absolument recouvrir ?
2C’est en effet sous ce titre, « la vie perdue », que se déploie, au chapitre IV de Généalogie de la psychanalyse, l’un des principaux volets de la lecture de Kant par Michel Henry. La compréhension kantienne de la subjectivité et de l’ipséité y est interrogée, essentiellement à partir de la critique de la psychologie rationnelle développée par les Paralogismes de la Raison pure. Le premier volet de cette lecture avait été proposé quelques vingt ans plus tôt au § 58 de L’Essence de la manifestation : Michel Henry s’y livrait à une très belle analyse du troisième chapitre de l’Analytique de la raison pure et pratique, en rapportant la problématique kantienne du respect à l’interprétation ontologique de l’affectivité comme forme et affectivité pures. En chacun de ces deux lieux, la confrontation avec l’œuvre critique n’est pas seulement appelée par une relecture patiente des principales figures d’une tradition qui méconnaît radicalement la nature de l’affectivité, de la subjectivité et de la vie : elle prend à chaque fois une valeur exemplaire, comme symptôme le plus clair de cette mécompréhension. S’y lisent en effet mieux qu’ailleurs, portés à leur accomplissement, les principes implicites, les présupposés qui animent depuis toujours cette tradition, en même temps que les apories dans lesquelles elle ne peut que s’enfermer. Ainsi, l’analyse kantienne du respect est-elle retenue parce qu’en elle « se trouvent contenues et résumées, et cela de façon remarquable […] les présuppositions implicites ou avouées sur lesquelles repose toute la philosophie classique de l’affectivité », se retrouvant ainsi investie d’une « signification générale »2. De même, c’est parce que la philosophie kantienne est de part en part une métaphysique de la représentativité, c’est parce qu’elle en est même « l’exemplification achevée »3 jusqu’à faire de la représentation l’essence commune de la connaissance et de l’être, qu’elle est ici étudiée avec autant de minutie : poussant à la limite les exigences des métaphysiques de la représentation, elle va nous permettre d’en découvrir la vérité ultime, la contradiction fondamentale et l’impossibilité où elles sont de déterminer jamais l’être d’un moi.
3Cette lecture de Kant comme symptôme exemplaire ne revient en aucune manière à en contester la valeur philosophique. Michel Henry ne cesse au contraire de souligner le caractère extraordinaire de son appareil d’analyse et sa « splendeur conceptuelle ». Mais Kant va incarner le paradigme du grand philosophe qui ne parvient pas pourtant à s’approcher de l’essentiel, qui ne peut s’en écarter, alors même que d’autres figures, comme celle de Schopenhauer, celui par qui précisément cette vie perdue par Kant sera « retrouvée », sont certainement de moins grands philosophes, incapables de bâtir une cathédrale conceptuelle aussi imposante que l’œuvre critique, mais sont assurément des penseurs plus profonds : malgré toutes leurs contradictions et leurs approximations, ils réalisent une percée décisive en direction du plus fondamental.
4Mais s’en tenir à cette présentation négative serait méconnaître la richesse et la subtilité du rapport de Michel Henry à l’histoire de la philosophie : jamais il ne se tient dans la posture hautaine de celui qui, au nom d’une nouvelle compréhension de l’affectivité, se contenterait de renvoyer l’ensemble des figures qui l’ont précédé à la nuit commune d’une erreur unanimement partagée. Car il s’agit aussi de manifester ce qui, dans chacune des pensées prises en compte, y compris dans celles qui en paraissent les plus éloignées, fait déjà signe vers une interprétation de l’affectivité et de la vie qu’elles étaient pourtant fondamentalement incapables de déployer. Comme le dit Michel Henry lui-même, « la signification philosophique radicale de l’affectivité et de ses déterminations, aucune pensée n’a le pouvoir de la méconnaître entièrement, mais seulement de la falsifier »4. Si cette falsification est poussée à un degré rare, et de ce fait exemplaire, par la philosophie kantienne, elle n’est jamais qu’une falsification5 et non pas une méconnaissance absolue. Critiquer l’illusion kantienne ne consistera donc pas seulement à la dénoncer, mais à retrouver aussi derrière la dénaturation, derrière la falsification, cette part de vérité dont elle n’avait elle-même aucune conscience, ce qui en elle ne pouvait que renvoyer à une compréhension authentique de la nature et du statut de l’affectivité. Là même où elle paraît irrémédiablement perdue, et précisément dans la façon dont s’accomplit cette perte, la vie continue ainsi à se faire entendre et nous ressaisit toujours.
5Attachons-nous d’abord au texte de L’essence de la manifestation et à l’analyse qui y est proposée du respect kantien.
6Selon Michel Henry, bien loin que la reprise du sentiment dans le cadre du système pur de la moralité, sous les traits du respect, unique sentiment moral et a priori, ne parvienne à transfigurer la conception classique de l’affectivité, elle ne fait que s’inscrire profondément dans une tradition qu’elle laisse ininterrogée. Elle demeure en effet entièrement commandée par une compréhension de l’affectivité comme sensibilité empirique, absolument hétérogène à la raison, succession d’états qui se donnent comme le contenu du sens interne, obscurs et opaques en eux-mêmes en liaison avec la structure psychophysiologique de l’homme, et comme livrés au mécanisme de la nature. C’est d’ailleurs à ce titre que le sentiment en général, en tant qu’il est toujours sensible, empirique et pathologique, est écarté de toute position fondatrice pour la moralité au début de l’Analytique de la raison pure pratique. Pour autant, que la reprise positive du sentiment dans l’économie générale de cette analytique n’advienne que tardivement, ne doit pas être interprété comme l’indice de son caractère inessentiel. Michel Henry insiste avec force sur ce point : certes la loi morale ne saurait se fonder sur le sentiment ; mais la moralité n’est pas la loi, elle est la soumission à la loi, c’est-à-dire du respect, qui constitue ainsi son essence même6. Par conséquent, les difficultés rencontrées par Kant dans la détermination de la nature du respect s’inscrivent au cœur même de sa philosophie morale et la menacent de l’intérieur. Dès lors, l’ensemble de l’élucidation kantienne de la nature du respect va être inconsciemment animée par la volonté d’escamoter (le mot est employé à plusieurs reprises) la nature affective du respect, de ce qui fait sa nature même en tant que sentiment.
