La vie du sujet. Michel Henry lecteur de Descartes
p. 277-292
Texte intégral
1Dans Généalogie de la psychanalyse, Michel Henry donne une puissante interprétation du cogito cartésien. Le cogito n’est pas la représentation du Je pense, mais un sentir pur et immédiat du sujet qui s’auto-apparaît. Michel Henry prétend trouver chez Descartes la thèse selon laquelle le soi ne s’atteint qu’en se ressentant. On peut mettre en valeur la singularité du cogito cartésien, en envisageant son sens par contraste avec celui qu’il a chez Husserl. Selon Henry, bien que Husserl envisage le cogito comme le commencement de la phénoménologie, il en a néanmoins manqué la signification, car il ne reconnaît pas la vérité du cogito comme pur sentir et il l’envisage plutôt comme une représentation. C’est en effet parce que la phénoménologie husserlienne s’intéresse au mode de donation des objets, que la pensée est selon lui un vécu intentionnel. Tout cogito porte en lui son cogitatum comme un objet visé néanmoins et non comme un contenu réel, ou une image mentale ou encore un contenu cérébral. L’intentionnalité de la conscience, en posant son objet, se le donne et permet de distinguer ce qui apparaît de son mode d’apparaître. Le cogito signifie ainsi, pour Husserl, que la perception immanente, ou le flux des vécus de la conscience, garantit l’existence de son objet. Tout flux vécu, tout moi, porte en soi la garantie de son existence. La réduction montre en effet que l’existence des choses n’est pas requise comme nécessaire par sa propre donnée ; elle est contingente. Mais il suffit que je porte le regard sur la vie qui s’écoule dans sa présence réelle et que dans cet acte je me saisisse moi-même comme le sujet pur de cette vie pour que je puisse dire sans restriction et nécessairement : « Je suis, cette vie est, je vis : cogito »1. Cependant, ce regard porté sur la vie immanente du sujet est, comme tout regard, intentionnel. Et la rétention reste elle-même une visée : c’est la conscience du passé, de mon passé, comme tout juste passé2 ; elle suppose donc un écart temporel intérieur à la saisie de soi, elle introduit une distance au cœur du sujet, et, au lieu d’envisager la radicalité de l’immanence de la vie du sujet, elle injecte, selon Henry, la transcendance conditionnant la possibilité de la visée d’extériorité.
2Ainsi, selon Michel Henry, Je pense chez Descartes veut tout dire sauf la pensée, si on entend par là une visée d’objet, i. e. l’extase intentionnelle qui conditionne la définition de la pensée comme représentation3. Je pense, chez Descartes, signifie j’apparais, je m’apparais. Henry commente la formule « At certe videre videor », « il est très certain qu’il me semble que je vois »4. Videre signifie le voir tel que nous l’entendons, en son sens intentionnel. Voir c’est apercevoir au dehors devant soi ce qui de cette manière devient visible ou représentable. Mais Videor c’est la semblance, l’apparaître en lequel le voir se révèle à lui-même. Descartes dit que nous sentons notre pensée, nous sentons que nous voyons, sentimus nos videre5. Dans un français postérieur à Descartes, on nomme ce sentir de la pensée la « conscience ». Le doute qui porte sur l’existence des corps, sur l’évidence mathématique, montre que le voir n’est certain qu’en tant que cogitatio. De la même manière l’énoncé Je vois ou je me promène, donc je suis n’est vrai que parce que voir et se promener sont des pensées et relèvent de la conscience. Le videor est ainsi le sentir immanent au voir qui fait de lui un voir qui se sent voir et ainsi un voir effectif6. Le cogito signifie donc dans son immanence Je sens que je pense, donc je suis.
3L’auto-affection du voir — le videre videor — ne consiste pas à voir quelque autre chose que soi ; il n’est même pas du tout un voir, si le voir s’extasie vers autre chose que soi. Se voir soi-même est impossible, car ce serait se présenter à soi comme un objet, se représenter dans la pensée dans le cadre qui est celui de l’objectivité, en introduisant une distance, ou un écart, à l’intérieur de soi. Je pense, chez Descartes, veut dire la vie, l’immanence de la vie. Et c’est l’auto-apparaître de la vie qui constitue l’ipséité, et qui fait que je peux dire je suis. L’affectivité est ce sentir qui est la révélation de la vie comme épreuve de soi, dont le soi ne se sépare jamais, dont il ne s’écarte pas, dont il ne s’allège pas. La vie se révèle dans cette invisibilité. La vie se connaît dans l’immanence, dans l’impossibilité d’éloigner ma vie de moi, dans l’épreuve de la passivité radicale, dans l’affectivité qui est un laisser-faire de la vie — qui est son venir en soi en moi. Si la vie est sans le moindre écart avec soi, et si ma vie est sans écart dans la venue en soi de la vie, nous vivons dans un perpétuel présent, et nous ne sommes jamais sortis de celui-ci. En effet,
comment le faire si nous sommes des vivants, invinciblement joints à eux-mêmes dans la Vie qui ne cesse de se joindre à soi — de s’éprouver soi-même dans la jouissance de son vivre, dans la chair indéchirable de son Affectivité originaire — tissant inexorablement la trame sans faille de l’éternel présent ?7
4En nous demandant ce qu’est, chez Descartes, la vie du sujet, je voudrais discuter l’interprétation de Michel Henry et la thèse qui la sous-tend, à savoir que la saisie de soi est sans écart, immédiate, prise dans l’immanence de l’auto-affection de la vie. En effet, la vie doit-elle échapper à la représentation ? Descartes soutient, pour sa part, que l’ego se représente le temps de sa vie comme divisible en parties innombrables8. A-t-il alors spatialisé la vie de l’ego, l’a-t-il représenté sur le modèle du temps physique, en subissant le cadre abstrait dans lequel on représente les mouvements des choses corporelles, manquant ainsi ce qui fait de la vie une vie humaine ? Représenter sa vie, est-ce nécessairement tomber dans les impasses de l’objectivation du soi ? En outre, il faut reconnaître que la vie du sujet n’est pas la vie dont l’ego est le sujet. On n’est jamais le sujet de sa vie en ce sens-là, dès lors que l’on ne se donne pas la vie à soi-même. La vie est reçue, on ne la possède pas. Mais alors qu’est-ce qu’être le sujet d’une vie reçue ? La vie reçue, c’est la facticité. Chez Descartes, la facticité a pour nom l’union de l’âme et du corps, c’est autrement dit le fait pour le composé d’exister et d’être donné à soi comme ce complexe passionnel que je suis et que je m’éprouve être.
