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La religion comme forme éthique de la réglementation de soi. Réflexions sur le projet de Michel Henry

p. 229-245

Note de l’auteur

Je dédie cette contribution à André-Marie Ponnou-Delaffon, en symbole d’amitié.


Texte intégral

« Désespoir. Heine sur son lit de mort. Moi-Dieu ; je ne sais pas de quoi vous parler ! Mais est-on allé plus loin ? Il sous-entendait déjà que moi et Dieu, c’est la même chose, et que celui qui atteint son Soi est sauvé. » (Ms A 2271)
« Être déifié ne veut pas dire devenir Dieu : […] Dieu immanent et présent au fond de l’âme, tout en lui étant plus proche qu’elle ne l’est à elle-même, lui reste néanmoins éternellement transcendant. » (Ms A 2274-2275)
« Y a-t-il un primat du texte ? Oui dans le travail de l’exégète, non pas dans une phénoménologie la Vie et de l’Évangile : ils ont vu, lu… et ils ne croient pas. » (Ms A 27308)

Introduction : Le christianisme et l’œuvre de l’accomplissement

1Parmi les penseurs1 et philosophes qui ont tenté une approche non théologique et rationnelle du christianisme, on peut estimer que l’œuvre publiée — mais aussi celle qui demeure inédite, avec tout ce que cette part recèle2 — de Michel Henry s’impose désormais comme un lieu d’expertise fine et de créativité audacieuse, notamment en ce qui touche à la réflexion sur les rapports entre la raison et les croyances. Il n’est par contre pas certain que la réception de ce travail soit vraiment accomplie, surtout dans les milieux théologiques ou ceux travaillant en sciences des religions. Comme il n’est pas certain non plus que l’ouverture au corpus des Écritures judéo-chrétiennes, pourtant faite par M. Henry à la suite de nombreux penseurs et notamment ceux appartenant à la tradition de l’Idéalisme allemand, ait été comprise à sa juste mesure, dans les milieux philosophiques. C’est sans doute là toute l’ambiguïté de la position actuelle et paradoxale de ce penseur, dans l’espace complexe et diversifié de la philosophie d’expression française du XXe siècle.

2Quoi qu’il en soit, l’objet de cette contribution est malgré tout de tenter de prendre ces travaux de M. Henry sur le christianisme au sérieux, en tout cas, à tout le moins, de les comprendre et de les situer, en mettant en exergue certains thèmes majeurs. Par conséquent, nous exposerons d’abord quelques généralités du système philosophique proprement dit, nous montrerons ensuite comment M. Henry cherche à se départir de la pensée grecque pour faire advenir une logologie spécifique au christianisme qui tente de se dire à travers le vocable de la « Vie » ; nous évoquerons ensuite les thèmes de la vérité, de la parole, puis de son incarnation en la figure historique du Christ, pour terminer par les enjeux de sa reprise dans le cadre d’une christologie phénoménologique dont le prolongement cherche à aboutir en une éthique de la filiation transcendantale.

3Toutefois, avant de remplir ce programme herméneutique, nous voudrions mettre en évidence ce qui n’est pas qu’une anecdote de type biographique ! En effet, il convient de reconnaître que l’on a très souvent hypostasié (dans une perspective positive mais aussi négative) le rapport de M. Henry au christianisme, au point, chez quelques commentateurs, de vouloir entretenir une rupture nette entre la production dite « philosophique » et celle qui ne pourrait plus porter cet honorable prédicat, et cela sans doute à partir de la parution de C’est moi la vérité, en 1996, qui serait le début d’une autre pensée et la trace d’une anti-philosophie, ce qui n’est pas forcément erroné, pour ce dernier constat. Outre qu’il est problématique de faire « comme si » M. Henry n’avait pas écrit ses ouvrages sur la phénoménologie du christianisme, il n’en reste pas moins qu’il importe de ne pas oublier que quand M. Henry publie ce premier essai sur la religion chrétienne, il a 74 ans et s’est donc retiré de la carrière académique mais a aussi atteint une vraie notoriété internationale. Il n’est pas inutile de le rappeler !

1/ Les effets d’une re-lecture tardive : Christianisme et phénoménologie

4Pour poser les enjeux majeurs du travail de M. Henry, une affirmation donnée dans le cadre d’un entretien avec Sabrina Cusano, en janvier 2002, quelques mois avant sa mort, est récapitulative du propos, même si, comme toujours dans le cadre d’un entretien, on peut reconstruire son propre parcours intellectuel :

C’est tardivement, en relisant les textes du Nouveau Testament, que j’ai découvert, avec une certaine émotion, que les thèses impliquées dans ces textes étaient celles auxquelles m’avait conduit le développement interne de ma philosophie — à savoir : 1/ la définition de l’absolu (Dieu) comme Vie ; 2/ l’affirmation que le procès de la vie comme venue en soi et comme épreuve de soi génère nécessairement en elle une Ipséité en laquelle précisément elle s’éprouve elle-même et ainsi se révèle à elle-même — qui est son Verbe ; de telle façon que celui-ci n’advient pas au terme de ce procès mais lui appartient comme constitutif de son accomplissement et lui est ainsi contemporain. « Au début était le Verbe. » ; 3/ que ce que nous appelons l’homme, c’est-à-dire le Soi transcendantal vivant que nous sommes chacun, ne peut être compris qu’à partir de ce procès immanent de la vie, jamais à partir du monde. Pour moi, le « tournant théologique » de la phénoménologie contemporaine n’est pas une « déviation » ou une dénaturation de la phénoménologie, mais son accomplissement3.

5On peut dès lors affirmer que, pour M. Henry, le christianisme s’est ultimement imposé, mais après un parcours phénoménologique rigoureux, comme un révélateur de ses propres recherches, et que son enquête s’est d’abord faite à partir de notions communes à la démarche philosophique et à celle de la théologie ou de la mystique.