7Michel Henry s’efforce ainsi de retracer avec une grande précision la façon dont est établie par Kant la spécificité du respect par rapport aux autres sentiments : il demeure certes sensible, mais ne se donne plus comme empirique et pathologique, comportant désormais une dimension a priori. Or cette spécificité n’est pas établie positivement à partir de la considération de sa nature même en tant qu’affect : la singularité du respect se dessine au contraire seulement « en creux » par l’ensemble des relations qu’il entretient avec les autres éléments du système kantien de la moralité, c’est-à-dire prioritairement avec la loi morale et la raison pure elle-même. Ce n’est pas au niveau même du respect, par la considération de ce qu’il est, mais d’abord extérieurement, à partir de son origine purement intellectuelle (la loi), à partir de son objet spécifique (la personne, mais en tant précisément que celle-ci est porteuse de la loi), ou bien encore seulement négativement, qu’est établie cette singularité et que le respect est ainsi arraché au domaine du pathologique. La caractérisation qui en est proposée demeure ainsi étrangère à son affectivité, à partir de considérations médiates, au terme d’une déduction qui en dernière instance renvoie toujours à son origine rationnelle. Le respect apparaît alors moins comme un sentiment à part entière, que comme un simple rapport, une simple action sur le sentiment, un effet de la raison sur la sensibilité, laquelle est d’ailleurs ramenée au moins une fois, comme le note Michel Henry, au simple statut de « condition » du respect, bien loin d’en constituer la réalité même. Seule la substitution subreptice de son origine intellectuelle à sa nature affective permet l’intégration du sentiment du respect au système de la moralité, malgré l’hétérogénéité radicale de la sensibilité et de la raison posée en principe fondamental. Le fait même que Kant, à plusieurs reprises dans son œuvre, en vienne à qualifier le sentiment moral comme une « satisfaction intellectuelle »7, alors que l’idée même d’un sentiment intellectuel est pourtant chez lui une contradiction dans les termes8, pourrait constituer un signe de cet « escamotage ».
8Bien loin d’avoir été l’occasion pour Kant de s’élever à une compréhension ontologique fondamentale de l’affectivité, la problématique du respect n’a fait ainsi que confirmer sa soumission à l’empire de la représentation, en la comprenant comme simple affection, comme mode de la transcendance, et non pas dans l’immanence de l’auto-affection constitutive de cette interprétation ontologique de l’affectivité. « Le respect signifie une détermination de l’action à partir de la représentation de la loi, sa condition est la structure ontologique de l’affection pure »9 : en lui seul compte la relation à la loi, c’est-à-dire encore et toujours une figure de la transcendance. Par où l’on voit que cette analyse du respect s’intègre parfaitement à la métaphysique de la représentativité dont la philosophie kantienne constitue une sorte d’achèvement.
9C’est dans cette perspective que Michel Henry revient, au terme de cette analyse, sur l’opposition kantienne entre amour et respect. La critique adressée à toute tentative pour fonder la morale sur l’amour témoigne selon Henry de la dévalorisation de la vie qui s’attache à la problématique du respect. Avec l’amour, c’est bien la spontanéité de la vie, son immanence comme auto-affection qui se trouve congédiée, au profit d’un respect vidé de son affectivité et qui n’exprime plus la transcendance, la relation à la loi. La tentative kantienne pour repenser l’amour non plus comme amour pathologique, mais comme amour pratique10, où aimer son prochain revient à remplir tous ses devoirs envers lui, constitue en fait une substitution radicale du respect à l’amour, et manifeste dans toute sa force l’illusion ontologique fondamentale de la compréhension kantienne du sentiment : la substitution de la structure de l’affection à celle de l’affectivité. C’est là aussi, remarque incidemment Michel Henry, ce qui constitue sa dimension fondamentalement non-chrétienne, alors même qu’elle s’efforce de réinterpréter le commandement évangélique.
10Mais la critique de la compréhension kantienne du sentiment, telle qu’elle est mise en jeu dans la problématique du respect, ne se limite pas à en dévoiler les apories. Elle s’attache aussi à montrer que celles-ci ne peuvent être surmontées que par une tout autre compréhension de l’affectivité, irréductible à la structure de l’affection, compréhension qu’elle présupposait toujours déjà comme sa condition de possibilité ultime et fondamentalement ignorée. Là même où la philosophie kantienne paraît pousser le plus loin les réquisits d’une métaphysique de la représentation, elle manifeste par son propre échec la nécessité d’une compréhension ontologique de l’affectivité. Et la critique n’est pleinement accomplie qu’en montrant comment les principes mêmes du système kantien de la moralité ne trouvent en dernière instance de fondement et de sens que par la présupposition inconsciente, subreptice, de cette interprétation ontologique comme immanence et auto-affection, qu’elle est pourtant absolument incapable de reconnaître.
11La volonté souterraine d’escamoter la dimension proprement affective du respect qui anime dans son ensemble le texte de Kant est ainsi vouée à l’échec, non pour des raisons contingentes et circonstancielles mais par la plus stricte nécessité : aussi puissant que soit l’effort pour contourner et celer l’essence de l’affectivité, on y est inévitablement et invinciblement reconduit. Telle est une des leçons que nous devons tirer de cette lecture de Kant : en dernière instance, nulle véritable pensée philosophique ne saurait échapper à l’affectivité. Dès lors qu’on s’interroge plus en profondeur sur la possibilité même de la représentation de la loi, désignée désormais comme « la condition ontologique du respect », il apparaît que l’escamotage de la dimension affective au profit de la représentation ne peut jamais être accompli, dans la mesure où l’affectivité est fondamentalement, qu’on en ait conscience ou non, ce qui rend possible la représentation elle-même.
12En effet, se représentant la loi, le sujet s’affecte de la loi. Et cette affection du sujet par la loi renvoie nécessairement à ce qui est la condition ontologique universelle de toute affection quelle qu’elle soit, l’auto-affection propre à l’affectivité. Nous parvenons ici à un point où la philosophie kantienne ne pouvait rester muette, faute précisément de posséder une interprétation de l’affectivité susceptible de fonder la possibilité même de toute affection. C’est à la lumière de cette compréhension de l’affectivité que ne pouvait atteindre la philosophie kantienne qu’il nous faut comprendre ce qui se donne obscurément en elle comme factum rationis, comme fait de la raison, point ultime de la remontée en direction du principe de l’action morale11. Ce qui est désigné ainsi comme un simple fait doit être réinterprété ontologiquement à partir de l’auto-affection de l’acte qui pose la loi et s’en affecte, c’est-à-dire précisément dans l’affectivité propre à la raison elle-même. Bien loin d’être un élément qui se surajoute à ce qui fait de l’homme un être raisonnable, ou même ce qui ne peut se concevoir qu’en opposition avec la raison, l’affectivité est inhérente à la raison et constitue son essence même12.
