Le Marx de Michel Henry
p. 161-183
Texte intégral
1Le Marx de Michel Henry est issu d’une grande ambition : « Rendre la parole à Marx lui-même »1. L’auteur pense que la tâche est nécessaire, qu’elle est sensée et qu’elle est possible. Elle est devenue nécessaire, s’il est vrai que « le marxisme est l’ensemble des contresens qui ont été faits sur Marx »2. Le marxisme, d’Engels à Riazanov et Althusser, a pour principe constant, selon Michel Henry, de construire toutes ses explications sur des concepts dérivés — formations sociales, classes et lutte des classes, etc. — et non sur les concepts fondateurs — les individus vivants et leur praxis effective —, dont la mise au jour est justement l’un des accomplissements de la philosophie de Marx. Ce contresens massif explique que l’on ait pu voir dans le marxisme la fin de la philosophie, alors que Marx donne seulement congé aux concepts fondateurs qui, des Grecs à Hegel et Feuerbach, ont dessiné l’horizon philosophique de la pensée occidentale ; est philosophique plus que jamais la théorie qui établit les nouveaux concepts fondamentaux. Le même contresens explique encore que l’on ait pu, soit tenir pour fondamentaux des concepts tels que matérialisme et dialectique, que la pensée de la praxis rejette précisément dans l’idéologie, soit assimiler la pensée de Marx à un darwinisme social, dans l’horizon d’un positivisme scientiste également « réduit » par l’ontologie de Marx. On se méprend tout autant sur le sens de l’œuvre de Marx si l’on y voit, avec Althusser, le remplacement de l’idéologie par la science, alors que l’intention de la praxis place la science du côté de l’idéologie. Ce contresens est le plus grave de tous, car il aboutit à rejeter en deçà d’une prétendue coupure épistémologique, donc à côté de l’idéologie, le texte même qui « ouvre la dimension nouvelle où Marx situe désormais le lieu de la réalité en même temps que celui de tous les problèmes qui vont constituer le thème exclusif de la réflexion »3, à savoir L’Idéologie allemande. On ne voit pas alors que les concepts théoriques marxistes, adoptés comme critères de ce qui n’est pas encore marxiste chez Marx, sont précisément ceux qu’il fait régresser au rang de concepts dérivés. « La prétendue relecture ne fait donc que refaire ce que le marxisme a toujours fait. Une pensée de génie va être mesurée à l’aune d’un catéchisme primaire »4.
2L’époché du marxisme constitue ainsi la condition négative de la lecture de Marx. Quel en sera donc le sens ? Une lecture philosophique de Marx, dit Michel Henry, doit consister dans une « histoire transcendantale des concepts »5. L’auteur appelle de ce nom la restitution de l’ordre, non pas seulement chronologique, mais théorique « de leur fondation, de leur surgissement, de leur élaboration, de leur rectification, de leur remplacement enfin par des concepts adéquats »6. Pour que cet ordre soit un ordre de fondation, il faut admettre un certain nombre de principes. D’abord, il y a des concepts fondateurs qui identifient « ce qui doit être compris comme la réalité et, du même coup, comme un fondement »7 : tels sont, on va le voir, les concepts d’individu, de subjectivité, de vie, de praxis, etc. Ensuite, ces concepts régissent un unique projet philosophique qui confère à l’œuvre entière son unité : selon cette présupposition, il n’y a nulle part de franche coupure épistémologique, mais une unique marche vers la réalité. Enfin, l’histoire transcendantale des concepts permet de discerner les concepts fondateurs des concepts dérivés : on verra comment les concepts ontologiques de L’Idéologie allemande et des Thèses sur Feuerbach, loin de disparaître avec la rédaction du Capital, restent les concepts fondateurs par rapport auxquels les catégories de cette œuvre — forces productrices, classes sociales, etc. — restent des concepts dérivés ; ceux-ci ne peuvent donc servir de principes d’explication, puisqu’ils doivent être eux-mêmes expliqués. Les deux termes de l’ouvrage de Michel Henry se relient l’un à l’autre selon ce troisième postulat : le premier dégage des écrits antérieurs au Capital « une philosophie de la réalité » (titre du premier volume) ; le deuxième édifie sur les concepts fondateurs de cette philosophie de la réalité les concepts dérivés qui, dans Le Capital et les œuvres apparentées, constituent une « philosophie de l’économie » (titre du second volume).
3Si l’entreprise est sensée, dans la mesure où elle se constitue en histoire transcendantale des concepts, est-elle possible ? La difficulté est double. L’auteur admet d’abord qu’on peut répéter une philosophie, c’est-à-dire accéder à la pensée de Marx « à partir d’elle-même, de ses intuitions et de ses évidences propres »8. L’argument est celui-ci : « Que la pensée de Marx rende compte d’elle-même et soit à elle-même son propre fondement théorique, c’est là ce qui fait d’elle une philosophie »9. Mais une répétition philosophique est-elle possible qui simplement laisse se dire « ce que Marx a voulu dire »10 ? Toute grande interprétation philosophique n’est-elle pas plutôt un débat où l’on entend deux voix ? N’est-elle pas même, comme le suggèrent à la fois Heidegger et Strawson, un acte de violence ? Je voudrais montrer, dans cette chronique, que la voix de Michel Henry ne cesse de se laisser entendre. Ecoutez-la, dès le premier chapitre (« Lecture de textes ») : « Comme Marx l’a compris, la réalité n’est pas identifiable dans une ontologie de l’objectivité »11. Si vous ne savez rien de l’œuvre de Michel Henry, si vous n’avez aucune idée de ce qui se débat et se décide dans L’essence de la manifestation, vous ne saisirez pas la pointe. Si vous ne savez pas que l’ontologie de la subjectivité, c’est cette philosophie qui a régné des Grecs à Hegel, à savoir la philosophie selon laquelle la conscience se pose en se transcendant, en se dépassant, en se projetant dans des objets, à partir desquels ensuite cette conscience entreprend de se comprendre, vous ne soupçonnez pas combien, dès les premières pages du Marx de Michel Henry, est lourd de sens le mot réalité, pesant le mot praxis. Avec Marx, et en écrivant son Marx, Michel Henry continue son vieux combat contre le prétendu primat de la transcendance de la conscience, autrement dit le primat d’une conscience-se donnant des objets, s’y aliénant pour se prendre enfin elle-même dans la transparence à soi. Du même coup, et en contrepartie, le primat de la praxis chez Marx est aligné, par la lecture de Michel Henry, sur le primat que toute son œuvre assigne au vivre immanent à lui-même, antérieurement à tout mouvement de transcendance. En signalant, dès le début de ma chronique, cette connivence profonde entre L’essence de la manifestation et le Marx, je n’entends pas jeter la suspicion sur le livre. Bien au contraire, je veux suggérer que, si Michel Henry a pu ainsi rétablir la praxis dans la position de fondement réel à l’égard de tous les autres concepts dérivés que le marxisme ultérieur a poussés au premier rang, c’est parce que toute son œuvre menait déjà une lutte semblable contre le règne de la représentation, de la transcendance de la conscience, et contre le règne corrélatif de l’objet, en faveur du primat de l’être immanent à lui-même. Sa lecture est pénétrante, révélante, précisément parce qu’elle n’est pas innocente. « Ce que Marx a voulu dire » n’apparaît qu’à celui qui a lui-même quelque chose à dire, comme Michel Henry. C’est donc un duo et un duel qui nous sont donnés à comprendre dans ce livre.
4Mais je vois une autre difficulté initiale, qui ne prendra corps que lorsque la théorie de l’idéologie chez Marx aura été poussée à bout ; elle montre l’oreille dès le premier chapitre. La voici : si la praxis est la réalité qui reporte dans la sphère idéologique la conscience et ses représentations, donc aussi toute théorie se donnant comme science, qu’en est-il, chez Marx lui-même, de la théorie comprise comme l’ensemble des concepts fondateurs ? Ne tombe-t-elle pas sous sa propre critique de l’idéologie ? Michel Henry, quand il aperçoit la difficulté, l’écarté très vite : une pensée qui rend compte d’elle-même, estime-t-il, ne peut pas être une idéologie. Et pourquoi ? La riposte est cryptique : « La pensée chez Marx est la vision de l’être dont la structure interne est irréductible à celle de cette vision, est irréductible à la théorie, est praxis »12. J’avoue que le statut d’une théorie de la praxis qui, parce qu’elle serait une vision, serait homogène à la praxis ne laisse pas d’intriguer. On verra comment Marx lui-même la rencontre lorsqu’il parle de science vraie, de vrai langage de la réalité. Je me demande si une pensée non idéologique, c’est-à-dire adéquate à la praxis, ne présuppose pas que cette praxis ait été depuis toujours articulée par des représentations, des normes, des symboles, bref, que la praxis soit, à titre originaire, de structure sémiotique. Cette question, on l’aperçoit déjà, s’adresse globalement à Marx et à Michel Henry, dans la mesure où celui-ci lie correctement le rapport de toute représentation et de toute idéologie à la réalité praxique qui la précède. Cette question atteindra son extrême acuité avec la discussion des deux derniers chapitres du tome I.