6S’il fallait dire quelques mots de ce parcours, on pourrait essentiellement rappeler que, selon M. Henry, le privilège historique accordé à l’intentionnalité a modifié le parcours inchoatif de la méthode phénoménologique (celle qui a par ailleurs été au cœur de sa formation philosophique), en ne permettant pas d’accéder à un « apparaître plus fondamental », qui est pour lui la Vie transcendantale dont la manifestation est l’affectivité. Cette analyse de l’oubli de la phénoménalité propre à ce qu’il dit « être » et qu’il décrit comme la « Vie » positionne clairement M. Henry dans le champ de la pensée philosophante et l’incline conséquemment, par une méthode d’immanence radicale, à penser une phénoménalité première, en ce sens où elle diffère et précède toutes les relations au monde, en tant qu’elles sont objets d’une phénoménologie de la perception. Aussi, selon M. Henry, cette entité absolue et originaire qu’est la Vie possède un pouvoir également originaire : celui de se fonder, en sorte qu’elle est un socle qui précède l’Être, en sorte aussi que l’ontologie du vivant se love dans celle de l’étant. Notons d’ailleurs qu’à cet égard, toute la question longue et tellement stimulante de l’onto-théologie peut (et risque bien sûr de) trouver une porte de sortie rapide puisque Dieu est le vivant lui-même vivant et lui-même s’éprouvant avant d’être.

7Mais revenons à la Vie dont M. Henry affirme qu’elle est un « procès » et que son mouvement est « radicalement immanent » ; il explique encore que « dans cette venue immanente de la vie en son “éprouver soi-même” s’édifie une Ipséité sans laquelle aucune épreuve de soi n’est possible » et, par un mouvement logique, il faut affirmer qu’il n’est « pas de Soi sinon dans la vie qui l’engendre comme ce en quoi elle devient la vie »4. Ce n’est pas le lieu pour revenir sur les propos durs que M. Henry tient contre un certain discours totalisant et réducteur des scientifiques, d’autant qu’il le fait dans une lignée herméneutique précise et fréquente dans les milieux phénoménologiques. Mais une réflexion qui les dénonce, non sans virulence, est paradoxalement intéressante pour dire d’abord que, désignant la Vie pour la thématiser, M. Henry le fait dans une perspective qui n’est pas biologique, mais aussi met en évidence l’idée d’une « épiphanie », un concept significatif pour notre propos :

Les biologistes, eux, savent ce qu’est la vie. Ils ne le savent pas en tant que biologistes — puisque la biologie n’en sait rien. Ils le savent comme tout un chacun, pour autant qu’ils vivent eux aussi, qu’ils aiment la vie, le vin, les femmes, briguent une place, font carrière, éprouvent eux aussi la joie des départs, des rencontres, l’ennui des tâches administratives, l’angoisse de la mort. Mais ces sensations et ces émotions, ce vouloir, ce bonheur ou le ressentiment, toutes ces expériences ou ces épreuves qui sont autant d’épiphanies de la vie, ne sont à leurs yeux que « pure apparence »5.

8« Apparence », voici un concept majeur, mais difficile à interpréter quand M. Henry l’applique à l’objet de recherche qu’est le christianisme ; car ou bien on en prend la mesure et on l’interprète selon les catégories rigoureuses de la phénoménologie matérielle, ou bien on l’interprète dans une perspective gnostique. Sur ce point, à propos duquel nous ne pouvons tout dire ici, on rappellera pourtant que, pour M. Henry qui entend le neutraliser, le monde est constitué par la praxis, celle-ci étant par ailleurs l’expression de la sensibilité vivante du sujet, qui ne peut donc être réduite — on l’aura compris — par un objectivisme de la perception. Sans pouvoir développer ce point très intéressant, on dira cependant que c’est selon cet argumentaire précis que M. Henry refuse justement toute assimilation de son projet à celui de la gnose parce qu’il entend construire une équation forte entre la praxis entendue comme réalité du monde et la concrétude de la vie. Et si on lui a reproché, dans sa compréhension conceptuelle du christianisme, de tirer celui-ci vers la gnose, on se contentera, au gré pourtant d’une lecture attentive de ses textes, de rappeler qu’il insiste pour dire que Dieu a caché sa révélation à « ceux qui ont la science et la connaissance » (Mt 11.25), pour la dire aux « petits enfants » les « nèpiois », selon une séquence évangélique que M. Henry traduit fréquemment par « les sages et les intelligents », pour dire les « sophôn » et les « sunetôn ».

9On comprend ainsi qu’il y une sorte de rupture entre révélation et sagesse, qui n’est pas sans effets sur la compréhension de ce qu’est l’opération conceptuelle philosophique et, par conséquent, sur celle de cette méthode phénoménologique particulière qui prend pour objet la notion de « vie ». On comprend également pourquoi M. Henry a pu affirmer : « Phénoménologie de la vie, cela veut donc tout dire sauf appliquer la méthode phénoménologique à cet objet particulier qui serait la vie. Ce n’est pas la phénoménologie qui va donner accès à la vie. Tout au contraire, c’est la vie qui se révélant à soi nous donne dans cette autorévélation, d’accéder à elle. »6 Quoi qu’il en soit des effets méthodologiques, on voit combien M. Henry n’a pas souhaité instaurer les limites d’un corpus de textes dits « philosophiques », au gré d’une tradition, et combien les textes religieux ou sacrés ou mystiques sont, avant tout travail d’interprétation, certes semblables à tous les textes, avec des principes fonctionnels textuels propres, mais aussi combien ils sont capables de porter une Parole « autre » dont il faut bien reconnaître que, chez M. Henry, elle ne trouve sa validité propre que si elle rentre dans la systématique interne de la critique du monisme ontologique.

2/ Le vivre de la Vie comme religion immanente

10À là lumière de ces premières analyses, on peut désormais tenter d’aborder, sur un mode explicatif, ce qu’est la Vie. La citation rappelée plus haut — qui la distingue de la vie biologique — dit avec clarté qu’elle est du côté de la sensation (que M. Henry relit dans une tradition philosophique complexe marquée par le biranisme et le cartésianisme) et qu’elle a été, dans une sorte de mimesis propre à l’histoire de l’Être, oubliée de la philosophie occidentale, provoquant corollairement une sorte de « dissimulation de la Vie phénoménologique » et également un vaste processus d’occultation de ses effectuations historiques, dont l’oubli de l’épreuve du vivre de chaque vivant et de sa compréhension incomplète selon la méthode phénoménologique que M. Henry qualifie d’« historique », puisqu’elle n’accomplit pas la nature même de son geste et le laisse bloqué au niveau d’une phénoménologie de la perception, selon les catégories du monde comme entité ek-statique. Par conséquent, le vivant est un étant, qui apparaît et disparaît dans le monde, et entretient avec les autres étants des relations spécifiques, sous la modalité spatio-temporelle, selon les extrêmes que sont la naissance et la mort mondaines, comme venue et comme disparition. Or, estime M. Henry, l’analyse de ces modalités se fait selon des catégories propres et des critères objectifs de description pour « voir et saisir » ces objectités.