5Chez Descartes, contrairement à l’interprétation henryenne du cogito, la vie de la chose qui pense n’échappe pas à l’écart, au retard sur soi, à la non-coïncidence partielle, à l’irréalité. Or ce qui fait précisément que de tels écarts ne sont pas entièrement indicibles, c’est que le temps de la vie est susceptible d’être représenté par le sujet. Ainsi, ce qui fait que la vie échappe au sujet est pour une part ce qui fait d’elle une vie humaine. Pour une part seulement, car le temps de la vie relève de la pratique de soi. C’est l’éthique, l’institution morale de soi, qui préside à la division du temps de la vie en parties. C’est d’ailleurs un tel exercice moral de l’institution du sujet qui met en scène la méditation métaphysique.
6Le commencement de la méditation est, par exemple, ce qui tranche sur la nécessité trop longtemps ressentie, aux yeux de Descartes, d’avoir à se résoudre à douter de tout, afin de fonder la certitude des sciences. Le semel in vita9, une fois en ma vie, met en œuvre la résolution éthique de penser. De même, à la fin de la Méditation Sixième, la façon dont je considère le reste de ma vie10, tota reliqua vita, au moment où j’en suis de ma vie, constitue une autre coupe sur le temps du flux, qui met en scène le moment où la compréhension de ma vie pourrait apparaître. Le sujet accompagne la facticité de sa vie d’une pensée attentive, sujette à la discontinuité et à la réitération, et cette vie de la pensée n’est alors pas celle de l’ego abstrait seulement, mais celle du composé, du sujet corporel affecté par ce qui arrive, qui est aussi ce qui lui arrive, parce qu’il réfléchit sa vie en la vivant. Quelle est ainsi la place du corps dans la vie du sujet ? Et quelle conception du temps est impliquée dans la réponse à une telle question ?
1/ La réflexion
7Indiquons ce qui fait l’importance toute particulière de l’interprétation henryenne du cogito et ce qu’elle touche indéniablement de vérité dans sa lecture de Descartes. La lecture du cogito par Michel Henry nous libère en effet d’un préjugé tenace, même chez certains commentateurs cartésiens, selon lequel le cogito serait réflexif11. L’idée que la réflexion conditionne l’existence de l’ego est absurde. Descartes l’explique d’ailleurs à Bourdin. Pour qu’une substance soit pensante, il suffit qu’elle soit simplement posée en dehors de la matière comme complètement spirituelle, comme le doute l’a précisément mis en œuvre. Il n’est pas requis que, par un acte réflexif, la pensée se pense pensante, ou qu’elle ait une connaissance intérieure de sa pensée12. La vérité du Je suis, j’existe est saisie immédiatement et non réflexivement. L’esprit la voit, la sent et la manie13. On n’a pas besoin de connaître réflexivement la pensée pour penser.
C’est une chose très assurée que personne ne peut être certain s’il pense et s’il existe, si, premièrement, il ne connaît la nature de la pensée et de l’existence. Non que pour cela il soit besoin d’une science réfléchie (requiratur scientia reflexa), ou acquise par une démonstration, et beaucoup moins de la science de cette science (scientia scientiæ reflexa), par laquelle il connaisse qu’il sait, et derechef qu’il sait qu’il sait, et ainsi jusqu’à l’infini, étant impossible qu’on en puisse jamais avoir une telle d’aucune chose que ce soit ; mais il suffit qu’il sache cela par cette sorte de connaissance intérieure (sufficit ut id sciat cognitione illa interna) qui précède toujours l’acquise (quam reflexam semper antecedit), et qui est si naturelle à l’homme, en ce qui regarde la pensée et l’existence.14
8La lecture henryenne du videre videor soutient en effet que le cogito ne relève pas de la représentation ; il n’y a pas en lui d’écart réflexif conditionnant une représentation du soi par lui-même. L’interprétation du cogito en tant que représentation en manque complètement le sens. La méprise la plus impressionnante à ce sujet se trouve dans l’interprétation de Heidegger. Il fait dire à Descartes ce qu’il ne dit pas et il fabrique ainsi une citation de Descartes qu’on ne trouve nulle part dans ses textes :
Nous touchons [sc. le trait essentiel de la cogitatio] en remarquant que Descartes dit : tout ego cogito est cogito me cogitare ; tout “je me représente quelque chose” représente du même coup “moi”, moi, le représentant (devant moi, dans ma représentation).15
9Il faut reconnaître néanmoins que Descartes écrit que toute idée est une idée de chose, et que nous avons une idée de nous-mêmes. J’ai une idée, dit le texte français, « qui me représente à moi-même, de laquelle il ne peut y avoir ici aucune difficulté », autrement dit une idée qui me donne à voir moi-même à moi-même (me ipsum mihi exhibet)16. Mais alors, si nous suivons le texte de Descartes, retombons-nous sous la critique violente de Heidegger ? Cela n’est pas certain, parce que la lecture de Michel Henry est puissante en ce qu’elle met précisément en valeur que l’auto-affection, ou le sentir de soi, qui est au cœur du cogito, ne relève pas de la réflexion, au sens de la réflexion expresse, comme le souligne Descartes lui-même. Néanmoins, il n’est pas sûr que toute réflexion doive être proscrite du cogito.
