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L’inconscient malgré tout

p. 123-158


Texte intégral

1La thèse de Michel Henry (car c’en est une, une seule, affirmée et réaffirmée tout au long du livre1 avec une force de conviction d’autant plus impressionnante qu’elle échappe en vérité à toute communication, à toute réflexion, et même à toute intuition), cette thèse est proprement renversante. Voilà longtemps que nous avions accoutumé de penser que la psychanalyse « nous oppos[aitl à toute philosophie issue directement du Cogito2 », qu’il s’agisse du cartésianisme, de l’hégélianisme (marxiste aussi bien) ou de la phénoménologie. Un certain heideggérianisme aidant, nous nous étions persuadés que Freud commençait là où cessait Descartes, dans cette zone infiniment dérobée du rêve, du fantasme ou du transfert où la certitude du sujet s’assurant de lui-même dans la représentation devait à la fin céder la place à cette autre, tout autre « certitude » — celle d’une pensée inconsciente : « Freud, là où il doute […] est assuré qu’une pensée est là, qui est inconsciente, ce qui veut dire qu’elle se révèle comme absente3. » Et que « ça pense » ainsi sans moi, sans l’ego, c’était là une certitude dont nous ne doutions pas un seul instant qu’elle fût non cartésienne. Là même où l’identité profonde du sujet freudien et du sujet cartésien était fermement et rigoureusement reconnue4, la cause était entendue : sans doute le sujet n’avait-il d’autre être que de penser, il n’en restait pas moins que c’est justement cela — la représentation, le « signifiant », disait-on aussi — qui le disjoignait initialement d’avec lui-même, l’empêchait d’être jamais consciemment présent à lui-même. Aussi proche que possible du Cogito cartésien, le Cogito freudien paraissait ainsi s’en éloigner d’autant plus décisivement, creusant l’infini désir, l’infini manque-à-être du sujet : « Je pense où je ne suis pas, énonçait Lacan, donc je suis où je ne pense pas5. » La généalogie philosophique de la psychanalyse, en ce sens, allait de soi, puisqu’il s’agissait au fond d’une antigénéalogie. Tout commençait par un parricide — difficile, sans doute, comme tous les parricides, et pourtant irréversible, puisque assez radical pour remettre en cause la radicalité du fondement (du subjectum) cartésien et du même coup la racine de notre commun arbre généalogico-philosophique.

2C’est pourtant cette « généalogie » parricide que Michel Henry retourne et renverse d’entrée de jeu, affirmant contre tous nos préjugés qu’il s’agit bien d’une généalogie, d’une filiation continue. Loin d’être cet orphelin philosophique (cet « Œdipe conquérant ») que nous imaginions, Freud n’aurait été qu’un « héritier tardif » de Descartes. Pis encore, il aurait été le bâtard d’une lignée philosophique infidèle au Commencement cartésien, le rejeton ultime et un peu monstrueux d’une mésinterprétation funeste du Cogito : celle qui en fit, dès Descartes lui-même et encore chez Heidegger, un « je pense » au sens d’un « je/me/représente ». Or « je pense », apprenons-nous, « veut tout dire sauf la pensée. Je pense veut dire la vie »6. C’est-à-dire, apprendrons-nous aussi, un « je me sens » irreprésentable, parce que excédant toute objectivité, toute transcendance et jusqu’à la lumière qui en ouvrirait la possibilité. Opposant à la tradition philosophique issue de Descartes un au-delà de la conscience formé, une fois de plus, de pensées et de représentations inconscientes, Freud n’aurait donc fait que reconduire étourdiment cette tradition, quitte à en manifester, à la façon d’un énorme symptôme, l’absurdité phénoménologique. Ainsi, ce que nous prenions pour un nouveau commencement — la psychanalyse — n’était en réalité qu’un terme, l’accomplissement somnambulique et létal « d’une longue histoire qui n’est rien de moins que celle de la pensée de l’Occident, de son incapacité à s’emparer de ce qui seul importe »7.

3Quoi donc ? La vie, la vie toujours recommencée et toujours recommençante, « l’inlassable et invincible venue en soi de la vie » fusant « à travers nous dans l’invisible de notre nuit »8. Nous avions cru fonder une nouvelle filiation, prendre racine dans un nouveau sol (un abîme, disions-nous volontiers, pour l’opposer à cette « terre ferme » dont Hegel parlait à propos de Descartes). Nous avions simplement oublié, fascinés que nous étions par les images encore trop lumineuses de l’« arbre » planté dans sa « clairière », que la vie ne commence ni ne finit jamais, étant le Commencement lui-même, et que c’était toujours le même sang, la même sève invisible qui courait à travers nos veines. Nous avions imaginé notre vie, « là-bas », « ailleurs », au lieu de la sentir sourdre en nous. Notre « ontologie de l’inconscient »9 n’était que de la sève transformée en lumière.

4Il nous faut donc réapprendre la vie, recommencer à vivre. c’est-à-dire (re)commencer par le Commencement : par l’être — ou pour mieux dire encore : par être, tout court. Hostilité permanente, profonde, de Michel Henry à l’égard de la thèse beideggérienne : l’être ne commence pas par disparaître, il commence par s’apparaître, avant toute distance à soi. Car être, c’est ici être vivant, et ceci signifie que l’être, dès sa première « illumination », s’apparaît à lui-même en soi, en « expulsant le néant »10. Ce commencement est donc absolu au sens strict, puisqu’il est, « non pas le premier jour [non pas la venue au jour comme finitude de la naissance, entendue par exemple comme entame abyssale de l’“être-jeté-vers-la-mort” (Heidegger) ou encore comme “créaturialité” d’une ipséité assignée à être depuis un “passé qui n’aurait jamais été présent” (Lévinas)], mais le tout premier »11 : la « venue » imprécédée du présent vivant « en soi », l’initialité radicale de la vie avant laquelle il n’y a tout simplement rien (et le néant, voilà sans doute la racine la plus profonde du désaccord avec Heidegger, le né-ant n’est pas…). Commençant toujours-déjà par « venir en soi » (toujours déjà enfermé dans cette absoluité du Commencement qu’il est lui-même), l’être-vivant n’advient ni ne commence nulle part dans le monde et il est donc, comme Husserl le disait aussi de l’ego transcendantal12, inné et immortel. Proposition d’apparence folle, mais sur laquelle la tradition cartésienne s’est en effet toujours accordée13.

5C’est pourquoi, aussi bien, le Commencement n’est pas grec mais cartésien. Tout commence, pour Henry comme pour Hegel ou pour Husserl, par le Cogito, sans que pour autant ce privilège soit historique. Car si Descartes est le Commençant par excellence, ce n’est pas parce qu’il inaugurerait une nouvelle époque de la pensée et/ou de l’être (l’époque de la subjectivité, selon Heidegger), et encore moins parce qu’il aurait découvert, le premier dans l’histoire, une vérité restée celée aux Grecs. C’est parce qu’il est le premier, dans l’histoire, à avoir fait retour à ce qui est proprement sans histoire, « au moment le plus initial du Commencement, par lequel celui-ci commence et ne cesse de commencer. » Et ce « moment » cette « fulguration », dit aussi Henry14, soulignant le caractère instantané du Cogito — est celui où, ayant douté de tout, ayant suspendu toute créance naturelle ou naïve en l’existence du monde (ma propre existence intramondaine y compris), je sais enfin, d’une certitude absolue, que ce monde est en tant que je le pense (qu’il « apparaît », précise Henry) et que je suis « tant que » je le pense, « autant de temps » que je le pense (qu’il apparaît).

6Être, telle serait donc l’évidence originaire, commence au présent, comme présentation vivante à soi dans la pensée (ne disons pas dans la conscience) : « Je pense, je suis. » Ou bien encore, selon cette formulation de Husserl que ne renierait sans doute pas Henry : « Je suis, cette vie est, je vis : cogito15. » « Présence originelle », « présence vivante »16, « initial apparaître à soi de l’apparaître »17, le Commencement atteint à la pointe extrême du doute hyperbolique et métaphysique excède par conséquent toute historicité. Il n’y a pas d’« histoire de l’être », pas d’« histoire de la métaphysique » comme oubli ou destin de l’être, puisque celui-ci, pour Henry, ne se retire ni ne se dissimule jamais à soi (chap. III). Si « histoire » il y a — et de fait, c’est bien une histoire, une généalogie qui nous est décrite ici —, ce ne saurait être celle de l’être lui-même (de l’« essence éternellement vivante de la vie »18), mais seulement celle, tout extérieure, de ces « déviances » (pourtant qualifiées assez imprudemment d’« historiales »19), par lesquelles le Commencement fut « perdu » : « déclin des absolus phénoménologiques » chez les Cartésiens et d’abord chez Descartes lui-même (chap. II), « vie perdue » dans le transcendantalisme kantien (chap. IV), « vie » partiellement « retrouvée » dans le vouloir-vivre schopenhauérien (chap. V-VI), vie « singée » et caricaturée, enfin, dans l’« ontologie » freudienne de l’inconscient (chap. IX). Ce qui suppose, on l’aura compris, que l’« initial apparaître à soi » de la vie soit malgré tout singulièrement inapparaissant, puisque ce Commencement fut si facilement, si constamment perdu… — et déjà nous approchons de la question de l’« inconscient ». Mais on verra (ou plutôt, on sentira) dans un instant que cet « inapparaître » ou cet « oubli » de l’être-vivant, loin d’équivaloir à une quelconque disparition ou dissimulation, tient précisément à l’impossibilité où il est de jamais s’absenter de lui-même (à sa Zeitlosigkeit, eût peut-être dit Freud). Le Commencement, selon Henry, ne commence pas par se perdre. Au contraire, ne commençant jamais dans le temps ou dans l’histoire, il est profondément imperdable, parce que intemporel ou a-temporel au sens strict. Aussi inapparaissant soit-il, il peut par conséquent toujours être retrouvé, (re)commencé hors histoire. Il y suffit au fond de se fier à l’« expérience intérieure » de la vie, du corps ou de la volonté20, comme le firent Nietzsche (chap. VII-VIII), Maine de Biran (Philosophie et phénoménologie du corps) et Maître Eckhart (L’essence de la manifestation). L’histoire, en ce sens, n’est pas celle d’une « errance » originelle (Heidegger), elle est seulement celle, au fond inessentielle, d’une « longue erreur » et du retour périodique à la vérité. C’est-à-dire au Commencement. C’est-à-dire au Cogito.

7On aura reconnu jusque-là, à quelques différences près, le chemin classique de la réduction phénoménologique, dans son recours au moins provisoire à Descartes. Il s’agit bien, pour Henry, de faire retour, par-delà tous les dévoiements historiques du motif phénoménologique, à ce retour de la Vie transcendantale sur elle-même dont le Cogito avait fourni le modèle initial, afin, comme le disait Husserl, d’

entrer vitalement dans cette activité et, se fondant sur l’analyse directe, en déterminer le sens immanent, Il est possible que des connaissances accumulées par les générations passées nous ayons hérité quelques dispositions pour connaître ; mais quant au sens et à la valeur de nos connaissances, l’histoire de cet héritage est aussi indifférente que pour la valeur de notre or, l’histoire de sa transmission21.

8Et de fait, le projet de Michel Henry se donne — c’est là, on va le voir, toute sa difficulté — pour ouvertement phénoménologique. En témoignent non seulement l’appel réitéré à une « phénoménologie matérielle » exclusivement vouée à la « matière phénoménologique pure » de l’apparaître22, non seulement l’insistance mise à qualifier le doute cartésien de « réduction phénoménologique », mais encore ces formules d’apparence heideggérienne, en réalité husserliennes, où l’épochè cartésienne est dite libérer une « vérité de l’être23 ou une « différence ontico-ontologique interdi[sant] toute attribution à l’étant des déterminations de l’apparaître [je souligne] »24 : « Être, est-il dit sans mystère, veut dire apparaître, se manifester »25. C’est-à-dire se phénoménaliser. Ce qui « s’allume et prend feu »26 dans le Cogito n’est rien d’autre, une fois de plus, que la pure lumière phénoménologique, la pure illumination du phainesthai : « Une chose qui pense n’est rien d’autre que l’éclat de l’éclair, la lumière qui s’illumine […], la matérialité de la phénoménalité comme telle »27.

9Où Michel Henry s’écarte pourtant de Husserl, selon un écart proprement imperceptible, c’est lorsqu’il reconduit l’évidence lumineuse du Cogito à l’obscurité qui l’habite. Ce n’est pas un hasard, en effet, si l’« illumination » du Cogito se dit de façon privilégiée, chez Henry, à travers les métaphores de la « fulguration », de l’« éclair » ou de la « traînée lumineuse »28. C’est qu’elle est aveuglante, comme est aveuglante la foudre qui ne surgit de la nuit que pour y retourner aussitôt : longue tradition mystique du « soleil noir » qui fut aussi celle de Bataille tentant de dire, dans le langage de la transcendance chosiste, l’« intimité » irréductiblement immanente et vivante de l’« expérience intérieure29 ». Illumination du visible, la lumière phénoménologique du Cogito serait elle-même invisible, selon une « invisibilité » hyperbolique que trahiraient forcément les oppositions classiques du visible et de l’invisible, du voilement et du dévoilement, du clair et de l’obscur, du conscient et de l’inconscient enfin.

10Car quelle est, finalement, la « certitude » obtenue au terme de l’«  épochè cartésienne » ? Suffit-il de dire que c’est celle du pur phénomène, du Seinsphänomen ? Est-ce seulement celle, toute position mondaine suspendue, de la vie égoïque transcendantale, comme le pensait Husserl ? Autrement dit encore, est-ce celle du vécu immanent de la conscience intentionnelle, de cette « conscience de » qui porte toujours, « en sa qualité de cogito, son cogitatum en elle-même30 »? Il en irait ainsi, sans doute, si Descartes s’était contenté de suspendre toute thèse sur l’existence du monde, quitte à retrouver immédiatement ce dernier dans sa pleine positivité phénoménologique, à titre de noème inclus « irréellement » dans la noèse. Mais Descartes doute de l’existence du monde, et ce doute négateur, qui paraissait encore trop solidaire de l’attitude naturelle aux yeux de Husserl, irait selon Michel Henry plus loin que la « réduction » phénoménologique, en ce qu’il suspendrait jusqu’à la transcendance (fût-elle immanente…) de la conscience intentionnelle elle-même.

Ce qui est en cause [dans le doute cartésien, c’est] l’extériorisation originelle de l’extériorité transcendantale en laquelle consiste tout monde, cet espace primitif de lumière, cette première mise à distance où se fonde toute « relation à », toute intentionnalité, toute conscience au sens d’une conscience de quelque chose, d’une pensée de quelque chose, au sens d’une représentation31.