11Ce n’est pas le lieu pour expliciter la critique henryenne de cet état qu’il conteste ; par contre, puisque notre propos touche à la question du rapport au religieux, il faut signaler qu’une partie de la réponse apportée par l’analyse henryenne à cet état de fait de la méthode phénoménologique est dans sa compréhension de la notion de « chair ». Celle-ci est le corps subjectif éprouvé et le mode de manifestation de la Vie. M. Henry note ainsi :

Dès que la chair est rendue à la vie, elle a cessé d’être ce corps objectif avec ses formes étranges, sa détermination sexuelle incompréhensible, propre à susciter notre angoisse, livré au monde, indéfiniment soumis à la question « pourquoi ? ». Mais comme l’a vu Maître Eckhart, la vie est sans pourquoi. La chair qui porte en elle le principe de sa propre révélation ne demande à aucune autre instance de l’éclairer sur elle-même7.

12Si la compréhension henryenne de la chair comme siège de l’affectivité est complexe et ne peut être abordée ici, insistons toutefois sur deux dispositifs singuliers : d’abord celui de la nécessité de la « rendre » à la vie et ensuite celui de son autonomie ontologique.

13En effet, la Vie est un lieu de pouvoir et donc de praxis (on peut ainsi rendre l’essence du monde à sa sensibilité originaire par le travail), ce qui est de la plus haute importance, si l’on compte aussi que le christianisme est compris, par M. Henry, comme une puissance, donc une action et non une pensée, le salut ne se faisant pas selon cet ordre. Nous allons le voir plus loin. Or M. Henry — parce que penseur de la Vie — cherche à en identifier la discursivité et bien entendu l’épistème. Ainsi, ce qu’il appelle le « savoir de la vie » est un savoir différent du savoir mondain objectif, dont il dit qu’il est absolu, en ce sens où il n’est pas pris dans des rapports de totalisation. C’est d’ailleurs pour cette raison que M. Henry en fait un savoir de « type religieux », en un sens très précis, c’est-à-dire celui de la forme du lien fiduciaire d’une instance X à une instance transcendantale, sous une modalité essentiellement passive et non réciproque :

Les religions ne sont que les différentes façons d’exprimer ce non-pouvoir fondamental, qui est inscrit dans la passivité même de ma vie. « Je suis dans la vie » signifie que cette vie me traverse et c’est cela le mystère. […] Sur le plan phénoménologique, cette donation passive de la vie à elle-même est ce qui met la question de la vie avec celle de Dieu. Car vivre sa vie comme quelque chose qu’on reçoit c’est éprouver nécessairement un respect infini de soi-même. C’est déjà une religion.8

14Désormais que nous avons évoqué quelques-uns des liens apparents entre la révélation propre au christianisme et le travail phénoménologique fait par M. Henry, il importe de travailler ce lien sur les différents points annoncés plus haut.

3/ La Vérité dans le dire originaire de celui qui dit

15Il est évident que M. Henry est séduit par le fait que, reprenant sa lecture du corpus des écritures chrétiennes, il pourrait y trouver un système où l’alétheia grecque et son Logos ne seraient plus une idéalité mais un concret existentiel. Le Dieu chrétien, tel que compris par M. Henry — mais qui oublie sans doute les efforts de la raison dialogique humaine et les effets positifs des transferts entre cultures, dont la nécessité d’un parler grec du dieu sémitique — ne peut être réduit à un concept de provenance grecque, que M. Henry assimile d’ailleurs, mais en prenant un fameux raccourci, à l’histoire des théologies occidentales. En somme, M. Henry accuse la pensée grecque de n’accéder qu’au plan de la connaissance intelligible, alors que lui entend chercher une vérité originaire — cachée, voilée et oubliée — capable de donner autre chose à penser que la vérité commune, ou que la vérité théorique inhérente aux discours des sciences.

16Toutefois, pour sortir des prétentions circulaires de la vérité historique, il faut tenir que la vérité propre au christianisme ne peut se contenter de la vérité du dit, mais doit se porter là où le dit est vraiment le dire, c’est-à-dire là où celui qui le dit l’est vraiment. Il s’agit donc d’un processus de remplissage du dit du dire par un sujet véridique. La vérité du christianisme se joue alors sur une question essentielle — mais précisément non réductible à celle d’une quête de la vérité historique —, à savoir la question de la divinité du Christ. C’est à cette vérité plus originaire que renvoie la possibilité du Christ, donc bien en-deçà de la problématique de la vérité des événements historiques et des textes qui disent les consigner, qu’ils soient consécutifs ou concomitants à ceux-là.

17Or M. Henry pense cette vérité originaire comme étant certes celle du christianisme lui-même, mais surtout comme étant ce qu’il nomme le plus souvent une « vérité phénoménologique pure ». En effet, dans la vérité du monde, ce sont le hors-de-soi et l’extériorité qui donnent à voir, si bien qu’il y a une différence entre la Vérité et ce qu’elle montre — c’est-à-dire ce qu’elle rend vrai. D’où un voir sensible, un voir intelligible, un « en-face », un « ob-jet », mais aussi des vérités objectives et scientifiques. Par contre, la Vérité du christianisme ne génère pas cette différence, car elle ne diffère pas de ce qu’elle produit, dans la mesure où elle ne se joue pas sur le plan de la lumière mondaine.

18C’est de la sorte que le christianisme systématique — qui peut donc accéder au statut de « programme » — va devenir, pour M. Henry, l’expression transposée, dans le champ du religieux, de sa théorie du dualisme phénoménologique de l’apparaître. Et c’est également à partir de ce lieu que se déploiera une réflexion sur les structures communes de ces deux ordres que M. Henry ne confond jamais, mais dont il veut cependant penser audacieusement la conjonction sur un plan existentiel et phénoménologique, en transférant bien entendu des concepts et des catégories d’un champ vers un autre. Or, s’il ne les a pas confondus, c’est parce qu’il a toujours tenu qu’une religion ne peut être réduite à une expression philosophique, ce qui serait d’ailleurs contraire à sa compréhension tant de la philosophie que de la notion de Vie, autour de laquelle sa philosophie personnelle va se mouvoir.