5Les cinq chapitres qui composent le tome I jalonnent une unique marche vers la réalité, avec ses avancées, ses reculs, ses moments décisifs et, si l’on peut dire l’exploitation de la conquête. La première percée se lit dans le manuscrit de 1842, la Critique de la philosophie de l’État de Hegel13. Avancées et reculs s’observent dans les Manuscrits économico-politiques de 1843-1844. La percée décisive est opérée par L’Idéologie allemande (où Michel Henry lit attentivement non seulement la critique de Feuerbach, mais celle de Bauer et celle de Stirner) et les Thèses sur Feuerbach. L’occupation du terrain est figurée par la théorie de l’idéologie qui résulte de la reconnaissance principielle de la praxis comme réalité fondatrice.
1/ Avancées et reculs
6Rien, chez Marx, selon Michel Henry, n’est radicalement étranger aux « évidences essentielles par lesquelles se constitue progressivement la pensée de Marx et qui vont définir le sol sur lequel s’édifiera à son tour l’analyse économique »14. La « répétition » de ces évidences essentielles prend nécessairement son point de départ dans l’élucidation systématique du Manuscrit de 1842. Quel est, en effet, dans ce premier grand travail théorique de Marx, le principe de la critique de l’État hégélien ? C’est que l’essence politique est une idéalité et, en tant que telle, reste étrangère au réel. Bien que l’opposition explicite entre étranger et propre appartienne au langage de Feuerbach, une opposition plus fondamentale se fait jour, celle entre réel et non-réel. Dire que l’État a son origine dans l’activité des individus, c’est déjà refuser de placer la réalité dans un lieu autre que les individus. Hegel peut bien reconduire l’État vers l’individu dans la figure du monarque, il reste que, « si Hegel avait pris comme point de départ les sujets réels considérés comme base de l’État, il n’aurait pas besoin de faire, de façon mystique, l’État se subjectiver [...]. Hegel part de l’État et fait de l’homme l’État subjectivé ; la démocratie part de l’homme et fait de l’État l’homme objectivé » (Manuscrit de 1842). Le vice de la philosophie hégélienne de l’État n’est donc pas qu’elle n’ait pas aperçu les intérêts de castes ou de groupes qui détournent et captent cette essence politique, mais que l’État soit précisément une essence objective élevée au-dessus des individus réels.
7Mais, dans cette critique, les deux voix de Marx et de Michel Henry se font entendre conjointement. La critique par Marx de l’idéalité abstraite (que Marx appelle mysticisme) est identiquement, dans le langage de Michel Henry, critique de la « subjectivité ekstatique »15, c’est-à-dire de la subjectivité comme principe de toutes les extériorités, de toutes les transcendances : « C’est une philosophie de l’immanence, déclare Michel Henry, qui dicte maintenant à l’analyse ses prescriptions »16.
8Du moins, cette lecture permet-elle d’apercevoir les contradictions du Manuscrit qui, d’une part, place sous la catégorie de l’irréel l’Idée hégélienne et tout ce qui se tient sous la lumière de l’Idée et, d’autre part, cherche dans le concept feuerbachien du « genre » la liaison entre l’individu et l’universel, sans voir que le « genre » feuerbachien — l’humanité comme être générique — est encore un avatar de l’idéalité hégélienne, « un sous-hégélianisme dérisoire »17.
9Michel Henry est d’accord avec les autres commentateurs pour rattacher l’humanisme du jeune Marx au concept feuerbachien de « genre ». Mais, en prenant pour fil conducteur l’opposition réel-irréel, Michel Henry tient pour inessentielle la différence entre l’idéalisme hégélien et l’humanisme de Feuerbach. Le « genre » ne peut apparaître que comme un dérivé bâtard du concept hégélien d’esprit, mais inférieur à son modèle, en ce qu’il laisse échapper ce qu’il y avait de substantiel dans l’ontologie hégélienne. Le « genre » de Feuerbach, c’est l’esprit hégélien avec un indice supplémentaire d’absurdité : car si le genre est la simple collection de toutes les propriétés humaines portées à l’extrême, comment une telle collection de prédicats irréels serait-elle autoproductive ? Dès lors, s’il y a une coupure chez Marx, elle n’est pas chronologique, mais elle est, à l’intérieur même des textes, entre l’idéalité du « genre » feuerbachien et la réalité de l’individu et de sa praxis. De ce point de vue, les Manuscrits de 1843 et surtout de 1844 paraissent traversés par une contradiction profonde. D’un côté, la visée principielle reste la critique de toute irréalité, de l’autre, Marx s’appuie sur Feuerbach pour se libérer de Hegel, tout en empruntant à la philosophie hégélienne ce qu’elle a de substance, toutes les fois que Marx perçoit la pauvreté de ce fantôme qu’est le « genre » chez Feuerbach. Dès lors, tout ce qui, dans les Manuscrits de 1843-1844, porte la marque de Feuerbach est frappé de la même appréciation entièrement négative et marque un recul par rapport à la fulgurante lucidité du Manuscrit de 1842.
10Je retiendrai quatre ou cinq traits de l’analyse extraordinairement détaillée de Michel Henry.
11D’abord, la critique de la religion, dans la mesure où elle restera un morceau feuerbachien préservé intact dans le marxisme orthodoxe, est une critique idéaliste. Dire que l’homme fait la religion et non que la religion fait l’homme, c’est la tenir pour une représentation, un objet que la conscience pose. Mais on ne voit pas qu’il faut alors donner à la conscience le pouvoir proprement fabuleux d’engendrer les dieux sans le savoir, et le pouvoir non moins souverain de soudain renverser cette sujétion par la seule force de la représentation. Dire que la conscience est aliénée, puis non aliénée, c’est ou ne rien dire ou chercher hors de la conscience la clef. Mais Marx gardera le préalable idéaliste que la religion est identifiée à sa représentation, même quand il renoncera à la critique idéaliste de la religion. Or c’est contre ce préalable idéaliste d’une conscience autopositionnelle — de Fichte à Stirner et à Feuerbach — que toute l’ontologie de Marx est dirigée, avec son concept directeur de l’individu vivant. Ici la voix de Michel Henry : « Dans la vie de l’individu se manifeste la passivité originelle de l’être. Mais la passivité originelle est le texte de la religion »18.
12Deuxième trait. L’identification chez le jeune Marx de l’humanisme et du naturalisme cesse d’apparaître comme un progrès par rapport à Hegel, dès que l’on comprend que cette équation exprime le pouvoir de la conscience intersubjective de se déployer dans l’objectivité. D’où la conscience tirerait-elle, en effet, ce pouvoir ? De ce que la structure originelle de la conscience est l’objectivation. Or c’est la thèse qui règne identiquement de Jacob Boehme à Hegel. Selon cette thèse, l’être dans le monde est une production de la conscience, laquelle, en donnant la forme de l’objet à sa production, produit aussi la conscience comme objet. La grande dramaturgie de l’objectivation assure ainsi l’identité de l’humanisme (puisque c’est la conscience qui produit) et du naturalisme (puisque la conscience est produite comme nature humaine).
13Le même idéalisme abâtardi domine encore le concept de travail. Michel Henry voit en effet la même métaphysique allemande de la négativité et de l’objectivation envahir l’économie, avec un concept de travail dérivé de cette métaphysique et non de l’expérience de l’individu vivant. Le travail, pensé métaphysiquement, c’est encore une figure de l’extériorisation de l’homme se produisant lui-même. Et c’est la pensée qui reste la vérité du travail, dans la mesure où le travail est une figure de l’objectivation de la conscience. Un texte des Manuscrits de 1844 le dit très bien : « Le rapport réel actif de l’homme à lui-même en tant qu’être générique ou la manifestation de soi comme être générique réel, c’est-à-dire comme être humain, n’est possible que parce que l’homme extériorise réellement par la création toutes ses forces génériques »19. Tous les textes « humanistes » où Marx distingue l’activité humaine libre et consciente de la vie animale, sont ainsi renvoyés à leur fonds hégélien : « L’opposition de l’homme et de la vie en lui sur le fond de la conscience et comme expression, comme structure de cette conscience même, est hégélienne »20.