11Doutant de tout, doutant même, à l’extrémité « extravagante » du doute hyperbolique, avoir un corps, des yeux, des oreilles, le Descartes de la Seconde Méditation ne douterait pas seulement de ce qu’il voit, mais aussi de la vision, du « regard phénoménologique » comme tel. Car, écrit Michel Henry dans des pages très fortes (fortes de toute la violence de l’interprétation), si Descartes doute voir ce qu’il voit, « c’est, ce ne peut être que parce que la vision elle-même est fallacieuse, c’est parce que le regard est en lui-même de telle nature que ce qu’il voit n’est pas tel qu’il le voit »32. Le doute cartésien, autrement dit, congédierait cela même que Husserl explorait comme une sorte de Nouveau Monde : l’évidence de ce qui se donne à l’intuition (puisque intuieri, c’est voir), c’est-à-dire aussi et surtout (et l’accusation, cette fois-ci, englobe Heidegger) le « milieu de visibilité », « horizon pur » d’objection de l’ob-jet, l’« ouverture de l’ouvert comme différence ontologique sur laquelle se fonde toute présence ontique »33. Contestant la vision, Descartes ne contesterait donc pas seulement l’eido-logie à laquelle la philosophie s’est confiée depuis Platon, il contesterait aussi et du même coup l’ouverture de possibilité du geste transcendantal, soit ce que Henry appelle, d’un terme qu’il détourne de Heidegger et retourne contre lui, l’ekstasis, l’être-hors-de-soi de la transcendance34.

12C’est en ce point, en cette pointe parfaitement insaisissable par où le Cogito se retire d’un coup à la « lumière naturelle » et à la « vision des essences », que « tout », semble-t-il, « se dérobe »35. Car si le doute va jusqu’à excéder le milieu pur de parution du phénomène, que nous reste-t-il en fait d’évidence, de certitude ? Celle de la vision, derechef, mais d’une « vision » cette fois-ci parfaitement aveugle, d’un « voir » sans (chose) vue. À supposer que ce que je vois ne soit pas tel que je le vois, dit Descartes dans la Seconde Méditation, « à tout le moins, il est très certain qu’il me semble que je vois, que j’ouïs, et que je m’échauffe36 ». At certe videre videor. La certitude, ici, ne porte pas sur le videre, le « voir-quelque-chose ». Elle porte sur le videor, c’est-à-dire sur une « semblance » ou un « paraître »37 qu’il faut bien se garder d’interpréter à son tour en termes de visibilité38, puisqu’il est lui-même invisible, antérieur à ce qui se donne à voir dans l’extériorité douteuse que me présente le Malin Génie. « Il me semble que je vois », et non pas « je me voyais [me] voir » : la certitude du Cogito n’est pas celle, réflexive ou spéculaire, du « spectateur impartial de lui-même » dont parlait Husserl39 ; c’est celle, immédiate et en ce sens plus que naïve, absolument native et absolument commençante, d’un œil qui ne voit ce qu’il voit qu’à la condition de ne pas se voir lui-même. (Ce qui, s’agissant de la tache aveugle de l’histoire de l’œil occidental, ne peut manquer d’appeler ici le Cogito de Bataille : « Il n’y a plus d’œil/c’est moi », La tombe de Louis XXX). Bref — et nous approchons ici de la thèse fondamentale de Michel Henry, celle qui lui permet entre autres de se désolidariser de la lecture heideggérienne du Cogito40 — cette étrange « certitude » qu’on dirait presque exophtalmique (d’elle-même exorbitée) n’est pas celle de la conscience s’assurant de soi dans la représentation, n’est pas la co-position subjectale de l’ego « avec » toutes les Vor-stellungen qu’il pose devant soi. L’ego, selon Henry, ne se pose pas en s’ob-posant dans et comme la représentation. Bien au contraire, il s’y dé-pose. C’est en se retirant à tout ce qu’il pose devant soi, selon un « retrait au monde »41 d’autant plus irreprésentable qu’il donne lieu et espace à la représentation, que l’ego — l’œil vivant… — sait être, d’un « savoir » qui n’est précisément plus le se-savoir d’une conscience-de-soi.

13Un « non-savoir » alors ? Ou un « inconscient » ? Arrivé en ce point, qui est un point de fuite, Henry aurait pu en effet tenter de creuser ce retrait abyssal de l’ego en son plus propre cogito et retrouver « dans » le sujet cartésien lui-même cette essence ou cet être non subjectal que Heidegger allait quant à lui chercher « au-dehors », dans le caractère ek-statique du Dasein. Il aurait pu ainsi prolonger à sa manière toutes les lectures non heideggériennes (ce qui ne veut pas dire anti-heideggériennes) du Cogito amorcées ici ou là depuis une vingtaine d’années : celle de Derrida, par exemple, insistant (dans des termes parfois étrangement proches de Henry) sur l’excès immaîtrisable du Cogito sur lui-même42 ; ou encore celles de Lacan et de Nancy, soulignant chacun à sa manière l’« avortement » initial du sujet dans l’énonciation cogito43, son « retranchement » dans l’énoncer ego sum44. Il aurait pu enfin — c’est en somme ce que proposait Lacan — identifier cette disparition ou ce fading du sujet dans sa propre représentation avec ce que Freud appelait l’« inconscient »45.

14Or c’est là précisément ce que Henry se refuse à faire, avec une obstination qui rend son propos très profondément inactuel, très profondément bouleversant. Parler d’« in-conscient », de « disparition » du sujet dans son apparition même, de « retranchement » de l’ego dans son auto-énonciation, etc., ce serait en effet encore parler, sous une apparence de renversement, le langage même de la représentation — ce langage de la phénoménalité ekstatique pour lequel « chaque nouveau contenu d’expérience ne s’offre à la lumière du voir que si celui qui le précède lui fait le sacrifice de sa propre présence »46, tout dévoilement équivalant ainsi à un voilement, tout « montrer » à un « cacher », toute présence à un retrait ou à une re-présentation. Bref, ce serait continuer à parler ce langage oppositif du videre que la certitude « muette »47 du videor cartésien avait par avance rendu caduc. Car, que la certitude obtenue au terme du doute hyperbolique ne puisse plus se dire (se réfléchir, se spéculer), cela ne diminue en rien, aux yeux de Michel Henry, son caractère de certitude. Loin de constituer une sorte de « certitude négative », elle n’en serait que plus pleinement positive d’échapper définitivement à cette extériorité où la conscience représentative doit forcément déchoir et se perdre pour se (re)saisir. Pure et simple et vivante certitude, elle se soustrairait en somme à la finitude du langage (et de la représentation) par excès de plénitude : non pas avarice du don retiré de l’être, mais générosité littéralement absolue et sans réserves d’une vie qui ne « veut » même plus « être auprès de nous » (Hegel), qui n’a même plus « besoin » de notre langage (Heidegger), puisqu’elle nous est depuis toujours déjà donnée. Ce qui suppose, on l’aura compris, que cette certitude, en tant que certitude absolument positive, à tout le moins s’apparaisse à elle-même. Mais sur quel mode de l’apparaître, alors, si celui de la phénoménalité visible lui est refusé ? Si l’espace où elle aurait pu se manifester à elle-même lui est fermé, bouché ?

15Sur le mode de l’affect. Être veut dire apparaître, et apparaître, antérieurement à toute extériorité et à toute altérité48, veut dire (se) sentir dans le sentiment. Aussitôt après avoir affirmé qu’« il me semble que je vois », etc., Descartes ajoute en effet : « Et c’est proprement ce qui en moi s’appelle sentir, et cela, pris ainsi précisément, n’est rien d’autre que penser. » Telle serait, non pas l’intuition, mais la « révélation » fulgurante du Commencement cartésien celle d’une pensée qui, avant de penser quoi que ce soit, se sent penser (c’est-à-dire vivre) et ainsi seulement est ce qu’elle est, cette « chose qui pense, c’est-à-dire une chose qui doute, qui conçoit, qui affirme, qui nie, qui veut, qui ne veut pas, qui imagine aussi et qui sent49 ». Antérieurement à toute affection empirique, antérieurement aussi à toute réceptivité a priori d’horizon et comme sa condition de possibilité, il y aurait donc cette pure affection de soi par soi, cette « auto-affection » si immanente à elle-même qu’elle ne peut même plus se réfléchir, se concevoir ni se saisir. Et qui pourtant [se] sent, [s’]éprouve. Toute la thèse de Michel Henry se résume et s’épuise dans cette affirmation, au fond inaudible pour le discours philosophique classique, d’une manifestation (à soi) dans l’immanence. Là où cesse la transcendance et l’apparaître hors de soi de la conscience (là donc où la pensée d’un Schelling, quasi asphyxiée, ne connaissait plus qu’une Identité « inconsciente » et celle d’un Hegel, plus rudement encore, qu’une « nuit dans laquelle toutes les vaches sont noires »), là commencerait en réalité l’autre phénoménalité, l’autre « mode selon lequel se phénoménalise la phénoménalité50. C’était déjà la thèse du grand livre sur L’essence de la manifestation, dans son combat toujours renouvelé contre ce que Henry appelait alors le « monisme ontologique » :

Il existe deux modes spécifiques et fondamentaux conformément auxquels s’accomplit et se manifeste la manifestation de ce qui est. Dans le premier de ces modes l’être se manifeste hors de lui. […] C’est pourquoi […] sa manifestation même renvoie à ce qui ne se manifeste pas. Dans le second de ces modes, dans le sentiment, l’être surgit et se révèle en lui-même, se rassemble avec soi et s’éprouve, dans la souffrance et dans la jouissance de soi, dans la profusion de son être intérieur et vivant51.

16Immédiatement — sans distance ni déhiscence aucune, dans une intériorité et une immanence d’autant plus transparente à elle-même qu’elle est plus définitivement opaque au « voir » qu’elle « rend possible »52.

17Ne nous demandons pas ici si un tel « dualisme » ontologique, opposant deux régions ou deux « modes » de l’être, est soutenable en droit et s’il ne lui faut pas en réalité osciller, sur le fond d’un « monisme » clandestin, entre le renvoi pur et simple du monde ek-statique dans ce que la dernière page du livre appelle « extériorité irréelle » (dans le non-être, donc) et la fondation de ce même monde dans l’affectivité (dans l’être)53. Demandons-nous plutôt, à l’inverse, s’il est possible de soustraire la sphère de la vie affective à la dualité caractéristique de l’ekstasis (puisque aussi bien le monde de la représentation est celui où l’être se dédouble, se sépare de soi : l’opposition du « non-monisme » et du « monisme » est en fait celle d’un monisme et d’un dualisme…). Se sentir, s’auto-affecter, cela n’implique-t-il pas déjà, aussi mince et ténu soit-il, le pli d’une réflexion ? Donc d’une sortie hors de soi ? Et donc aussi d’une réceptivité, comme en témoigne l’important thème (présent dès L’essence de la manifestation) de la « passivité » de l’affectivité à l’égard d’elle-même ? Et si l’immanence « rend possible » la transcendance où pourtant elle se perd, cela ne suppose-t-il pas qu’elle s’ouvre elle-même, d’elle-même, sur et comme cette possibilité ? Enfin, est-ce seulement par hasard (par accident historique) que nous avons tant de peine à penser un phénomène qui ne se présenterait pas à nous, devant nous — tant de peine, autrement dit, à penser la vie et à vivre la pensée ? Ces questions le font déjà pressentir, il est difficile, il est peut-être tout simplement impossible de suivre Henry dans son projet d’une phénoménologie de l’essence du phénomène ou, ce qui revient au même, d’une phénoménologie de l’être. Non pas, à vrai dire, parce qu’on s’interdirait de suivre Henry dans sa quête passionnée d’un « au-delà » (non spatial) de la phénoménalité ek-statique (et encore moins, ajoutons-le tout de suite, parce qu’on refuserait d’aller chercher cet « au-delà » dans l’affect). Mais plutôt parce qu’on voit mal comment cet « au-delà » du phénomène (ce « tout autre de la représentation »54) pourrait continuer à se formuler dans les termes mêmes de ce qu’il est censé excéder.

18Une chose en effet est de dire, selon un raisonnement de forme typiquement heideggérienne, que « toujours ce qui est vu est étranger [au] voir lui-même »55 et que l’essence de la manifestation (de la transcendance) ne se manifeste pas elle-même (étant ce « Transcendant pur et simple56 » dont parlait Sein und Zeit). Autre chose d’en conclure, comme le faisait déjà Henry dans L’essence de la manifestation57 que cette essence se phénoménalise autrement — surtout si cet autre et plus originel « phénomène » récupère intégralement, sous le nom d’« affectivité », toutes les propriétés refusées à la phénoménalité et à la représentation dites « ekstatiques » : présence et proximité vivantes à soi, infinité positive, absoluité, parousie, etc. Car, en réalité, Henry ne conteste la phénoménologie, dans sa lettre husserlienne, que pour la reconduire plus profondément dans son intention, selon un geste qui était déjà celui de Husserl à l’égard de Descartes. Au fond, ce qu’il reproche à la représentation « ek-statique » des Modernes, ce n’est nullement de prétendre assurer l’auto-présentation du sujet alors qu’elle y échoue bien plutôt par principe, révélant du même coup l’abîme de ce subjectum. Au contraire, c’est d’y échouer, dès lors qu’elle requiert une « distance phénoménologique »58, qui é-loigne la proximité à soi comme telle. C’est pourquoi, aussi bien, le retour au Commencement cartésien proposé par Henry se propose sans mystère comme une énième re-fondation du Sujet, cette fois-ci sur la base d’une plus ultime et plus foncière autoprésentation. Toujours la même, donc, à ceci qu’il s’agit ici de la Mêmeté elle-Même, d’une Identité ou d’une Unité59 si « proche » d’elle-même qu’elle coupe le souffle à toute pensée et semble toujours sur le point de s’évanouir dans ce néant auquel la vouait Hegel au début de la Science de la logique.