10La pensée relève de l’auto-affection ; elle a une signification temporelle, celle de la durée de la pensée qui sent qu’elle pense, mise par exemple en relief par l’Entretien avec Burman. Notre pensée est capable d’embrasser plusieurs choses à la fois et elle ne se fait donc pas en un instant — in instanti non fiat. À l’objection que la conscience fait passer à une autre pensée, puisque l’on ne pense plus à la chose à laquelle on pensait d’abord, et que l’on a conscience non de penser mais d’avoir pensé, on doit répondre que
avoir conscience, c’est penser et réfléchir sur sa pensée, mais il est faux que cette réflexion soit impossible tant que persiste la première pensée, puisque […] l’âme est capable de penser à plusieurs choses à la fois et de persévérer dans sa pensée, capable donc toutes les fois qu’il lui plaît de réfléchir à ses pensées et par là d’avoir conscience de sa pensée.17
11La vie de la pensée est prise dans le présent élargi de ses pensées. Et l’on voit ainsi qu’en toute pensée, la solidarité entre le moment auto-affectif et le moment réflexif est la condition de la pensée.
12Ainsi en est-il du cogito. Distinguons en effet deux types de présentation de ce qu’on a nommé le cogito de Descartes. On a l’expérience de la certitude d’exister de l’ego qui, dans la Méditation seconde par exemple, est bien une reprise réflexive, manifeste en ce qu’elle se désigne elle-même comme une conclusion, comme une inférence se faisant sans que cesse la première pensée. « De sorte qu’après y avoir bien pensé il faut conclure, et tenir pour constant que cette proposition Je suis, j’existe, est nécessairement vraie, toutes les fois que je la prononce, ou que je la conçois en mon esprit »18. La conclusion résume ainsi en une seule proposition l’expérience de l’existence du moi qui pense, qui est précisément la vérité que soutient la Lettre à Silhon, que nous citions précédemment : notre esprit la sent et la manie, il lui suffit de la savoir par cette sorte de connaissance intérieure (sufficit ut id sciat cognitione illa interna) qui précède toujours l’acquise (quam reflexam semper antecedit), et qui est si naturelle à l’homme, en ce qui regarde la pensée et l’existence.
13Mais Descartes fournit aussi une autre présentation du cogito, qui relève plutôt de la vérification de l’énoncé, qu’il met plus souvent sous la forme « Je pense, donc je suis », pour expliquer la vérité du cogito à des objecteurs ou bien quand l’ego revient sur ce qui est certain dans l’existence de l’ego, en usant d’un récit, écrit au passé, dans le Discours de la méthode par exemple19. Dans la vérification, il est nécessaire de connaître explicitement la nature de la pensée et de l’existence et la notion commune Pour penser, il faut être. Mais cette réflexion expresse ou explicite dans la vérification n’est pas la condition de l’expérience du cogito. La connaissance réflexive est implicite dans l’expérience ; elle est présentée explicitement lorsqu’on vérifie l’énoncé. Pour la pensée prise en général, rien n’empêche de réfléchir à une pensée qu’on a eue auparavant, au sens de la réflexion indirecte, quand la première pensée est définitivement passée et n’est plus retenue dans le présent vivant de la pensée. La pensée que l’on examine n’est plus alors une pensée dans laquelle on persiste, à la différence du cogito, ou du sentir de la pensée, puisqu’il est la persistance même de l’ego, sa persévérance dans l’être. Quand on réfléchit sur une pensée dans laquelle on ne persiste plus, il est possible d’en douter, ou du moins de reconnaître qu’on a oublié les raisons qui font qu’on la tenait pour vraie.
14Ainsi, soutenir avec Denis Kambouchner que, chez Descartes, il y a bien une solidarité du moment auto-affectif et du moment réflexif de la pensée détermine le mode d’être de l’ego, en un sens qui ne nous fait pas retomber dans les impasses de l’objectivation de soi, d’un ego « spectateur impartial de soi-même », selon l’expression de Husserl dans les Méditations cartésiennes. Au contraire, au lieu que l’ego s’identifie à quelque substance close ou morte, il diffère de lui-même dans la connaissance de soi : « Or je suis une chose vraie et véritablement existante ; mais quelle chose ? Je l’ai dit : une chose qui pense. Et quoi davantage ? »20. La question « et quoi davantage ? » demande à propos de l’idée que j’ai de moi-même, ce qu’elle est et ce qu’est ce moi. La question se pose donc à Descartes lui-même. Mais nous savons ce qu’est une chose pensante. Dans les Cinquièmes Réponses, Descartes soutient contre Gassendi que l’idée de la chose n’est pas une notion générale tirée des idées d’un animal, d’une plante, d’une pierre, mais qu’il s’agit d’une nature ou d’une notion simple, que nous avons premièrement en nous. La notion de chose est ce qui fait que l’on reconnaît quelque chose comme une même chose. Ainsi, nous jugeons que nous avons affaire à la même cire, en dépit du changement des qualités sensibles, et nous jugeons aussi que c’est le même moi qui doute, entend, désire, imagine aussi et qui sent. Descartes écrit ainsi que nous avons une idée de nous-mêmes, qui comme toute idée est représentative de quelque chose. Ne sommes-nous pas captifs de la confusion entre le soi, ille ego, et sa vie qui est celle de l’ipséité, et l’identité qui caractérise la res sinon dans son être, du moins dans la représentation ou le jugement que nous en formons ?