13On se méprendrait cependant sur le sens de ces pages si on n’y voyait qu’une explication avec Kant. Elles sont investies d’un tout autre enjeu historique, qui explique en partie pourquoi la modalité affective du respect est ici privilégiée : après tout, ce dernier n’est pas, dans la pensée kantienne, l’unique sentiment irréductible à la dimension pathologique et empirique, et comportant une dimension pure et a priori. Le troisième chapitre de l’Analytique de la raison pure pratique est en fait le théâtre d’un conflit d’interprétations où il ne s’agit pas seulement de la lettre du texte kantien, mais, à travers lui, de la détermination de l’essence de l’affectivité et de son éventuel statut ontologique. Sur ce terrain, Michel Henry affronte deux autres compréhensions de l’affectivité, celle de Scheler et surtout celle de Heidegger, qui toutes deux prétendent s’affranchir d’une conception sensualiste et empiriste et se voient pour cela dans la nécessité d’entrer en un débat essentiel avec Kant : le § 58 de L’essence de la manifestation ne peut se lire indépendamment des § 64 et 65.
14Nous laisserons ici de côté la confrontation avec Max Scheler, qui est pourtant un interlocuteur de première importance pour Michel Henry. Le § 58 de L’essence de la manifestation paraît en effet avant tout commandé par une explication avec le § 30 de Kant et le problème de la métaphysique, que Heidegger désigne lui-même comme « le dernier pas » de son interprétation : l’analyse du respect y permet de reconduire la raison pratique à l’imagination transcendantale et à sa structure essentielle de spontanéité réceptive, valant confirmation de notre finitude fondamentale. Sans nul doute l’importance de ce texte pour l’interprétation heideggérienne dans son ensemble contribue-t-elle à motiver Michel Henry dans sa volonté de se confronter à la question du respect. Sur bien des points, il en partage les présupposés, à commencer par l’identification entre le respect et l’essence même de la moralité : pour Heidegger, il est bien cette modalité de la conscience de soi qui fonde le soi éthique, la personne, en même temps qu’il « constitue » la raison pratique. Mais pour Heidegger, il constitue véritablement une compréhension nouvelle du sentiment : « la conception du sentiment comme faculté empirique de l’âme est éliminée et remplacée par une structure transcendantale et fondamentale de la transcendance du soi éthique ». Est alors accompli pour la sensibilité du sentiment ce qui l’avait déjà été pour la sensibilité de l’intuition. En même temps est mise en évidence la puissance de manifestation propre à l’affectivité. Tout sentiment se donne comme « sentiment à l’égard de » et comme un « se-sentir-soi-même » : on y retrouve toujours cette double dimension d’un « se sentir dans l’être sensible à ». Selon la première de ces dimensions, le sentiment est ce qui m’ouvre à la loi, la seule manière dont elle puisse venir à ma rencontre. Selon la seconde, le moi se révèle à lui-même d’une façon insigne : le mode d’être de la subjectivité que manifeste le respect n’est pas une caractérisation du sujet parmi d’autres. Le respect me dévoile ce que je suis en propre, en requérant de moi que j’existe selon cette modalité authentique : tel est le sens ontologique de la personne comme « fin en soi », comprise par Heidegger comme « projet de soi », « être à dessein de soi ». Le respect kantien devient ainsi comme une lointaine préfiguration de ce qui sera le rôle essentiel dévolu à la Grundstimmung. Par-delà tout ce qui va séparer la compréhension kantienne de la subjectivité et l’analytique de la finitude du Dasein, Heidegger essaie de manifester, par son interprétation du chapitre consacré aux mobiles de la raison pure pratique, au moins cette communauté profonde : le sens même de l’être-soi se détermine à la lumière de ce qui a toujours été rejeté comme inessentiel, sous le titre de l’affectivité, par la métaphysique.
15Nous ne sommes dès lors pas surpris de retrouver au § 65 de L’essence de la manifestation une critique de la Stimmung heideggérienne qui prend notamment appui sur les pages consacrées par Heidegger au respect kantien. Tous les efforts de l’analytique existentiale pour accorder à l’affectivité une véritable signification ontologique et pour établir sa préséance sur toute autre dimension de l’existence humaine dans l’ouverture au monde et à l’être même du Dasein ne permettent pas à la compréhension heideggérienne de l’essence des Stimmungen de s’élever à l’essence même de la révélation propre à l’affectivité : elle demeure comprise comme un mode de la transcendance, et non pas comme immanence pure. Michel Henry récuse explicitement la caractérisation du sentiment exposée alors par Heidegger, comme un « se sentir soi-même dans l’être sensible à ». L’essence du sentiment n’est qu’un « se sentir soi-même »13. Heidegger a ainsi méconnu tout à la fois la nature même de l’affectivité et sa signification ontologique originaire : confondue par lui avec la relation ekstatique de l’être au monde, avec la compréhension de l’être, elle se voit identifiée à la transcendance, dans une méconnaissance de l’immanence radicale qui est portée à son accomplissement par l’interprétation ontologique existentiale de l’affectivité comme temporalité. En dernière instance, l’erreur de la réflexion phénoménologique sur l’essence des phénomènes affectifs, erreur commune à Husserl, Scheler et Heidegger, aura été de chercher à renverser le psychologisme et la sensibilité empirique classique en tentant d’y retrouver une structure intentionnelle qui leur est fondamentalement étrangère. En cela, ils partageaient le présupposé fondamental qui animait déjà la pensée kantienne du respect : la compréhension de l’affectivité et de l’ipséité du soi à partir de la structure de la transcendance.
16Généalogie de la psychanalyse va poursuivre cette interprétation de l’œuvre kantienne comme symptôme achevé des métaphysiques de la représentation, en se tournant vers La Critique de la raison pure.
17En commençant par l’Esthétique transcendantale sa recherche des conditions de toute expérience possible, c’est-à-dire aussi de tout monde possible, et en subordonnant dans sa première phrase la pensée à l’intuition, Kant a certes pressenti le caractère premier et fondateur de la sensibilité, qui fait de toute nature et de tout monde une nature et un monde sensible14. Kant rencontre à bon droit la sensibilité à la naissance du monde, mais « sans comprendre véritablement la raison du caractère sensible de cette naissance », qu’il aurait fallu chercher dans la structure même de l’affectivité où s’enracine toute affection de telle sorte que la relation à l’objet s’auto-affecte dans sa transcendance même. Bien au contraire, le déploiement même de cette recherche sur les conditions de possibilité de l’expérience en général va se retourner contre cette intuition première et s’affirmer comme l’exemplification même de l’emprise de la représentation sur l’activité philosophique et la perte la plus radicale de la vie et de l’affectivité en son sens ontologique. En faisant de l’intuition et de la pensée deux figures de la représentation, en dévoilant dans l’ekstasis leur essence commune, Kant faisait de la représentativité la condition de possibilité de toute manifestation et de toute venue à l’être, sous la forme de l’objet.