19Comme Nietzsche selon Heidegger (aucun hasard, à cet égard, si la Généalogie s’insurge violemment contre cette lecture heideggérienne), Henry ne critique donc la métaphysique de la subjecti(vi)té inaugurée par Descartes que pour l’accomplir intégralement — toute la difficulté et l’équivoque de son geste tenant à ce qu’il lui faut alors opposer Descartes (celui du Commencement) à Descartes (celui du cartésianisme), Schopenhauer à Schopenhauer, Freud à Freud, et pour finir critiquer perpétuellement ce qu’il accomplit et accomplir sans cesse ce qu’il critique. Car, finalement, comment concilier, dans la rigueur du concept, la démonstration magistrale du caractère insaisissable du Cogito avec la réinstauration pure et simple d’une « subjectivité radicale », « absolue »60 ? Comment contester, à la profondeur qui est celle de Michel Henry, la notion même de phénoménalité tout en continuant à parler le langage même de la phénoménologie ? Plus radicalement encore : comment parler de ce qui, excédant tout ex-position et toute représentation, ne peut que rester indicible, inexposable, irreprésentable ? Suffit-il à cet égard de dire que le « sesentir » échappe à la fatalité du pronom réfléchi, de dire de l’immanence qu’elle est « muette »61, de l’intuition du Cogito qu’elle est « aveuglante »62, de la transparence originaire qu’elle est « invisible »63, de l’intériorité de l’ego qu’elle est « à peine pensable »64 ? Henry peut-il, en fin de compte, éviter ce geste qu’il ne cesse de dénoncer avec tant de brio chez les Modernes : confirmer l’empire du langage de la représentation au moment même où il tente de faire signe vers son « tout autre », vers le « non-sens » radical de la vie65 ?

20Qu’on ne se méprenne pas. Il ne s’agit pas d’enfermer purement et simplement Michel Henry dans cette « clôture de la représentation » qu’il récuse si brillamment. Il est bien clair qu’à se tenir confortablement (ou même tragiquement…) « dans » cette clôture on n’en « sortira » jamais et à cet égard la critique de Michel Henry porte loin et juste : quoi qu’on en dise, l’être ne se dit pas seulement au sens de la représentation, du point de vue de la phénoménalité ek-statique. Il se dit aussi (selon un Dire qui excède tout Dit, pour parler un langage qui n’est certes pas celui de Michel Henry) sur le mode de la passivité plus que passive de ce sentiment que j’éprouve avant toute « réceptivité », de l’activité plus qu’active de cette main que je bouge avant toute décision « spontanée ». Toute la question, cependant, est de savoir si l’on peut s’installer sans coup férir hors de la représentation et si ce n’est pas plutôt (pour parler à nouveau le langage de Levinas) dans un perpétuel « dédire » du Dit représentationnel-ekstatique lui-même qu’on pourra paradoxalement lui échapper. Car à tout le moins convient-il de reconnaître au préalable son extraordinaire pouvoir d’enveloppement : le langage de la représentation est littéralement sans dehors, étant justement le langage du Dehors. C’est pourquoi l’on ne peut sans doute pas se contenter d’en faire cette sorte de « voile de Maïa » plus ou moins superficiel et illusoire que Henry cherche si constamment à écarter devant nos yeux — devant nos yeux vivants de vivants aveugles. Car telle est peut-être l’illusion majeure sécrétée par l’ekstasis de la représentation, son illusion proprement transcendantale : é-loignant tout ce qu’elle rapproche, voilant tout ce qu’elle dévoile, elle suscite immanquablement le mirage d’un « au-delà du miroir », d’un « en-deçà » de la représentation comme telle, comme si le voile de la structure dévoilement/voilement pouvait à la fin être lui-même levé, relevé, aufgehoben.

21À cet égard — et comme le montre Henry lui-même, sans paraître s’apercevoir que ceci s’applique éminemment à sa propre entreprise —, la critique de la représentation est aussi vieille que la pensée de la représentation. Toujours l’ex-position du sujet dans la représentation a creusé le désir d’une proximité encore plus proche, toujours la médiation de la transcendance a appelé la nostalgie d’une immédiateté plus « naïve » et plus originaire, que ce soit celle du sentiment ou celle de la voix expressive, celle du corps ou celle de la force, celle de la vie ou celle du génie. Mais ce fut là le rêve de la représentation, précisément — le rêve d’un Dehors du Dehors, d’un En-Deçà de l’É-loignement spatio-temporel. Aussi ne suffit-il même pas de dire, comme le faisait Bataille à l’inverse de Michel Henry, que la transcendance de la « conscience-de-soi » une fois apparue, elle nous interdit définitivement de faire retour à l’immanence brûlante de la vie autrement que par un « saut poétique »66. Il faut aller jusqu’à penser que l’immanence n’a jamais été perdue ailleurs que dans la transcendance. La vraie vie n’a jamais été ailleurs que dans la représentation qui la fait miroiter en dehors d’elle-même, comme son inaccessible au-delà. Et elle n’est donc pas ailleurs que dans la représentation… Selon une structure paradoxale mais parfaitement contraignante, l’« au-delà » de la transcendance ek-statique ne peut être son « au-delà » qu’à la condition de lui être en quelque façon interne et immanent, antérieurement à l’ob-position de l’immanence et de la transcendance. Et donc antérieurement, aussi, à l’opposition de la représentation et de son « tout autre ». C’est d’une autre pensée de la représentation, plutôt que d’une pensée anti-représentative, que nous avons besoin si nous voulons faire droit à l’irreprésentable. Qu’on le veuille ou non, celui-ci n’est pas à chercher en dehors de la représentation.

22Or c’est là ce que fait Henry, dès lors qu’il prétend nous faire accéder à l’immanence de la vie affective par-delà la transcendance de la représentation, à l’œil vivant du videor par-delà la vision extasiée du videre. Et il faut donc se demander s’il ne succombe pas, en réalité, au mirage du langage (et) de la représentation en pensant pouvoir se voir sans miroir, se dire au-delà du langage. Car, au fond, l’œil peut-il se sentir sans voir (même et surtout dans le noir de la nuit la plus profonde) ? Et n’est-ce pas précisément cela qui rend la vision aveugle, qui l’empêche de se voir, telle qu’elle se sent voir ? Autrement dit, n’eût-il pas mieux valu prendre acte de l’irreprésentabilité de la représentation elle-« même » (l’invisibilité non pas provisoire, mais radicale de la vision comme telle), plutôt que de répéter le geste de toute la modernité postcartésienne fonçant toujours plus profondément à travers la représentation vers son improbable et insaisissable sujet ? Plutôt que de produire, à l’extrémité exténuée d’un discours se détruisant perpétuellement lui-même, cette sorte de monstre si étonnamment proche de ce qu’il ne cesse de dénoncer : un sujet irreprésentable, une conscience inconsciente ? Car s’il est vrai (et comment ne pas souscrire ?) que « le dernier mot de la philosophie de la conscience, sa limite, son paradoxe, le point extrême où elle se retourne contre soi et s’autodétruit, c’est bien l’inconscience de la conscience pure elle-même en tant que telle, l’inconscience de la “conscience transcendantale” »67, ce constat ne se retourne-t-il pas éminemment contre Henry lui-même dès l’instant où il tente à son tour d’échapper au paradoxe, dès l’instant où il cherche lui aussi à ressaisir la vie de la conscience antérieurement à sa mortelle dissociation en « conscience » et « inconscience » ?

23C’est en effet depuis cette position inexpugnable (inexpugnable, car elle se situe en droit en deçà de toute opposition et donc de toute communicabilité), c’est depuis ce « point suprême » (Breton) que la Généalogie de la psychanalyse peut prétendre renvoyer dos à dos la « philosophie de la conscience » et l’« ontologie de l’inconscient ». C’est là l’affirmation centrale du livre : « Conscient et inconscient sont le Même »68, « le concept d’inconscient [fait son apparition] en même temps que celui de conscience et comme son exacte conséquence »69. « En même temps », c’est-à-dire ici : dès Descartes, dès que la certitude éblouissante du sentiment de soi s’est comprise et réfléchie comme conscience représentative, présence à soi dans la lumière de l’idée « claire et distincte ». Pourquoi cette mésinterprétation désastreuse du Cogito devait forcément susciter l’idée d’un « inconscient », on le comprend à présent aisément : parce que la représentation ek-statique ne présente le sujet à lui-même qu’à la condition de l’absenter simultanément, parce que son « en face » lumineux comporte toujours et par principe sa face cachée, voilée, obscure. Par conséquent, « plus radicalement s’opère la détermination eidétique de l’âme comme conscience [ajoutons ici : “représentative”, “intentionnelle”, etc., car Henry, c’est là toute l’équivoque de son entreprise, réserve aussi le nom de “conscience” au sentiment de soi70], plus cinglant surgit son démenti, l’affirmation au contraire que seule une partie de notre être, et naturellement la plus superficielle, s’offre à la lumière »71. Une fois la conscience réduite à la finitude du « voir » (de l’intuition, de la perception, de l’évidence), il faut en effet affirmer, comme le fera Nietzsche, que « la grande activité principale est inconsciente » : « obscurité » et « confusion » des passions de l’âme chez Descartes72, « perceptions inconscientes » chez Leibniz73, « aperception » échappant à toute expérience chez Kant (chap. IV), « inconscience » et « irreprésentabilité », de la Volonté schopenhauérienne, de l’« instinct » hartmannien74, « latence » enfin des souvenirs selon Freud75 (à quoi on ajoutera, pour faire bonne mesure : inachèvement et non-présence à soi de la conscience intentionnelle chez Husserl). Dès le départ, autrement dit, l’inconscient accompagne la conscience comme son ombre, comme l’ombre portée par sa lumière. Plus la conscience représentative-ekstatique cherche à se voir elle-même (plus elle tente, comme le disait Heidegger à propos de Hegel, de « sauter par-dessus son ombre », c’est-à-dire sa finitude)76, et plus elle se dérobe à elle-même, plus elle lâche — si l’on peut dire — la proie pour l’ombre en allant chercher l’absolu ailleurs, dans un « autre lieu », alors qu’il est en vérité déjà là, dans l’illumination nocturne de la vie affective. De là, selon Michel Henry, l’insatiable désir de clarté et de dévoilement qui anime la « philosophie de la conscience » dans son ensemble, constamment à la poursuite d’une transparence que sa quête même reporte à l’infini. Et de là enfin l’implacable paradoxe qui la transforme toujours plus en une « philosophie de l’inconscient », puisque cette transparence impossible, elle cherche alors à la représenter sous le nom d’« inconscient » ou de « désir ».

24C’est de ce « paradoxe de la pensée moderne »77 que Freud, venons-y enfin, serait l’ultime et plus flagrant représentant. Comme Schopenhauer (et les indices que réunit Henry du « schopenhauérisme » philosophique de Freud sont ici nombreux, probants), il aurait pressenti que l’essence de la psyché ne se réduit pas à la lumière de la conscience représentative (« l’assimilation conventionnelle du psychique et du conscient, lit-on par exemple dans “L’inconscient”, n’est absolument pas utilisable78 »). Comme Schopenhauer encore, et surtout Nietzsche, il serait allé chercher cette essence invisible de la Seele là où elle est effectivement : dans la vie affective, dans le dynamisme de « pulsions », de « tendances » et de « motions » agissant immédiatement, parce que s’effectuant sans la médiation transcendante de la représentation. Mais, comme Schopenhauer aussi, il aurait échoué à saisir cet « autre » ou ce « tout autre de la représentation »79 dans sa phénoménalité propre, l’appréhendant bien plutôt à travers la représentation et son langage, que ce soit comme un « X » inaccessible parce que toujours-déjà représenté à la conscience ou, pis encore, comme un ensemble de « représentations inconscientes ». « Ainsi », écrit Henry à propos de la doctrine schopenhauérienne de la représentation comme apparence et phénomène indépassable de la Volonté, « se produit un étonnant renversement […], lequel trouve sa conclusion dans le freudisme : la mise en question de la représentation aboutissant à l’établissement de son règne sans partage, et proprement à son diktat »80. Or c’est à cette moderne dictature de la représentation qu’il conviendrait de donner congé, afin d’accéder enfin au véritable inconscient, c’est-à-dire… à la conscience, à cet « affect […] qui n’est jamais inconscient »81.

25L’angle d’attaque de Michel Henry est ici limité, mais il est vrai qu’il est décisif : c’est la doctrine freudienne de la Repräsentanz des Triebes, de la « représentance » de la pulsion. On sait en effet que Freud, dès l’Esquisse de 1895, conçoit la psyché comme un appareil (« appareil de l’âme ») confronté à deux types d’excitations, les unes qualifiées d’« externes » parce que le sujet peut les fuir ou s’en protéger (dans le meilleur des cas), les autres d’« internes » parce que constantes et impossibles à éviter (faim, soif, sexualité). C’est ce second ensemble d’excitations qu’il englobe sous le nom de « pulsion », entendant par là une « poussée » issue « de l’intérieur du corps » et s’imposant au psychisme comme une « impérieuse exigence de travail82 ». C’est-à-dire, souligne immédiatement Michel Henry (GP, 366), comme une demande d’extériorisation, d’objectivation. Que cette demande soit exaucée ou rejetée par le psychisme (et c’est son « destin » à chaque fois normal ou morbide), il reste en effet que la pulsion freudienne, comme la Volonté des Modernes, ne s’effectue et ne se « réalise » — ne se manifeste qu’a se représenter, qu’a sortir hors de soi en se pro-duisant devant soi, et que ce n’est que de ce point de vue, celui de la lumière ekstatique et de la conscience représentative, qu’elle peut être dite devenir « consciente » ou « inconsciente ». Le prouverait, si besoin était, ce passage de « L’inconscient » que Henry qualifie à juste titre de « texte clé » (GP, 364) :

En fait, je pense que l’opposition entre conscient et inconscient ne s’applique pas à la pulsion. Une pulsion ne peut jamais devenir objet de la conscience (Objekt des Bewusstseins), seule le peut la représentation qui la représente (die Vorstellung, die ihn repräsentiert). « Mais, poursuit Freud de façon très significative, dans l’inconscient aussi, la pulsion ne peut être représentée (repräsentiert sein) que par la représentation (Vorstellung). Si la pulsion n’était pas attachée à une représentation ou n’apparaissait pas sous forme d’affect, nous ne pourrions rien savoir d’elle83.