19Avant d’évoquer la question corollaire du dualisme phénoménologique, il convient de noter que M. Henry estime que le christianisme n’est pas un monothéisme, « au sens ordinaire du terme », c’est-à-dire insistant sur l’unicité de Dieu ; pour M. Henry, le monothéisme dit plus exactement l’unicité du lien entre la vie absolue et la singularité de chaque vivant ; ce lien étant en réalité la religion elle-même, comprise ultimement comme le « reliant absolu ». Il peut ainsi noter : « Le christianisme n’est un monothéisme que parce qu’il affirme de la Vie constitutive de l’absolu qu’il n’en existe qu’une, une seule et unique vie en tout vivant possible. »9

20En ce sens, M. Henry fait ainsi coïncider cette perspective avec une définition étymologique du mot « religion » :

« Religion — re-ligare — offre une piste : c’est le lien, le lien entre ma vie et la vie absolue. Or ce lien même ouvre l’éthique parce que la façon de vivre pareil lien détermine la vie humaine et l’éthique n’est rien d’autre. […] La raison d’être de notre vie est d’accueillir en nous cette vie et de vivre d’elle, ce qui peut se faire de multiples façons, dans l’effort de la création, dans la solitude des cloîtres ou dans la simplicité du dévouement »10.

21On voit alors que, pour M. Henry, l’éthique fondamentale plonge son origine et sa normativité dans la religion, puisque celle-ci est comprise comme un lien entre le vivant et la vie.

22La religion est certes ici un mode de vie, mais elle est aussi une expérience esthétique et affective ; et pourtant, elle n’est pas la seule, en sorte qu’il ne faut pas focaliser sur elle au point de l’hypertrophier. Cependant, en elle, l’agir est primordial, en ce sens où, dans ce cadre, celui-ci est lu en termes d’épreuve de soi, puisque la « vérité est donc liée, pour des raisons d’essence, à l’individualité »11 et que la question porteuse est celle de la reliance entre cette entité subjective et l’Absolu, dont les modalités de la révélation propre sont des moments de sa subjectivisation, si bien que toute révélation est aussi un processus. En ce sens, les dimensions dogmatique et confessante de la religion ne sont absolument pas prioritaires, et ceci d’autant plus que M. Henry provoque un écrasement entre la révélation et la parole elle-même, acte dont nous verrons plus loin les conséquences.

23Sur ce point, M. Henry note par exemple, en donnant d’ailleurs un sérieux avertissement méthodologique, qui sonne à la fois comme une limite de la philosophie et une distinction des ordres :

Le christianisme pose que l’essence de la réalité est la Vie. Selon Jean, Dieu est Vie. Si donc le christianisme s’organise autour de cette réalité qu’est la vie, aucune approche phénoménologique n’en est désormais possible. Loin de pouvoir nous donner accès à la vie, c’est-à-dire la réalité du christianisme, la méthode phénoménologique d’élucidation intentionnelle la manque dans le principe. D’accès à la vie, il n’en est que dans la vie, et par elle, c’est-à-dire conformément au mode de phénoménalisation originelle selon lequel se phénoménalise la vie, c’est-à-dire selon lequel elle s’éprouve elle-même, et non l’autre — s’accomplissant ainsi comme autodonation et comme autorévélation12.

24Cette déclaration philosophique nous permet de franchir un pas supplémentaire dans la compréhension de l’exégèse henryenne du christianisme, car le passage par cette religion permet un retournement épistémologique considérable.

25En réalité, il permet de penser non plus le Logos sur l’horizon du monde, mais bien plus sur l’horizon de la Vie, c’est-à-dire non plus selon le corps mondain qui est l’objet des perceptions habituelles, mais selon la chair qui est la façon spécifique dont chaque vivant vient dans la Vie, ce que M. Henry appelle « incarnation », pour bien différencier par conséquent ce qui relève de la création (le plan du monde) et de la génération (le plan de la Vie), celle-ci disant le processus transcendantal immanent propre à la Vie, qui permet à chaque ego d’être une ipséité. Par parenthèse, on rappellera corollairement que, pour M. Henry, le christianisme n’enclenche plus la dualité entre âme et corps, puisqu’il n’est de réalité que celle du Soi vivant où le corps est une « demeure » de la vie, le « lieu de son incarnation », une « demeure » où le matériel de la vie n’est autre que celui de la chair pathétique et vivante. Cette compréhension anthropologique fait que « l’homme ne se profile pas dans le monde comme cette silhouette vacillante et toujours inaccessible, il est invisible — rivé à soi cependant, écrasé contre soi, chargé de soi et se supportant soi-même dans sa corporéité pathétique et dans sa chair indéchirable »13.

4/ La Parole et les paroles : Puissance versus performativité

26Mais, ce point étant brièvement explicité, nous voudrions désormais insister sur le fait que M. Henry cherche une généalogie du théo-logique — qu’il appelle la « parole originelle de Dieu » — celle-là même qui parle avant les Écritures. En effet, il estime que la révélation est tellement originaire qu’elle peut prétendre au fait de pouvoir tout précéder, en ce compris le rapport aux Écritures qui, sur le plan de la compréhension, reste impossible sans elle, puisqu’elle crée les conditions de la structure transcendantale de l’appel. Ainsi, des paroles écrites peuvent accéder au statut de Paroles de la Vie, parce que permettant une révélation autre que celle du monde, avec un apparaître propre, radicalement différent de la monstration mondaine, au gré des lois de la perception de l’extériorité. M. Henry peut ainsi affirmer :

Comment donc Dieu se révèle-t-il à nous ? C’est ici que la question de la théologie rejoint la question fondamentale de la phénoménologie et s’identifie à elle, en sorte que la théologie n’est possible que comme phénoménologique. La question de la phénoménologie : comment les choses se donnent-elles, se manifestent-elles, de telle façon que ce n’est jamais ce qui se montre, se donne ou se manifeste, mais seulement le comment de la donation, lequel constitue le thème propre de la phénoménologie et ainsi de la théologie elle-même14.

