Michel Henry et la « métaphysique de la présence »
p. 99-121
Texte intégral
1La question que nous souhaitons poser ici peut se formuler simplement : dans quelle mesure la phénoménologie henryenne est-elle caractéristique, ou si l’on veut reste-t-elle « tributaire » de ce que J. Derrida diagnostiquait en termes de « métaphysique de la présence » — et quelle lumière la réponse à une telle question est-elle susceptible de projeter sur elle ?
2Henry, on le sait, qualifie régulièrement la vie comme une « éternelle présence à soi », et ceci sur le fondement des acquis les plus fondamentaux de sa philosophie. L’auto-affection qui caractérise une telle vie, et fait d’elle une vie par essence ipséisée, se trouve en effet définie comme un mode d’apparaître où ne s’instaure entre l’apparaître lui-même et ce qui apparaît, entre son « comment » et son « quoi », son Wie et son Was, aucune extériorité, aucun écart, aucune différence :
L’identité de l’affectant et de l’affecté réside et se réalise […] dans l’affectivité.
L’affectivité est ce qui met toute chose en relation avec soi et ainsi l’oppose à toute autre, dans la suffisance absolue de son intériorité radicale. L’affectivité est l’essence de l’ipséité.1
L’identité de l’affectant et de l’affecté est l’affectivité et, comme telle seulement, comme auto-affection de l’essence dans son immanence radicale, son Soi, le Soi de l’essence, l’ipséité.2
3Or si le « monde », dans son opposition phénoménologique à la vie, peut pour sa part être qualifié de Dehors, ce n’est pas relativement à elle — comme ce qui lui serait « extérieur » —, mais conformément à son apparaître propre dont l’essence est a contrario de tenir à distance l’un de l’autre les termes de la différence ontologico-phénoménologique avec laquelle il se confond :
Tout ce qui se montre en lui se montre au dehors : comme extérieur, comme autre, comme différent. Extérieur, parce que la structure de l’Ek-stase en laquelle il se montre est l’extériorité […] ; différent, parce que cette Ek-stase est identiquement une Différence, l’opération qui, creusant l’écart d’une distance, rend différent tout ce à quoi il est donné d’apparaître à la faveur de cette mise à distance — dans l’horizon du monde. […] La Différence est ici la différence entre ce qui apparaît et l’horizon en lequel il se montre, la différence entre ce qui apparaît et l’apparaître lui-même.3
4Seulement, ce qui creuse cette extériorité réciproque de l’apparaître et de ce qui apparaît, et soutient dès lors la différence ontologico-phénoménologique elle-même comme différenciation qui met à distance, n’est pour Henry rien d’autre que la temporalisation du temps : elle seule, écrit-il, peut fonder « une venue au-dehors, une mise à distance, l’instauration d’un écart où se creuse un horizon de visibilité qui est précisément l’horizon du monde, sa phénoménalité, sa lumière ». Mais si « temps et monde sont identiques », si « la vérité du monde […] consiste dans le temps »4, si la « distance phénoménologique » n’est dès lors pas d’abord spatiale mais bien temporelle, et si enfin l’auto-affection se définit par l’exclusion en elle de toute distance, alors il semble bien, au moins négativement, qu’elle doive échapper au temps et exclure d’elle-même toute temporalité — exclusion dont rendrait précisément compte l’expression d’« éternelle présence à soi ».