14Est donc aussi hégélien le premier concept d’aliénation qui intervient dans les Manuscrits de 1844, dans la mesure où l’aliénation est le renversement du rapport qui subordonne la vie à la conscience. En effet, qu’a perdu l’ouvrier qui travaille pour manger et non pour se libérer de la nature ? Il a perdu l’essence de sa vie générique, sa « véritable objectivité générique ».
15La même structure idéaliste régit les concepts de prolétariat et de révolution. Une société réelle, sans doute, se fait jour avec ces concepts. Mais l’hypothèse du travail non aliéné reste tributaire de la même philosophie de la conscience. Il en résulte que le concept même de prolétariat est une construction destinée à répondre aux exigences de la philosophie de la conscience aliénée, il faut qu’une classe représente toute la société en négatif. (Le texte cité par Michel Henry p. 134 est en effet frappant par sa répétition des « il faut », « il faut... ».) Le primat de la théorie, au sens des revendications de la pensée allemande, se lit dans un texte comme celui-ci :
L’émancipation de l’Allemand, c’est l’émancipation de l’homme. La philosophie est la tête de cette émancipation, le prolétariat en est le cœur. La philosophie ne peut être réalisée sans la suppression du prolétariat ; et le prolétariat ne peut être supprimé sans la réalisation de la philosophie21.
16Michel Henry n’hésite pas à discerner dans ces textes la résurgence de la vieille dialectique allemande, depuis l’alchimie médiévale qui revendique la transformation intérieure et réelle d’un étant dans un autre, en passant par Boehme, avec qui la dialectique de l’étant devient le devenir-objet de l’être, jusqu’à la dialectique ontologique de Hegel :
À cette signification originelle se rattache en tout cas l’interprétation dialectique du prolétariat dans l’introduction de 1844, interprétation à la lumière de laquelle la structure du prolétariat apparaît comme la structure de la conscience elle-même, telle que l’entend la métaphysique allemande22.
17Mais c’est ici aussi que les deux voix de Marx et de Michel Henry commencent à se distinguer. Sommé de dire d’où vient le changement, si l’on récuse l’intuition alchimiste d’une transformation intérieure aux choses, Michel Henry déclare :
C’est la vie subjective individuelle telle qu’elle s’éprouve dans l’expérience immédiate de son immanence phénoménologique radicale qui révèle en elle le changement pour autant qu’elle change et qu’elle est elle-même « changement » dans le flux de ses impressions et de ses tonalités affectives cachées, flux tel que celles-ci ne cessent de passer les unes dans les autres, dans un passage incessant qui est la vie même [...]. C’est parce qu’elles prennent naissance dans la passivité ontologique qui détermine l’essence de la vie et la constitue originellement comme affective que ces modalités se présentent elles-mêmes et se proposent comme affectives, plus précisément comme souffrance et comme joie, et comme leur incessant passage23.
18Voilà donc les modalités affectives de la vie placées à la racine de toute effectuation, selon les analyses de L’essence de la manifestation, notamment au § 70. Il apparaît alors que Michel Henry apporte, dans sa rencontre de la réalité pratique chez Marx, une philosophie de la réalité pathique qui, peut-être, en diffère secrètement. Mais Michel Henry fait fond sur la dialectique immanente à la vie, sur la loi des contraires qui règle ces changements pour rejoindre le pratique à partir du pathique. Le texte suivant donne peut-être la clef de la parenté profonde entre le pâtir le plus originel et l’agir le plus fondamental, et du même coup la clef de la lecture de Marx par Michel Henry :
Car l’essence de la souffrance réside dans la passivité radicale de la vie et dans son souffrir, et contient comme telle, pour autant que le souffrir de la vie est sa donation originelle à elle-même dans l’adéquation d’une immanence sans partage et l’expérience de sa propre plénitude, la possibilité et l’essence de la détermination opposée, la possibilité et l’essence de sa transformation incessante dans la joie. L’essence originelle de la dialectique réside dans la vie pour autant qu’elle enferme en elle la possibilité apriorique et pure de ces tonalités fondamentales et conjointement celle de leur commune transformation24.
19Replacée sur ce fond, la philosophie idéaliste tout entière n’est qu’un déplacement indu de la véritable dialectique à la sphère des idées chez Hegel et des choses matérielles dans le marxisme orthodoxe. Or tout ce qui procède de ce déplacement indu est idéologique. Idéologique, non parce que faux, illusoire, mais parce que les concepts ainsi engendrés ne proviennent pas de la réalité et, en conséquence, ne peuvent lui être adéquats.
20Sont en ce sens idéologiques les concepts de prolétariat et de révolution dans les Manuscrits de 1843-1844 :
La première philosophie du travail qu’exposent les Manuscrits de 1844 marquait l’invasion de la métaphysique allemande dans l’économie ; la construction a priori du prolétariat et la théorie de la révolution qu’elle définit marquent l’invasion de la métaphysique allemande dans la politique et dans l’histoire25.
21Le plus idéologique de tous ces concepts, aux yeux de Michel Henry, est celui de la révolution, dans la mesure où il rassemble en lui les éléments constituants du schéma dialectique de la métaphysique allemande : le négatif y accomplit l’œuvre de l’être en produisant toute positivité. Mais c’est la voix de Michel Henry qui prononce :
C’est dans la vie et seulement en elle qu’est possible et se produit un changement « total », que les vécus qualitativement hétérogènes se substituent proprement l’un à l’autre, que la haine par exemple disparaît et fait place à une tonalité entièrement nouvelle, à l’amour. C’est dans la vie que quelque chose, à savoir la vie elle-même, peut être tout entier perdu ou tout entier sauvé26.
22Mais cette phénoménologie de la vie, de l’hétérogène et du saut kierkegaardien rejoindra-t-elle jamais l’histoire ? C’est ce que la théorie de la praxis devra établir plus loin. En attendant, nulle sympathie pour la métaphysique de la révolution : « La révolution est la représentation imaginaire de ce qui se produit et ne peut se produire qu’en nous. La révolution est un phantasme de la vie »27.
23Fallait-il aller si loin dans l’opposition entre l’humanisme de la conscience aliénée et l’ontologie véritable de la praxis ? N’est-ce pas l’intuition de la praxis qui se fraie son chemin à travers un langage inadéquat ? Michel Henry ne méconnaît-il pas ce qu’il appelle la marche à la réalité, qu’il discerne pourtant dans d’autres textes, lorsqu’il écrit : « La dissociation de l’aliénation et de l’objectivation appliquée par les Manuscrits de 1844, reprise notamment par Lukàcs et par laquelle on prétend caractériser la position propre de Marx par opposition à celle de Hegel, appartient en fait à l’horizon de la problématique hégélienne et se meut en lui »28. Pourquoi ne discernerait-on pas, également dans les pages des Manuscrits de 1844 sur le prolétariat et la révolution, le même jeu de reconnaissance et de méconnaissance de la réalité ? La reconnaissance, pour autant qu’une philosophie de la praxis s’y anticipe, la méconnaissance, pour autant qu’un langage inadéquat, celui de la métaphysique allemande, reste en retard sur sa propre trouvaille, comme c’est le cas pour toutes les grandes découvertes ? Peut-être l’hostilité déclarée de Michel Henry à l’égard du marxisme constitué (voir définition ci-dessus !) l’empêche-t-elle ici d’appliquer cette justice que tout son livre exerce par ailleurs.
2/ La percée décisive
24Avec L’Idéologie allemande, le mouvement de « réduction des totalités » (c’est le titre du chapitre II du 1er volume du Marx de Michel Henry) renoue avec les intuitions des Manuscrits de 1842. Et ce mouvement est conduit jusqu’à son terme, à savoir la reconnaissance des individus vivants comme seule présupposition de l’histoire. On comprend pourquoi la conception dialectique de l’histoire est le lieu privilégié de ce travail de réduction ; cette conception est d’abord le lieu même de la plus grande confusion entre idéalité et réalité résultant de l’invasion de la métaphysique allemande dans la sphère de la positivité historique et sociale : « La présupposition dernière — bien que souvent inaperçue — de la conception dialectique de l’histoire est métaphysique », dit Michel Henry29. Dissoudre cet amalgame d’idéalité et de réalité, c’est, pour Marx, affirmer que « ni la “société” ni 1’“histoire”, comme réalités ontologiques tirant leur unité du processus universel de l’objectivation et produites par lui, comme réalités objectives substantielles et unes, n’“existent” »30.