27La révélation est bien le cœur du dispositif d’enquête. Mais M. Henry, dans sa recherche d’une sorte de genèse transcendantale de la Parole originaire, limitée bien entendu par le refus de réduction de la Vie à un étant — puisque c’est elle qui fonde et porte l’être — souligne combien le langage de la Vie n’est pas le langage dit « mondain », qui est un langage du dire et du montrer. Par conséquent, il faut une compréhension de la parole et une écoute de ce qu’elle est en son essence, puisqu’elle ne parle qu’à partir d’elle-même. M. Henry parle ainsi d’une « parole de la vie finie » et d’une « parole de la vie infinie », selon un axe épistémologique précis : l’affect = les paroles (monde et vie) = le sentiment qu’est la religion. Le vivant est alors celui qui parle cette Parole originaire, le référent étant porté du côté de la vie, comme instance éthique normative. En ce sens, on peut dire sans le moindre doute que le pouvoir de la parole est tiré du côté de la conversion, de la « meta-noia », dans la mesure où la parole est capable de trans-former.

28Cette posture signifie donc que M. Henry comprend la parole dans son pouvoir certes auto-référentiel, mais aussi au gré d’un pouvoir d’auto-désignation qui est une sorte de performativité. Cependant, il faut noter qu’il la comprend pourtant de façon différente de la compréhension de la théorie habituelle de la parole performative, car c’est dans la parole que le signe s’opère, en raison du pouvoir qui la constitue. Or chaque parole de Dieu est un pouvoir qui se dit et se montre dans la parole effective du Verbe, mais elle diffère très radicalement de la parole humaine qui est elle référencée au monde et à ce qu’elle y montre ou désigne. Notons toutefois qu’elle n’est pas nécessairement articulée à la langue puisque la Parole peut être sans paroles, ce qui est encore autre chose, pour M. Henry, que le silence.

29Par conséquent, la performativité n’est pas inchoative à la nature de la parole qui peut prétendre à ce statut effectif et épistémique, mais au pouvoir originaire qui la constitue et qui en réalité lui confère son efficience et son efficacité. Or si M. Henry lie ainsi chaque parole à ce qu’il appelle son « hyper-pouvoir », il doit cependant instaurer un lien entre dire et pouvoir, mais un pouvoir qui renvoie obligatoirement à l’autorité de la Parole originaire et, en chaque circonstance, à l’autorité effective et concrète du Christ lui-même (il est l’incarnation du Verbe, près de Dieu), dont l’autorité est sa performativité, celle-ci ne valant et n’agissant que par lui et non par le statut de la parole. Ainsi, on comprendra que, pour M. Henry, la parole parle « en/dans » le vivant et le pose, par son pouvoir, dans une forme de co-appartenance avec son origine, puisqu’il y a, en quelque sorte, un même terrain de constitution, en sorte que ce soit bien sur le plan de la parole que se joue la question de la génération que M. Henry oppose fermement à la création. Nous l’avons déjà souligné plus haut.

30Ainsi, on voit comment le croire henryen est d’abord de l’ordre d’un demeurer (ce qui est proche de la compréhension johannique de cet acte qui est d’abord un verbe actif), mais on observe aussi que cette hypothèse sur l’usage de la parole se joue sur un plan d’immanence, puisqu’en raison d’un processus d’auto-révélation qui la constitue, cette parole parle sans autre médiation que celle du pouvoir qui lui est inhérent. Or qui dit pouvoir dit signe. Ainsi, M. Henry va-t-il, dans ces analyses, constamment insister sur le schématisme précis qui fait que chaque parole du Christ — en tant qu’homme — permet, par son caractère d’exception et par son autorité propre, de renvoyer à sa condition de Verbe, qui est l’origine transcendantale de ces effets de pouvoir, tels qu’ils se donnent à voir dans des signes et des phénomènes spécifiques. Le « qui » de celui qui parle — et singulièrement la manifestation de l’autorité de ses paroles — est donc décisif pour M. Henry, car c’est par là que se dit la différence de nature entre le vivant et les vivants, mais c’est aussi par là que peut s’authentifier le dire vrai et les dits de la Vie, comme Paroles de l’Origine.

31À cet égard, on peut observer que M. Henry applique à sa christologie philosophique le principe méthodologique de la dualité, dont on a parlé plus haut. En effet, il est une parole quotidienne et commune, adressée aux hommes en tant qu’hommes via un langage mondain habituel ; mais il en est une adressée aux hommes, en tant que Verbe qui parle un langage de nature originaire divine. Or c’est en ce langage que le Christ parle précisément aux hommes, en tant qu’ils sont des « vivants » et des fils. C’est ce que tente de penser et formuler une christologie phénoménologique.

5/ La christologie : Le tournant phénoménologique de la théologie

32Ces brèves considérations sur la parole illustrent combien M. Henry donne un pouvoir absolu à la personne du Christ, en cela qu’un pouvoir originaire habite ses paroles. Son incarnation — c’est-à-dire un devenir homme du Verbe — est une venue dans sa propre chair que M. Henry dit être une « archi-chair », car elle est la chair originaire de chaque vivant, pour reprendre les hiérarchies engagées par son champ sémantique spécifique. Aussi, chez M. Henry, le Christ est aussi un « archi-fils » qui dit, en raison de cette antériorité fondationnelle du Père, le rapport de primauté du Fils engendré par celui-ci, puisqu’il est le seul capable de l’engendrer. Mais c’est sans doute sur le plan de l’application de l’articulation « monde/vie » que la christologie henryenne est la plus étrange voire la plus ambiguë, car dans la mesure où il insiste sur le non-rapport du Christ au monde, M. Henry met en évidence, plus qu’on ne le croit, le caractère quasi incognito du Christ, voulant l’observer dans ses voilements, dans ses kénoses, bref dans le mystère de son invisibilité.