5Or c’est contre cette série d’évidences que nous entendons ici faire valoir l’exigence de lire la philosophie henryenne de l’immanence comme une philosophie positive du temps — c’est-à-dire comme une phénoménologie à part entière. Car enfin, si l’une des oppositions qui, peut-être, aura structuré la philosophie du XXe siècle, n’est pas d’abord celle d’une philosophie de l’expérience et d’une philosophie du concept, mais, à son fondement, celle d’une philosophie du temps et d’une philosophie du logos, et si c’est bien à la phénoménologie — à quelques exceptions près évidemment notables — qu’est revenue la tâche, constitutive dès lors de son essence, de penser et de vivre le temps dans son hétérogénéité à l’égard d’un tel logos et d’en déployer les implications eu égard à « la métaphysique » et à son histoire — alors interroger la pensée henryenne au prisme de son traitement positif de la temporalité consiste bien à l’interroger phénoménologiquement et, finalement, à en dégager la portée proprement phénoménologique. Ce n’est donc pas en dépit de, mais du fait même qu’elle est une philosophie du temps et parce qu’elle l’est que la pensée henryenne est selon nous une pensée de l’immanence et de la duplicité de l’apparaître — duplicité qui n’aurait justement de sens précis et rigoureux que reconduite à ses fondements « temporels ».5
6Sans doute une telle hypothèse de lecture rencontrera-t-elle dès le départ une série d’objections, et d’abord, nous l’avons vu, de la part de la philosophie henryenne elle-même dont on peut dire en effet, à la lire abstraitement, qu’elle se présente bien plutôt comme une contre-pensée du temps, une pensée excluant le temps de ce qui justement mérite et exige d’être pensé — une pensée, en somme, de l’intemporel. Mais c’est justement l’enjeux de la question que nous voudrions tenter de lui poser ici — celle de son appartenance à la « métaphysique de la présence » — que de montrer qu’il n’en est rien, et qu’une telle « représentation » de la phénoménologie matérielle relève finalement d’un malentendu qu’une lecture attentive de Henry suffit pourtant, au moins dans son principe, à prévenir :
Étrangère au temps, à l’extériorité, éternelle — car l’éternité n’est autre que le lien indissoluble de l’auto-affection, l’éternité est l’essence de la vie — la vie exhibe pourtant en elle une temporalité propre, la temporalité réelle dont nous cherchons le concept.6
7L’arrière-plan problématique et les enjeux de notre étude étant circonscrits, il nous faut maintenant tenter d’en préciser la structure en lui fournissant des coordonnées conceptuelles rigoureuses. Posons donc la question : quel sens donner à ce que, dès le milieu des années 1960, Derrida nomme « métaphysique de la présence » ? Pour y répondre, reportons-nous d’abord à trois textes bien connus de 1967, l’un extrait de La voix et le phénomène, l’autre du beau texte consacré à Lévinas et publié dans L’écriture et la différence sous le titre « Violence et métaphysique », le dernier enfin de l’étude consacrée à Rousseau et publiée la même année dans De la grammatologie sous le titre « Du supplément à la source : la théorie de l’écriture ». Dans La voix et le phénomène, Derrida écrit d’abord la chose suivante :
Que signifie […] le « principe des principes » de la phénoménologie ? Que signifie la valeur de présence originaire à l’intuition comme source de sens et d’évidence, comme a priori des a priori ? Elle signifie d’abord la certitude, elle-même idéale et absolue, que la forme universelle de toute expérience (Erlebnis) et donc de toute vie, a toujours été et sera toujours le présent. Il y a et il n’y aura jamais que du présent. L’être est présence ou modification de présence.7
8Cette déclaration, nous la compléterons immédiatement par celle de « Violence et métaphysique », qui en donne comme une sorte de spécification :
La vie égologique (l’expérience en général) a pour forme irréductible et absolument universelle le présent vivant. Il n’est pas d’expérience qui puisse être vécue autrement qu’au présent. Cette impossibilité absolue de vivre autrement qu’au présent, cette impossibilité éternelle définit l’impensable comme limite de la raison. La notion d’un passé dont le sens ne pourrait être pensé dans la forme d’un présent (passé) marque l’impossible-impensable-indicible, non seulement pour une philosophie en général, mais même pour une pensée de l’être qui voudrait faire un pas hors de la philosophie.8