25Si la réduction de toutes les totalités dites « objectives » à la seule présupposition de l’histoire, à savoir les individus vivants, a été si mal comprise, c’est parce qu’elle est accompagnée, dans L’Idéologie allemande, par la réduction du « genre » feuerbachien aux individus vivants et que cette réduction principielle a été entièrement méconnue. À cet égard, le pire des contresens est celui commis par Althusser, lorsqu’il situe dans le même champ idéologique le « genre » feuerbachien et le concept d’individu agissant de L’Idéologie allemande. La coupure est précisément entre l’un et l’autre, entre un concept qui reste dans l’orbite des idéalités hégéliennes et le concept qui désormais règle le procès même de réduction de toutes les idéalités et de toutes les totalités. Il est dès lors absurde de penser qu’en renonçant au « genre » feuerbachien et à l’humanisme qui s’y rattache, Marx ait abandonné l’individu au bénéfice de structures économiques et sociales. Il l’a au contraire placé au centre de toute la problématique, alignant les « structures », en particulier les classes sociales, sur les objectivités constituées. L’opposition entre la lecture de Michel Henry et celle d’Althusser est donc radicale.
26Dans sa démonstration, Michel Henry s’appuie essentiellement sur L’Idéologie allemande, avec une attention particulière pour la critique de Bauer et de Stirner. À quoi il joint l’importante critique de Proudhon dans Misère de la philosophie (1847) — Proudhon étant précisément celui pour qui les structures sociales sont des réalités irréductibles. Michel Henry voit en outre une grande continuité entre ces textes et tous les suivants : dans l’Introduction générale à la Critique de l’économie politique de 1857, Marx écrira encore : « Il est faux de considérer la société comme un sujet unique : c’est un point de vue spéculatif »31. Si donc Le Capital accorde un rôle explicatif à la force productive collective supérieure à celle des individus isolés, il ne saurait conférer à cette force collective une réalité ultime, une existence unitaire et effective. Il part désormais de la réalité sociale constituée. Dans L’Idéologie allemande il remonte de cette réalité constituée à la réalité constituante. Or que trouve-t-il à ce niveau de radicalité ? Les trois « présuppositions de l’histoire » qui sont : les activités par lesquelles l’individu satisfait son besoin, la production de besoins nouveaux, la reproduction sexuelle de l’individu lui-même. Pour Michel Henry commentant ce texte,
la vie phénoménologique individuelle, toutes ces vies ou, pour parler comme Marx, les « individus vivants », bien qu’ils entrent dans l’histoire et soient déterminés par elle, la déterminent au contraire, et cela en un sens ultime : non pas parce qu’ils concourent, chacun pour sa modeste part, pour une part infime à vrai dire, à produire le cours du monde et à façonner sa physionomie d’ensemble, mais parce qu’ils constituent sa condition de possibilité, ce sans quoi l’histoire ne serait pas. En tant qu’elle constitue la condition de possibilité de l’histoire, la vie, bien qu’elle appartienne à l’histoire, ne lui appartient pas, doit être comprise comme méta-historique et comme ce fondement hétérogène à la possibilité du développement qu’il fonde, comme métaphysique. Il n’y a pas d’histoire, il n’y a que des individus historiques32.
27Je reviendrai plus loin sur cette exégèse qui, par certains côtés, est éclairante, mais par d’autres est peut-être dissimulante. Suivons plutôt le travail de cette lecture.
28Il résulte de cette identification des conditions de l’histoire à la réalité du besoin — interprétée elle-même par Michel Henry comme la dialectique de l’affectivité souffrante se convertissant dans l’activité de travail — que les classes sociales n’appartiennent pas à ces présuppositions de l’histoire et qu’elles doivent être réduites à ces présuppositions en tant que totalités constituées, « objectives ». C’est donc sur l’interprétation de la notion de classe que se joue cette interprétation. S’appuyant sur la polémique contre Stirner dans L’Idéologie allemande, Michel Henry tient que, pour Marx, la notion de classe doit être aussi radicalement réduite que toutes les autres totalités, sur le modèle de la réduction de l’État hégélien, dont la classe est l’homologue. On comprend maintenant pourquoi Michel Henry attachait une si grande importance aux Manuscrits de 1842. De la même manière, une généalogie des classes doit se substituer à l’hypostase des classes. Marx en pose le principe en écrivant : « Dans la classe bourgeoise comme dans toutes les autres classes, les conditions personnelles sont simplement devenues des conditions communes et générales »33. Michel Henry lit :
La réalité d’une classe sociale ne lui est pas propre, n’est pas, pour parler de façon rigoureuse, sa réalité, une réalité générique. La réalité d’une classe sociale est constituée par un ensemble de déterminations, la réalité de ces déterminations réside dans la vie phénoménologique individuelle et trouve en elle seulement le lieu de sa possibilité et de son efficacité34.
29C’est donc seulement dans la représentation que se forme le concept de classe, au sens d’une unité idéale rassemblant un ensemble de caractères eux-mêmes idéaux, irréels. Le concept de classe est à verser au compte de l’illusion objectiviste.
30L’argument principal, tiré de L’Idéologie allemande, est que Marx a produit lui-même la généalogie des classes sociales, avec le concept de division du travail qui, désormais, tient la place du concept secrètement idéaliste d’aliénation. Les classes ne sont pas des principes explicatifs, puisqu’elles sont produites par la division du travail. Si les classes s’autonomisent, c’est parce que, dans la division du travail, les « puissances personnelles » — c’est le langage de Marx — se transforment en « puissances objectives », et ainsi s’assujettissent à ces puissances. C’est pourquoi Marx ne conçoit pas que la suppression des classes puisse se produire sans celle de la division du travail. C’est Proudhon, et non pas Marx, qui fait de la division du travail une loi éternelle, une catégorie simple et abstraite. Il faut au contraire la ramener à ses multiples formes concrètes, lesquelles à leur tour se laissent ramener à la décomposition des opérations effectuées par chaque individu. Finalement, on arrive au morcellement même de l’individu, à sa mutilation : « Ce n’est pas seulement le travail qui est divisé, subdivisé et réparti entre divers individus, dit Marx dans L’Idéologie allemande35, c’est l’individu lui-même qui est morcelé et métamorphosé en ressort automatique d’une opération exclusive. »
31Ce qui est atteint, en chaque individu, ce sont donc les « puissances personnelles », c’est-à-dire les potentialités d’agir qui constituent la subjectivité de chacun. Point besoin donc de postuler quelque extériorité originelle. Car une potentialité non réalisée chez un individu l’est chez un autre, comme lorsque la production et la consommation échoient à des individus différents. L’illusion selon laquelle ce qui ne se réalise pas chez l’un existe à part de tous est un effet de la représentation.
32Dira-t-on que l’atelier est le lieu où le travail se recompose objectivement ? Mais c’est la thèse de Proudhon, que Marx réfute : « La machine est une réunion des instruments de travail et pas du tout une combinaison de travaux pour l’ouvrier lui-même »36. Donc la machine ne travaille pas. Confondre les déterminations subjectives du travail divisé et les déterminations objectives de l’industrie, c’est tomber sous la critique issue de l’ontologie de Marx. On retombe dans l’hégélianisme dès qu’on invoque une totalité quelconque, fût-ce l’atelier. La critique de la division du travail perd son sens, si elle n’est pas celle de l’individu morcelé. La seule totalité est l’individu. Elle seule peut être atteinte. « Voilà pourquoi Marx réclame de façon apparemment démente que chacun soit chasseur, pêcheur, pâtre, peintre, sculpteur, critique : parce que son analyse est une analyse phénoménologique de la subjectivité absolue »37.
33De la division du travail on passe à l’objectivité des classes par une double transition, dont la première est réelle, et dont la seconde se fait dans la représentation. La transition réelle est celle-ci : des individus ayant, en vertu de la division du travail, une conduite semblable, des habitudes, des croyances semblables développent des relations pratiques présentant une certaine configuration. C’est alors que la représentation, s’emparant de ces relations pratiques, les transforme en spectacle et en fait un « objet » de pensée distinct, autonome. On parle alors de relations « objectives » que l’on substitue dans la représentation à la seule réalité, celle des individus affectés dans leur intégrité par la division du travail.