26L’important, dans un tel texte, n’est pas tant que la pulsion soit ici conçue comme le représenté du psychisme, alors qu’ailleurs elle désigne plutôt le « représentant psychique » de l’excitation venue du corps ou, de façon encore plus délibérément ambiguë, un « concept-frontière » (Grenzbegriff entre le psychique et le somatique84. L’important est bien plutôt que Freud, ici comme ailleurs, ne conçoive la « poussée » de l’énergie que comme représentée, c’est-à-dire « traduite » dans — et devant — le « psychique ». En effet, si nous ne pouvons « rien savoir » de la force pulsionnelle comme telle — si elle est, comme le dit aussi ailleurs Freud, un pur « X » inconnaissable85 —, c’est bien parce que sa Representanz (au) psychique est censée constituer la condition même de son accession à l’être-conscient-et/ou-inconscient. C’est-à-dire à l’être tout court. Être, c’est ici être-psychique, et être-psychique, c’est être-représenté, être-object(iv)é, de sorte que tout ce qui échappe au regard de la conscience représentative est condamné, soit à sombrer dans la pure et simple non-manifestation — et c’est l’« X » de la force pulsionnelle —, soit à n’« exister », derechef, qu’à titre de représentation — et c’est l’inconscient, l’Unbewusst. Celui-ci, en effet, n’est l’« autre » de la conscience représentative que parce qu’il est fondamentalement le « même », comme en témoigne suffisamment le petit auch par lequel Freud glisse du domaine du conscient, où seule la Vorstellung peut devenir Objekt des Bewusstseins, au domaine encore et toujours représentatif de l’inconscient : « Mais dans l’inconscient aussi (auch), la pulsion ne peut être représentée que par la Vorstellung. » Rien de surprenant, dès lors, si Freud peut nourrir le projet de « traduire » l’inconscient en conscient86, puisque c’est finalement la même langue qui est parlée ici et là, puisque le « tout autre » de la représentation a déjà, toujours-déjà été « traduit » en représentation : énergie « liée » ou « élaborée psychiquement », pulsion saisie sur ses représentants, libido investie dans ses « objets », affect « attaché » à ses représentations, etc. Du coup, tout ce qui venait initialement bouleverser et déborder la conscience représentative — affect s’emparant du corps hystérique, « efficience » contraignante des pensées obsessionnelles, « agir » incoercible du transfert et de la répétition, fulguration involontaire du Witz ou du lapsus, exécutions somnambuliques des suggestions, « accomplissement » sans délai des « processus primaires », — tout cela est intégralement reversé dans la représentation, interprété comme « pensées » inconscientes, déchiffré comme « fantasmes » refoulés, en un mot : psychanalysé. Quant à la cure, pourrait-on ajouter en prolongeant à peine le raisonnement de Michel Henry, elle passe sans coup férir d’un dispositif axé sur une abréaction affective opérée en état d’« inconscience » hypnotique à une pratique toujours davantage centrée sur la remémoration, c’est-à-dire sur la prise de conscience du refoulé. Et comment s’en étonner, à vrai dire, si l’inconscient a d’entrée de jeu été conçu sur le modèle (classique, postcartésien, représentatif) de la conscience ? Si l’inconscient n’est que l’autre face de la conscience, sa face cachée ?

27On dira, bien sûr, qu’une telle lecture n’est possible qu’au prix d’un jeu sur le mot « représentation » et qu’elle rabat indûment la Repräsentanz allemande sur la Vorstellung, en faisant mine d’oublier que la pulsion selon Freud se « représente » également sous forme d’Affekt, de « tonalité » qualitative. Mais ce serait là se crisper sur des mots, justement, en faisant fi du problème qu’ils désignent chez Freud. Car ce n’est nullement un hasard si Freud, dans ce passage de « L’inconscient » que nous n’avons toujours pas quitté, écrit que « dans l’inconscient aussi, la pulsion ne peut être représentée (repräsentiert sein) que par la représentation (Vorstellung) », fût-ce pour ajouter immédiatement, comme en une sorte de remords, qu’elle nous resterait inconnaissable si elle « n’était pas attachée à une représentation ou n’apparaissait sous forme d’état d’affect ». En réalité, c’est bien la seule Vorstellung qui repräsentiert la pulsion, pour la bonne raison que l’affect, quant à lui, la présente87 immédiatement, sans médiation aucune. En témoigne le fait — maintes fois souligné par les commentateurs, mais dont Henry est sans doute le premier à tirer aussi rigoureusement la conséquence — que l’affect, de l’aveu même de Freud, ne saurait être inconscient, comme s’il court-circuitait toute distance et toute extériorité entre la pulsion et le psychisme (entre le « corps » et l’« âme »). Car l’affect est ou n’est pas. Contrairement à la Vorstellung, qui peut être tout en n’apparaissant pas (en demeurant latente « dans le système Ics comme formation réelle88 », écrit Freud), l’affect n’est qu’en paraissant, n’existe que manifeste :

Il est de l’essence (Wesen) d’un sentiment d’être perçu, donc d’être connu de la conscience89.

28Ou encore, selon cette note ajoutée à un livre de Raymond de Saussure et dont L’essence de la manifestation disait déjà qu’elle faisait « s’écrouler » tout « le contexte philosophique et conceptuel du freudisme »90 :

Une représentation peut exister même si elle n’est pas perçue. Le sentiment par contre consiste dans la perception même91.

29C’est pourquoi, selon Freud, il ne saurait en toute rigueur y avoir d’« affects inconscients ». Ainsi, en parlant d’une « angoisse inconsciente » ou, plus paradoxalement encore, d’une « conscience de culpabilité (Schuldbewusstsein) inconsciente », le psychanalyste voudrait seulement dire que la représentation à laquelle l’affect était initialement attaché a succombé au refoulement. Mais l’affect, lui, ne cesserait jamais de s’imposer à la conscience, soit qu’il vienne colorer de sa tonalité propre une autre représentation (« déplacement », « faux attachement » du transfert), soit qu’il se « convertisse », conformément à sa nature de « décharge motrice », en manifestations et en sensations corporelles (hystérie), soit enfin qu’il se transforme, faute de pouvoir trouver un support représentatif, en cette Grundstimmung qu’est l’angoisse. L’affect, autrement dit, peut bien être « réprimé » (« inhibé », « coincé », réduit à l’état de « rudiment »), il ne saurait être refoulé.

30On en conclura avec Henry que l’affect, loin d’être une seconde Repräsentanz psychique de la pulsion à côté de la Vorstellung-Repräsentanz, est bien plutôt sa manifestation même — manifestation hors laquelle il n’y a rien, ni « corps », ni « quantité d’excitation », ni ces lebendige Kräfte dont parlait Helmholtz après Leibniz. Que l’affect soit toujours « conscient » (ou, ce qui revient au même, qu’il ne soit jamais « inconscient »), cela signifie en effet que la psyché ne peut jamais le mettre à distance, jamais le fuir (le refouler) comme une réalité extérieure, jamais se l’ob-poser dans la lumière de la Vor-stellung et donc jamais non plus se le dissimuler. Bref, cela signifie que l’opposition du conscient et de l’inconscient ne s’applique pas à l’affect. Or n’est-ce pas précisément ce que Freud dit de la pulsion ? Et n’est-ce pas aussi la pulsion qu’il décrit le plus souvent comme cette excitation constante à laquelle la psyché ne peut se dérober ? Henry a beau jeu, dès lors, de récuser comme artificielle et « spéculative » la distinction opérée entre la pulsion (la quantité d’excitation) et l’affect censé la représenter. Cette distinction ne vaudrait que pour la Vorstellung, incapable en effet de se représenter l’intériorité originairement surgissante de la vie autrement qu’en l’ex-posant et en la pro-jetant, ainsi que Freud le disait de la « connaissance endopsychique » de l’inconscient, à l’extérieur de soi. Ici, donc, sous la forme d’une « topique » fantastique de la psyché. Mais si Freud qualifie obstinément la pulsion d’« interne », c’est bien, phénoménologiquement parlant, parce qu’elle n’affecte en réalité jamais la psyché de l’extérieur92 parce qu’elle est, traduit alors Henry, un nom pour la pure et très spontanée auto-affection de la « vie intérieure » :

Pulsion, en fin de compte, ne désigne pas chez Freud une notion psychique particulière, mais le fait de s’auto-impressionner soi-même sans jamais pouvoir échapper à soi […], le poids et la charge de soi-même93.

31Le « poids », la « charge » : Michel Henry, on le voit, insiste autant sur le côté passif de cette « spontanéité réceptive » que sur son côté actif. On comprend d’ailleurs aisément pourquoi. Que serait, en effet, un amour, une haine, une angoisse parfaitement maîtrisable, dont l’initiative reviendrait entièrement au sujet ? Ce ne serait plus une passion, ce ne serait plus une pulsion. Il reste que Henry, selon une décision qui n’est nullement innocente et qui oriente toute son argumentation, enracine et résorbe finalement la passion de l’affect dans une activité (tout comme il résorbe, on va le voir dans un instant, son inconscience dans une pure et simple conscience). Car cette passivité irréductible de l’affect, il y voit justement, à l’extrémité des mots, l’« effet » de sa spontanéité même, c’est-à-dire aussi de sa fondamentale immédiateté. Loin que l’affect soit l’effet d’une cause extérieure (« corps », « pulsion », « événement traumatique », etc.), c’est au contraire parce que la vie, dans sa libre « venue en soi » n’a affaire qu’à elle-même qu’elle s’éprouverait, qu’elle ferait l’épreuve à chaque fois pathétique, jouissante et souffrante94, de ne pouvoir fuir devant soi. Ainsi Michel Henry réinterprète-t-il en particulier le thème freudien de l’angoisse comme « fuite devant la libido » :

L’angoisse est le sentiment de la libido, l’épreuve que la libido fait d’elle-même non pas en tant que cette libido particulière mais en tant qu’acculée à soi, dans son incapacité de rompre le lien qui la lie à elle-même95 »

32La vie est une passion, mais c’est, selon Henry, parce qu’elle se souffre, la souffrance n’étant rien d’autre que le pli (et rien de moins, pourtant, car ne voit-on pas réapparaître ici l’espacement d’une réflexion ?…) de la jouissance de soi. Ainsi, à propos de l’« éternelle souffrance et contradiction » de l’« Un originaire » chez le jeune Nietzsche :

Dans l’essence de la vie le jouir de soi […] consiste dans un s’éprouver soi-même, lequel est originellement un se souffrir soi-même, soit la propre possibilité de la souffrance. […] L’être n’est pas [ce qui doit s’entendre ici : n’est pas au-dehors de soi], il est une venue, l’éternelle venue en soi de la vie. Pareille venue […] est la venue de la jouissance à partir de la souffrance, de telle manière que c’est celle-ci, dans l’effectuation phénoménologique de son se-souffrir soi-même, qui fournit à la jouissance ce dont elle jouit96.

33Plus passive que toute passivité serait donc la libre, la très spontanée affection de soi par soi, à mesure même de son absoluité sans dehors. Hyperpassivité de l’« hyperpuissance »97, impouvoir radical de ce qui est pouvoir sans limites. Car, de fait, comment l’ipséité pourrait-elle échapper à elle-même s’il ne lui est même plus loisible de s’opposer à elle-même, si elle est « seule au monde »98, littéralement murée dans sa « solitude »99 ? À la limite (et Henry semble tout près de franchir cette limite dans les dernières pages du livre, intitulées Potentialité), comment pourrait- elle quoi que ce soit, si tout possible lui est fermé, si sa puissance, comme Freud le disait du « désir » et des « processus primaires », ne connaît aucun délai dans sa réalisation — ne connaît ni « réalité extérieure », ni « temporalité », ni « négation, ni doute, ni degré dans la certitude100 » ?

34Cette dernière et très fameuse citation l’aura fait comprendre : c’est cette singulière impuissance de la conscience vivante (de la « présence vivante ») à l’égard d’elle-même que Freud n’a cessé de représenter sous le nom d’« inconscient », en voulant à tout prix y voir une altérité ob-posable à la conscience. Ultime tentative, de la part de la pensée représentative, pour maîtriser ce qui lui échappe et ne peut que lui échapper — elle-même, sa propre vie irreprésentable. Qu’il y ait un « inconscient », cela ne se dit donc que du point de vue de la conscience « au sens de la représentation »101. Mais en vérité, comme finit par le déclarer brutalement Michel Henry, « l’inconscient n’existe pas »102. L’inconscient freudien n’était qu’un « nom »103 pour ce qui ne saurait en comporter aucun, pour cela que je ne peux que sentir sans jamais le dire : cette vie — la mienne absolument — que je ne cesse d’éprouver, cet « affect […] qui n’est jamais inconscient »104. L’inconscient, à la fin, n’était rien d’autre que ma conscience même.

35Devant une affirmation aussi énorme, aussi insensée, les psychanalystes auront beau jeu de diagnostiquer une forme particulièrement flagrante de résistance à la psychanalyse. Et de fait, imagine-t-on « défense » plus massive que cette dissolution intégrale de l’inconscient dans la conscience, « méconnaissance » plus narcissique que cet acharnement à préserver le moi de toute blessure, de toute altérité ? Puis l’ambivalence de Henry à l’égard de Freud — tantôt loué pour son « génie »105, tantôt associé à l’« odeur de poisson pourri » se dégageant d’une modernité « avariée »106, quand ce n’est pas tout uniment traité de « crétin » et d’« obsédé sexuel »107 —, cette ambivalence ne signale-t-elle pas suffisamment l’existence d’un conflit psychique, d’un refoulement ?…

36Les psychanalystes, pourtant, auraient tort de s’en tenir là108. Et d’abord parce qu’il leur faudrait, alors, incriminer Freud lui-même. Car ce n’est pas Henry, c’est Freud, déjà, qui reconduisait l’inconscient dans la conscience. Que l’« inconscient » ne soit finalement rien d’autre que la « conscience » elle-même, c’est ce que Freud affirmait en effet très clairement en ouverture à l’essai sur « Le moi et le ça », dans une proximité fort troublante aux thèses de Michel Henry. L’opposition du moi conscient et de l’inconscient refoulé, y reconnaissait-il, ne saurait nous fournir le dernier mot de la névrose (ni du même coup de la psyché en général), puisque la « résistance » que le premier oppose au second est elle-même inconsciente : le névrosé n’a aucun savoir, aucune conscience de son propre refoulement… Et il faut donc admettre, poursuivait Freud en amorçant le tournant de la « seconde topique », que le moi — « ce moi [auquel] se rattache la conscience109 — est lui-même inconscient, inconscient de lui-même : « Une partie du moi également, et Dieu sait quelle importante partie, peut être ics, est certainement ics110 », « le moi n’est pas nettement séparé du ça111 », le « surmoi […] plonge profondément dans le ça112 ». Ce qui, il est vrai, ne signifiait nullement que l’inconscient dût désormais être résorbé dans la conscience, ainsi que Henry serait vraisemblablement tenté de le penser, mais plutôt que l’inconscient envahissait jusqu’à la conscience elle-même (jusqu’à « l’autocritique et la conscience morale […], fonctions psychiques qu’on place parmi les plus élevées113 »). Et de fait, tout se joue ici dans cette infime et pourtant décisive différence d’accentuation entre un inconscient conscient et une inconscience de la conscience… Il n’en reste pas moins qu’en reportant son attention sur l’inconscience du refoulement lui-même (c’est tout le sens de la fameuse « analyse du moi »), Freud rendait bel et bien problématique l’opposition de l’inconscient et du conscient (du refoulé et du refoulant) et que ceci devrait nous interdire, du coup, de prendre à la légère l’affirmation de leur identité par Henry. Car, de fait, comment continuer à parler de résistance à l’inconscient, si c’est bien plutôt la résistance du moi qui résiste à sa propre prise de conscience ? Comment parler d’un « refoulement » de la libido et/ou de ses « représentants » si le surmoi refoulant tire lui-même son « origine […] des premiers investissements d’objets du ça114 ? Si, profondément « compulsionnel115 », il agit sans jamais se représenter sa propre action, « manifeste de puissants effets sans devenir lui-même conscient116 ? Bref, s’il est « vécu » par le ça117, bien plus qu’il ne s’y oppose ou ne se le représente ?