9Dans ces deux passages, l’idée d’une « métaphysique de la présence » se trouve donc circonscrite par une double thèse fondamentale : celle d’une part, de l’unité de principe de la temporalité — il n’y a pas en droit d’hétérogénéité entre les dimensions du présent et du passé ; celle, d’autre part, d’un rapport non thématique établi entre le présent et le passé, ou plus précisément, dans une inflation du substantif, entre la présence et ce que nous nommerons ici la « passéité », et sur le fond d’une conception de la temporalisation telle que présent et passé n’ont eux-mêmes d’être que sous la condition du fait d’être ou d’avoir été « présents ». Aussi l’expression de « métaphysique de la présence » ne désigne-t-elle pas une philosophie pour laquelle il n’y a que du présent, mais une forme de pensée revenant à considérer qu’il n’y a d’« il y a » que comme « présence », de sorte en effet qu’« il n’y a » de passé que sous la forme d’une ancienne « présence » et de présent que comme répétition d’une présence « originaire » qui survole et domine toute dimension du temps. Voilà pourquoi il est ici question de « métaphysique » : « métaphysique » signifie clôture, en l’occurrence « clôture » du temps par et dans la présence elle-même, laquelle fonde et intègre, absorbe et finalement neutralise tout passé — fût-il le « premier », celui de l’« origine ». Et c’est la raison pour laquelle Derrida peut écrire, dans son étude sur Rousseau, et en des termes qui ne manqueront pas de frapper les lecteurs de M. Henry :
Le présent est originaire, cela veut dire que la détermination de l’origine a toujours la forme de la présence. La naissance est la naissance (de la) présence. Avant elle, il n’y a pas de présence […]. Chaque fois que Rousseau tente de ressaisir une essence (sous la forme d’une origine, d’un droit, d’une limite idéale), il nous reconduit toujours à un point de présence pleine. […] L’essence est la présence. Comme vie, c’est-à-dire comme présence à soi, elle est naissance. Et comme le présent ne sort de lui-même que pour y rentrer, une re-naissance est possible qui permet seule, d’ailleurs, toutes les répétitions d’origine.9
10Bien entendu, nous ne nous attarderons pas ici sur ces textes eux-mêmes — ni sur la manière dont, pour Derrida, une telle métaphysique de la présence repose toujours, d’une manière ou d’une autre, sur l’éviction ou du moins la neutralisation du « signe » (et donc, justement, d’un certain rapport au logos) —, mais conformément au projet plus haut annoncé, nous les utiliserons comme points d’appui pour interroger la pensée de M. Henry en lui posant plus spécifiquement trois questions :
- La première est évidemment la plus directe : dans quelle mesure, pour une phénoménologie de l’auto-affection comme neutralisation de toute distance — et donc de tout écart temporel —, « il n’y a et il n’y aura jamais que du présent », dans quelle mesure l’être y est déterminé comme « présence ou modification de présence », et dans quelle mesure, enfin, « la notion d’un passé dont le sens ne pourrait être pensé dans la forme d’un présent (passé) » marque-t-elle son « impossible-impensable-indicible » ?
- Si tel n’était pas le cas, si au contraire la pensée de M. Henry était tout entière une réponse à l’appel de cet impossible-impensable-indicible — et c’est bien vers cela, on le pressent, que nous voudrions nous acheminer — comment permettrait-elle néanmoins de se saisir de la présence et de rendre compte de sa « genèse » ?
- Enfin — mais cette dernière question, suggérée par la lecture derridienne de Rousseau, restera comme à l’horizon de notre interrogation — comment appréhender le concept de « naissance » dès lors que, chez Henry, il ne marquerait précisément pas l’archi-institution « métaphysique » de la présence comme origine mais, dans sa fonction architectonique, laisserait planer sur la pensée henryenne le spectre de ce que l’on pourrait peut-être nommer une « métaphysique de la passéité » ?