34On verra plus loin l’importance, pour la théorie de l’idéologie, de cette réduction de l’objectivité des classes sociales à ce que subissent et font les individus réels. On peut déjà anticiper que les classes, n’ayant pas de réalité propre, ne sauraient être des causes réelles de quoi que ce soit dans l’ordre de la représentation.
35Soulignons seulement deux conséquences importantes. La première concerne la nouvelle manière dont Marx parle du prolétariat, lorsqu’il ne construit plus a priori son essence selon les exigences d’une dialectique abstraite. Le prolétariat, dit Marx, est ce que la propriété privée produit, lorsque dans son mouvement économique elle s’achemine d’elle-même vers sa dissolution. Est-ce à dire que la dialectique de la propriété privée se déroule dans les structures ? Non, dit Marx, la propriété privée « ne le fait que par une évolution indépendante d’elle, inconsciente, se réalisant contre sa volonté, uniquement parce qu’elle produit le prolétariat en tant que prolétariat »38. Or cette production du prolétariat n’est réelle qu’en tant que des individus déterminés sont affectés dans leurs tonalités particulières, selon les lois qui régissent ces tonalités ; le même texte de Marx identifie le prolétariat comme étant « la misère consciente de sa misère morale et physique, l’abrutissement conscient de son abrutissement et, pour cette raison, essayant de se supprimer soi-même »39. Michel Henry commente : « Il s’agit d’une définition affective du prolétariat, définition qui emprunte toutes ses déterminations aux déterminations subjectives de la vie phénoménologique individuelle »40.
36Seconde conséquence : la dialectique n’est plus l’histoire fantastique d’un esprit, ou de son succédané, s’objectivant et revenant à soi : « S’il peut encore être question de dialectique, c’est seulement d’une dialectique de la vie, c’est de son mouvement, celui de la souffrance qui, de par sa nature et en vertu de ce qu’elle est, “essaie de se supprimer soi-même” »41. La seule extériorité réelle, c’est la lutte entre des individus vivants, la contradiction externe, si l’on veut garder ce vocabulaire quasi hégélien. Mais bien qu’extérieure à chacun, elle touche et affecte chacun dans son existence subjective.
37Telle est la lecture que Michel Henry fait de L’Idéologie allemande. Pour ma part, je voudrais dire deux choses. D’abord, la lecture de L’Idéologie allemande par Michel Henry dans le contexte de L’essence de la manifestation est à mes yeux une lecture créatrice qui restitue au texte de Marx la voix que l’interprétation épistémologique lui avait retranchée. Après Michel Henry, on ne pourra plus dire que le « genre » feuerbachien et les « individus agissants » de L’Idéologie allemande appartiennent au même champ idéologique, sont à titre égal des expressions idéologiques.
38Mais, dans la mesure où la philosophie de Michel Henry est une philosophie de la passivité originelle et de l’immanence de la vie à elle-même, je me demande si elle n’obture pas un trait important de cette même ontologie des individus vivants et agissants, un trait qui, précisément, rend possible une interprétation structurale et que, par conséquent, doit prendre en compte l’interprétation phénoménologique.
39Pour dégager ce trait, revenons au texte important de la page 195 : « Les individus vivants, dit Michel Henry, bien qu’ils entrent dans l’histoire et soient déterminés par elle, la déterminent au contraire, et cela en un sens ultime. » Et ce sens ultime relève d’une « phénoménologie individuelle » qui ne comporte plus aucun trait d’histoire. La condition de l’histoire est hétérogène aux circonstances historiques. En effet, désir, besoin, travail, qui font qu’il y a une histoire, se répètent sempiternellement semblables à eux-mêmes. Cette réitération des déterminations fondamentales de la vie met celle-ci hors histoire. En quel sens la vie est-elle donc condition de l’histoire ? Parce que l’ontologie du besoin prescrit que l’histoire soit une histoire de la production et de la consommation ? Mais un écart infranchissable est creusé entre le transcendantal commun à la production capitaliste et à la production non capitaliste et les conditions historiques différentes dans chaque cas. Certes, par cette dissociation, on rend à la philosophie l’explication des conditions de l’histoire et on reverse à une histoire empirique, non grevée de métaphysique, l’histoire de la production, des classes, etc. Marx ne le suggère-t-il pas en ajoutant une clause restrictive à une déclaration qui, en vertu même de son souci polémique et politique, se meut pourtant dans les généralités : « L’histoire de toute société jusqu’à nos jours, dit Le Manifeste communiste, c’est l’histoire de la lutte des classes » ? L’expression « jusqu’à nos jours » soustrait l’énoncé entier au domaine des présuppositions de toute histoire. Michel Henry en tire ce beau paradoxe : « La théorie de la lutte des classes est étrangère au matérialisme historique »42. Autrement dit, cette théorie appartient à l’histoire des historiens et non à la théorie des conditions de toute histoire, que l’on continue d’appeler matérialisme historique, parce que cette théorie dit les conditions matérielles, c’est-à-dire réelles, de toute histoire.
40Mais encore faut-il que ce matérialisme soit historique, c’est-à-dire rende réellement possible une histoire. Or Michel Henry a dissocié, d’une part, l’appartenance de l’individu à l’histoire, ce que Marx appelle constamment les « circonstances » ou les « conditions », et, d’autre part, la présupposition de la vie individuelle qui n’appartient pas à l’histoire, qui est hétérogène à l’histoire. Aussi le texte que je discute ici continue : « Les individus vivants, bien qu’ils entrent dans l’histoire et soient déterminés par elle… » Faut-il dire : bien que… ? L’anthropologie de Marx n’est-elle pas originale en ceci précisément qu’elle ne sépare jamais l’individu agissant des « circonstances » ? Le paradoxe est même celui d’un individu agissant dans des conditions qu’il n’a pas faites. S’il en est ainsi, on ne peut dire que la condition de l’histoire (la vie phénoménologique individuelle) est hétérogène aux conditions historiques (les circonstances).
41La réalité fondamentale, chez Marx, c’est bien l’individu agissant : sur ce point, Michel Henry a mille fois raison. Mais l’entrée de l’individu en histoire, sous la double modalité d’être en même temps déterminant et déterminé, est constitutive de l’essence la plus originelle de l’individualité agissante. En dissociant l’appartenance à l’histoire et sa présupposition individuelle, Michel Henry ne risque-t-il pas de casser un ressort important de l’anthropologie de Marx, à savoir que l’individu est dès toujours entré dans l’histoire sous des conditions et dans des circonstances qu’il n’a pas produites et à travers lesquelles il est pourtant sommé de produire l’histoire ? C’est ici qu’on peut se demander si la philosophie du souffrir immanent, propre à Michel Henry, ne dissimule pas autant qu’elle révèle.
42Michel Henry, il est vrai, offre une première réponse partielle à cette difficulté. La passivité radicale de l’expérience fait que la vie n’est jamais le fondement d’elle-même, mais « éprouve sa propre venue en elle-même et son accroissement comme ce qui ne dépend pas d’elle »43. Mais les déterminations sociales dont parle Marx sont-elles du même ordre ? Elles affectent certes la vie de chacun et, en ce sens, elles sont toujours plus qu’un spectacle, un objet de représentation. Mais elles affectent la vie dans son agir et non dans son souffrir. C’est pourquoi elles comportent un coefficient d’extériorité originaire qu’exprime bien le terme de « circonstances » (Umstände).
43Michel Henry offre une seconde réponse partielle. Les individus d’une génération, dit-il, sont affectés dans leur vie par les effets de l’activité de la génération antérieure44. Ce phénomène de transmission et d’héritage équivaut à une « genèse passive » au cœur de la vie individuelle. Mais peut-on dire que les conditions résultant de l’activité de la génération précédente « ne sont cependant rien d’autre que l’activité de la génération actuelle, une activité subie par elle, mais comme sa propre activité »45 ? Il me semble qu’on méconnaît ainsi ce qu’il y a de spécifiquement extérieur dans la notion de « circonstances ».