15Peut-on comprendre l’être de l’ego comme celui d’une chose, sans confondre l’identité et l’ipséité ?21 Il faut répondre à la question de savoir comment on s’éprouve être une chose vraie et véritablement existante. C’est en pensant, dans le cheminement, ou dans la durée de la pensée22. Dans la réversibilité de l’auto-affection et de la réflexion. L’ego ne consiste pas en quelque objet préalable tout fait, à quoi l’idée de moi-même se rapporterait. Le sujet de la pensée s’institue par la réflexion, qui n’est pas un retour sur son essence ou sa substance, mais sur des pensées passées. La complexité des pensées apparaît dans le cheminement de la pensée. La simplicité est une affaire de cheminement, de beaucoup d’allers et de retours de la même pensée qui apparaît, ou plutôt que l’écriture fait paraître sous un jour, ou une perspective différente. On peut ainsi comparer la présentation du Je suis, j’existe, de la Méditation seconde et celle proposée dans la Méditation Quatrième, à partir de la découverte de la « journée » consacrée à cette méditation, selon laquelle l’ego est un entendement et une volonté23. L’ego s’est compris auparavant comme une chose qui est posée par un acte de l’entendement, mais il se connaît désormais différemment, par une réflexion, où l’ego revient à soi, en revenant sur ses pensées passées, par un autre croisement, dans le « fil de l’ordre » dont sont tissées les pensées. L’ego se découvre dans le cheminement de la pensée, au sein d’un jugement, où il est impliqué dans son être comme vouloir et comme entendre. La vie du sujet se manifeste dans ses allers et retours sur des pensées passées, par la mémoire et répétition des pensées qui font que l’ego se comprend autrement, dans sa différence avec des pensées passées, donc dans un écart temporel avec soi-même qu’il ne saurait résorber, et qu’il soutient dans la persévérance de la pensée qui s’exerce dans une « méditation réitérée ». Si l’on tient à faire un sort à la thèse ego autem substantia, qui n’est mise en œuvre qu’à partir de la Meditatio tertia, autrement dit dans le contexte de la preuve de l’existence de Dieu, ce n’est guère qu’à ce genre tout à fait relatif de substance que le moi a affaire. Le rapport à soi ne relève pas la permanence de l’ego, mais d’une force, d’un effort d’attention et de mémoire, qui touche ses limites et qui s’éprouve dans les interruptions, les reprises, les réitérations, bref dans un usage correct, attentif et réitéré, de ses facultés, entendement et volonté, et en général, pour le sujet concret ou corporel, dans un usage de soi et éventuellement le changement des habitudes qui ont été acquises dans le cours ordinaire de la vie passionnelle.
16Qu’est-ce que le moi dont Descartes dit qu’on a l’idée, s’il n’est pas, contrairement à un préjugé tenace, saisi immédiatement comme une identité close et transparente ? Il faut poser cette question dans le lexique cartésien de la pensée : ainsi, si toute idée saisit une chose vraie et véritablement existante, quelle différence y a-t-il entre perception et idée chez Descartes ?24 Et, concernant l’ego, avons-nous, au sens propre du terme, une idée de nous-mêmes, ou bien seulement une perception ou une conscience de nous-mêmes ? C’est précisément l’objection que Malebranche fait à Descartes, car étant trop proches de nous-mêmes, il faudrait avouer selon l’Oratorien que nous n’avons pas d’idée de nous-mêmes ; nous avons une claire conscience d’exister mais pas d’idée du moi, et nous avons sinon un sentiment de nous-mêmes qui est fort obscur.
2/ La perception ou l’idée de moi-même
17Il est utile, au point où nous sommes parvenus, de rapporter l’interprétation que Michel Henry donne de la notion cartésienne de perception. Il y voit le règne de l’affectivité déterminant secrètement tous les modes de la pensée. Il envisage d’abord les passions, que Descartes caractérise comme des perceptions que nous rapportons à notre âme. Henry cite l’article 26 des Passions de l’âme, où Descartes écrit que les passions sont « si proches et si intérieures à notre âme qu’il est impossible qu’elle les sente sans qu’elles soient véritablement telles qu’elle les sent »25.
18Descartes remarque que, même en rêve, la tristesse est une vraie tristesse. Ce qui fait de la tristesse qu’elle est véritable, c’est son immanence dans la pensée et non pas la réalité d’une chose mondaine qui nous affecte. Mais ce ne sont pas seulement les passions, c’est aussi la cogitatio qui en général relève de la perception. Dans la Définition I de l’Exposé géométrique des Secondes Réponses, et dans les Principes, I, 9, la pensée est ce qui est tellement en nous que nous l’apercevons ou en avons une connaissance immédiate. Descartes écrit ainsi à Mesland que c’est une passion en l’âme de recevoir telle ou telle idée26. Henry souligne aussi que si la volonté est généralement envisagée plutôt comme une action, néanmoins, dans l’article 19 des Passions de l’âme, elle est dite être une passion car, à titre de pensée, elle relève de la perception :
Il est certain que nous ne saurions vouloir aucune chose que nous n’apercevions par même que nous la voulons ; et bien qu’au regard de notre âme ce soit une action de vouloir quelque chose, on peut dire que c’est aussi en elle une passion d’apercevoir qu’elle veut.
19Ainsi, perception, chez Descartes, désigne
l’aperception immanente originelle en vertu de laquelle chaque modalité de l’âme, quelle qu’elle soit, en est une. Perception désigne l’essence universelle de la pensée comme consistant dans cette aperception et la rendant possible.27
20C’est l’immédiateté que vise la définition cartésienne de la pensée, néanmoins il n’est pas possible de s’appuyer sur une identité de la perception et de l’idée chez Descartes, pour affirmer que « l’idée cartésienne exclut de soi la représentation ».28 Mais ce qui définit les idées au sens propre, c’est au contraire d’être représentatives, quasi imagines rerum. Michel Henry est alors conduit à soutenir que la notion de réalité objective de l’idée vient occulter le sens primordial de la phénoménalité comme réalité formelle de l’idée :
Que la réalité ne soit pas la réalité objective de l’idée, qu’elle puisse se pro-poser dans l’objection de l’ek-stasis, que celle-ci ouvre le milieu de l’irréalité tandis que ce qui se dérobe ainsi à lui soit justement la réalité, la réalité formelle et substantielle de la pensée, soit l’apparaître dans l’immédiation de son auto-apparaître, c’est là justement la définition ou la condition de la vie, c’est elle qu’au-delà de toutes les méprises ultérieures, au-delà de son propre déclin, le cartésianisme du commencement tient dans sa vue.29
21Examinons le sens cartésien de ces notions pour voir si « déclin » il y a. On peut, selon Descartes, considérer les idées comme des modes de la pensée, ou des perceptions, ou bien en tant qu’elles représentent une chose ou une autre — quatenus una unam rem, alia aliam repraesentat. La réalité formelle de l’idée désigne ainsi la forme ou l’acte de la pensée, l’idée considérée comme mode de la pensée ; la réalité objective est l’entité, l’être ou la perfection de la chose représentée, en tant qu’elle est dans l’idée, selon l’Exposé géométrique. Descartes voit en la réalité formelle et objective de l’idée deux aspects différents de l’idée et non deux réalités que l’on pourrait connaître séparément. Il dit peu de choses d’ailleurs à propos de la réalité formelle, parce que nous ne pouvons pas en dire plus, car ce que nous en disons relève de la corrélation des deux aspects. On le voit quand on envisage la distinction entre perception et idée dans les Définitions I et II. La cogitatio est ce qui est tellement en nous que nous en sommes immédiatement conscients, et l’idée est
cette forme de chacune de nos pensées, par la perception immédiate de laquelle nous avons connaissance de ces mêmes pensées. En telle sorte que je ne puis rien exprimer par des paroles lorsque j’entends ce que je dis, que de cela même il ne soit certain que j’ai en moi l’idée de la chose qui est signifiée par mes paroles.30
22L’idée est la forme de la pensée dont la perception immédiate me fait reconnaître la chose dont l’idée est idée. Ainsi l’idée est représentative au sens elle nous fait reconnaître la chose dont elle est l’idée. Il y a un écart dans l’immédiateté, nommément entre la perception et l’idée ; et c’est cet écart qui permet de reconnaître la chose dont l’idée est idée. Ainsi, dans les Méditations, l’enjeu des preuves de l’existence de l’ego, de Dieu, des choses corporelles est moins de démontrer l’existence comme si on pouvait la produire à partir des idées, que de réfléchir à la façon dont nous percevons quelque chose, avec plus ou moins de clarté et de précision, et de reconnaître ainsi de quelle chose vraie et véritablement existante l’idée est l’idée. La différence entre perception et idée montre qu’il n’y a pas d’auto-affection de la pensée qui ne soit doublée d’un moment réflexif de la pensée.