1/ L’idée d’une « éternelle présence à soi »
11En lisant les textes qu’à différentes époques — celle de L’essence de la manifestation, de Phénoménologie matérielle ou d’Incarnation —, Henry consacre aux Leçons sur la conscience intime du temps de Husserl, on se départit difficilement de l’idée selon laquelle la conception henryenne du temps tombe non seulement sous le coup des formules derridiennes, mais à vrai dire qu’elles y tombent éminemment. En effet, comme Derrida lui-même et comme le fera plus tard Ricœur — comme le feront, à vrai dire, tous les phénoménologues qui s’y seront attelés — Henry centre ses lectures des Leçons husserliennes sur la différence de l’impression et de la rétention pour dénoncer le caractère insuffisamment radical de sa thématisation, mais de telle sorte qu’il en vient à s’opposer explicitement à la thèse husserlienne selon laquelle la modification rétentionnelle de l’impression vaudrait pour une conservation de sa réalité effective. La rétention — comme cas insigne de la « distance phénoménologique » — marquerait bien plutôt pour Henry le passage de l’impression — entendue comme le lieu même de l’affectivité/effectivité — dans le « n’être plus du tout juste passé », son « glissement » dans le « non-être ».10 S’ensuit une double thèse : d’une part, celle d’une irréalité principielle du passé, souvent illustrée par la sentence de Maître Eckhart : « Ce qui s’est passé hier est aussi loin de moi que ce qui est arrivé il y a des milliers d’années »11 ; et d’autre part, celle d’une irréalité du présent husserlien lui-même et de l’impression qui en est corrélative, pour autant qu’ils se trouvent déjà contaminés par leur devenir-rétentionnel et par leur présence dans le « flux du temps » comme forme d’extériorité et opérateur d’extériorisation. Ainsi s’explique, une fois opéré le retour depuis la rétention jusqu’à l’impression, l’appel henryen à une impression qui ne posséderait pas sa réalité dans ce flux, qui au contraire ne se donnerait comme réelle qu’en dehors de lui, dans et par cette auto-affection au sein de laquelle, conformément à sa définition, le « temps » ne creuserait aucune « distance ». Mais dans la manière dont Henry accorde à la seule impression une « réalité », la thèse derridienne selon laquelle « l’être est présence ou modification de présence » paraît bien radicalisée, puisque c’est la « modification » elle-même qui se trouve finalement exclue du champ de l’être. Ce n’est pas seulement qu’un passé qui ne serait pas un « présent passé » serait impossible-impensable-indicible, c’est que serait condamné à l’irréalité de l’imaginaire tout présent susceptible de passer pour devenir un ancien présent. Il ne s’agirait donc même pas, avec Henry, d’une métaphysique de la « présence », mais, dans une lignée finalement brentanienne, d’une métaphysique du présent, de cet « éternel présent de la vie » dont toute saisie intentionnelle comme toute modification signifieraient ipso facto l’abolition « imaginaire ».
12Or l’un des intérêts d’une série de notes préparatoires à L’essence de la manifestation récemment éditées12 est de ne pas se contenter de présenter cette thèse négativement — comme si la seule chose que nous pouvions dire de la subjectivité comme auto-affection est qu’elle n’appartient pas au « flux du temps » comme forme primitive de la distanciation phénoménologique — mais positivement, au prisme du concept de « présent ontologique » dont il nous faut d’abord, conformément à notre projet, exposer et discuter les différentes composantes.
13En premier lieu, Henry pose explicitement que la perpétuelle « présence de la subjectivité à elle-même » n’est pas le présent comme « dimension » du temps parmi ces autres dimensions que seraient le passé ou l’avenir :
La conscience est-elle dans le présent ? Distinguer deux présents : conscience du présent ; elle n’y est pas ; et cette présence ontologique […] qui, [spécifique] de la conscience, est toujours présence à soi, qui est l’auto-expérience des actes transcendantaux par eux-mêmes. C’est cette présence-là qu’on fait glisser sur la ligne spatiale du temps vulgaire quand on dit que la conscience est dans le présent.13
14S’il y a donc chez Henry un privilège de la « présence », ce ne saurait être par l’effet d’une « contamination du temps au contact du ici », dans un repli sur le « maintenant » aristotélicien14, puisque la présence qu’il vise tranche avec tout « présent » dont le passé serait une modification et le futur une anticipation. En ce sens, la critique henryenne de l’irréalité du flux husserlien, dans sa double dimension rétentionnelle et protentionnelle, ne signe nul retour à un quelconque brentanisme, et tout comme la critique heideggérienne d’Aristote, celle que Husserl mène de Brentano reste aux yeux de Henry indépassable :
Distinguer soigneusement ma thèse : présent ontologique seul réel ≠ présent-passé-futur irréels — de la thèse de Brentano : [le] présent [est] seul réel [et] toutes les autres déterminations temporelles sont irréelles ; car ma distinction se réfère à [la] différence ontologique, tandis que pour Brentano il s’agit d’un présent réel transcendant.15
15Mais alors, si la présence à soi de la conscience n’est pas la conscience du présent, comment la déterminer ? En premier lieu, comme ce qui coexiste avec et fonde l’ensemble des actes intentionnels, psychiques ou corporels, par lesquels s’ouvre le flux, et plus précisément encore comme ce qui constitue, à titre d’« auto-expérience des actes transcendantaux », la possibilité même de l’ouvrir à chaque « instant ». En d’autres termes, et ce point est capital, la « présence ontologique », parce qu’elle ne se confond avec aucun maintenant « actuel » — et par voie de conséquence, avec aucun passé ou avenir qui en seraient la modification rétentionnelle ou l’anticipation protentionnelle — se donne phénoménologiquement sur le mode de la « possibilité », toujours présente à elle-même à chaque « moment du flux » lors même qu’elle n’y occupe aucune « situation temporelle », possibilité non seulement réelle et toujours réelle en tant que possibilité, mais constituant bien plus la réalité de tous les actes irréalisants.