33Aussi, pour M. Henry, la vérité du christianisme se joue-t-elle encore sur la question essentielle — mais précisément non réductible à celle d’une quête de la vérité historique — de la divinité du Christ. Or le Christ henryen est un egocentrique, il dit « Moi » et il dit un « Moi » dont l’absolu de la prédicabilité est la vérité, le chemin et la vie ; si bien qu’il porte en lui une ontologie, une épistémologie et une anthropologie. Or M. Henry, qui n’a cessé de vouloir remettre la subjectivité au cœur du projet de l’ontologie contemporaine, pense ainsi que le Christ n’est pas le dépositaire d’une morale, d’une doctrine, et même pas un maître de sagesse ou l’enseignant d’une voie. Le Christ qu’il pense est un savoir et un pouvoir ; si bien que l’enjeu du « royaume » est moins la question de la parole que celle de la puissance. Cependant, cette puissance n’est pas semblable à une puissance organique ou corporelle, mais à celle qui de mort fait passer à vivant, ce qui est un « acte inconcevable »15, autour duquel tout le corpus s’est organisé. Dans une note inédite, préparatoire à Paroles du Christ, il note :

Quand Dieu meurt sur la croix il s’absente du visible. [Le] salut [revient à] consentir à l’invisible* qui se donne lorsque Dieu s’absente de l’histoire. [L’] Incarnation appelle [donc une] réflexion sur [la] mort et [la] résurrection du Christ. Nous ne gagnons une théologie de l’incarnation qu’à partir du mystère pascal : inéluctabilité [des] relations de [la] vérité philosophique et [de la] vérité théologique ? Mais [il y a] Archi-intelligibilité.
* [En marge :] Comment se donne-t-il ?16

34On voit ainsi comme l’acte central est bien celui de la résurrection, ce qui permet de nuancer certaines critiques prétendant que M. Henry n’aurait jamais pensé le tragique de la vie christique ou qu’il aurait esquivé les affres de la mort et de la crucifixion.

35Sur le plan d’une forme de réflexion plus fondamentale, même s’il dit faire la part du dogme — qu’il désigne comme « un mystère incompréhensible, inexpliqué » —, M. Henry, pour dire la double nature, tient que « Verbe et homme sont juxtaposés dans la personne du Christ »17. Or cette hypothèse, assez contestable d’un point de vue théologique, lui permet également de faire cette constatation pour le moins audacieuse : « Le Christ a-t-il donc deux chairs ? Sans doute : l’une identique à la nôtre, qui connaît la faim, la fatigue, la souffrance et la mort, qui a été clouée sur la Croix. Mais aussi une Archi-Chair — le Pain de Vie — cela à quoi s’unissent les justes dans leur déification qui est leur salut. » Puis, par une application opérée en fonction de sa théorie du langage, il poursuit le raisonnement en expliquant :

Et comme le Christ a deux chairs, l’une qui fonde l’autre, qui donne chaque chair à elle-même, notre chair humaine comme sa chair d’homme, il a aussi deux langages : celui qui demande à la Samaritaine « Donne-moi à boire », et qui, dans sa phonation radicalement immanente, a proféré cette parole. Et une autre Parole, celle du Verbe en lequel, avant de donner toute chair à elle-même, la Vie absolue s’étreint elle-même dans l’amour infini dont elle s’aime éternellement elle-même dans ce Verbe — la Parole qui dit : « Avant Abraham, Moi, la Vie » (Jean 8,58 ; 14,6)18.

36Avec cette dernière phrase, on voit avec précision comment M. Henry entend également relier sa christologie à ses thèses fondamentales sur la subjectivité. En effet, selon M. Henry, le Christ provoque un retournement radical dans l’histoire intellectuelle de la vérité, puisqu’il l’écrase contre lui et provoque corollairement une assimilation forte, en affirmant : « C’est moi la vérité », ce qui est encore une façon d’exprimer et de dévoiler la provenance radicale de sa nature divine. Mais, outre qu’il est un ego, il est aussi un soi rendant témoignage qu’il est, lui, la Vérité ; non point une vérité universelle, impersonnelle, voire scientifique, mais une vérité qui est un Soi vivant, comme le dit la séquence johannique (Jn 8.14). En ce sens, on voit comment, pour M. Henry, cette venue de la vérité ne se dit pas selon les structures de l’extériorité et de la visibilité, c’est-à-dire les modalités grecques les plus universelles de l’être-au-monde (qu’il soit donné, jeté ou ouvert) ; elle se dit bien plutôt sur le plan de l’intériorité, celle de cet Archi-Soi transcendantal qui pourra constituer chaque moi, et surtout l’instaurer dans ses capacités et ses pouvoirs propres. Ainsi, avance M. Henry, sur le plan d’une dogmatique, cela revient sans doute à dire que

le Christ n’a pas seulement précédé la venue de tous les autres fils, mais qu’il est, en chacun de ceux-ci, ce qui le rend possible, au même titre que cette Vie, Lui qui est le Soi sans lequel aucune Vie ne serait possible. Le Christ est l’Archi-Fils non en un sens temporel ou même encore parce qu’il serait venu avant tous les temps. Il est l’Archi-Fils qui détient en son Ipséité tous ceux qui ne seront appelés à la Vie qu’en cette Ipséité et par elle.19

37Cependant, avec une telle affirmation, on comprend pourquoi, chez M. Henry, « le Christ n’est pas d’abord le médium entre l’homme et Dieu. Le Christ est d’abord le médium entre chaque moi et lui-même, ce rapport à soi qui permet à chaque soi d’être un moi. » Et en poursuivant le raisonnement, il ajoute :

Ce rapport [...] a une concrétude phénoménologique, une chair. […] Ma chair, ma chair vivante est celle du Christ. […] D’accès à chacun, il n’en est de possible qu’à travers le Christ. Et il faut comprendre ce qu’une telle proposition signifie en toute rigueur. […] En effet accéder à ce moi veut dire emprunter la voie de cette venue préalable en lui de laquelle il résulte — franchir la porte, traverser la paroi incandescente de cette Ipséité originelle en laquelle brûle le feu de la vie20.

38Dans ce cadre, on comprend pourquoi il y a, chez M. Henry, une christologisation et une christification des réalités de la vie, mais aussi de toutes les modalités de l’existence, si bien qu’en christianisme toute éthique doit impérativement être précédée par ce Fond originaire. Il écrit ainsi :

Telle est l’intuition abyssale du christianisme : l’Ipséité comme condition de l’Individu aussi bien que de la vie. En sorte que le premier n’est pas possible sans la seconde, pas plus que la seconde sans l’Ipséité du premier. Or cette connexion décisive le christianisme ne l’a établie à propos d’aucun individu particulier ni d’aucune vie particulière, il l’a saisie au commencement, dans la première fulguration de la vie, là où elle s’auto-engendre en son Ipséité essentielle21.