37Mais ce n’est pas tout. Car tout ceci risquerait bien de rester indéfiniment à l’état d’irritant paradoxe si l’on ne s’avisait, muni du « rasoir d’Henry118 », que cette conscience inconsciente, cette inconscience de la résistance est celle-là même de l’affect. C’est l’affect, en tant qu’affect, qui « résiste » à l’analyse entendue comme prise de conscience de représentations refoulées, comme remémoration de « souvenirs » oubliés, etc. Il faut en effet savoir que lorsque Freud parle, autour des années 20, de « résistance », il pense avant tout à cette manifestation éminemment affective qu’est la « résistance de transfert ». C’est à cette résistance-là, reconnue depuis 1912 pour être « la plus forte des résistances119 » opposées au traitement, qu’il songe lorsqu’il évoque, dans « Le moi et le ça », cette « situation imprévue : nous avons trouvé dans le moi lui-même quelque chose qui est inconscient aussi, qui […] demande pour être rendu conscient un travail particulier120 ». Et c’est à elle encore qu’il fait allusion au début du chapitre III d’« Au-delà du principe de plaisir », lorsqu’il retrace la transformation de cet « art d’interprétation » qu’était initialement l’analyse en cette étrange épreuve de force et d’affect qu’est la « perlaboration » du transfert. Car — voici la « situation imprévue » autour de laquelle tourne le fameux « tournant » des années 20 — il ne suffit pas, pour « rendre conscient l’inconscient », de « deviner l’inconscient qui est caché au malade […] et [de] le communiquer au moment opportun », ni même d’encourager la levée des résistances « en usant de cette influence qu’un homme peut exercer sur un autre (c’est là qu’intervient la suggestion opérant comme “transfert”) ». Cette maïeutique plus ou moins persuasive reste sans effet, car le malade ne veut, ni surtout

ne peut se souvenir de tout ce qui est en lui refoulé et peut-être précisément pas de l’essentiel. […] Il est bien plutôt obligé de répéter le refoulé comme expérience vécue dans le présent au lieu de se le remémorer comme un fragment du passé, ce que préférerait le médecin. Cette reproduction qui survient avec une fidélité qu’on n’aurait pas désirée […] se joue régulièrement dans le domaine du transfert, c’est-à-dire de la relation au médecin. […] En règle générale, le médecin ne peut épargner à l’analysé cette phase de la cure ; il est forcé de lui laisser revivre un certain fragment de sa vie oubliée121.

38On l’oublie en effet trop souvent : la « répétition », avant de se perdre dans le labyrinthe de la spéculation métapsychobiologique d’« Au-delà du principe de plaisir », nomme d’abord et avant tout, chez Freud, la répétition transférentielle, dans sa remarquable résistance au traitement analytique. Le malade, dans sa relation à l’analyse, revit le sempiternel scénario de ses amours et de ses haines (« névrose de transfert »), s’obstine dans sa maladie (« réaction thérapeutique négative »), s’acharne à souffrir (« sentiment de culpabilité inconscient », « sadisme du surmoi », « retournement de la pulsion de destruction contre soi »). Mais sans rien cacher — et c’est là la « situation imprévue » : le malade « résiste » d’autant plus tenacement au traitement qu’il n’oppose littéralement aucune résistance au « refoulé inconscient ». Celui-ci, loin d’être dissimulé, est au contraire exhibé sans l’ombre d’une réserve, (re)produit in statu nascendi122, répété avec « fidélité », etc. — Freud devant alors finir par admettre, toujours selon le même paradoxe, que c’est l’inconscient qui résiste à son propre dévoilement et qu’il y résiste en tant que « conscience », en tant que « moi ». Car, si « nous pouvons dire que la résistance de l’analysé provient de son moi », il faut ajouter qu’elle provient de cette « part […] inconsciente » du moi qui ne se sait pas résister, « et nous saisissons du coup que la compulsion de répétition doit être attribuée au refoulé inconscient ». Or celui-ci, était-il rappelé quelques lignes plus haut, « n’oppose aux efforts de la cure aucune espèce de résistance ; en fait il ne tend même à rien d’autre qu’à se frayer un chemin vers la conscience ou vers la décharge par l’action réelle123 ». La « résistance inconsciente », autrement dit, résiste sans résister, par une absence de dissimulation qui est simultanément une absence de la conscience à elle-même.

39Or tout ceci, qui reste passablement mystérieux dans le texte de Freud, s’éclaire si l’on veut bien se souvenir que c’est en affects, uniquement, que consiste la « résistance » de la répétition transférentielle. Freud le dit bien (et il faut le rappeler avec force, tant la réduction de ce phénomène à la seule relation de parole est devenue courante de nos jours), le transfert est une « intense relation affective », eine intensive Gefühlsbeziehung124 : le patient « aime » l’analyste, d’un amour excessif et dévorant qui s’inverse régulièrement en haine, il se sent obscurément coupable à son égard, il s’angoisse de lui, il souffre et il jouit de souffrir. En quoi il « résiste », dit alors Freud, puisqu’il refuse de se rappeler la cause réelle de ces affects, puisqu’il ne veut rien savoir de la représentation — « souvenir traumatique », « fantasme », « imago » œdipienne — à laquelle ils se rapportent. On le voit, c’est du point de vue de la représentation, et uniquement de ce point de vue-là, que l’affect transférentiel peut être dit « résistant ». C’est parce que Freud continue obstinément à penser que l’affect cache des représentations, parce qu’il ne le conçoit que comme « lié » ou « attaché » à des représentations, qu’il veut y voir un obstacle à la prise de conscience du « refoulé », c’est-à-dire un « ne-pas-vouloir-savoir » l’inconscient. Mais l’affect, en réalité, ne résiste à rien et surtout pas à lui-même. C’est bien pourquoi, au demeurant, Freud éprouve le besoin de souligner qu’il est toujours conscient, toujours ressenti par le patient comme « quelque chose de réel et d’actuel125 ». Telle est en effet sa profonde passivité (telle est sa « contrainte à la répétition ») qu’il ne peut jamais se différer ou prendre la moindre distance à l’égard de lui-même, ainsi forcé de s’éprouver lui-même comme « expérience vécue dans le présent ». Et il faut donc se demander, à la fin, si cette « résistance » de l’affect n’est pas bien plus passive qu’active.

40Car, au fond, peut-on encore dire que le patient, éprouvant tel ou tel affect, ne veut rien savoir des représentations qui le hantent ? Ne faut-il pas plutôt admettre qu’il ne peut rien savoir — du moins savoir au sens de la représentation ? Et n’est-ce pas là la clef de sa singulière « résistance » à l’analyse ? Sartre, dans L’être et le néant, soulignait déjà cette difficulté, et Henry le rappelle à propos de la théorie schopenhauérienne du refoulement126 : voulant ne pas savoir, le sujet devrait au moins savoir ce qu’il ne veut pas, penser à ces représentations qu’il ne veut pas penser — et comment comprendre alors qu’il ne sache rien de sa propre action ?… Aussi est-ce ailleurs, dans l’« agir » involontaire et irreprésentable de l’affect, qu’il faut aller chercher la solution.

41Il se trouve en effet que l’affect, comme Freud le dit ailleurs du « travail du rêve », « ne pense pas ». Il est agi, selon une efficience qui n’a justement rien à voir avec une volonté délibérant avant de se mettre en mouvement et qui ainsi saurait ce qu’elle veut (définition traditionnelle de la voluntas comme appetitus intellectualis). Freud y insiste beaucoup, l’affect du transfert est un Agieren de la pulsion, un « agir » du refoulé, et ceci veut dire avant toute chose qu’il court-circuite la représentation. Le patient « agit » sa passion (ou éprouve son action…) avant d’y penser, sans y penser :

Ce n’est pas sous forme de souvenir que le fait oublié reparaît, mais sous forme d’Agieren […]. Plus la résistance sera grande, plus l’Agieren [la répétition] se substituera au souvenir127..

42Formules ambiguës, certes, et qu’on pourrait être tenté d’interpréter au sens où le patient extérioriserait ses souvenirs et/ou ses fantasmes « dans la vie réelle », sur le mode de l’acting-out (telle malade, dit ainsi Freud, « traduit en actes, reproduit dans la vie réelle ce dont elle devrait seulement se ressouvenir et qu’il convient de maintenir sur le terrain psychique en tant que contenu mental128 »). Mais c’est l’inverse qui est vrai. C’est parce que la pulsion, dans l’affect transférentiel, s’effectue immédiatement, sans la médiation de la représentation, qu’elle s’empare si aisément du corps (« passage à l’acte » ou « conversion hystérique » : nous sommes ici à la racine encore indivise de ces phénomènes qu’on appelle bien à tort « psychosomatiques »). C’est cette actualité, cette immédiateté exclusive de tout délai que Freud a surtout en vue lorsqu’il parle d’Agieren, beaucoup plus que la mise en acte, qui n’en est à tout prendre que la conséquence elle-même immédiate. C’est ainsi qu’une déclaration d’amour n’est pas moins « agie », à ses yeux, que le geste de tendresse qui accompagne cette parole adressée à l’analyste. Et si le geste, ici, accompagne si constamment la parole (si la pensée est à ce point « toute puissante »), c’est d’abord parce que l’affect, comme tel, n’existe qu’accompli, selon un « accomplissement-de-désir » qui ne connaît justement aucun délai (aucune différence, aucune séparation) entre le soi-disant « désir » et son effectuation.

43Que l’affect soit « agi » dans le transfert, cela s’entend donc au sens où il est éprouvé et vécu au présent, sans détours, c’est-à-dire aussi sans la médiation (la « traduction » ou le « transfert ») d’aucune représentation. Aucun « désir noétique » ici, aucune boulèsis (Aristote), aucune « faculté de désirer » comme « pouvoir de produire des objets correspondant aux représentations » (Kant). « Je t’aime, je te hais », dit le patient, et non pas : « Je t’aime, je te hais parce que tu me fais penser à un tel. » L’affect ne pense pas avant d’agir. Il est, indissociablement, penser et agir, pensée agie, in actu, pensée d’autant plus active qu’elle est plus passive : pure passion-du-présent qui n’a jamais le temps de penser, à laquelle n’est jamais accordé le temps de la réflexion

44Autre façon de dire, une fois de plus, que l’affect (l’agir, la répétition, le transfert) ne connaît ni délai, ni temps, « ni négation, ni doute, ni degré dans la certitude ». Toutes ces « propriétés particulières de l’inconscient » selon Freud conviennent éminemment à l’affect, qui est ainsi comme l’épreuve même de l’inconscient — et son épreuve intégralement consciente… L’affect, doit-on dire, est le singulier Cogito de l’inconscient, l’affect est la singulière inconscience du Cogito (de fait, a-t-on assez remarqué que les « propriétés » de l’inconscient sont celles-là mêmes du Cogito, à sa pointe « extravagante : instantanéité, immédiateté, positivité, indubitabilité ?). Et il faut donc en conclure que c’est l’inconscient lui-même, dans la passion hyperconsciente du transfert, qui résiste à l’analyse. Ce que Freud finissait par faire, dans cet étonnant paragraphe final de l’article sur « La dynamique du transfert » :

Au cours du dépistage de la libido échappée au contrôle du conscient, on est entraîné dans l’inconscient. […] Les motions inconscientes ne veulent pas être remémorées, comme la cure le désire, mais elles tendent à se reproduire conformément à l’intemporalité (Zeitlosigkeit) et à la capacité d’hallucination de l’inconscient. Le malade, un peu comme dans le rêve, accorde aux expériences d’éveil de ses motions inconscientes actualité (Gegenwärtigkeit) et réalité ; il veut agir ses passions (seine Leidenschaften agieren) sans égards pour la situation réelle129.

45Tout ceci, il est à peine besoin de le souligner, confirme les analyses de Michel Henry, dont on voit mieux à présent à quel point elles sont en prise avec certaines des apories les plus fondamentales de la psychanalyse. Car si « les motions inconscientes ne veulent pas être remémorées, comme la cure le désire », c’est bien parce que l’inconscient, dans la profonde passivité de son agir, ne « veut » pas entrer dans le concept freudien d’« inconscient » — parce qu’il n’a finalement rien à voir avec des souvenirs ou des fantasmes susceptibles d’être rappelés à la conscience ou représentés devant elle. Que la fameuse « résistance inconsciente » ne soit ici rien d’autre que la très ouverte et très consciente résistance de l’inconscient lui-même le prouve assez : c’est l’opposition même du conscient et de l’inconscient (du montré et du caché, du manifeste et du latent) qui ne fonctionne plus. Tout simplement. Et il convient donc, si l’on veut tenter de comprendre quelque chose à ce que Freud appelait « l’inconscient », d’abandonner cette opposition. L’inconscient ne s’oppose pas à la conscience, pas plus que la conscience ne s’oppose à l’inconscient. Ils sont, l’un comme l’autre, en deçà de cette opposition, qui est l’opposition représentative comme telle. Et ils y « résistent », tenacement, obstinément. Ce que Freud, sous les titres du transfert et de la répétition, s’acharnait à penser comme une résistance du conscient à l’inconscient n’était que leur commune résistance à cette ob-position-là, à la prise de conscience comme saisie représentative. C’était, comme le dit bien Henry, l’affect, le profond oubli de l’affect, dans son insurmontable opposition à l’opposition, à la représentation, à la remémoration, à la « temporalité ek-statique » en général.