23La corrélation du sujet et de l’objet a, dans le contexte cartésien, où ces termes ne sont pas constitués encore dans le sens qu’ils ont pris pour nous depuis Kant, une signification précise autant que singulière. Elle est le rapport de l’ego, ou de l’esprit, à des choses ontologiquement situées. La pensée représentative est en effet immédiatement liée, dans les Méditations métaphysiques, à une indexation ontologique que la réalité objective de l’idée met précisément en valeur. Autrement dit, il n’y a pas, dans la métaphysique cartésienne, de thématisation de l’objet en général, ni la détermination a priori des conditions subjectives de la représentation qui en sont le corrélat31. La problématique de la généralité de l’objet est certes présente dans les Regulæ, où l’ordre et/ou la mesure prescrivent la structure de l’objet, mais cette problématique se défait au profit de l’analyse des natures simples corporelles, spirituelles et communes de la Regula XII, qui s’accomplit plus tard dans la tripartition des choses et des notions primitives ou des principales idées, que Descartes propose à Elisabeth les 21 mai et 28 juin 1643 : le corps est connu par la notion d’extension, l’âme seule par la notion de pensée, et l’âme et le corps ensemble, par leur union. Ainsi, il en découle que représenter chez Descartes signifie connaître, ou plutôt reconnaître, la chose dont l’idée est l’idée. Mais qu’est-ce donc qui est connu ou reconnu dans la chose qui pense que Descartes nomme « mon intérieur » ? Il n’y a pas de visée d’extériorité, comme il y en a une dans l’idée qu’on a d’une chose corporelle, mais il y a néanmoins un écart à l’intérieur de l’ego, ou plutôt à l’intérieur à l’âme humaine ; un écart dont il est possible de parler précisément grâce à la représentation, ou à la division, du temps, qui implique qu’une part de nous-mêmes nous échappe dans la saisie représentative.
3/ Deux choses en l’âme
24Mettons-le en évidence. À la fin de la Méditation Sixième, Descartes repousse le doute qui est attaché à l’argument du rêve, en distinguant la liaison mémorielle dans la vie éveillée de celle des choses dans le sommeil. Nous avons néanmoins franchi une limite, notons-le, car nous ne considérons plus l’âme en tant qu’elle pense seulement, en tant qu’ego du cogito, mais en tant qu’unie au corps, comme un sujet affectif qui pense les choses qui lui arrivent. Qu’est-ce alors qui fait qu’une vie est une vie et non un songe ? Dans le rêve, il peut arriver que quelque chose m’apparaisse soudain et disparaisse aussitôt après, sans que je voie ni d’où il serait venu ni où il s’en irait. Dans la vie, au contraire, quand des choses se présentent à moi, dont j’ai noté d’où elles sont venues, je relie la perception que j’en ai, sans interruption, à tout le reste de ma vie.