16Or tel est bien l’un des fils directeurs de Philosophie et phénoménologie du corps : le temps du corps n’est pas le présent, si l’on entend par « présent » une dimension du temps qu’on opposerait à un passé et à un avenir dans un « ordre de succession ». Non seulement, écrit Henry, « la connaissance corporelle du monde n’est pas une connaissance actuelle »16, pas plus que mon mouvement n’est « un état présent et pour ainsi dire empirique de mon corps », mais de plus, et corrélativement, ce n’est jamais comme « l’objet d’une expérience présente »17 que quoi que ce soit peut lui être donné. Or si ni mon corps, ni le monde, ni leur rapport ne sont « au présent », c’est justement parce que « présent » signifie ici « actuel », « actuel » « ponctuel », et « ponctuel » « individué », et donc « singulier », et que mon corps — dans la manière dont je l’éprouve — se donne au contraire sur le mode du « je peux », du pouvoir ou de la « possibilité » :
Notre corps n’est pas exactement une connaissance, il est plutôt un pouvoir de connaissance.18
L’acte de prendre une boîte d’allumettes [par exemple] […] n’est pas un acte individué dans la temps, un acte qui serait présent au moment où je l’accomplis et qui, ensuite, tomberait dans le passé. […] Un tel acte n’est point passé, il est par essence une possibilité permanente qui s’offre à moi, un pouvoir qui domine passé, présent et avenir et dont la structure ontologique […] nous permet précisément de concevoir et de comprendre ce qu’est l’être réel de la pure possibilité d’une connaissance ontologique.19
17Tirons-en une première conclusion quant à la question qui nous occupe d’une détermination « positive » de la « présence » henryenne : la temporalité propre à la « possibilité ontologique » consiste en une « présence » perpétuelle, coexistant avec et fondant tout acte temporalisant, pour autant qu’elle en constitue ainsi la « possibilité ». Sans doute rien n’empêche-t-il de parler à ce propos d’« éternité », si l’on entend par là que cette temporalité spécifique exclue les dimensions du « flux », et non pas toute temporalité vivable et concevable : le passé notamment, dans lequel ne saurait se tenir la subjectivité, n’est ici que le passé de la rétention et du ressouvenir — alors qu’il y a, phénoménologiquement, bien d’autres formes de « passé » —, de même que l’« éternité » du présent ici suggérée n’est que le hors du temps comme flux temporel, lequel est lui-même loin de recouvrir toute conception phénoménologique de la temporalisation de la temporalité. Faisons donc un pas de plus sur la voie — « laissée ouverte » par Heidegger20 — de la détermination positive d’une telle « éternité ».