18Mais encore une fois, il ne s’agit pas pour Michel Henry de s’en tenir à une dénonciation unilatérale de la fausseté du geste critique kantien ; il s’agit d’en montrer la fondamentale ambiguïté. C’est bien ce terme qui est utilisé15, comme il l’était déjà dans L’essence de la manifestation. Car en même temps qu’elle constitue l’apogée de la métaphysique de la représentativité, la Critique de la raison pure, précisément parce qu’elle pousse les réquisits de cette métaphysique à leurs limites, en dévoile aussi la contradiction fondamentale et ne peut s’achever que par son auto-destruction : elle se mue en son contraire et devient ainsi la « critique radicale de la représentativité elle-même »16. La critique kantienne est tout à la fois la mise à jour des conditions transcendantales de toute connaissance et la critique de cette condition transcendantale. Si elle déploie avec une extraordinaire rigueur la structure phénoménologique du monde, la structure extatique de l’être, elle le fait de telle sorte que cette structure est à jamais incapable de poser la réalité qui en constitue le contenu, de rejoindre cet être dont elle prétend dévoiler les conditions de possibilité : « La condition de toute existence ne contient aucune existence et ne peut la produire »17. Elle ne peut que la demander à un élément qui lui est absolument hétérogène : la sensation, l’impression. C’est là ce que Michel Henry désigne comme « l’intuition abyssale »18 de la première Critique et sa véritable signification. L’ekstasis est ainsi vidée de toute portée ontologique véritable et doit la rechercher hors d’elle. Parce que la subjectivité kantienne se pense elle-même à partir de la représentation et de la transcendance, parce qu’elle méconnaît cette immanence fondamentale qui constitue son être même, c’est-à-dire parce qu’elle ne se reconnaît pas comme étant essentiellement vie, elle se trouve privée en elle-même de toute réalité, et est obligée d’aller chercher ailleurs qu’en elle-même, dans ce qui ne lui est pas donné, l’élément ontologique de la réalité. Tel est le paradoxe de la critique kantienne : la subjectivité cherche hors d’elle-même son essence propre ; les conditions de possibilité de tout être et de toute connaissance se retrouvent assignées à la simple impression sensible comme condition de possibilité de leur propre portée ontologique. La dimension véritablement a priori bascule ainsi des structures formelles de toute connaissance pour se retrouver secrètement investie dans l’élément matériel, empirique et contingent, condition réelle de toute expérience effective. Un tel renversement aurait pu mettre Kant sur la voie de la découverte du véritable sens de notre affectivité, à condition d’entreprendre l’élucidation de l’être même de la sensation. Mais celle-ci se trouve fondamentalement méconnue puisqu’elle est réduite à n’être qu’un contenu empirique, aveugle et mort, qui ne tient sa phénoménalité propre que de sa reconduction à l’intuition empirique, c’est-à-dire à la représentation. Elle n’est ainsi jamais conçue que comme sensation représentative.
19C’est un tel constat que vient étayer l’analyse que propose Michel Henry de la critique kantienne des paralogismes de la psychologie rationnelle. Cet examen va se déployer comme une critique de l’expérience interne chez Kant, qui va se révéler tout aussi incapable que la psychologie rationnelle de déterminer l’essence même de l’ipséité, l’être du moi : celui-ci est toujours compris à partir de la seule représentation.
20Contre la psychologie rationnelle, Kant ne cesse de réaffirmer que l’être du moi ne peut être déterminé sans renvoyer à une intuition, à une impression interne. On se retrouve ainsi devant le paradoxe que nous venons d’évoquer : la pure impression, le simple divers intuitif et contingent se voit investi d’une dimension quasi transcendantale en devenant la condition indispensable de l’expérience et de l’existence de l’ipséité. La part de vérité qu’exprime malgré elle cette exigence consiste, selon Michel Henry, à reconnaître tacitement la passivité inhérente à l’essence même de l’ipséité : le moi n’a pas le pouvoir de se poser lui-même à partir de la pure spontanéité de la pensée. Mais la compréhension kantienne de la réceptivité, de l’impression sensible, toujours comprise à partir de l’intuition, c’est-à-dire de la représentation, et donc de la transcendance, fausse radicalement le sens de cette reconnaissance puisqu’elle conduit Kant à rechercher cette passivité fondamentale dans l’élément de l’extériorité et de l’altérité, dans ce qui par principe ne peut en aucune manière être un moi.
21La critique kantienne des paralogismes est ainsi elle-même sous-tendue par un paralogisme fondamental qu’exprime la notion de sens interne. Sur quel fondement cette intériorité peut-elle être établie ? Le sens, en effet, a toujours chez Kant la signification de l’affection par l’être étranger. Comment ce qui se donne ainsi avec le sens d’une extériorité peut-il être reconnu comme appartenant à un moi, comme son propre moi, sinon parce que celui-ci est toujours déjà présupposé, avant toute intuition quelle qu’elle soit ? Qu’est-ce qui permet de différencier ces impressions internes des intuitions sensibles externes, dès lors que leur phénoménalité ne leur vient que de l’intuition, c’est-à-dire de la représentation selon la structure de la transcendance ? En se privant de la seule signification authentique que pouvait avoir cette « intériorité » revendiquée, celle de « l’essence intérieure de l’impression comme auto-impression et comme ipséité »19, Kant s’empêchait de jamais pouvoir déterminer le fondement du lien de cette impression à un moi.
22C’est pourquoi le troisième moment de cette analyse critique se focalise sur l’examen de la matière du sens interne. Nous n’entrerons pas ici dans le détail de l’argumentation. Un point néanmoins retiendra notre attention. Michel Henry s’attache en particulier à la tentative développée par la seconde édition de la Critique pour fonder la spécificité du divers du sens interne. En opérant la synthèse du divers de l’intuition externe, le pouvoir transcendantal de connaissance affecte intérieurement le sens interne, affection qui constitue le divers spécifique de ce sens, comme répercussion de l’acte transcendantal de détermination. Cette affection est ainsi l’occasion de la position d’un « je suis », lié au « je pense », et néanmoins distingué de lui. Michel Henry rappelle que, dans la célèbre et si difficile note de la page B 422, Kant désignait cette position d’existence enveloppée dans le « je pense » comme une « intuition empirique indéterminée », où l’existence devait alors s’entendre en un sens non catégorial. En cela, il retrouvait une illustration parfaite de sa démonstration : l’existence ne peut être recherchée que dans la sensation, indépendamment des conditions de possibilité de la représentation et ici de la catégorie de l’existence, le moi de la pensée pure n’existant ainsi paradoxalement que dans l’impression. Or Michel Henry ne pouvait ignorer20 qu’une note tout aussi fameuse du § 46 des Prolégomènes vient déterminer cette position d’existence dans des termes qui relèvent de l’affectivité, comme « sentiment d’existence »21. Kant réinvestit alors en un lieu crucial de sa pensée, une notion dont la fortune fut considérable au XVIIIe siècle, de Condillac à Rousseau22.