25Faut-il voir dans ce « sans interruption » l’indice que Descartes pense que l’identité est narrative ? Si l’on entend que le récit a pour fonction de constituer l’identité du sujet, la réponse sera négative. Car que doit-on entendre au juste par « tout le reste de ma vie » ? Ce n’est pas la vie qui me reste à vivre et que j’accueille, sans anticipation, par une sorte de bon vouloir qui accompagne tout ce qui arrive, et qui chez Descartes est appelé amour de Dieu, bon vouloir à l’endroit de la volonté divine à laquelle nous sommes joints. Parce qu’il est question de la liaison mémorielle, « tout le reste de ma vie » est la vie qui a déjà été vécue, qui est un reste par rapport à la coupe dans le flux du temps que constitue ce qui se présente à moi nouvellement. Cette division du temps fait comprendre le passé à partir de présent, avec délicatesse, car comprendre le passé ne consiste pas à le reconstruire après-coup. Si le passé est vu à partir du présent, c’est véritablement le passé qu’il s’agit de représenter ou de connaître. Ainsi, dans le « sans interruption », plutôt que l’identité narrative, il faut entendre le retard irrattrapable de la conscience sur les choses qui arrivent, un retard sur soi qui est la continuation d’une méprise. Plutôt que la constitution de l’identité du sujet, la liaison des actions de la vie laisse voir une division du temps qui met en ordre les événements de la vie, dans la différence plus ou moins irrattrapable de la pensée sur les événements, et sur ses pensées. Cette différence d’avec soi-même ouvre le sujet à la nouveauté sinon de ce qui lui arrive, du moins de ce qui lui est arrivé. En effet,
pour se ressouvenir, toutes sortes de vestiges que les pensées précédentes ont laissées dans le cerveau ne sont pas propres, mais seulement ceux qui sont tels qu’ils peuvent donner à connaître à l’esprit qu’ils n’ont pas toujours été en nous, mais ont été nouvellement imprimés. Or, afin que l’esprit puisse reconnaître cela, j’estime que lorsqu’ils ont été imprimés la première fois, il a dû se servir d’une conception pure, afin d’apercevoir par ce moyen que la chose qui lui venait alors en l’esprit était nouvelle, c’est-à-dire qu’elle ne lui avait pas auparavant passé par l’esprit ; car il ne peut y avoir aucun vestige de cette nouveauté.32
26On peut dire que la perception sensible relève de la mémoire corporelle, dont la puissance consiste à enregistrer et à classer les traces cérébrales. Mais la perception de ce qui arrive nouvellement est une conception pure, elle tranche sur le cours ordinaire de la vie qui accumule les traces et les vestiges des choses. Il ne peut y avoir aucun vestige de la nouveauté. La mémoire de la nouveauté relève ainsi de la réflexion qui double la sensation. La liaison mémorielle nous oblige en effet à diriger notre attention sur ce qui est avant, sur ce qui nous précède et nous échappe en partie.
27Ainsi, les premières et simples pensées des enfants — la douleur des ballonnements, le plaisir de digérer une alimentation saine — sont de pures sensations. Ce sont
des pensées directes et non pas réfléchies : mais lorsqu’un jeune homme sent quelque chose de nouveau, et qu’en même temps il aperçoit qu’il n’a point encore senti auparavant la même chose, j’appelle cette seconde perception une réflexion et je ne la rapporte qu’à l’entendement seul, encore qu’elle soit tellement conjointe à la sensation, qu’elles se fassent ensemble, et qu’elles ne semblent pas être distinguées l’une de l’autre.33
28Pour un sujet adulte, il n’y a pas de sensation sans une réflexion qui lui est jointe. Le souvenir de la nouveauté est une pensée d’adulte, c’est la conception pure qui tranche sur le flux du temps, fait des pensées quelque chose qui nous arrive, là où l’enfant dont le cerveau est trop mou n’a pas le souvenir de la nouveauté, mais des traces qui s’impriment dans un cerveau en construction.
29Descartes décrit dans la mémoire de la nouveauté la naissance du soi. Car quand naît-on finalement ? Est-ce dans la joie originaire de l’union de l’âme et du corps dans la vie fœtale ? Est-ce la naissance au monde, qui nous fait remarquer ou admirer, une chose nouvelle qui nous affecte ? La naissance relève, chez Descartes, d’une coupe dans un flux temporel qui nous précède et nous comprend, et cette coupure est la naissance d’un sentiment de soi. Un événement peut me surprendre, mais si je remarque sa nouveauté, si je reconnais n’avoir jamais perçu auparavant la chose qui survient, ou du moins jamais de cette façon, je relie cette venue sans interruption à tout le reste de ma vie. Autrement dit, la mémoire de la nouveauté est une mémoire de soi, une liaison de ce qui se présente au sentiment que j’en ai, de sorte que « tout le reste de ma vie » est sujet à une réévaluation de sens, à la lumière de ce que je comprends de ce qui m’affecte présentement. Naître, c’est naître aux choses qu’on remarque et à soi-même qui le remarque, cependant que tout un pan de l’existence nous échappe.
30La vie du sujet ne relève pas plus de l’identité narrative que de la synthèse passive d’un temps qui s’entasse sans passer. Elle est une liaison, mais sous le mode du changement, du remaniement lié à l’importance de ce qui arrive, ou plutôt à la valeur que nous lui accordons. Mais les sentiments ne coïncident pas avec les choses, ils ne les représentent pas, ils représentent seulement leur importance à nos yeux, avec un décalage. Car il arrive que nos sentiments aient du retard, qu’ils arrivent quand tout est fini, qu’ils soient décalés par rapport à la chose vécue. Proust raconte par exemple comment Marcel, retrouvant involontairement la position du corps qu’il avait eue un jour, en s’appuyant contre sa grand-mère, au retour d’une promenade qui l’avait fatigué, fait revenir son souvenir. La possibilité des larmes dit la coïncidence des retrouvailles et de la séparation avec la grand-mère, et avec soi-même, dans un flou de bougé, où celui qui pleure réalise la disparition d’un être cher. Se souvenir des choses, c’est se souvenir de soi, se reconnaître, non pas au sens du souvenir de la même chose brute ou brutale qu’on a toujours été, mais ressentir et reconnaître cet écart temporel constitutif de soi. Descartes raconte-t-il ce décalage, rend-il compte de ce retard de la conscience dans la vie ?
31On trouve, chez Descartes, des récits de soi, toujours lacunaires. Descartes explique par exemple qu’enfant, il était épris d’une fille qui louchait et que cette habitude affective l’a longtemps incliné à désirer les filles louches34. Mais ce qu’il raconte, c’est une conversion réflexive, i. e. la façon dont la compréhension du mécanisme de l’amour passionnel lui fait réaliser qu’il ne veut pas être attiré par une personne, au motif qu’elle a un défaut, mais qu’il entend se donner à l’amour pour l’estime d’une personne aimée. Dont acte. Silence dans ce faire s’il en est un. Le récit ne contribue pas à construire fictivement une identité. Descartes raconte plutôt comment la prise de conscience des causes de l’affectivité s’accomplit dans un changement des habitudes, ou comment la compréhension est une réalisation, comme s’il n’y avait pas de laps de temps entre les deux, donc pas de retard, ou plutôt comme si somme toute ce qu’il fallait raconter, c’est comment l’on a compris et comment l’on a changé. Écrire le temps que prend une pensée pour venir ou pour revenir, écrire le récit d’un changement, c’est pour Descartes représenter la naissance, c’est-à-dire l’institution du sujet. C’est faire entendre dans le silence de l’auto-affection, la réflexion sans objet, dont la force se manifeste dans un acte, une œuvre, un changement. L’écriture de soi ne saisit aucun objet, elle affirme seulement l’existence d’une chose vraie et véritablement existante, en représentant ou en retraçant un exercice pratique d’institution de soi. Le mystère de la vie du sujet ne reste pas entier, mais la différence intérieure demeure pour qu’il y ait quelque nouveauté à vivre et à penser et quelque chose à écrire.