46On aurait donc tort (les psychanalystes auraient tort) de reprocher à Michel Henry de se limiter à une analyse de la conscience. La sûreté quasi somnambulique avec laquelle il rejoint certaines des propositions les plus problématiques du dernier Freud l’atteste suffisamment : cette conscience aveugle de l’affect n’est autre que l’inconscient, dans son énigme ainsi ravivée. Dans son énigme ravivée, il est vrai, et c’est ici que devrait en réalité s’entamer, pour être véritablement fécond, le dialogue avec Henry. Car, dans le fond, autant les psychanalystes seraient mal venus de négliger l’énorme problème soulevé par Henry (c’est leur problème, le problème proprement vital d’une psychanalyse devenue exsangue à force de s’être confiée aux seuls pouvoirs de la représentation, du langage et du signifiant), autant ils seraient en droit de l’interroger lorsqu’il prétend le résoudre : lorsqu’il dissout et pour tout dire « relève » l’énigmatique altérité de l’inconscient en pure et simple et vivante conscience de soi. Une chose en effet est de dire que l’inconscient est l’irreprésentabilité de la conscience comme telle, est l’irrépressible passivité de son affect. Autre chose d’affirmer que cette passion est bonnement l’envers de l’auto-affection de la vie par elle-même — bref, l’« effet » d’une activité ou d’une spontanéité plus enfouie (plus subjectale donc) que celles de la volonté ou du désir « au sens de la représentation ». Pourquoi ne pas l’avouer ? Cette conclusion est une complète déception. Car comment ne pas être frappé ici par l’ambiguïté du geste de Michel Henry, constamment occupé à transgresser la représentation — c’est-à-dire le sujet-de-la-représentation — vers son irreprésentable et plus foncier… sujet ? Et n’est-ce pas, pourraient légitimement rétorquer les psychanalystes, ce soi-disant sujet de l’affect (ce « soi », cette « ipséité ») qui justement disparaît dans l’expérience privilégiée du transfert ?

47De fait, peut-on encore dire que le patient, dans le cadre de sa relation à l’analyste, s’éprouve, se sent, pâtit de sa propre action ? Qu’il éprouve sa passion (le plus souvent du moins), cela est certain. Qu’il s’y éprouve ou qu’il s’y passionne l’est déjà beaucoup moins, comme le marque le caractère profondément contraignant, zwanghaftig, de la passion transférentielle. Parfaitement spontanée (puisque causée par rien de réel), celle-ci n’en est que plus purement et plus durement impérative, obligatoire (Freud ne parle-t-il pas, dans « Le moi et le ça », de l’« impératif catégorique » du surmoi responsable de la résistance inconsciente ?). Le patient subit ces sentiments contradictoires, sans pouvoir à aucun moment les contrôler et au point de devoir parfois s’évanouir, très littéralement, dans l’exécution somnambulique de l’acting out : « Est-ce moi qui ai fait cela ? Je n’étais pas moi-même… » (Qu’on se souvienne seulement d’Anna O. relatant à Breuer les agissements de son « autre moi ».) Le plus remarquable n’est-il pas, par conséquent, que le patient s’oublie dans le transfert, qu’il pâtisse sa passion au-delà de « lui-même ?

48Il ne s’agit d’ailleurs pas seulement de ce que le patient, éprouvant tel ou tel affect, ne sache pas pourquoi il l’éprouve, avec cette intensité ravageante qui le pousse dans les bras de l’analyste ou au contraire l’inhibe jusqu’au mutisme. Il y a aussi qu’à la limite, il ne se sent même pas pâtir. Il faut en effet remarquer que l’insistance mise par Freud à affirmer le caractère toujours conscient (perçu) de l’affect n’a d’égale que sa très significative obstination à parler, malgré tout, de « sentiments inconscients » :

Dans la pratique analytique, nous avons l’habitude de parler d’amour, de haine, de rage, etc., inconscients et nous trouvons même inévitable l’étrange union : « conscience inconsciente de culpabilité » [unbewusste Schuldbewusstsein], ou une paradoxale « angoisse inconsciente »130.

49Ainsi, à propos du sentiment de culpabilité inconscient qui pousse le patient à vouloir être malade (nous sommes ici au cœur du problème de la résistance comme morale inconsciente) :

Mais ce sentiment de culpabilité est muet pour le malade, il ne lui dit pas qu’il est coupable : le patient ne se sent pas coupable, mais malade. Ce sentiment de culpabilité se manifeste seulement sous forme d’une résistance à la guérison difficilement réductible131.

50Cet exemple limite le montre assez : il y a là, dans le sujet (dans l’affect), quelque chose qui déborde le sujet (qui déborde son auto-affection). L’affect n’est pas éprouvé par le sujet — il n’est éprouvé par personne —, et pourtant il agit, et pourtant il exerce ses cruels effets. Qu’on le veuille ou non, il y a bien, dans la passion du transfert, plus et autre chose que le « se-souffrir » au sens de Michel Henry. Le patient souffre sa passion, et il la souffre « au-delà du principe de plaisir », au-delà de toute jouissance de soi, au point de ne plus pouvoir se souffrir… « Visage atroce de la pulsion de mort », écrit à ce propos Henry132, dans lequel Freud aurait méconnu le « sentiment du Soi »133 où « l’insupportable n’est pas séparable de l’ivresse »134. À quoi Freud répliquait par avance, parlant du caractère « démoniaque » de la contrainte à la répétition :

La personne semble vivre passivement quelque chose sur quoi elle n’a aucune part d’influence ; et pourtant elle ne fait que revivre partout la répétition du même destin135.

51Et, de fait, Freud aurait-il rien dit s’il n’avait dit cela : la radicale non-présence à soi du sujet, la « démoniaque » altération de sa conscience, sa visitation par du tout autre ? S’il n’avait dit l’inconscient, par conséquent, l’inconscient malgré tout ?

52Pour qui répugne décidément à tenir ce « malgré tout » pour rien, la tâche est donc claire : il faut maintenant se demander quelle est cette singulière altérité qui hante l’affect, quel est ce démon qui obsède le transfert. Qu’il ne s’agisse d’aucun autre dans le monde (d’aucun personnage de l’histoire empirique du sujet, d’aucune représentation déposée dans quelque mémoire inconsciente), c’est ce qu’on doit en effet accorder d’entrée de jeu à Michel Henry. Et on l’accordera d’ailleurs d’autant plus volontiers que telle est bien, finalement, l’expérience la plus quotidienne du psychanalyste. Inévitable dans la cure et, surtout, perçu par le patient comme la réalité même, l’affect du transfert n’a pourtant rien de « réel », au sens mondain du terme, puisqu’il ne s’adresse pas à la personne empirique de l’analyste : s’adressant à n’importe qui, il s’adresse, aussi bien, à personne. Tel est, on le sait, le paradoxe du transfert : plus l’analyste s’efface comme autre réel, jusqu’à atteindre la nullité silencieuse de l’Autre, et plus se fait intense l’affect que lui voue le patient. « Dans tout traitement analytique, écrit Freud, s’établit, sans que le médecin fasse rien pour cela, une intense relation affective du patient à la personne de l’analyste, relation qu’on ne peut expliquer en rien par les rapports réels136 ». Provoqué par personne dans le monde, cet affect peut donc être dit « spontané » dans sa passivité même — ce qui, à s’en tenir à une pure description phénoménologique de ce qui est vécu dans la « parenthèse » de la cure, irait bien sûr dans le sens de la thèse d’une auto-affection transcendantale.

53Il reste pourtant — et ceci change tout — que cette parenthèse du transfert ne se referme pas sur (un) soi, d’inclure cette fois-ci l’étranger (le « démon », le « malin génie »). Car le transfert n’a lieu et n’a lieu que dans un certain rapport à l’autre, en quoi il ne fait sans doute que révéler un trait essentiel de l’affect en général. Nulle peut-être, la présence très absente de l’analyste est indispensable à l’éclosion de l’affect, comme s’il n’y avait jamais d’affection que par l’autre, et par un autre d’autant plus autre qu’il n’est personne. Tel est alors le paradoxe redoublé du transfert : l’affect, provoqué par personne, n’en est pas moins affecté par personne, ainsi d’autant plus intimement et essentiellement passionné qu’il est plus spontané, plus « transcendantal »…

54Ce rapport sans rapport à autrui, cette « transcendance » non transcendante (immanente ?) de l’autre dans l’affect, comment l’appeler, alors ? Peut-être « rapport » (Rapport), ainsi que faisait Freud à propos du transfert, en ranimant un mot dont se servaient les anciens magnétiseurs pour désigner la relation enchantée de l’hypnose :

Il n’est pas difficile de reconnaître [dans l’« intense relation affective » du transfert] le même facteur dynamique que les hypnotiseurs ont appelé suggestibilité, qui est l’agent du rapport hypnotique (des hypnotischen Rapports)137.

55Et, de fait, comment ne pas reconnaître, dans le paradoxe du transfert, le paradoxe même de l’hypnose celui d’une réceptivité (d’une suggestibilité, d’une affectabilité) d’autant plus totale à l’égard d’autrui qu’elle est parfaitement spontanée ? Celui d’un rapport d’autant plus massif à l’autre qu’il est parfaitement somnambulique, oublieux de l’autre comme autre ? Le patient « sous transfert », on le sait bien, commence par subir (fût-ce pour la rejeter avec rage) l’« influence » de l’analyste, il accorde (ou non) foi à ses interprétations et à ses constructions, se soumet (ou non) à ses injonctions — mais tout cela le plus librement du monde et, à la limite hypnotique du transfert, sans même le savoir. Et pour finir, c’est quand l’autre, dans les manifestations extrêmes du transfert, n’est plus là (quand l’analyste n’est plus personne) qu’il exerce son emprise la plus obsédante, la plus « démoniaque : angoisse immaîtrisable, culpabilité qui va jusqu’au suicide, haine qui va jusqu’au meurtre, douleur qui va jusque dans le corps du symptôme. De même que la personne sous hypnose exécute sa « mission » post-hypnotique sans même se souvenir qu’elle lui a été suggérée par le médecin (on sait que c’est sur cet exemple que Freud prouvait en 1912 l’efficience de l’inconscient138), de même le patient sous transfert agit et répète d’autant plus aveuglément son affection par l’autre qu’il ne se représente plus cet autre. Or n’est-ce pas ce rapport non représentatif à autrui, n’est-ce pas cette spontanéité d’autant plus réceptive qu’elle ne se représente pas ce qu’elle reçoit que Freud appelait en 1889 « suggestion », définissant celle-ci comme « une représentation consciente introduite dans le cerveau de l’hypnotisé par une influence extérieure et qui a été acceptée par lui comme s’il s’agissait d’une représentation surgie spontanément139 ?

56C’est en ce point, « point d’autrui » entre auto-et hétéro-affection, que tout se décide — et d’abord le statut de ce qu’on appelle l’inconscient. Car on peut bien sûr, puisque le rapport transférentiel est spontané, s’en tenir à ce qui est vécu en première personne par le patient, soit à ce que Michel Henry appellerait l’irréductible « ipséité » de son affect. Moyennant quoi l’on s’interdirait définitivement de rendre compte du rapport transférentiel comme tel (ainsi d’ailleurs que de son caractère indéniablement transformateur : qu’on le veuille ou non, le patient ne reste pas le même du début à la « fin » du processus analytique…). On peut aussi, c’est ce que faisait Freud, penser que le transfert sur l’analyste répète un rapport d’affect à une « tierce personne » (dritte Person)140 c’est-à-dire à tel ou tel « autre » de l’histoire individuelle du sujet. Mais on resterait alors prisonnier d’une pensée « ekstatique » au sens de Henry : une première fois parce qu’on comprendrait l’affect en général comme l’effet d’une cause extérieure (tel « objet », tel « personnage » du scénario oedipien ayant suscité tel « investissement » libidinal, telle « motion » agressive) ; et une seconde fois parce qu’on ferait de l’affect transférentiel une re-présentation (secondaire, déplacée, fallacieuse) d’un affect éprouvé antérieurement, au lieu de le considérer dans l’incoercible immanence de son « ici et maintenant ».

57Est-ce à dire que nous serions condamnés à choisir entre la thèse de l’auto-affection et celle de l’hétéroaffection — entre le « même » et l’« autre », l’« ipséité » et le « rapport » ? Ce n’est pas sûr, et sans doute est-ce Freud, là encore, qui peut nous permettre de mieux comprendre pourquoi. Non pas certes qu’il ait jamais remis en question sa théorie officielle du transfert entendu comme répétition de « relations affectives émanant des investissements d’objet les plus précoces de la période refoulée de [la] petite enfance141 », c’est-à-dire « du complexe d’Œdipe et de ses ramifications142 ». Trop de choses en dépendaient, et notamment la conception de la cure analytique elle-même, dans sa différence réputée absolue avec la pratique de l’hypnose. Mais ceci ne l’empêchait nullement de spéculer par ailleurs sur la « préhistoire » de l’Œdipe, que ce soit au titre du « narcissisme primaire » (« Pour introduire le narcissisme »), de l’archi-incorporation du Père primitif (Totem et tabou), ou encore du « lien affectif originaire » de l’identification (« Psychologie des masses et analyse du moi », « Le moi et le ça »). Tous ces thèmes si difficiles de la « doctrine des pulsions » correspondent, on le sait, à la nécessité de faire droit à des « relations affectives » irréductibles aux « investissements d’objet » de type anaclitique-œdipien (et donc aussi à la théorie officielle du transfert) : « égoïsme » libidinal de la passion amoureuse, « narcissisme » homosexuel ou paranoïaque, « ambivalence affective » de l’incorporation orale et/ou de l’identification primaire. Or ces thèmes, qui bouleversaient si radicalement les hypothèses antérieures de Freud, ne le confrontaient pas seulement à des rapports à autrui plus « archaïques » que l’amour d’objet (et, à ce titre déjà, n’eût-il pas fallu en tenir compte dans la théorie du transfert ?). Le narcissisme, l’incorporation, l’identification le confrontaient aussi à une « préhistoire » proprement immémoriale du moi, parce que échappant à l’ob-position et à l’ob-jectalité représentatives comme telles. De là d’ailleurs que Freud ait eu tant de mal à intégrer ces « liens affectifs » à sa première théorie des pulsions : avec l’« objet » du désir ou de la pulsion, c’était la possibilité même d’une représentation de l’affect qui s’évanouissait. Car comment (se) représenter, sinon de façon tout extérieure, un état tel que le narcissisme primaire, où « le moi n’est pas encore nettement délimité par rapport au monde extérieur et à autrui143 », où donc n’existe que l’indifférence sans limites du « sentiment océanique » ? Et de même, comment (se) représenter ce « moi » de la relation orale qui est l’« objet » qu’il incorpore, ou encore ce « moi » de l’identification primaire qui est le « modèle » qu’il incarne ? Qu’on essaie seulement, pour voir, d’imaginer cela, qui forme l’ultime et bizarre Cogito freudien : « Je suis le sein144. » C’est bien simple, on ne verra rien : aucun Objekt, aucun Vorbild, aucune imago — et pas même un miroir ou un double. Un tel « je » ne peut en réalité se saisir ou se concevoir, faute de disposer de cette élémentaire distance à soi et/ou au monde qui lui permettrait de se poser devant soi, de se réfléchir, de se prendre pour thème ou pour objet — bref : de prendre conscience de soi. Et ce « je » n’est donc pas non plus l’ego d’un Cogito, si du moins l’on entendait par là un « je/ me/pense » ou un « je/me/représente ». Plutôt (qu’on essaie d’imaginer cela, qui est l’inimaginable) un Narcisse sans miroir, qui se noierait instantanément dans l’eau de son reflet et qui n’arriverait donc jamais à se penser, à se vouloir ou se désirer.