44L’agir, me semble-t-il, diffère du souffrir en ce qu’il n’est pas défini purement par l’immanence de ses modalités affectives. L’agir a une visée, donc un moment d’extériorité, et, pour remplir cette visée, l’agir doit toujours composer avec des « circonstances » qu’il n’a pas faites. Récemment, Henrik von Wright, dans Explanation and Understanding, propose de tenir pour paradigmatique de l’action le cas où un agent intervient dans la nature en faisant coïncider une action qui est en son pouvoir avec l’état initial d’une chaîne causale formant système hors de lui. N’en est-il pas de même avec les circonstances sociales de l’action ? Agir n’est-ce pas toujours intervenir, c’est-à-dire composer avec les circonstances ?
45Cette déficience propre à une philosophie de l’agir trop proche d’une phénoménologie du souffrir se répercute dans la théorie des classes sociales. On a vu comment Michel Henry interprète le texte qui dit : « Dans la classe bourgeoise comme dans toute autre classe, les conditions personnelles sont simplement devenues des conditions communes et générales. » Si on voit bien en quel sens ce sont des conditions personnelles qui sont devenues communes et générales, on voit moins bien pourquoi, de personnelles, elles deviennent communes et générales. Certes « une condition personnelle ne cesse pas d’être personnelle au moment où elle devient générale »46. Et cela suffit pour ne pas en faire une structure intelligible en elle-même. Mais j’ai de la peine à souscrire à ce qui suit : « Ce devenir lui est devenu totalement extérieur et ne l’affecte en rien, ne change rien à la structure monadique de l’expérience avec laquelle elle se confond ni au contenu spécifique de cette expérience »47. Cette thèse extrême rend difficilement compte de cet autre texte de L’Idéologie allemande, cité par Michel Henry : « Les rapports personnels deviennent nécessairement et inévitablement des rapports de classe et se fixent comme tels »48.
46Avec Marx, semble-t-il, il faut procéder à deux opérations inverses : d’une part, réduire les classes en tant qu’entités distinctes des individus et capables de devenir des causes par elles-mêmes ; d’autre part, rendre compte de leur autonomisation. C’est la seconde opération qui fait difficulté. Il ne semble pas en effet que ce soit seulement dans la représentation que les classes sont « objectives ». Leur concept n’est pas seulement à verser au compte de l’illusion objectiviste. Quand Marx dit : « Les relations sociales et personnelles ainsi données devaient, pour autant qu’elles étaient exprimées en pensée, prendre la forme de conditions idéales et de rapports nécessaires »49, il ne semble pas impliquer que leur expression « en pensée » épuise le phénomène. L’idéalisation dénoncée ici part de « relations sociales et personnelles ainsi données » (Marx), et non du « flux de la vie phénoménologique individuelle » (Michel Henry). S’il est dénué de sens de dire que la vie de l’individu est causalement déterminée par des relations de classes — car on ne comprendrait pas que les individus puissent avoir le projet de supprimer ces conditions —, il n’est pas dénué de sens de dire que l’individu entre dans des relations qui le déterminent dans la mesure où il agit sur elles. L’illusion objectiviste se greffe précisément sur ce trait qui est peut-être la véritable découverte de Marx, à savoir que l’individu souffrant et agissant est dès toujours entré dans des relations qui le déterminent. C’est pourquoi on est sans cesse tenté de séparer, dans la représentation, les « circonstances » de l’agir lui-même. C’est alors qu’on produit dans la représentation, et qu’on hypostasie, la classe sociale comme une idée conceptuelle. Mais la représentation ne peut porter tout le poids du phénomène d’autonomisation, affirmé avec tant de force par Marx dans L’Idéologie allemande50. Le statut de la classe comme relation objectivée me paraît échapper à l’alternative posée par Michel Henry entre des conditions éprouvées comme des déterminations de la vie et une objectivité qui ne se soutiendrait que dans la représentation. Entre la pure objectivité de représentation — qui est idéologique — et la passivité radicale de l’existence — qui est phénoménologique —, Marx, me semble-t-il, a conçu un type de réceptivité aux circonstances, aux conditions sociales, par quoi l’agir diffère précisément du souffrir.
3/ L’équation centrale
47La marche à la réalité se conclut sur une double équation. Réalité = praxis, idéologie = irréalité.
48Que la détermination de la réalité soit le thème central de la pensée de Marx, « ou pour mieux dire sa grande obsession »51, nous l’avons assez dit. Mais que la praxis suffise à déterminer ce qui est réel, cela n’est pas d’abord évident. Le réel n’est-il pas la même chose que le sensible ? Cette équivalence paraît évidente dans un matérialisme sensible comme celui de Feuerbach. Elle est même d’autant plus séduisante qu’elle paraît constituer un formidable argument antihégélien. Nulle part, peut-être, Michel Henry n’est plus convaincant que lorsqu’il révèle l’identité propre d’une philosophie du sensible et d’une philosophie hégélienne du primat du théorique. (Ce n’est pas par hasard si, dans de nombreuses langues, le sens et les sens sonnent identiquement. Marx, à bon escient, dit dans L’Idéologie allemande : « Les sens dits spirituels, les sens pratiques (volonté, amour, etc.), en un mot le sens humain, l’humanité des sens »52). Il en résulte que la véritable critique de l’hégélianisme n’est pas le matérialisme des sens, mais la critique de l’objectivation. L’intuition selon Feuerbach se meut dans le même horizon ontologique que la pensée hégélienne, dans la mesure où son être est l’objectivité.
49Si on a compris cela, on a compris que le contraire de la praxis, c’est l’objectivité dans son ensemble, dont le règne englobe la pensée et le matérialisme sensible de Feuerbach. Là est la clef des Thèses sur Feuerbach. À la réduction de la pensée à l’objet sensible dans le matérialisme intuitionniste, elles opposent le retour plus radical de la théorie dans son ensemble à la praxis. Mais cela ne peut signifier non plus le retour de l’homme abstrait aux rapports sociaux « objectifs » : une nouvelle hypostase remplacerait seulement celle du « genre » et resterait dans l’objectivisme. C’est le cas avec le structuralisme et Althusser : l’objet pensé qu’est la « structure » appartient encore au règne de la theoria. La réalité originelle est ailleurs, dans l’action, dans la pure activité en tant que telle. L’erreur de l’épistémologisme est de croire que le renversement de l’intuition à l’activité reste dans l’horizon de Feuerbach, alors qu’il en est la subversion. Agir n’est pas voir, avoir un spectacle, un objet ; savoir faire n’est pas se regarder. Entre agir et voir, le lien est contingent. De l’un à l’autre, l’exclusion est d’essence. Dire que l’action est subjective, c’est dire qu’elle n’est pas constituée par la relation à l’objet.
50C’est ici que Michel Henry voit le renversement de toute la philosophie occidentale, qui fait du rapport à l’objet la condition de possibilité du sujet. C’est aussi la clef de la fameuse neuvième Thèse et de son opposition entre « interpréter » et « changer » le monde. L’hégélianisme reste une interprétation, en dépit de l’admirable philosophie de l’action qu’on lit dans la Philosophie d’Iéna, dans la Phénoménologie de l’esprit, dans les Principes de la philosophie du droit. Car la théorie reprend en elle l’action, la convertit en objectivité et en savoir.
51C’est ainsi que l’interprétation de Hegel élaborée dans L’essence de la manifestation sert de guide pour interpréter les Thèses et pour en élucider maintes contradictions apparentes. Ainsi, Marx tantôt se sert de la philosophie hégélienne de l’action contre l’intuitionnisme de Feuerbach (« C’est ce qui explique, dit la première Thèse, pourquoi l’aspect actif fut développé par l’idéalisme en opposition au matérialisme »), tantôt paraît revenir à Feuerbach pour éliminer le côté idéaliste de l’action (« l’activité humaine sensible »). La terminologie ici retarde sur le projet (il arrive à Michel Henry de forcer un peu le texte : ainsi lorsque Marx parle d’activité objective, il faut comprendre réelle, c’est-à-dire subjective !).
52Telle est la règle herméneutique que Michel Henry, se souvenant de Maine de Biran, applique aux Thèses sur Feuerbach, qui, dans le contexte à lui offert, parlent à nouveau. Un autre bénéfice de lecture est que les Thèses sont mises en résonance avec ceux des textes de L’Idéologie allemande où il est parlé des « individus qui agissent », des « individus vivants et agissants ».