2/ Affectivité, temporalité, totalité
18Parce que la « possibilité », comprise temporellement, « domine passé, présent et avenir », elle engage en effet Henry, dans ces notes de jeunesse, à répéter le problème de sa temporalité propre au prisme de sa possible donation totale. Or sur ce point précis, Henry engage avec Husserl un tout autre débat, au fil notamment d’une lecture précise du § 44 d’Ideen I intitulé « L’être purement phénoménal du transcendant. L’être absolu de l’immanent ». Comme l’on sait, Husserl y distingue en effet l’« inadéquation » principielle21 — ou « l’imperfection indéfinie »22 — de la donation de la « chose » transcendante — en tant qu’elle ne se donne que par esquisse ou par le biais d’« apparences » — et la donation « immanente » du vécu qui, parce qu’il « ne se donne pas par figuration », peut être nommée « absolue »23. Et de conclure :
Nous tenons donc pour assuré le point suivant : l’essence de tout ce qui se donne par le moyen d’apparences, implique qu’aucune de celles-ci ne donne la chose comme un « absolu » ; elle la donne dans une figuration unilatérale ; par contre l’essence des données immanentes implique qu’elles donnent un absolu qui ne peut nullement se figurer et s’esquisser par faces successives.24
19Mais c’est pour introduire immédiatement — et c’est ce qui va retenir l’attention de Henry — une certaine réserve quant à cette absoluité, sous la forme de ce qui constitue une inadéquation propre à la donnée immanente, ou une paradoxale « relativité de l’absolu » :
Qu’on veuille bien noter encore la distinction suivante. Un vécu n’est jamais non plus complètement perçu ; il ne se laisse pas saisir adéquatement dans sa pleine unité. Par essence c’est un flux ; si nous dirigeons sur lui le regard de la réflexion nous pouvons le remonter en partant de l’instant présent ; les portions laissées en arrière sont alors perdues pour la perception. C’est uniquement sous la forme de rétention (Retention) que nous avons conscience de ce qui vient immédiatement s’écouler, ou sous forme de ressouvenir. Finalement le flux total de mon vécu est une unité de vécu qu’il est impossible par principe de saisir par la perception en nous laissant complètement « couler avec » (mitchwimmende) lui. Mais cette incomplétude, cette « imperfection » que comporte l’essence du vécu est par principe différente de celle que recèle l’essence de la perception « transcendante » qui se fait par le moyen d’une figuration par esquisses, bref au moyen de quelque chose comme l’apparence.25
20Or aux yeux du jeune Henry, c’est cette inadéquation principielle de la donation immanente absolue qui pose problème, un problème d’autant plus redoutable que c’est de la donation à soi du moi concret qu’il est ici finalement question. Le texte husserlien nous confronte alors à une alternative : ou bien, au fil d’une analyse de la conscience du temps, contester la donation en personne de cette totalité, quitte à en réintroduire la quasi-donation sous forme d’une « tâche » indéfinie de « totalisation » — et c’est bien ce que fera Husserl au § 83 d’Ideen I où, selon son titre même, « la saisie du flux unitaire du vécu » sera conçue au prisme d’une « Idée » au sens kantien ; ou bien considérer que c’est la temporalité du vécu elle-même — en tant qu’elle rend justement impossible la « présence à soi » de l’ego dès lors que la « perspective temporelle », analogue en ce sens à la perspective spatiale, ne lui permet de se saisir qu’à travers ce que l’on pourrait nommer des « esquisses de temps » — qui doit être contournée, et l’auto-donation de l’ego dans sa totalité comprise hors du flux. Or c’est bien pour cette seconde option — qui seule peut en effet fonder une autodonation immanente véritablement « absolue », c’est-à-dire totale — que se décide ici Henry :
La connaissance de l’Ego n’est pas celle du flux du vécu dans sa totalité, car l’Ego est réel, le flux non, ni dans un présent, ni dans un passé-avenir, il est [une] première couche de transcendance, la temporalité-transcendance. […] L’Ego réel est présent ontologiquement seulement, ie donné absolument, ≠ tâche. S’il y a une tâche, ce n’est pas une tâche en extension, c’est [de] prendre conscience du Wie originaire comme tel.26
21Mais si nous semblons dès lors revenir à la thèse d’une dimension « éternelle » de l’auto-affection, on aurait toutefois tort de s’en tenir au constat d’une incompatibilité de principe entre les positions husserlienne et henryenne : car il ne s’agit pas pour Henry d’opposer à Husserl une expérience « intemporelle » de l’ego en totalité dont, en raison d’une cécité philosophique inexplicable, il aurait été privé, mais de déplacer le problème en posant une autre question : sur quelle « donnée » s’appuie Husserl pour présenter la totalisation du flux comme une exigence, une « tâche » — une « Idée » ? Et comment en serait-il venu à concevoir « la saisie du flux unitaire du vécu » comme une telle « Idée », si cette Idée n’était pas à sa manière « donnée » ? Certes, on le sait, Husserl ne méconnaît pas une telle exigence :