6/ Filiation et subjectivité : Les effets d’un hyper-transcendantalisme

39S’il est évident que la filiation est une dimension constitutive de l’ego, il n’en demeure pas moins qu’elle se dit toujours selon une conception transcendantale, qui comporte des conséquences réelles sur la compréhension de la vie des vivants et très singulièrement sur la provenance de leur relation. Que l’on pense ainsi à la façon dont M. Henry contourne systématiquement toute réflexion sur la filiation biologique. Ainsi, méditant Matthieu 23, 9, en vue de la préparation de C’est moi la Vérité, il note :

L’impossibilité pour un individu vivant, pour un homme quelconque d’être Père ressort immédiatement du constat suivant : [être] Père en un sens propre et radical veut dire donner la vie. Seulement, un individu quelconque est un vivant et il est dans la vie, loin de pouvoir la donner ou de pouvoir se l’être donnée : vivant il dépend de la vie et seule la vie engendre, aucun vivant n’est capable de le faire. Si Dieu est dit vivant, c’est en un tout autre sens, en tant que capable de se donner la vie et de la donner, et de donner, d’en être l’essence comme vie absolue. Cf. les deux concepts de l’auto-affection22.

40Bien entendu, sur le plan de l’effectivité, la conséquence est implacable. Il poursuit dans une note préparatoire à ce même ouvrage :

La relation de Filiation n’est pas réversible, contre la paternité humaine : ici chaque fils d’un père devient le père d’un fils, alors que Jésus vient de David, contre la chronologie. Et la chronologie règne en maître, comme dans les organismes biologiques : l’un avant l’autre. Dans la filiation transcendantale, Vie/vivant, cet ordre est brisé, renversé. Marc 12, 35-37. Antécédence de la Vie. Condition de Fils. Négation de la paternité biologique23.

41Par conséquent, pour M. Henry qui pense que tout lecteur de l’écriture doit rentrer dans la Lettre de l’ego christique, cette condamnation est aussi celle de chaque fils : « Appeler Dieu son Père, c’est se faire l’égal du Dieu : être de la même essence. Cela est vrai du Christ et la cause de sa condamnation ; mais aussi de tout Fils de Dieu, de tout un chacun qui aura la force de se désigner ainsi. »24

42On voit ainsi combien le déictique henryen est marqué par une irrésistible tragédie, mais aussi combien la réflexion sur la génération permet à M. Henry de poser une équation forte entre la vie invisible de Dieu et l’essence invisible de l’âme de l’homme. Or c’est cette dimension qui lui permet de rejouer tout le langage de l’image et de la création, au profit du langage transcendantal de la filiation. Il écrit ainsi très explicitement :

« Dieu créa l’homme ». Sans être à proprement parler hérétique une telle proposition est franchement malsonnante. […] Elle est totalement étrangère au christianisme et même incompatible avec lui. Si l’on imagine que l’homme est un jeu de nerfs ou neuronal alors on peut ; mais si Dieu = Vie et si l’homme est Fils, alors toute création est hors jeu. La génération est différente de la création25.

43On sait bien sûr combien M. Henry tente de mettre hors jeu la métaphorisation, mais aussi le règne de l’analogie. Dans cette mesure, la filiation ne peut pas non plus se comprendre analogiquement, même s’il reconnaît que cela rendrait les choses et la compréhension du christianisme plus simples. Il note, toujours en vue de la préparation de son ouvrage de 1996 :

Tombe l’analogie de Dieu avec tout père humain, donc toute l’analyse de Freud, à supposer qu’elle ait quelque signification psychologique empirique, en ce qui concerne la condition métaphysique de l’homme comme Fils, du Père (Dieu), comme Père humain (lequel a couché avec la mère), il s’agit d’une pure absurdité26.

44Et dans une note concomitante, il commente avec encore plus de force : « L’idée du Dieu Père comme projection irréelle de la paternité humaine est l’une des stupidités majeures du freudisme, tant l’Œdipe est l’expression flagrante du naturalisme et de l’objectivisme grossier de la “pensée” moderne. »27 Bref, M. Henry s’impose véritablement comme un penseur de l’ego transcendantal, et l’usage cardinal de la notion de filiation qu’il fait est singulièrement pour lui une opération de réduction transcendantale, où il importe que chaque concept et surtout celui d’image soit « vidé de toute signification phénoménologique, extatique, mondaine »28.

Conclusion : la phénoménologie sauvage

45Il nous faut conclure. On voit comment, pour M. Henry, appert une condition propre et nouvelle pour l’homme, en régime du christianisme. Il est sans doute patent qu’il a souhaité lier la compréhension de la condition de l’homme à celle du Christ, au prisme de la réalité de sa filiation transcendantale, celle-ci étant en quelque sorte la condition originaire dont le terme dynamique n’en reste pas moins la déification. Par conséquent, chez M. Henry, la filiation — comme condition existentielle — est le principe herméneutique agissant, permettant de lire les Écritures — en tout cas en tant qu’elles sont des Paroles de la Vie — et donc de s’y reconnaître doublement sur le plan des paroles qui y sont dites. En ce sens, tout en pensant les événements les plus originaires (ce qui n’en demeure pas moins un état mythologique de la pensée), dans leur donation de sens, et en insistant sur le fait que nous n’en sommes pas séparés par la distance de l’histoire ou par l’herméneutique du texte, M. Henry entend aussi déployer son analyse phénoménologique au gré d’une philosophie de l’événement, puisque celui-ci porte en lui ses répétitions qui sont son actualisation constante et la façon dont se remplissent les Écritures.

46C’est ainsi que M. Henry a mis en position d’équivalence, mais dans l’esprit de transfert que nous évoquions par une citation d’ouverture, le logos de la Vie et le logos de Dieu, en opposition de subversion au logos philosophique, puisqu’ils parlent tous deux un langage différent de celui de la Raison, reconduite à ses facultés de nomination, de signification et bien entendu de représentation. Car, chez M. Henry, la problématique de la représentation (monstration mondaine, visibilité, sensibilité et lois de l’extériorité) est rigoureusement déconstruite, par une compréhension de la systémique chrétienne et des structures propres de l’appel qui la constituent, mais sous une modalité transcendantale.