58Ce moi irreprésentable du narcissisme, cette conscience sans objet, qui ne se rapporte à rien, qui n’est donc, en toute rigueur, ni une conscience ni un inconscient, dira-t-on alors que c’est le « soi » de l’affect, dans son aveugle et pourtant vivante immanence ? D’une certaine manière, oui, et l’on peut d’ailleurs s’étonner, à cet égard, que Michel Henry se soit si peu intéressé à cette théorie du narcissisme, partie pourtant essentielle de l’Affektivitätslehre freudienne145. Il eût pu y trouver, entre autres choses, une description de l’affectivité originaire fort proche de la sienne. Après tout, qu’est-ce que l’« investissement libidinal originaire du Moi » dont parle « Pour introduire le narcissisme », cet amour de soi précédant toute objectivité et toute altérité, sinon une auto-affection au sens d’Henry, un « s’éprouver soi-même » qui est un « jouir de soi » ? Et lorsque Freud, toujours dans ce même article, entreprend d’expliquer la « sortie des frontières du narcissisme » (c’est-à-dire l’ekstase de l’investissement d’objet) par le caractère douloureux de la « stase » de la libido dans le moi146, n’anticipe-t-il pas à sa façon sur le thème henryen de la « passion » et du « se souffrir » de l’affectivité « acculée à soi » ? N’y avait-il pas là, déjà, le projet de comprendre l’hétéro-affection en général (la « libido d’objet », la « représentation d’objet », etc.) sur la base d’une plus fondamentale ipséité, d’un « soi » qui ne jouirait et ne souffrirait que de soi ?

59Encore une fois : oui, d’une certaine manière. Mais d’une autre manière, pas du tout — et tout se joue, à la fin, dans cette autre manière de penser la même chose, qui est ici la mêmeté ou l’identité du moi lui-même. Car qu’est-ce que le « moi » ou le « soi-même » du narcissisme ? Ou pour mieux dire encore : qui est ce Narcisse qui se sent et s’éprouve lui-même, dès lui-même, sans jamais pouvoir se séparer de lui-même ? Est-il lui-même, le même que lui-même ? Ou bien n’est-il pas plutôt, dans son identité même, un « autre » ? Par exemple ce « père de la préhistoire personnelle » dont parle « Le moi et le ça », auquel il s’est identifié avant de se (le) représenter, avant d’être un moi, « pour » être un moi ? Ou encore ce sein, qui n’est certes aucun objet, mais qui n’en fait pas moins toute son irreprésentable substance de sujet ? (Qu’on relise ici Inhibition, symptôme et angoisse : « La naissance n’est pas vécue subjectivement comme séparation de la mère, car celle-ci est, en tant qu’objet, complètement inconnue du fœtus absolument narcissique147. » Ou encore l’Abrégé de psychanalyse : « Au début, l’enfant ne différencie certainement pas le sein qui lui est offert de son propre corps. C’est parce qu’il s’aperçoit que ce sein lui manque souvent que l’enfant le situe au-dehors et le considère dès lors comme un objet148. ») Quelle qu’ait pu être sa propre fascination à l’égard de l’autosuffisance narcissique (et elle est flagrante dans un texte comme « Pour introduire le narcissisme »), Freud n’aura finalement jamais cru que le moi puisse être par soi, puisse être absolument et de part en part lui-même. C’est qu’il savait, d’un savoir parfaitement naïf (à tous les sens du terme, et d’abord au sens husserlien), que le moi naît : ici ou là, par hasard et par destin, sans être au fondement de lui-même. Il savait, autrement dit, que la vie n’est pas absolue et que la venue à l’être n’est pas la « venue en soi » d’un sujet, aussi invisible et irreprésentable soit-elle. Vivre (être un « soi »), cela suppose toujours une venue à soi à partir d’autre chose que soi, un engendrement et une généalogie. Et c’est donc toujours commencer à vivre à partir d’un commencement immémorial qui n’est pas le Commencement dont parle Henry, qui n’est pas l’innéité orpheline d’un ego qui commencerait toujours par lui-même. Un tel Commencement, Freud l’a dit abruptement à propos de l’autosuffisance du nourrisson, est une « fiction » :

On objectera avec raison qu’une telle organisation, esclave du principe de plaisir et négligente de la réalité du monde extérieur, ne pourrait pas un instant faire face à la vie, et qu’elle n’a donc jamais pu exister. L’utilisation d’une telle fiction se justifie cependant par la remarque que le nourrisson réalise de près un tel système psychique, si l’on ajoute seulement les soins de la mère149.

60L’autos est une fiction. Indéracinable, inévitable, certes, mais une fiction quand même. Sans doute le moi doit-il rester par principe ignorant de sa naissance (ignorant de cet autre qui lui donne naissance, de ce passé qui l’a toujours-déjà précédé et aussi de cet avenir impossible qu’est sa propre mort). Et sans doute encore ne peut-il éviter de se sentir lui-même dès lui-même, dès son Commencement absolu d’Ego et de Narcisse absolu. Mais c’est à partir d’un autre commencement, et d’autant plus autre qu’il s’agit de son commencement le plus propre — de son être même, de ce « ventre » ou de ce « sein » maternels qu’il est lui-même sans pouvoir en aucune façon se les représenter. L’ego ne se rapporte à soi qu’a partir de ce rapport-là (de cet ombilic), qui n’est rapport à personne — à personne d’autre que soi…

61Tel serait alors l’étrange Cogito de Freud, et c’est ce qui explique qu’il ait finalement tenté de penser l’ipséité comme rapport et le moi comme autre : comme « lien affectif originaire » de l’identification, par exemple. Il est remarquable en effet que Freud, sans aucunement abandonner la théorie du narcissisme, l’ait toujours plus obstinément formulée en termes de « relations » ou de « liens » affectifs, comme pour faire entendre (difficilement, obscurément) le rapport inhérent à l’auto- affection narcissique. Rapport à quoi, demandera-t-on ? À rien, à personne, à aucun objet — et pourtant rapport malgré tout, malgré l’absoluité sans limites ni dehors du moi narcissique. Car si le moi narcissique n’a rapport à rien, ce n’est pas parce qu’il n’aurait rapport qu’à soi, parce qu’il ne s’affecterait que de lui-même. Freud le dit bien (même s’il l’a dit difficilement, obscurément), c’est parce qu’il n’a de rapport que narcissique aux « objets » et aux « autres » — parce qu’il est soi-même (ce à quoi il a) rapport. Et un tel rapport ne peut être, du fait même, que non-rapport ou rapport à rien — ce que Freud appelait alors « ambivalence affective », à propos du lien d’identification :

L’identification est […] ambivalente dès le début, elle peut tout aussi bien s’orienter vers l’expression de la tendresse que vers le désir d’éviction. Elle se comporte comme un rejeton de la première phase orale de l’organisation de la libido dans laquelle on s’incorporait, en le mangeant, l’objet convoité et apprécié et ce faisant l’anéantissait en tant que tel150.

62« En tant que tel », c’est-à-dire en tant qu’objet. Une telle ambivalence de l’affect, on le voit, n’est pas un rapport double à un « objet » — pas plus d’ailleurs qu’elle n’est la passion indissolublement jouissante et souffrante du rapport à soi, comme le voudrait sans doute Michel Henry. Elle est, bien plutôt, rapport à un non-objet (à un objet « anéanti »), non-rapport à soi, et pour tout dire affection par rien.

63Mais une affection quand même, et que « je » suis, dans le plus irréductible et plus singulier sentiment de « moi-même » — dans cet initial commencement, dirait Michel Henry, qui « expulse le néant et prend sa place »151 : dans ce que Freud appelait, quant à lui, mon « caractère152 » (voulant dire par là la somme de mes identifications), dans la stéréotypie « démoniaque » de mes aventures amoureuses et de mes « transferts », dans l’affect triomphal et meurtrier de mes joies maniaques ou dans mon inexpiable culpabilité « surmoïque », dans cette inexplicable haine de moi-même, et pour finir dans l’angoisse — de quoi ? De ma naissance, c’est-à-dire de rien — de ce rien qui n’est pourtant pas rien, puisqu’il est mon être même, puisqu’il est ce « lien affectif » qui me rapporte à tous ces « autres » auxquels je m’identifie à mon insu, dont je prends la place sans jamais me les représenter, et que j’expulse dans le néant, oui, sans jamais les poser devant moi, sans jamais me savoir ou me reconnaître en eux. « Je suis le sein », « Tu es le père lui-même153. » Où ça ? Nulle part dans le monde, bien évidemment, dans ce monde de miroirs où je ne cesse de me cogner avec rage. Mais nulle part non plus en moi, dans ma rage, ma douleur ou ma joie.

64Dans un autre lieu, alors, qui n’est aucun lieu, aucun autre et aucun moi ? Oui, peut-être. Dans ça, qui est toujours insu — dans l’inconscient, malgré tout.

Notes de bas de page

1 GP.

2 J. Lacan, Écrits [Paris, Seuil, « Le champ freudien », 1966], p. 93.

3 J. Lacan, Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse [Séminaire XI, Paris, Seuil, 1973], p. 36.

4 Ibid., p. 36-37, p. 44-47, etc.

5 J. Lacan, Écrits, op. cit., p. 517.

6 GP, p. 7.

7 Ibid., p. 6.

8 Ibid., p. 15.

9 Ibid., p. 346 sqq.

10 Ibid., p. 18.

11 Ibid.

12 Cf. Husserl, La crise des sciences européennes et la phénoménologie transcendantale, tr. fr. G. Granel, Paris, Gallimard, 1976, p. 214.

13 « Pour ce qui regarde mes parents, desquels il semble que je tire ma naissance, encore que tout ce que j’en ai jamais pu croire soit véritable, cela ne fait pas toutefois que ce soient eux qui me conservent, ni qui m’aient fait et produit en tant que je suis une chose qui pense » (R. Descartes, Les médications, in Œuvres philosophiques, t. II,, Paris, Garnier, 1967, p. 452).

14 GP, p. 22.

15 E. Husserl, Idées directrices pour une phénoménologie, tr. fr. P. Ricœur, Paris, Gallimard, 1950, p. 149.

16 GP, p. 189.

17 Ibid., p. 123.

18 Ibid., p. 15.

19 Ibid., p. 7, p. 14.

20 Ibid., p. 183, p. 193.

21 E. Husserl, Idées directrices pour une phénoménologie, op. cit., p. 81.

22 GP, p. 21-22.

23 Ibid., p. 23.

24 Ibid., p. 56.

25 Ibid., p. 26.

26 Ibid., p. 18.

27 Ibid., p. 20.

28 Ibid., p. 18.

29 Cf., entre tant d’autres passages, G. Bataille, « L’anus solaire » et « Soleil pourri », in Œuvres complètes, Paris, Gallimard, 1970, t. I ; sur « vie », « intimité », « immanence » et « transcendance », voir Théorie de la religion, in OC, t. VII. Ces quelques références à Bataille ne doivent pas faire oublier que 1’« expérience intérieure », contrairement à celle dont parle Henry, est d’abord celle d’une « extase » et d’une « communication ». « Il faut vivre l’expérience », certes, et « en saisir le sens du dedans » mais ce « dedans » est « un lieu de communication » (L’expérience intérieure, in OC, t. V, p. 20-21), c’est-à-dire un « dehors », une « extase » : « Les mouvements intérieurs ne sont nullement objet, ils ne sont pas sujet non plus en ce qu’ils sont le sujet qui se perd […] ; à la fin la nécessité […] de sortir hors de soi se fait impérieuse » (ibid, p. 137).

30 E. Husserl, Méditations cartésiennes, tr. fr. E. Levinas et G. Pfeiffer, Paris, Vrin, 1969, p, 28.

31 « Signification du concept d’inconscient pour la connaissance de l’homme », dans AD, p. 95 ; je souligne.

32 GP, p. 25.

33 Ibid., p. 26.

34 Critique de la lumière phénoménologique et du théorétisme husserlien, critique de l’ek-stase et de l’« ouverture » de l’Être heideggérien, tous ces thèmes ne peuvent manquer de faire penser à Levinas, et l’on s’étonne à vrai dire que celui-ci ne soit jamais cité par Henry. Mais sans doute est-ce parce que les chemins de Henry sont rien moins que lévinassiens. En témoignerait déjà le privilège accordé par Levinas à la Troisième Méditation de Descartes, c’est-à-dire via l’idée de l’Infini divin, à une relation non phénoménologique à autrui qui reste constamment et profondément fermée à l’ego selon Henry. B. Forthomme, évoquant une communication personnelle de Michel Henry, note à ce propos : « Après avoir souligné combien Levinas seul a su approcher la transcendance d’autrui comme foncièrement distincte de la transcendance mondaine, M. Henry nous écrit que l’expérience d’autrui se passant en l’immanence de la vie, se produit comme une modification ou un bouleversement de celle-ci. » Cependant, poursuit Forthomme, « ce bouleversement ne peut être éprouvé dans sa radicalité comme une critique transcendante de l’autoaffection de soi pas soi et cela, pour la bonne raison de l’Ego qui est toujours la meilleure, qu’aucune expérience bouleversante ne pourrait se passer sans la primogéniture de la passion immanente. […] Quoi qu’il en soit, la relation à autrui semble n’avoir de réalité ultime que par l’Ego et en l’Ego qui en est éprouvé, bouleversé » (B. Forthomme, « L’épreuve affective de l’autre », in Revue de Métaphysique et de Morale, 91e année, n° 1, janvier-mars 1986).