L’idée d’une infinité motivée par essence n’est pas elle-même une infinité ; l’évidence selon laquelle cette infinité ne peut pas par principe être donnée n’exclut pas, mais plutôt exige que soit donnée avec évidence l’Idée de cette infinité.27
22Mais précisément, parler ici d’« évidence », n’est-ce pas commettre un paralogisme tel que la spécificité de cet être-donné de l’idée, et plus encore de son propre mode de donation, s’en trouvent recouverts ? Questions fondamentales, qui nous permettent de revenir à nouveau vers Derrida, puisque c’est celles qu’il pose lui-même dans son introduction à L’origine de la géométrie, et dans une proximité tout à fait étonnante avec certaines avancées du jeune Henry. En effet, Derrida remarque d’abord que
tout en la marquant de la plus haute et de la plus constante dignité téléologique, tout en accordant à ce qu’elle conditionne une attention croissante, Husserl n’a jamais fait de l’Idée elle-même le thème d’une description phénoménologique.28
23Et c’est pour rendre raison d’une telle « lacune » qu’il ajoute :
L’Idée […] ne peut pas se donner en personne, elle ne peut être déterminée dans une évidence, car elle n’est que la possibilité de l’évidence et l’ouverture du « voir » lui-même.29
24Or si l’Idée fonde le « principe des principes » dans le mouvement même par lequel elle lui échappe nécessairement, alors elle constitue à la lettre le « point aveugle » de la phénoménologie husserlienne, voire même, pour Derrida, de toute phénoménologie :
L’Idée est ce à partir de quoi une phénoménologie s’instaure pour accomplir l’intention finale de la philosophie. Qu’une détermination phénoménologique de l’Idée elle-même soit, dès lors, radicalement impossible, cela signifie peut-être que la phénoménologie ne peut se réfléchir en une phénoménologie de la phénoménologie, et que son Logos ne peut jamais apparaître en tant que tel, jamais se donner à une philosophie du voir…30
25Mais justement, c’est pour autant qu’elle se trouve placée à l’horizon du regard, et ainsi sur le même plan ontologique que ce dont elle doit anticiper la totalisation, que sa « donation » paraît paradoxale, et d’autant plus paradoxale qu’à titre de terme mouvant et reculant sans cesse de la vision, on la charge de justifier et de fonder a priori l’ouverture même de la visibilité. Rien n’empêche donc de faire de l’Idée elle-même, pour reprendre l’expression de Derrida, « le thème d’une description phénoménologique », pour autant justement que nous ne confondions pas la « révélation » et le « faire-voir » dans l’évidence, et c’est ce que le jeune Henry suggère lui-même dans deux notes consacrées à la dialectique transcendantale kantienne et à l’Idée de « moi » :
Opposer mon sens de [l’] apparence transcendantale à celui de Kant → chez qui [elle est] illusion, parce que [il n’élabore] pas d’ontologie de la subjectivité.31
Je puis changer radicalement le sens de la thèse kantienne : nous ne nous connaissons que comme phénomènes (mais quel est ce phénomène, son « comment » ?) → nous ne sommes rien d’autre que phénomène.32
26Ce que n’aurait donc pas vu Kant, c’est que la phénoménalité du phénomène dont il tente de montrer qu’il est la seule manière pour nous de nous « connaître », n’est autre que ce que nous sommes en nous-mêmes — cette « chose en soi » dont la Critique de la raison pure nous refuse en retour l’accès — de sorte que la critique kantienne de la psychologie rationnelle — à laquelle, on le sait, Henry consacrera des textes importants33 — est juste dans ce qu’elle affirme et fausse dans ce qu’elle nie : juste en ceci que le « moi » dont l’Idée est l’Idée n’est pas « connu » comme le sont ses « phénomènes » — ou, dans les termes phénoménologiques de Derrida, « ne peut pas se donner en personne » et « être déterminée dans une évidence » ; fausse dès lors qu’elle fait de cette Idée une Idée régulatrice de la raison par laquelle rien ne peut nous être donné, alors qu’elle ne désigne rien d’autre que la manière même dont se donne tout ce qui se donne à titre de « phénomène » — le « comment originaire » par conséquent tel que, comme forme et contenu, mais sur un autre plan que celui du voir ou de la connaissance, il n’est autre que la subjectivité absolue elle-même.