23Pourtant ce point n’est curieusement jamais évoqué par Michel Henry. Faut-il penser qu’il aurait négligé là un point décisif, un moment crucial de la pensée kantienne qui semblait faire signe vers une reconnaissance de la signification fondamentale de l’affectivité dans la compréhension de l’être du moi ? L’affectivité, en sa signification ontologique, n’est-elle pas précisément caractérisée par Michel Henry comme la présence pure de l’existence pure23 ? Peut-on lire, dans ce qui constitue dans une unique occurrence énigmatique dans toute l’œuvre kantienne, une potentialité non développée de sa pensée pour saisir sur de tout autres bases le sens de l’ipséité du moi, à partir de l’affectivité, potentialité aussitôt refoulée24 ? La concision du texte ne permet guère d’en dire davantage. Mais la substitution de « l’intuition empirique indéterminée » à la notion de sentiment d’existence dans la seconde édition de la Critique de la raison pure apparaît alors lourde de sens. En bannissant le vocabulaire du sentiment et de l’affectivité, qui plus est à un moment où Kant précise par ailleurs la distinction essentielle entre sensibilité de la sensation et celle du sentiment, Kant referme la voie que le texte des prolégomènes aurait pu ouvrir. De l’intuition au sentiment, il y a toute la distance de l’indéterminé à l’indéterminable, au radicalement inobjectivable. Repris dans le vocabulaire de l’intuition, la position d’existence inhérente au je pense est ramenée à la représentation et à la structure de la transcendance. Le texte de la note des Prolégomènes constituerait ainsi une percée sans lendemain, dévoilant la part de vérité de la falsification kantienne, la nécessité jamais accomplie de comprendre l’ipséité à partir de l’affectivité conçue comme auto-affection.
24Ainsi se dessine la cohérence de la lecture par Michel Henry des deux premiers volets de l’entreprise critique kantienne. Mais au terme de cet examen une question ne peut manquer de surgir : qu’en est-il de la troisième Critique ? Pourquoi ne trouve-t-on nulle part dans l’œuvre de Michel Henry l’équivalent de ces analyses si fécondes pour la Critique de la faculté de juger, notamment dans son volet esthétique ? Le déploiement de la dimension esthétique de l’œuvre de Michel Henry, en particulier dans Voir l’invisible, ne passe pas par une confrontation avec d’autres compréhensions philosophiques du beau et de l’art, sinon avec Schopenhauer dans la mesure où il a pu influencer les écrits théoriques de Kandinsky. Le nom de Kant y est évoqué25, pour être immédiatement récusé : pour l’intelligence de l’œuvre d’art, l’esthétique kantienne n’est d’aucun secours, dans la mesure où il n’entend rien à la peinture — ainsi qu’à la musique, serait-on tenté d’ajouter. La frustration du lecteur serait ici absurde s’il ne s’agissait que de réclamer que soit achevée une lecture d’ensemble du triptyque kantien : tel n’a jamais été le projet de Michel Henry.
25Mais ce manque prend un tout autre sens dès lors que c’est bien dans la Critique de la faculté de juger que l’on peut trouver la véritable détermination kantienne de la nature, du statut et du rôle de l’affectivité. C’est seulement là que le sentiment de plaisir et de peine se trouve élevé à la dignité sans précédent de faculté fondamentale (Grundkraft) de l’esprit, du Gemüt humain, à l’égal de la faculté de connaître et de désirer, Gemüt dont il faut d’ailleurs noter que l’une des rares caractéristiques positives propres qu’en donne Kant consiste à l’identifier à la vie elle-même : « L’esprit est en soi-même uniquement et entièrement vie »26. Seule la troisième critique permet à la perspective transcendantale de dévoiler explicitement une dimension supérieure de la faculté du sentiment, en établissant la réalité de principes a priori valant pour le plaisir et le déplaisir, ce que la problématique du respect n’avait pas encore suffi à accomplir pleinement. Or cette réflexion exige précisément l’articulation de l’affectivité, de l’être même de la subjectivité et de la compréhension de la vie.
26Dans sa Contribution à l’histoire de la philosophie moderne, Schelling désignait la Critique de la faculté de juger comme « l’œuvre la plus profonde de Kant, celle qui aurait donné une autre orientation à toute sa philosophie, si au lieu de finir par elle, c’est par elle qu’il avait pu commencer »27. Peut-on imaginer que la compréhension kantienne de la sensibilité et de la subjectivité aurait pu être entièrement modifiée s’il avait commencé par la troisième critique ? La falsification de l’affectivité et la perte de la vie y sont-elles accomplies au même degré ? Peut-on penser que l’interprétation de Kant par Michel Henry aurait pu recevoir une tout autre orientation, si elle avait été entreprise d’abord depuis la Critique de la faculté de juger, et non pas la Critique de la raison pure et la Critique de la raison pratique ? En d’autres termes, faut-il attendre Schopenhauer pour « retrouver » la vie, ou bien ces retrouvailles sont-elles déjà esquissées dans le troisième volet de l’entreprise critique ?
27À ces questions, nous ne pourrions répondre qu’en développant une lecture minutieuse de la Critique de la faculté de juger à la lumière de la pensée de Michel Henry une lecture qui, en retour, serait peut-être susceptible d’éclairer sous un nouveau jour les textes que ce dernier a effectivement consacrés à Kant. Nous ne pouvons l’entreprendre en quelques pages. Tout au plus pouvons-nous tenter de l’esquisser, en nous attachant à quelques points fondamentaux susceptibles d’entrer en débat avec la pensée de Michel Henry : le rapport de l’affectivité à la vie, la compréhension de la subjectivité qui s’y dessine et le pouvoir de révélation accordé au sentiment.