53Loin donc que cette essence originelle de la praxis constitue un simple résidu métaphysique, le chant du cygne d’une philosophie sur le point de s’effacer devant la science, le concept de praxis constitue la prémisse ontologique de l’œuvre économique : « La problématique de la praxis définit le statut originel du travail qui constitue à la fois l’essence de la réalité économique et le thème central de la réflexion théorique que Marx poursuivra jusqu’à sa mort »53. Et encore : « Enfermée en elle-même, tout entière subjective, coïncidant avec son faire et s’épuisant en lui, elle n’est justement que ce qu’elle fait ; le pathos de son effort propre circonscrit les limites insurmontables de son individualité et confère à celle-ci sa signification ontologique radicale »54. Encore une fois, les deux voix de Marx et de Michel Henry…
54Mais Michel Henry n’a-t-il pas institué entre pratique et théorie, comme tout à l’heure entre la condition anhistorique de l’histoire et les circonstances historiques, une coupure si radicale qu’il deviendra difficile de concevoir une théorie de la pratique, et en général le passage de la praxis à un univers de la représentation fausse ou vraie ? Suffit-il de dire que faire donne à voir55 ? Mais en quel sens comprendre le « pouvoir de révélation » qui s’attache à la praxis56 ? Michel Henry, à vrai dire, ne s’en tient pas là. Craignant de voir le théorique faire retour en force, il déclare que le seul type de proposition théorique qui ne renie pas le primat du pratique est d’ordre prescriptif : « Dans une ontologie radicale de la praxis, la théorie revêt en fin de compte la forme d’une prescription »57. Entendons : une proposition qui ne dit pas : cela est, mais : il faut faire. Voix de Marx : « Les philosophes ont pensé le monde, il faut le transformer. » Voix de Michel Henry : « Le pouvoir de révélation appartient désormais et de façon exclusive au faire : seul celui qui fait sait, par ce faire toutefois et en lui, ce qu’il en est de l’être, qui est ce faire lui-même »58. Ainsi en est-il du dire religieux, non théorique, non théologique, abrupt : « Il retentit au milieu des nuées dans l’effacement de l’univers objectif en des circonstances douteuses ou mal assurées »59. Mais, si la praxis est « enfermée en elle-même, tout entière subjective, coïncidant avec son faire et s’épuisant en elle », comment comprendre qu’une théorie infiniment différente d’elle puisse jamais se référer à elle ? La théorie de l’idéologie est le lieu critique de cette question.
55De toute l’analyse antérieure une conséquence s’impose concernant l’idéologie. Elle n’a pas pour contraire la science, mais la réalité. Elle n’est donc pas définie par la fausseté ou l’inadéquation, mais par l’irréalité. Ce qui n’est que représentation n’est pas la réalité : l’imagination religieuse y est incluse, mais aussi l’abstraction politique et philosophique. L’opposition entre l’abstrait et l’empirique est elle-même seconde par rapport à l’opposition entre représentation et vie. Dès lors, la substitution du couple idéologie-science à cette distinction première ne saurait qu’être idéologique selon ses propres critères. Car une théorie irréelle ne peut décider de ce qui est réel.
56Ainsi se lisent les textes de L’Idéologie allemande, qui distinguent entre les individus « tels qu’ils peuvent apparaître dans leur propre représentation ou dans celle d’autrui » et les individus « tels qu’ils sont réellement, c’est-à-dire agissant, produisant matériellement »60. De même, ceux qui disent que « la conscience (Bewusstsein) ne peut jamais être autre chose que l’être conscient (bewusstes Sein) »61. Conscience signifie avoir des objets, des représentations. Il en résulte qu’une explication par la structure ne dépasse pas une explication par la conscience. Elle méconnaît tout simplement l’identité entre la conscience et ses objets. (On lira à cet égard la note 4, p. 383, très vive, contre Althusser et toute interprétation épistémologique de Marx.) On n’oubliera pas, toutefois, que si Michel Henry peut prétendre lire mieux les textes de Marx, c’est parce que l’accès à ces textes lui a été ouvert par l’élucidation systématique, conduite dans L’essence de la manifestation, de la distinction majeure qui commande sa lecture de Marx : la distinction « entre la relation de la conscience à ses représentations et, d’autre part, celle de la vie à ses déterminations immanentes »62.
57Mais l’efficacité de cette lecture se mesure, à mon avis, à la question de savoir si une interprétation qui rend bien compte de la différence entre le réel pratique et l’irréel représentationnel rend également compte de la référence de la représentation au réel. Dans la fameuse déclaration de Marx : « Ce n’est pas la conscience qui détermine la vie, c’est la vie qui détermine la conscience », c’est la seconde partie qui devient obscure, dans la mesure où la première a été éclaircie. Si on a renoncé une fois pour toutes à expliquer la conscience par des forces productives ou des forces sociales, c’est-à-dire encore des structures objectives relevant de la représentation, il faut bien que ce soit la vie des individus qui produise les idées à partir d’elle-même. Mais si la généalogie des idées fait bien le chemin de la représentation vers la vie, fera-t-elle aussi bien le chemin inverse de la vie vers la représentation ? La thèse de l’hétérogénéité radicale entre l’immanence de la vie et la transcendance de la représentation offre ici des difficultés considérables. Même si l’autonomisation est une illusion, cette illusion est déjà elle-même séparée de la vie. Bref, comment la subjectivité représentative se scinde-t-elle de la subjectivité pratique ?
58La question a deux aspects, dont le premier nous est déjà familier. Seul le second nous arrêtera ici.
59Sous un premier aspect, la question n’est pas différente de celle que pose le statut d’autonomie des classes. La séparation de l’idéologie est comparable à celle des relations de classe par rapport aux individus agissants. C’est même parce que classes sociales et idéologies partagent le même statut que le marxisme orthodoxe a cru pouvoir expliquer le contenu des idéologies par la position de classe des individus. Mais si les classes ont une réalité dérivée, elles ne sauraient rien produire radicalement. C’est donc une seule et même origine qui produit les conditions de production, les classes et les idées. La relation entre classes sociales et idéologies est ainsi fondée globalement dans la subjectivité vivante.
60Je ne reviens pas sur la difficulté qu’il y a à concevoir que les individus constituent les conditions dans lesquelles ils produisent relations de classe et représentations idéologiques (« Ce sont les individus, dit Michel Henry, qui constituent en réalité la substance de ces conditions »63). Je l’ai déjà observé, Marx ne cesse jamais de dire « les hommes et leurs conditions ». Dans tous les textes que Michel Henry cite à l’appui de sa thèse radicale64, Marx parle toujours de ce que les hommes font « dans des conditions », « conformément à leur productivité matérielle », etc. La théorie de l’idéologie, dans la mesure où elle suit le sort de la théorie des classes sociales, fait à nouveau apparaître l’écart entre le concept, propre à Marx, de l’action des individus dans des conditions extérieures à leur activité, et le concept, apporté par Michel Henry, de la passivité originelle de l’existence et de la tension immanente par laquelle la souffrance vient s’inverser en joie. Ce paradoxe d’un agir déterminant-déterminé est, peut-être, ce qui distingue Marx de ses pairs les plus proches, Maine de Biran et Kierkegaard.
61Je m’arrêterai plus longuement sur le second aspect du rapport entre praxis et idéologie. Si la praxis est, comme le dit Michel Henry, « enfermée en elle-même, tout entière subjective, coïncidant avec son faire et s’épuisant en lui »65, comment passera-t-elle jamais dans la représentation ? Pour ma part, je n’arrive pas plus à concevoir une action hétérogène à toute représentation qu’une action produisant ses propres conditions. La phénoménologie de l’action, me semble-t-il, suggère que l’action, non seulement doit toujours composer avec des circonstances qu’elle n’a pas faites, mais doit toujours se régler sur la lumière de la représentation (d’un but, de moyens, d’obstacles, de chemins). Je n’arrive pas à concevoir une modalité de l’action qui ne serait pas originairement articulée par des règles, des normes, des modèles, des symboles. La généalogie nous reconduit sans fin de formations symboliques en formations symboliques, sans jamais nous mettre en face d’un agir nu, présymbolique. J’entends bien que Michel Henry n’accorde aucune antériorité chronologique à la vie par rapport aux formations idéologiques. La vie, dit-il, est hétérogène à la pensée en ce qu’elle est la condition de l’histoire sans lui appartenir. L’antériorité est transcendantale, non empirique ; principielle, non historique. Mais c’est précisément ce qui est difficile à penser. Si l’ordre symbolique n’est pas consubstantiel à l’agir humain, comment s’y ajoutera-t-il ? L’anthropologue Clifford Geertz fonde précisément toute son Interprétation of Cultures sur ce rôle formateur des systèmes symboliques à l’égard de l’agir humain. Les codes symboliques, montre-t-il, sont à l’existence sociale de l’homme ce que les codes génétiques sont à l’existence biologique des vivants. Et la différence qui sépare ces deux sortes de codes consiste précisément dans le caractère intrinsèque des cadres symboliques à l’égard de la vie à l’opposé de l’immanence des codes génétiques. La théorie de l’action, chez E. Anscombe, A. Danto, D. Davidson, etc., va dans le même sens : la différence entre l’action et le simple mouvement est que l’action est rendue signifiante par le réseau d’intentions, de motifs, de règles et de normes, qui permettent de la nommer, de la décrire, de la justifier (de l’accuser, de la louer, de la blâmer). Or décrire et justifier, c’est placer l’action sous la lumière de la représentation.