47On reconnaîtra bien sûr ici une lecture très orientée des Écritures — et essentiellement celles du Second Testament — avec une tentative d’application de celle-ci à une philosophie de l’immanence, mais aussi avec une volonté ferme de contester les pensées de la finitude et de l’individualisme, surtout quand elles fonctionnent selon les structures de la reconnaissance, voire du don et du contre-don. Or ces structures sont celles-là même qui provoquent l’oubli de l’immanence de la vie en chaque vivant, en sorte qu’elles gomment aussi la fonction essentielle du christianisme comme monothéisme qui est, comme M. Henry l’expliquait plus haut, un lien interne du vivant avec son principe originaire, tel que nous avons tenté de l’élucider. Une note de travail, préparatoire à la fois à une conférence de Rome et reprise pour la publication de Paroles du Christ, est à cet égard très stimulante. C’est Levinas qui est au cœur du travail de lecture et de réflexion via Autrement qu’être, mais c’est aussi Paul Ricoeur avec Soi-même comme un autre. Voici quelques extraits tirés de cette note de lecture :

Tu aimeras Dieu et ton prochain comme toi-même et non pas comme Dieu ! Autrui ou Dieu […]. C’est qu’on ne peut remplacer l’amour du Christ par celui des autres, comme si l’on disait : c’est en aimant l’autre qu’on réalise son rapport à Dieu, comme si Dieu n’était plus que les autres ; il y aurait un athéisme (la mort de Dieu) remplacé par la charité ; mais c’est sur le rapport à Dieu, en celui-ci seulement, que l’autre existe ; et moi-même je ne me rapporte à l’autre qu’en Dieu. L’autre m’ébranle parce qu’il est porté par Dieu, lequel peut aussi bien m’ébranler moi-même directement. Il est fondateur du Soi, du moi comme de l’autre : Soi-même comme un autre29.

48Comme les penseurs majeurs de la philosophie d’expression française du XXe siècle, M. Henry n’a pas fait l’économie d’un travail philosophique sur la situation du sujet devant les formes de l’absolu. C’est, à notre avis, essentiellement à l’intérieur de sa théorie d’une subjectivité affectée qu’il faut lire et tenter de comprendre cette réflexion sur le christianisme, car le dieu, selon la compréhension henryenne, est un Dieu qui s’éprouve et dont le croyant fait l’épreuve corollaire. On retrouve d’ailleurs ici une certaine similitude avec des christologies de type romantique où le sentiment et l’expérience pure de l’affectivité constituent à la fois le cœur du projet théorique et celui de sa portée existentielle (au sens de la Lettre aux Hébreux, 5, 8), qui devient alors le plus souvent une anti-philosophie. On comprend alors que cette christologie phénoménologique se fasse presque sotériologique et que la révélation prenne audacieusement la forme d’une audition intérieure, où se répètent incessamment les Paroles les plus originaires — celles d’un Avant absolu. Il est en tout cas certain que la réflexion de M. Henry a des côtés plus que provocateurs, pouvant heurter les efforts patients de la Raison. Et ceci est d’autant plus vrai qu’il n’a fait aucun effort — et sans doute à dessein — pour prendre en compte l’antériorité des acquis de projets philosophiques ayant eu la même prétention. Sa démarche est absolument radicale et porte aussi les conséquences d’une phénoménologie à la première personne et bien entendu du singulier. Mais la même posture se profile aussi sur le plan de la théologie, car il faut reconnaître que M. Henry en a bien peu pris soin. On le lui fit d’ailleurs savoir.

49Parole de philosophe ou parole de théologien ? Nous ne nous risquerons pas à donner une réponse car il n’est pas dit qu’il faille situer, dans cette alternative, les effets de cette pensée libre et sauvage. « Sauvage » bien entendu dans son sens le plus noble, c’est-à-dire de ce qui vit dans les bois, dans les marges, sur les limites aussi, et hors de toutes les appartenances et assemblées évidemment. Dans la bibliothèque du philosophe, celle de Montpellier, cette ville qu’il vivait comme un lieu de béatitude, éloigné de tout et sur les marges d’un espace culturel précis, il y a un exemplaire de poche de l’encyclique papal « Fides et ratio », texte de 1998. Les dix premières pages sont soulignées avec de nombreux points d’interrogation, puis l’exercice de lecture a été abandonné.

Notes de bas de page

1 Dans le titre de cette contribution, nous faisons référence aux « formes pré-éthiques de la réglementation de soi » d’E. Husserl, dans les « Cinq articles sur le renouveau », Paris, Vrin, 2005, p. 47.

2 Pour rappel, les archives du philosophe constituent désormais le Fonds Michel Henry, déposé à l’Université de Louvain, actuellement sous la direction scientifique de Jean Leclercq.

3 E, p. 154.

4 « Eux en moi : une phénoménologie », dans PV-I, p. 201-202.

5 CMV, p. 52-53.

6 « Le christianisme : une approche phénoménologique ? », dans PV-IV, p. 103.

7 « Phénoménologie de la vie », dans PV-I, p. 75.

8 E, p. 108-109.

9 « Éthique et religion dans une phénoménologie de la vie », dans PV-IV, p. 54.

10 E, p. 141.

11 Ibid., p. 131.

12 « Le christianisme : une approche phénoménologique ? », dans PV-IV, p. 103.

13 Ibid., p. 106.

14 « Acheminement vers la question de Dieu », dans PV-IV, p. 72.

15 CMV, p. 15.

16 Ms A 27299-27300.

17 « L’incarnation dans une phénoménologie radicale », dans PV-IV, p. 153.

18 Ibid., p. 154.

19 « Archi-christologie », dans PV-IV, p. 126.

20 « Le berger et ses brebis », dans PV-IV, p. 167.

21 Ibid., p. 173.

22 Ms A 23697-23698.

23 Ms A 23699.

24 Ms A 23658.

25 Ms A 23780.

26 Ms A 23794.

27 Ms A 23799.

28 Ms A 23824.

29 Ms A 27285.

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