28Dans la Critique de la faculté de juger, sont développées conjointement l’élucidation et de l’affectivité et celle de la vie. Celle-ci n’est pas mise en jeu seulement dans la seconde partie de l’œuvre, avec l’analyse des corps vivants organisés : la vie constitue un des fils conducteurs possibles pour penser l’unité problématique de l’œuvre. Car, dès le premier paragraphe, le sentiment est caractérisé comme sentiment vital, sentiment de la vie : dans tout sentiment « la représentation est entièrement reportée au sujet et plus précisément au sentiment de vie, sous le nom de sentiment de plaisir ou de déplaisir »28. Le sentiment vital n’est pas un sentiment particulier qui ferait nombre avec les autres sentiments, mais tout sentiment en tant que tel est toujours sentiment de la vie. Et à la vie elle-même est toujours attaché son propre sentiment : ainsi, dans l’Opus postumum, Kant écrit-il que « les créatures organiques n’ont pas seulement une vie, mais aussi un sentiment de la vie »29.
29Plus précisément, le sentiment est toujours sentiment de l’intensification ou de l’inhibition de la force vitale, de sa promotion ou de son entrave, selon qu’il se donne comme plaisir ou déplaisir. Telle est la caractérisation essentielle qu’en propose l’Anthropologie : « la jouissance est le sentiment d’une promotion de la vie, la douleur celui d’une entrave à la vie »30. Les sentiments du beau et du sublime n’y feront pas exception : la satisfaction attachée au beau est en effet décrite comme « un sentiment d’intensification de la vie » directement ressenti, là où le sentiment du sublime est produit par « le sentiment d’un arrêt momentané des forces vitales, immédiatement suivi par une effusion d’autant plus forte de celles-ci »31.
30Cette caractérisation du sentiment est aussi pour l’Anthropologie l’occasion d’une méditation sur la nécessaire liaison du plaisir à la douleur, que Kant développe en s’inspirant du Discours sur la nature du plaisir et de la douleur du philosophe italien Pietro Verri. Toute promotion de la vie suppose toujours son entrave, comme condition de sa possibilité, et il n’est pas de l’essence de la vie d’être toujours promue : il n’est de promotion que par l’obstacle surmonté, il n’est de plaisir que dans l’alternance avec la douleur et la vie est « le jeu continu de leur antagonisme ». Comment ne pas lire ces passages à la lumière du § 70 de L’essence de la manifestation où l’essence même de la vie est définie comme « une puissance originelle d’oscillation entre la souffrance et la joie »32. N’est-ce pas également cette « connexion historiale de la souffrance et de la joie » qui fait de la philosophie de Nietzsche une philosophie de la vie en un sens « radical et rigoureux »33 ? Est-il anodin de remarquer que la pensée de Nietzsche s’est nourrie sur ce point des textes de l’Anthropologie, comme en témoignent des fragments de 188334, où des phrases entières sont reprises des § 60 et 61, y compris la référence à Pietro Verri ? Cela peut-il constituer l’indice qu’il y a aussi chez Kant une philosophie de la vie, en un sens radical et rigoureux ? Il nous faudrait cependant ajouter que, davantage encore que chez Nietzsche, cette unité originelle de la douleur et de la volupté ne fait l’objet que d’un constant ontique, qui ne parvient pas à cette explicitation ontologique que seule L’essence de la manifestation accomplit pour la première fois35.
31Cette compréhension permet aussi la reconnaissance de la dimension proprement affective de toute représentation quelle qu’elle soit :
Il est en outre incontestable que toutes les représentations en nous, qu’elles soient dans leur relation à l’objet, simplement sensibles ou entièrement intellectuelles, peuvent pourtant, subjectivement, être associées au plaisir à la douleur, si imperceptibles qu’ils soient l’un et l’autre (parce qu’elles affectent toutes le sentiment vital et qu’aucune d’entre elles ne peut en tant que modification du sujet, être indifférente)36.
32Mais cette remarque incidente n’est pas prolongée et ne s’oriente nullement vers le fondement ontologique de cette dimension affective : elle ne désigne pas l’affectivité comme le fondement de toute affection, de la sensibilité et de la compréhension, mais au contraire elle ne l’interprète que comme l’effet, le retentissement second de l’affection.
33En même temps que la vie, l’élucidation kantienne du sentiment met en jeu de façon cruciale la subjectivité. Dès les Leçons de métaphysique de la seconde moitié des années 1770, Kant pouvait ainsi s’interroger : « Mais qu’est-ce qu’un sentiment ? Ceci est difficile à déterminer. Nous nous sentons nous-mêmes »37. C’est son caractère irréductiblement subjectif qui le caractérise en propre et le singularise, notamment par rapport à la sensation dans les premiers paragraphes de la troisième critique. Dans le sentiment, la représentation n’est en aucune manière rapportée à l’objet, « elle l’est exclusivement au sujet », « ne sert absolument à aucune connaissance »38. Le sentiment « ne désigne rien dans l’objet », mais seulement l’affection du sujet par la représentation : il est bien, en tant que plaisir ou déplaisir, « la part subjective de ce qui dans une représentation ne peut absolument pas devenir un élément de la connaissance »39. Le sentiment est ce qui, de la représentation, ne représente justement rien et ne peut être utilisé pour la position d’aucun objet, qui ne se transcende vers aucun corrélat intentionnel, mais renvoie seulement au sujet dans sa subjectivité même, comme l’élément irréductiblement subjectif, le plus essentiellement subjectif. Et pourtant, telle est son ambiguïté qu’il demeure toujours pensé à partir de la représentation, comme quelque chose de la représentation, un élément, une partie de cette représentation, et donc à partir de la structure de la transcendance. Comment ne pas voir que le sens de sa subjectivité essentielle n’est jamais thématisé positivement par Kant ? Elle se donne seulement négativement à partir de la connaissance et de l’objectivité, comme ce qui ne peut entrer dans aucun rapport de connaissance, comme ce qui est radicalement inobjectivable, comme ce qui subsiste au terme d’un processus de réduction qui élimine tout ce qui est Erkenntnisstück, tout ce qui est de l’ordre de la représentation proprement dite. Mais de sa positivité propre, rien n’est dit. Nul doute que pour Michel Henry ce silence ne soit éloquent : en l’absence d’une compréhension de l’affectivité comme auto-affection dans l’immanence de la vie, que pourrait-on en dire ?
34La découverte de cette subjectivité essentielle n’est à aucun moment l’occasion d’amorcer une interrogation fondamentale en direction de l’être du sujet lui-même, pensé à partir de l’affectivité. Tout au plus, la Critique de la faculté de juger se donne comme la perspective qui permet de penser, grâce à la faculté du sentiment, l’unité des différentes possibilités propres au sujet, en se présentant comme un élément essentiel de la problématique du passage (Übergang) dans toutes ses dimensions : passage de la faculté de connaître à la faculté de désirer, de la législation de l’entendement à celle de la raison, de la partie théorique à la partie pratique de la philosophie, de la nature à la liberté, et enfin du sensible au suprasensible. Mais il ne s’agit pas de remonter en direction d’une possibilité plus fondamentale, ou plutôt d’une impossibilité plus originaire que tous les pouvoirs humains, d’une passivité fondamentale où se donnerait l’être même du sujet.