32Donnons quelques citations de Michel Henry qui mettent en relief le croisement et la différence avec Descartes sur la vie du sujet :
Quand nous disons que la vie change, que ce Soi se transforme, nous voulons dire : ce qu’éprouve cette épreuve de soi se modifie mais dans cette modification elle ne cesse de s’éprouver soi-même, et c’est là justement, dans le changement, ce qui ne change pas.35
33En effet, selon Henry, le sentiment de soi est la souffrance, le pur souffrir de soi comme être livré à soi, chargé à jamais du poids de son être propre. Ce souffrir est l’expérience de l’immanence de la vie. Or
la souffrance est joie parce que en elle, dans son contenu et dans ce qu’elle est, se réalise l’être-donné-à-soi, la jouissance de l’être, parce que son effectivité phénoménologique est cette jouissance. La joie est souffrance parce que l’être-donné-à-soi de l’être, sa jouissance réside et se réalise dans le s’éprouver soi-même de son souffrir, parce que le contenu phénoménologique effectif de la joie est la souffrance de ce souffrir.36
34Dans le renversement de la souffrance en joie, il n’y a pas de passage d’un affect à un autre, mais un mouvement interne et sans écart où la souffrance est joie et la joie souffrance. Il implique une idée du temps sans écart ni extase, un temps toujours réel qui n’admet jamais une seule partie de moi-même, en tant qu’irréalité passée ou à venir37.
La vie est répétition pour autant qu’elle n’advient pas dans un monde et que, en l’absence de toute mise à distance et dans l’impossibilité d’en instituer une entre elle et elle, elle est ce qu’elle est à jamais. C’est pourquoi aussi elle fait ce qu’elle fait et ne cesse de le faire. Dans l’immanence radicale de la subjectivité absolue de la vie, c’est-à-dire dans sa non-différenciation d’avec soi, réside la condition de possibilité de l’essence de toute action, laquelle n’est autre que l’actualisation d’une force dans son immanence principielle à soi et rendue possible par celle-ci.38
35Pour chacun de nous, dans l’ordinaire répétitif de nos gestes et de nos actions, la vie poursuit son venir en soi-même, son advenir et son parvenir en soi. La vie prend ainsi chez Michel Henry un « V » majuscule et un « v » minuscule. La minuscule renvoie à ma vie, à la nôtre, à la vie du sujet bien que le sujet ne la possède pas, et qui lui est donnée comme son ipséité. Grandeur des vies minuscules. La majuscule signifie le processus de la génération de la Vie, l’éternelle venue en soi de la Vie. Dans un entretien, Michel Henry explique que le christianisme l’a aidé à élucider le problème de la temporalité de la vie immanente :
Un tel problème implique le procès interne de la vie absolue qui est la génération en elle du Verbe. C’est une temporalité sans différence, un mouvement immanent se mouvant en soi-même et qui ne se sépare jamais de soi, donc qui exclut le recours au monde. Et c’est ce que nous sommes. J’appartiens à cette temporalité immanente qui ne se sépare pas de soi.39
36Ainsi, bien que, chez Descartes, il y ait un sentir de la pensée, et une voire plusieurs formes de l’auto-affection, néanmoins l’ego diffère structurellement et indéfiniment de soi-même dans son identification. La méditation montre le déplacement du sujet par rapport à ce qu’il est par l’effet de la pensée. L’écart intérieur à la pensée, qui conditionne le déplacement du sujet, est lié à la solidarité dans la pensée du sentir et de la réflexion. On a vu que c’était un écart temporel qui se manifeste dans la durée de la pensée. Mais il faut distinguer cet écart, ce sentir de la pensée, cette version d’une immanence de la vie qui n’est pourtant jamais sans transcendance, de l’écart qui est en l’âme. Car il y a « deux choses en l’âme humaine desquelles dépend toute la connaissance que nous pouvons avoir de sa nature, l’une desquelles est qu’elle pense, l’autre, qu’étant unie au corps, elle peut agir et pâtir avec lui »40.
37Dans ce qui arrive quelque chose m’arrive, dans la mesure où le souvenir de la nouveauté est une pensée qui ne s’exerce que parce quelque extériorité nous affecte comme composé. L’écart immanent à la double considération de l’âme, chez Descartes, est manifeste, en particulier à propos de deux registres de la subjectivité et de l’auto-affection que sont les émotions intérieures et la générosité que nous avons développée ailleurs41. Néanmoins, il nous importait de souligner que l’union de l’âme et du corps n’est pas réductible à l’ego ni à son sentir immanent. L’auto-affection cartésienne, prise au niveau du composé, suppose un sentir de la pensée que Descartes caractérise de façon diversifiée comme une perception, un jugement, une certaine estime, une émotion intérieure, une émotion intellectuelle, qui dans la mesure où elles se qualifient moralement, relèvent de la représentation ou de la réflexion. Mais ce sentir pur s’exerce dans un rapport aux passions, lesquelles supposent une hétéro-affection, autrement dit la réalité matérielle du corps. Le corps ne se résorbe pas dans le pur se sentir de la pensée ; il est ce qui est exposé en premier lieu dans la subjectivité concrète.
Notes de bas de page
1 E. Husserl, Idées directrices pour une phénoménologie et une philosophie phénoménologique pures, tome I : Introduction générale à la phénoménologie pure, trad. fr. P. Ricœur, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de philosophie », 1950, § 46, p. 149.
2 E. Husserl, Leçons pour une phénoménologie de la conscience intime du temps, trad. fr. H. Dussort, Paris, PUF, « Epiméthée », 1964, § 12, p. 47.