62Il faut donc s’accorder, sur le plan même des concepts fondateurs, une double extériorité, celle des « circonstances », qui « déterminent » l’action, et celle de l’ordre symbolique, qui éclaire l’action. La vie ne peut être radicalement immanente à elle-même et être humaine. En ce sens, il n’y a pas de genèse radicale de l’idéologie, au sens d’une généalogie de l’ordre symbolique dans son ensemble à partir de la vie. On peut parler d’une genèse de l’idéologie en un sens limité, pour désigner les phénomènes de distorsion systématique qui surviennent dans un ordre symbolique déjà constitué. Bref, ce qui me paraît difficile à concevoir, c’est l’hétérogénéité de la praxis par rapport à la représentation. Si l’on accorde ainsi le caractère originaire de la symbolisation de l’agir humain, il devient plus facile de donner un sens à l’idée d’une théorie de la pratique. Michel Henry aborde le problème dans ces termes : « L’idéologie n’est ni un rêve, ni une folie, ni un délire, elle est la raison même. L’exposé au plan de la raison du principe qui régit toute chose, de la raison de toutes les raisons, de la raison cachée dans les profondeurs de la vie »66. Cette déclaration s’accorde mal avec l’idée de l’hétérogénéité de la vie et de la représentation. Elle s’accorde mieux avec celle d’une symbolisation primordiale de la vie en tant qu’humaine.
63La tâche n’est plus insoluble, pour les mêmes raisons, de penser un ordre des catégories qui ne soit pas une simple réplique des déterminations affectives de la vie. Bien plus, une certaine visée d’universalité semble constituer l’horizon de tout ordre symbolique. Sinon, comment comprendrait-on qu’une classe dominante doive, selon Marx, présenter ses idées comme ayant une valeur universelle, « comme étant les seules raisonnables et universellement valables »67 ? Si les idées par lesquelles un intérêt particulier se représente ne se détachaient pas sur un certain horizon d’universalité, une classe ne serait pas dans la nécessité de donner fallacieusement une valeur universelle à la représentation de ses intérêts particuliers. Ce qu’une « lecture référentielle des catégories »68 ne peut, semble-t-il, engendrer, c’est l’idée même de catégorie. C’est pourquoi je comprends mal cette déclaration de Michel Henry : « L’ordre des catégories est celui de leur apparition au sein d’une réalité qui lui est étrangère, un ordre prescrit par cette réalité autre. L’ordre de la théorie n’est pas un ordre théorique »69. Michel Henry a certainement raison de maintenir, contre toute autonomie de l’épistémologie, la référence de l’idéalité à l’ordre de l’action. Mais je doute que cette référence puisse être entendue au sens où l’agir, en lui-même étranger à l’ordre de la représentation, engendrerait cet ordre.
64Je reviens à mes deux questions initiales : premièrement, le philosophe peut-il répéter les intuitions de Marx ? Une répétition qui ne laisserait entendre qu’une voix est sans doute impossible. La voix de Michel Henry, en se mêlant à celle de Marx, tantôt la fait mieux entendre, tantôt la couvre de sa propre diction. Replacé dans le contexte de L’essence de la manifestation et de Philosophie et Phénoménologie du corps. Essai sur l’ontologie biranienne (en particulier pour la tentative de dérivation des catégories à partir de l’effort), la philosophie du jeune Marx retrouve son droit à ne pas être abolie par la critique de l’économie politique. La philosophie de la réalité est replacée dans la position de fondement à l’égard de la philosophie de l’économie. Mais ce que cette lecture éclaire, elle le déplace aussi dans son champ et peut-être contribue à l’obscurcir. C’est le cas, me semble-t-il, pour ce qui concerne le rapport de la praxis aux conditions qui la déterminent et aux systèmes symboliques qui l’éclairent et l’articulent.
65Deuxièmement, quel peut être le statut de la théorie de l’idéologie dans une philosophie pour laquelle la théorie est impuissante et la vie seule opérante ? « La pensée, dit Michel Henry, n’est jamais rien d’autre que la représentation de la vie par elle-même »70. Marx, de même, demande une « représentation réelle »71. Et représentation réelle se dit alors wirkliche Darstellung (exhibition véritable). « Là où cesse la spéculation, c’est dans la vie réelle que commence donc la science réelle, positive, l’exposé de l’activité pratique, du processus de développement pratique des hommes »72. Les objections qu’on peut faire à toute généalogie de la pensée vraie à partir de la vie semblent donc s’adresser également au Marx de L’Idéologie allemande et à Michel Henry. Ces objections concernent, à titre ultime, la possibilité de définir la praxis elle-même avant ou sans un espace symbolique où elle puisse s’articuler. Bref, peut-on distinguer entre les individus « tels qu’ils peuvent apparaître dans leur propre représentation ou dans celle d’autrui » et les individus « tels qu’ils sont réellement, c’est-à-dire agissant, produisant matériellement » ?
66C’est la tâche du tome II — une Philosophie de l’économie — de montrer comment « sur le fond d’une phénoménologie de la vie individuelle et de sa pratique quotidienne, l’économie, la théorie de l’économie et sa critique sont possibles ».73
Notes de bas de page
1 M I, p. 33.
2 Ibid., p. 9.
3 Ibid., p. 14.
4 Ibid., p. 15.
5 Ibid., p. 24
6 Ibid., p. 25.
7 Ibid., p. 26.
8 Ibid., p. 31.
9 Ibid.
10 Ibid., p. 33.
11 Ibid., p. 27.
12 Ibid., p. 32.
13 Particulièrement p. 261-313.
14 Ibid., p. 35.
15 Ibid., p. 52.
16 Ibid., p. 56.
17 Ibid., p. 82.
18 Ibid., p. 92.
19 Éditions sociales, p. 132.
20 Ibid., p. 112.
21 Ibid., p. 137.
22 Ibid., p. 144.
23 Ibid., p. 142.
24 Ibid., p. 142.
25 Ibid., p. 149.
26 Ibid., p. 135.
27 Ibid., p. 153.
28 Ibid., p. 115.
29 Ibid., p. 179.
30 Ibid., p. 184.
31 « Pléiade », I, p. 247
32 Ibid., p. 195-196.
33 Éditions sociales, p. 394.
34 M I, p. 228.
35 Éditions sociales, p. 903.
36 Misère..., Pléiade, I, p. 104.
37 Ibid., p. 273.
38 L’Idéologie allemande, Éditions sociales, p. 47.
39 Ibid.
40 M I, p. 214.
41 Ibid.
42 Ibid., p. 201.
43 Ibid., p. 242.
44 Ibid., p. 251-252.
45 Ibid., p. 251.
46 Ibid., p. 229.
47 Ibid.
48 Éditions sociales, p. 480.
49 Ibid., p. 210.
50 En particulier, Éditions sociales, p. 92-94.
51 M I, p. 280.
52 Éditions sociales, p. 94.
53 M I, p. 35.
54 Ibid., p. 358.
55 Ibid., p. 261-262.
56 Ibid., p. 364.
57 Ibid., p. 364.
58 Ibid.
59 Ibid., p. 365.
60 Éditions sociales, p. 50.
61 Ibid.
62 M I, p. 353.
63 Ibid., p. 415.
64 Ibid., p. 414-416.
65 Ibid., p. 358.
66 Ibid., p. 418.
67 L’Idéologie allemande, Éditions sociales, p. 77.
68 Ibid., p. 440.
69 Ibid., p. 445.
70 Ibid., p. 469.
71 Éditions sociales, p. 52.
72 Ibid., p. 51
73 M I, p. 479.
Auteur
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