35De la même façon que la situation initiale et fondatrice de L’Esthétique transcendantale constituait la part de vérité de la Critique de la raison pure, l’enracinement de la problématique du beau dans la dimension de l’affectivité lors du premier moment de l’élucidation du jugement de goût pourrait constituer, pour Michel Henry, celle de la Critique de la faculté de juger esthétique. Mais ici encore, on pourrait sans doute montrer comment Kant ne reste pas fidèle à cette intuition première. Il nous faudrait ici prendre le temps d’une lecture patiente des textes. Tout l’argument pourrait reposer sur l’ambiguïté du jeu entre la dimension purement affective du jugement de goût et le fait qu’il se fonde en son universalité et son aprioricité sur les conditions de possibilité même de la connaissance. Car cette dimension affective fondamentale est rapportée au libre jeu des facultés représentatives que sont l’entendement et l’imagination, sans que soit interrogée la possibilité même de la liaison de ce jeu au sentiment lui-même. Que cet accord, que la conscience de la finalité formelle à l’œuvre dans le jeu des facultés de connaître, présentée comme la clef du jugement de goût, soit seulement senti, et non pas connu, ne change rien fondamentalement au fait que le jugement de goût se réfère ultimement, certes non pas à une connaissance déterminée, mais à la condition de la connaissance en général, et reste donc compris dans la perspective générale de la représentation. Pourrait être alors proposée une lecture du texte de la Critique de la faculté de juger esthétique qui y verrait, pour reprendre un terme cher à Michel Henry, l’escamotage systématique et poussé toujours plus loin de la dimension proprement affective du beau, pourtant posée au principe de l’analyse, et cela du fait de l’absence d’une interprétation authentique de l’affectivité40. Le signe le plus clair de cet escamotage pourrait se situer dans le titre même de l’œuvre : la « Critique du goût » annoncée par la lettre à Reinhold du 28 décembre 1787 ne se présente pas comme une « Critique du sentiment » mais finalement comme une Critique de la faculté de juger.
36Celle-ci constitue également une tentative sans précédent pour penser un pouvoir de révélation propre à l’affectivité. L’affirmation de la dimension proprement subjective du sentiment ne fait pas de celui-ci un simple état privé, aveugle et en lui-même opaque. La réflexion sur le sentiment du sublime est à cet égard exemplaire. Confronté à ce qui dans la nature pousse à leurs limites extrêmes et excède encore les conditions de toute représentation d’objet, l’esprit éprouve un sentiment spécifique, investi du paradoxal pouvoir de constituer une présentation négative de l’imprésentable, de ce qui ne saurait en aucune manière être représenté, ou encore une présentation, à même la sensibilité de sentiment, de ce qui se situe au-delà de toutes les limites de la sensibilité comprise à partir de la représentation : à savoir notre destination suprasensible. Cette présentation ne peut être comprise que comme négative, précisément parce qu’elle échappe aux conditions de la représentation, qui demeure la référence de toute présentation positive : elle nous rend « quasiment intuitionnable », gleichsam anschaulich41, ce qui par principe ne peut se donner à aucune intuition. Mais il nous faut ici donner tout son sens au gleichsam : il ne s’agit pas d’une intuition positive ; le sublime en effet ne nous donne rien à voir. Seule la Schwärmerei prétend voir, se représenter, ce qui est au-delà des limites de la sensibilité42. Il y a bien là manifestation sensible de l’invisible, qui n’est reconduite à aucune intuition et paraît ainsi échapper à l’empire de la représentation.
37La réflexion sur le sentiment du beau dévoile aussi un pouvoir de révélation spécifique. Dans les paragraphes qui reviennent sur le beau, après l’Analytique du sublime proprement dite, et sans nul doute parce que celle-ci a dévoilé cette possibilité esthétique jusque là insoupçonnable, nombreux sont les passages, en des lieux différents, qui tendent à montrer que le goût « tourne son regard vers l’intelligible »43 — regard qui ne peut jamais être une intuition plénière, mais toujours une présentation au mieux indirecte. Telles sont les analyses menées à partir de la considération de l’intérêt intellectuel lié au beau dans la nature, au § 42 ; la réflexion sur les idées esthétiques, qui elles aussi sont autant de représentations sensibles de l’irreprésentable ; la reconnaissance du beau comme symbole du bien, au § 59 ; mais aussi les paragraphes consacrés à la résolution des antinomies du goût, qui nous forcent, là aussi selon les termes mêmes de Kant, « contre notre gré, à regarder au-delà du sensible et à chercher dans le suprasensible le point de convergence de tous nos pouvoirs a priori »44.
38Si, dans ces deux modalités du beau et du sublime, le sentiment manifeste proprement l’irreprésentable, ce pouvoir de révélation n’est bien sûr jamais compris comme le dévoilement de l’essence de toute manifestation en tant que telle, et n’équivaut pas à découvrir, en deçà des phénomènes, la phénoménalité même, l’auto-affection qui fonde toute affection possible. Bien au contraire, cet au-delà de la représentation est interprété dans l’opposition à toute phénoménalité, comme relevant de l’intelligible, du suprasensible. La révélation propre au sentiment ne relève en rien de l’immanence, mais nous renvoie toujours à autre chose qu’elle-même, selon la structure même de la transcendance, que nous retrouvons là-même où nous pensions nous en être affranchis en dépassant la représentation. Dans sa très grande proximité avec le sentiment du respect, le sublime est justifiable du même type de critique que celle qui est déployée par L’essence de la manifestation. De plus, s’il nous manifeste notre destination suprasensible, nous ramène ainsi à la détermination la plus essentielle du sujet que nous sommes et nous reconduit à nos possibilités les plus propres, l’essence de la subjectivité n’y est aucunement pensée comme passivité fondamentale, mais comme spontanéité, en rapport avec la raison et avec notre liberté. Et bien loin de nous ramener à l’immanence qui caractérise la vie, le sublime nous dévoile une dimension de notre existence décrite comme infiniment supérieure à la vie elle-même.