35 GP, p. 25.

36 R. Descartes, op. cit., p. 422.

37 GP, p. 27.

38 C’est ce que fait encore J-L. Nancy (« Larvatus pro Deo », in Ego sum, Paris, Flammarion, 1979), à l’intérieur d’une lecture du Cogito dont l’intention et la visée ne sont pourtant pas très éloignées de celles de Henry.

39 E. Husserl, Méditations cartésiennes, op. cit., p. 30-31. Mais Husserl savait pertinemment que la réflexion transcendantale inhérente à l’épochè (l’Ichspaltung, dit-il même) « altère » le vécu originaire en prenant « pour objet ce qui d’abord était état et non objet » (ibid., p. 29). C’est tout le problème immense chez Husserl de la rétention et de la capacité du « présent vivant » à unifier les différents ego requis par la réduction (problème que Henry règle pour sa part de façon assez brutale en en appelant au « s’impressionner soi-même », de la Ur-Impression, GP, p. 188).

40 M. Heidegger, « Le nihilisme européen », in Nietzsche II, tr. fr. P. Klossowski, Paris, Gallimard, 1971 ; « L’époque des “conceptions du monde” », in Chemins, tr. fr. Brockmeier, Paris, Gallimard, 1962.

41 GP, p. 52.

42 J. Derrida, « Cogito et histoire de la folie », in L’écriture et la différence, Paris, Le Seuil, 1967 : « Il ne s’agit plus [dans l’acte du Cogito] d’une connaissance objective et représentative » (p. 85) ; « Descartes cherche à se rassurer […], à identifier l’acte du Cogito avec l’acte d’une raison raisonnable. Et il le fait dès qu’il profère et réfléchit le Cogito. C’est-à-dire dès qu’il doit temporaliser le Cogito qui ne vaut lui-même que dans l’instant de l’intuition », etc. (p. 89).

43 J. Lacan, Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse, op. cit., p. 129 ; voir surtout L’identification (exemplaire dactylographié), séances du 15 et du 22 novembre 1961.

44 J-L., Nancy, op. cit.

45 Cf., entre mille autres, ce passage des Quatre concepts …, op. cit., p. 201 : « Bien sûr, à toute représentation, il faut un sujet, mais ce sujet n’est jamais pur. […] Il n’y a pas de sujet sans, quelque part, aphanisis du sujet. »

46 GP, p. 50.

47 Ibid., p. 51.

48 Ibid., p. 100 ; EM, p. 392 sq.

49 R. Descartes, op. cit., p. 420-421.

50 GP, p. 36.

51 EM, p. 860-861 ; je souligne.

52 GP, p. 36.

53 On lira à ce propos les pages embarrassées de GP, chap. VIII, dans lesquelles Henry tente d’expliquer, à la suite de Nietzsche, pourquoi « l’être véritable, l’un originaire, en tant qu’éternelle souffrance et contradiction, a besoin, en même temps, pour sa perpétuelle délivrance, de la vision extatique et de l’apparence délectable » (Nietzsche, La naissance de la tragédie, tr. fr. Lacoue-Labarthe, in Œuvres philosophiques complètes, Paris, Gallimard, p. 53, souligné par nous). On pourrait assez aisément montrer que cette déduction de la représentation à partir de la vie affective, qui se présente comme une reprise du vieux problème de la catharsis tragique, repose sur l’affirmation simultanée de l’irréalité et de la réalité de la représentation apollinienne : Dionysos, dans la lecture de Michel Henry, se projette dans l’« irréalité » de l’image apollinienne pour s’y décharger — mais il ne s’y décharge qu’à la condition de s’y identifier et d’éprouver la souffrance du héros tragique « comme sa vie même » (GP, p. 317). Quoi qu’on fasse, la catharsis (l’affect) suppose la mimesis (l’ekstasis de l’identification)…

54 GP, p. 361.

55 Ibid., p. 36.

56 « Sein ist das transcendens schlechthin », in Sein und Zeit, Niemeyer, Tübingen, p. 38 (cité par Henry d’après la « Lettre sur l’humanisme », GP, p. 111)

57 EM, p. 50 sq.

58 Ibid., p. 72 sq.

59 GP, p. 33.

60 Ibid., p. 52, p. 392.

61 Ibid., p. 44, p. 51.

62 Ibid., p. 56.

63 Ibid.

64 Ibid., p. 32.

65 Ibid., p. 358.

66 G. Bataille, Théorie de la religion, op. cit., p. 293-294.

67 GP, p. 352.

68 Ibid., p. 78.

69 Ibid., p. 6.

70 Ibid.

71 Ibid., p. 75.

72 Ibid., p. 56 sq.

73 Ibid., p. 79 sq.

74 Ibid., p. 213-214.

75 Ibid., p. 75.

76 M. Heidegger, Qu’est-ce qu’une chose ?, tr. fr. Reboul et Taminiaux, Paris, Gallimard, 1971, p. 160.

77 GP, p. 194.

78 S. Freud, Métapsychologie, [Paris, Gallimard, 1968], p. 68.

79 GP, p. 193, p. 349, p. 361.

80 Ibid., p. 194.

81 Ibid., p. 10.

82 S. Freud, Métapsychologie, op. cit., p. 18.

83 Ibid., p. 82.

84 Ibid., p. 18. Sur cette équivoque, qui a fait couler beaucoup d’encre, on consultera la notice introductive de J. Strachey à l’édition anglaise de « Pulsions et destins de pulsions » (The Standard Edition of the Complexe Psychological Works of Sigmund Freud, J. Strachey (ed.), London, Hogarth Press, vol. XIV, p. 111-116) ; P. Ricœur, De l’interprétation, Paris, Le Seuil, 1965, p. 139, n. 57 ; M. Tort, « À propos du concept freudien de “représentant” (Repräsentanz) », Cahiers pour l’analyse, n° 5, Paris, Seuil, 1966.

85 S. Freud, « Au-delà du principe de plaisir », in Essais de psychanalyse [Paris, Payot, « Petite Bibliothèque Payot », n° 15, 2001], p. 73.

86 S. Freud, Métapsychologie, op. cit., p. 65 : « Comment parvenir à la connaissance de l’inconscient ? Naturellement, nous ne le connaissons que comme conscient, une fois qu’il a subi une transposition (Umsetzung) ou traduction (Ubersetzung) en conscient. Le travail psychanalytique nous permet de faire chaque jour l’expérience de la possibilité d’une telle traduction. »

87 C’est la traduction proposée par Ricœur pour la Repräsentanz freudienne (op. cit., p. 138 sq.), mais elle ne serait excellente que pour le « représentant affectif » — expression que Freud, précisément, n’utilise jamais, et pour cause…

88 S. Freud, Métapsychologie, op. cit., p. 84.

89 Ibid., p. 82.

90 EM, p. 712.

91 In R. de Saussure, La méthode psychanalytique, Lausanne et Genève, Payot, 1922, p. 17.

92 M. Tort, art. cit., p. 45 : « Ce n’est pas un hasard que cette extériorité interne qu’est l’excitation venue du corps soit perçue par Freud comme radicalement interne : elle n’est au fond si interne que d’être perçue comme pouvant à chaque instant faire irruption dans l’“interne” par excellence, à savoir le psychisme. »

93 GP, p. 374.

94 Ibid., p. 283 ; EM, p. 827 sq

95 GP, p. 379.

96 Ibid., p. 292.

97 Ibid., p. 394 sq.

98 Ibid., p. 39, p. 97.

99 EM, p. 354.

100 S. Freud, Métapsychologie, op. cit., p. 96-97.

101 GP, p. 365.

102 Ibid., p. 384.

103 Ibid., p. 348.

104 Ibid., p. 10.

105 Ibid., p. 370.

106 Ibid., p. 271.

107 Il est vrai dans une œuvre de fiction, L’amour les yeux fermés, Paris, Gallimard, 1976, p. 182 et p. 234 : « Il s’esclaffait l’autre jour, en lisant un passage de Duerf expliquant le plaisir de l’écriture par le fait que l’encre qui coule de la plume symbolise l’éjaculation. Si ce crétin-là, disait-il, avait eu la moindre idée de ce qu’est l’acte d’écrire, de ce pont jeté par l’expression communicable sur l’abîme de la disparition sensible, il n’aurait pas confondu cette venue douloureuse de notre existence au jour de l’intelligibilité avec quelques gouttes pendant au bout de sa queue ! » (Ces passages, qu’on cite ici pour la gaieté, sont signalés par 1. -L. Cherlonneix, « L’ontologie du sujet et son refus de l’amitié », in Exercices de la patience, n° 5, Paris, 1983.)

108 « Auraient », car le livre de Henry n’a à ce jour guère trouvé d’écho du côté des psychanalystes. (Déjà Lacan, réagissant en 1965 aux thèses de L’essence de la manifestation, éprouvait le besoin de taire jusqu’au nom de Michel Henry. Je remercie Cl. Morali de m’avoir signalé ce méchant épisode, consigné p. 870 des Écrits). Exception notable à cette frileuse stratégie du silence : Fr. Roustang, « Une philosophie pour la psychanalyse ? », in Critique, 463, Paris, Minuit, déc. 1985.

109 « Le moi et le ça », in Essais de psychanalyse, op. cit., p. 227.

110 Ibid., p. 229.

111 Ibid., p. 236.

112 Ibid., p. 263.

113 Ibid., p. 239.

114 Ibid., p. 263.

115 Ibid., p. 247.

116 Ibid., p. 228.

117 Ibid., p. 235.

118 Fr. Roustang, art. cit, p. 1188-1189 : « Nous pourrons peut-être relire désormais l’œuvre de Freud, ayant à notre disposition un authentique rasoir d’Occam, pour mettre d’une part, ce qui est intuition géniale ou transposition imaginée de la chose qui nous concerne et dont il est si difficile de parler, et d’autre part, ce qui est retour à l’infatigable effort de la philosophie occidentale pour tout ramener dans les tenailles de la représentation. »

119 S. Freud, « La dynamique du transfert », in La technique psychanalytique, [Paris, PUF, 1953], p. 52.

120 S. Freud, Essais de psychanalyse, op. cit., p. 228.

121 Ibid., p. 57-58.

122 S. Freud, « Remémoration, répétition et élaboration », in La technique psychanalytique, op. cit., p. 112.

123 S. Freud, Essais de psychanalyse, op. cit., p. 58-59.

124 S. Freud, Ma vie et la psychanalyse, [Paris, Gallimard, 1972], p. 53.

125 S. Freud, La technique psychanalytique, op. cit., p. 110.

126 GP, p ; 230.

127 Ibid., p. 108-109.

128 Ibid., p. 124.

129 Ibid., p. 60 ; je souligne.

130 S. Freud, Métapsychologie, op. cit., p. 82-83.

131 S. Freud, « Le moi et le ça », in Essais de psychanalyse, op. cit., p. 264.

132 GP, p ; 384.

133 Ibid., p. 379.

134 Ibid., p. 384.

135 S. Freud, « Au-delà du principe de plaisir », in Essais de psychanalyse, op. cit…, p. 62.

136 S. Freud, Ma vie et la psychanalyse, op. cit., p. 53.

137 Ibid.

138 S. Freud, « Note sur l’inconscient en psychanalyse », in Métapsychologie, op. cit., p. 178-179 : « L’idée de l’action qui a été ordonnée sous hypnose […] a été traduite en action aussitôt que la conscience s’est avisée de sa présence. Du fait que la véritable incitation à l’action est l’ordre donné par le médecin, il est difficile de ne pas admettre que l’idée de l’ordre du médecin est devenue active elle aussi. Pourtant cette dernière idée ne s’est pas révélée elle-même à la conscience comme l’a fait son produit, l’idée de l’action ; elle est demeurée inconsciente et s’est trouvée être en même temps efficiente et inconsciente. » M. Henry, qui s’appuie à juste titre sur ce texte pour dégager dans Freud un concept non représentatif de l’inconscient (GP, p. 13, p. 361-362), ne paraît pas s’apercevoir que l’action exécutée hors représentation a été prescrite (« suggérée ») au sujet. Celui qui « agit », ici, c’est l’autre…

139 S. Freud, « Hypnotisme et suggestion », tr. fr. Borch-Jacobsen, Scherrer et Koeppel, in L’écrit du temps, n° 6, Paris, Minuit, p. 89.

140 S. Freud, « Études sur l’hystérie », op. cit., p. 246.

141 S. Freud, « Ma vie et la psychanalyse », op. cit., p. 54.

142 S. Freud, « Au-delà du principe de plaisir », in Essais de psychanalyse, op. cit., p. 58.

143 S. Freud, « Linquiétante étrangeté », in Essais de psychanalyse appliquée, Paris, Gallimard, « Idées », 1975, p. 188.

144 S. Freud, Résultats, idées, problèmes. Tome II [Paris, PUF, 1992], p. 287.

145 Fr. Roustang, il est vrai, avance à ce propos qu’« en aucun cas cette auto-affection [la “subjectivité absolue” de M. Henry] ne saurait être confondue avec le narcissisme » (art. cit., p. 1175). Mais c’est parce qu’il rabat — un peu trop vite — le narcissisme sur l’« imaginaire » lacanien, qui relève plutôt de ce que Freud appelait le « narcissisme secondaire » : le narcissisme « renvoie au spéculaire ; il est un effort impossible du sujet pour se rejoindre dans sa propre image objectivée. Il est la tentative de retrouver dans le registre de la représentation ce qui n’est en rien de ce registre, parce que c’est expérimenté dans la passivité de la passion » (ibid.). Proposition à laquelle on souscrira entièrement, à la condition d’ajouter que c’est bien une telle « passion » anté-représentative et anté-spéculaire que Freud a tenté de penser sous le nom de « narcissisme primaire ».

146 S. Freud, « Pour introduire le narcissisme », in La vie sexuelle [Paris, PUF, 1969], p. 91.

147 S. Freud, « Inhibition, symptôme et angoisse », Paris, PUF, 1965, p. 54.

148 S. Freud, Abrégé de psychanalyse, tr. fr. Berman, Paris, PUF, 1967, p. 60.

149 S. Freud, « Formulations sur les deux principes du cours des événements psychiques », in Résultats, idées, problèmes. Tome I, op. cit., p. 136-137.

150 S. Freud, « Psychologie des masses et analyse du moi », in Essais de psychanalyse, op. cit., p. 168.

151 GP. p. 18.

152 S. Freud, « Le moi et le ça », in ibid., p. 241-242.

153 Formule du surmoi dans Le président Wilson, Paris, UGE, 1914, p. 82.

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