3 Nous avons proposé une histoire de l’intentionnalité qui inscrit Descartes dans une filiation médiévale et scolastique du lexique de l’intentio et de l’esse ou du conceptum obiectivum ; voir K.-S. Ong-Van-Cung, L’Objet de nos pensées. Descartes et l’intentionnalité, Paris, Vrin, 2012.
4 Nous citons Descartes dans l’édition des Œuvres, publiées par Adam et Tannery, 11 vol., Vrin, CNRS, 1964-1974, abrégée AT, suivi du numéro du volume, de la page, et le cas échéant de la ligne. La formule « videre videor » se trouve dans les Meditationes de prima philosophiæ, AT, VII, 29, l. 14-15. Traduction AT, IX-1, 23.
5 Descartes, Lettre à Plempius, 3 octobre 1637, AT, I, 413-414.
6 GP, p. 17-52, « Videre videor ».
7 I, p. 91.
8 Descartes, Meditatio tertia, AT, VII, 49 ; en français, IX-1, 39.
9 Descartes, Meditatio prima, AT, VII, 17 ; en français, IX-1, 13.
10 Descartes, Meditatio sexta, AT, VII, 90 ; en français, IX-1, 71.
11 C’est un point que Jean-Luc Marion établit clairement. Voir J. -L. Marion, « Le cogito s’affecte-t-il ? La générosité et le dernier cogito suivant l’interprétation de Michel Henry », dans Questions cartésiennes. Méthode et métaphysique, Paris, PUF, 1991, (p. 153-187). Dans la tentative de donner néanmoins une place à la réflexion dans le cartésianisme, nous sommes redevable à la discussion de J. -L. Marion, « Générosité et phénoménologie » que mène Denis Kambouchner dans le Bulletin Cartésien XIX, Archives de Philosophie, 54-1, 1991, p. 61-70.
12 Descartes, Septièmes Objections et Réponses, VII, 559. « De même quand il [le P. Bourdin] affirme qu’il ne suffit pas pour qu’une substance soit pensante qu’elle soit posée en dehors de la matière et complètement spirituelle, mais qu’en outre il soit requis que par un acte réflexif elle se pense pensant (cogitet se cogitare), ou qu’elle ait une conscience de sa pensée (sive habeat cogitationis suæ conscientiam), il hallucine » (trad.. J.-M. Beyssade).
13 Descartes, Lettre à Silhon, mars ou avril 1648, AT, V, 138.
14 Descartes, Sixièmes Réponses, n° 1, en AT, IX-1, 225.
15 Heidegger, Nietzsche II, trad. fr. P. Klossowski, Paris, Gallimard, 1961, t. 2, p. 126. Que Heidegger ait manqué complètement le sens du cogito, M. Henry le souligne dans « La Critique du sujet », dans PV-II, p. 9-23 ; sur Heidegger, voir p. 16-17.
16 Descartes, Méditation troisième, AT, IX-1, 34 ; en latin, VII, 42-43.
17 Descartes, Entretien avec Burman, AT, V, 149, trad. fr. J. -M. Beyssade, Paris, PUF, 1981.
18 Descartes, Méditation seconde, AT, IX-1, 19.
19 Voir sur ce point la discussion de D. Kambouchner, art. cit.
20 Descartes, Méditation seconde, AT, IX, 21.
21 C’est en effet le reproche que Paul Ricœur fait à Descartes dans Soi-même comme un autre.
22 Voir Kim Sang Ong-Van-Cung, « Intériorité et institution du sujet chez Descartes » dans C. Dumoulié (dir.), La Fabrique du sujet. Histoire et poétique d’un concept, Editions Desjonquères, 2011, p. 101-119.
23 Voir AT, IX, 47.
24 Voir Denis Kambouchner, « Remarques sur la définition cartésienne de la clarté et de la distinction », dans C. Jaquet et T. Pavlovits (dir.), Les facultés de l’âme à l’âge classique, Publications de la Sorbonne, 2007, p. 159-173.
25 Michel Henry réinscrit tout ce qui relève de l’union de l’âme et du corps chez Descartes dans la notion phénoménologique d’affectivité et c’est ce qui permet d’échapper, selon lui, aux apories que cette notion recèle à ses yeux, et en général selon la phénoménologie. Or l’union cartésienne de l’âme et du corps permet de proposer une description psycho-physiologique des passions, et si les passions sont les passions de l’âme, il y a une place du corps et l’expérience de l’interaction ne peut être sous-estimée. Concernant la critique de l’union de l’âme et du corps, voir PPC, le chapitre V, intitulé d’un terme qui n’est pas cartésien : « Le Dualisme cartésien ». Pour une critique de certains aspects de la critique phénoménologique du « dualisme » cartésien, nous nous permettons de renvoyer à notre livre, Kim Sang Ong-Van-Cung, L’Objet de nos pensées. Descartes et l’intentionnalité, op. cit.
26 Descartes, Lettre à Mesland, 2 mai 1644, AT, IV, 113.
27 GP, p. 41.
28 Ibid., p. 64.
29 Ibid., p. 68.
30 Descartes, Secondes Réponses, Exposé géométrique, Déf. II, AT, IX-1, 124 ; en latin, VII, 160.
31 Sur cette question, nous renvoyons à notre ouvrage L’Objet de nos pensées. Descartes et l’intentionnalité, op. cit., chap. VI.
32 Descartes, Lettre à Arnauld, 29 juillet 1648, AT, V, 220, l. 10-20 ; trad. FA, III, 861.
33 Ibid., 220-221 ; trad. p. 862.
34 Descartes, Lettre à Chanut, 6 juin 1647, AT, V, 57-58.
35 PM, p. 54.
36 EM, § 70, p. 833.
37 Voir PM, p. 42-43.
38 PM, p. 173.
39 E, p. 119.
40 Descartes, Lettre à Elisabeth, 21 juin 1643, AT, III, 664.
41 Nous renvoyons de nouveau à notre étude « Intériorité et institution chez Descartes »
Auteur
Université Michel de Montaigne, Bordeaux III
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