39En dernière instance, il nous faut revenir au lien même entre vie et affectivité : dans la perspective de Michel Henry, nul doute que ce lien demeure fondamentalement méconnu par Kant. Il ne suffit pas en effet d’affirmer que tout sentiment est pour Kant sentiment de la vie. À la lettre, d’ailleurs, une telle affirmation est fausse. Car le sentiment n’est jamais à proprement parler sentiment de la vie elle-même, mais toujours de la vie affectée, exposé à l’altération, blessée ou soutenue. Kant l’affirme sans ambages dans une réflexion : « La vie en elle-même, nous ne la ressentons pas, mais seulement sa promotion ou le fait qu’elle est entravée ». La vie seule, la vie pure, la vie en tant qu’elle n’est pas exposée à ce qui la favorise ou l’inhibe est proprement sensible. Comment ne pas reconnaître ici que le lien même de la vie à l’affectivité n’est aucunement pensé à partir de l’immanence fondamentale de l’auto-affection, mais toujours et encore à partir de la structure de l’affection ? Pas plus que les deux précédentes, la troisième critique n’échapperait ainsi à la « falsification » qu’y dénonçait Michel Henry. Mais tout autant que dans les deux précédentes — et sans aucun doute davantage encore qu’en elles — la vie continue à s’y faire entendre, puisqu’il n’est au pouvoir d’aucune grande pensée de la méconnaître entièrement et de la perdre ainsi absolument.
Notes de bas de page
1 GP, p. 262. Sur ce point, on pourra se reporter à la très belle étude de J-L. Chrétien, « La vie sauve », Les Études philosophiques, 1988, n° 1, p. 37-49.
2 EM, p. 649.
3 Ibid., p. 130.
4 Ibid., p. 23.
5 Cette idée d’une possible « falsification de la signification de notre affectivité » n’est pas sans écho dans l’œuvre même de Kant. Dans la confrontation avec les leibniziens, qui a pour objet essentiel la compréhension de la nature de la sensibilité, Kant n’hésite pas à évoquer de leur part une véritable « falsification (Verfälschung) du concept de sensibilité et de phénomène » (Critique de la raison pure, A 43/B60, Ak III 66, Gallimard, « La Pléiade » [notée P, suivie de l’indication de tomaison et de page], t. I, p. 802, et Garnier-Flammarion [notée GF, avec indication de page], trad. A. Renaut, p. 134). Cette expression allait susciter l’indignation des leibniziens, à commencer par Eberhard. Dans une lettre à Reinhold du 19 mai 1789, Kant se défendra, à tort, d’avoir utilisé l’expression.
6 EM, p. 652.
7 Par exemple dans la Critique de la faculté de juger, Ak V 117, P II, p. 750, GF, p. 240.
8 Critique de la raison pratique, Ak V 117, P II, p. 750, GF, p. 240.
9 EM, p. 665.
10 Cf. notamment Critique de la raison pratique, Akk V 83, P II, p. 708-709, GF, p. 194-195 ; Doctrine de la vertu, § 23-25.
11 EM, p. 666.
12 Ce qui ne signifie bien sûr pas qu’il faille surmonter pour autant la distinction kantienne de la raison et de la sensibilité, en une confusion générale. La critique de Michel Henry ne relève pas des critiques classiques contre le pluralisme des facultés. En des termes très kantiens, il caractérise au contraire la philosophie comme « le respect de la distinction et de son accomplissement, elle est la décomposition de la pensée en ses diverses facultés et l’attribution à chacune de ce qui lui revient, la reconnaissance du pouvoir qui lui est propre et de ce qui la fonde à chaque fois, la reconnaissance des structures fondamentales qui partagent le réel et leur saisie dans des essences » (EM, p. 705).
13 EM, p. 578 : « C’est là ce qui constitue l’essence du sentiment, l’essence de l’affectivité comme telle : se sentir soi-même ».
14 Cf. B, p. 47.
15 GP, p. 129.
16 Ibid.
17 Ibid.
18 Ibid.
19 Ibid., p. 142.
20 Généalogie de la psychanalyse cite favorablement le grand article de Jean Nabert, « L’expérience interne de Kant », 1924, qui insiste sur ce point.
21 Ak IV 334, P II, p. 114 : « Ce n’est rien de plus que le sentiment de l’existence sans le moindre concept ».
22 Pour une belle interprétation du sentiment de l’existence chez Rousseau, inspirée par l’œuvre de Michel Henry, on pourra se reporter aux analyses de Paul Audi dans Rousseau, éthique et passion, Paris, PUF, notamment dans le chapitre I, p. 31-75.
23 Voir notamment EM, p. 624 et p. 667.
24 Dans ce qui constitue l’une des plus importantes lectures récentes de Kant, Jocelyn Benoist s’efforce précisément de penser la subjectivité kantienne à partir du sentiment, sur la base d’une compréhension de l’affectivité explicitement distinguée de celle de Michel Henry. La note des Prolégomènes joue bien sûr un rôle crucial dans cette interprétation. Voir Kant et les limites de la synthèse, Paris, PUF, p. 318 sq.
25 VI, p. 11.
26 Critique de la faculté de juger, Ak V 278, P II, p. 1052, GF, p. 261-262.
27 F. W. J. Schelling, Contribution à l’histoire de la philosophie moderne, trad. J-F. Marquet, Paris, PUF, 1983, p. 196.
28 Critique de la faculté de juger, Ak V 204, P II, p. 958, GF, p. 182.
29 Opus postumum, Ak XXII 495, cité par F. Marty p. 334 de sa traduction.
30 Anthropologie, § 60, Ak VII 231, P III, p. 1048, GF, p. 189.
31 Critique de la faculté de juger, § 233, Ak V 244-245, P II, p. 1010, GF, p. 226.
32 EM, p. 839.
33 GP, p. 283-284.
34 F. Nietzsche, Œuvres complètes, Colli et Montinari, t. IX, Fragments posthumes C. 7, Gallimard, 1883, p. 233-234.
35 EM, p. 839, p. 291-292.
36 Critique de la faculté de juger, Ak V 277, P II, p. 1052, GF, p. 261.
37 Leçons de métaphysique, Ak XXVIII 246, trad. fr. M. Castillo, Paris, Le Livre de poche, 1993, p. 283.
38 Critique de la faculté de juger, Ak V 204, P II, p. 958, GF, p. 182.
39 Ibid., Ak V 189, P II, p. 945, GF, p. 168.
40 On pourra se référer sur ce point aux analyses précises et d’une grande fidélité à Michel Henry développées par G. Dufour-Kowalska dans L’art et la sensibilité de Kant à Michel Henry, Paris, Vrin, 1992.
41 Critique de la faculté de juger, Ak V 257, P II 1026, GF 239.
42 Ibid., V 353, P II, p. 1144, GF, p. 342.
43 Ibid., V 341, P II, p. 1130, GF, p. 329.
44 Reflexion 561, Ak XV 244.
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Lectures de Michel Henry
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