27Certes, il y a beaucoup de Heidegger dans cette manière de relire la dialectique transcendantale, s’il est vrai que la tentative de conférer un sens phénoménologique plein à l’Idée kantienne en en exhibant la teneur sur un autre plan que celui de la « connaissance » caractérise déjà explicitement l’approche heideggérienne du « monde » :
S’il est sûr que jamais nous ne saisissons absolument en soi l’ensemble de l’étant, il est non moins certain que nous nous trouvons placés au milieu de cet étant, qui nous est dévoilé en son ensemble d’une manière ou d’une autre.34
28Et le dévoilement de l’étant dans son ensemble, la donation « positive » de ce qui chez Kant constituait ainsi l’Idée régulatrice de monde, c’est à l’affectivité — et non à la « connaissance » — que le Heidegger de « Qu’est-ce que la métaphysique ? », on le sait, le confie :
Semblable tonalité-affective dans laquelle on « est » dans un tel ou tel « état », fait que nous nous sentons au milieu de l’étant en son ensemble, dont le ton nous pénètre. La situation-affective (Befindlichkeit) que nous fait sentir cette tonalité (Stimmung) […] nous dévoile chaque fois à sa manière l’étant en son ensemble.35
29Certes, il est dès lors tentant d’opposer Heidegger et Henry au prisme de l’Idée à laquelle ils auront choisi, chacun pour leur part mais revenant tous deux en deçà du « plan » épistémologique circonscrit par la première Critique, de conférer un contenu phénoménologique, et singulièrement un contenu « affectif » : l’Idée de Monde chez le premier, et celle du Moi chez le second. Mais ce serait oublier l’essentiel, à savoir que la révélation du Moi chez Henry se trouve bien au fondement de celle du « monde », et qu’inversement, le « Monde » heideggérien n’est qu’un moment structurel du Dasein comme « être-au-monde », de telle sorte que les Stimmungen — et spécifiquement l’angoisse comme anticipation affective, « élémentaire » et « simplifiée » de l’être-pour-la-mort36 —, le révèle à lui-même et en totalité dans son insubstituable ipséité.37 Ce qui, en revanche, s’avère dès lors digne de question, est bien plutôt le sens de la « totalité » qui ici se révèle, la nature de cette révélation, et finalement, le sens de la connexion à établir entre affectivité, donation de la totalité, et temporalité. Or comme nous allons le voir, c’est justement la lecture henryenne de Heidegger qui permet de donner à la « présence ontologique » de la subjectivité à elle-même et en totalité un tout autre sens que celui d’être un « présent » — et qui va nous permettre de reposer frontalement la question de l’appartenance de Henry à la « métaphysique de la présence ».
3/ Passivité et passéité dans L’essence de la manifestation
30Nous l’avons vu, l’idée d’une « éternelle présence à soi » par laquelle Henry présente volontiers la vie n’a qu’un sens négatif, et doit rester indéterminée tant que le sens « temporal » de cette présence éternelle n’a pas été précisé. Pour ce faire, nous partirons ici d’une note préparatoire à Phénoménologie matérielle, dans laquelle Henry écrit laconiquement : « Présence = s’être toujours déjà trouvé = affectivité ».38 Car dans cette équation s’annonce pour nous la réponse à la question du rapport entretenu par Henry avec le traitement heideggérien des « ek-stases temporelle » — parce que s’y annonce la manière dont, au fil de la question de la donation affective de l’Idée de subjectivité, c’est-à-dire du temps comme totalité, il rompt justement avec toute métaphysique de la présence. Et de fait, dès les notes préparatoires à L’essence de la manifestation, Henry se révèle extrêmement sensible à la profonde originalité et à la radicalité ontologique de l’analytique heideggérienne de l’affectivité — se montrant particulièrement attentif à une série de points par ailleurs bien connus et que nous résumerons ici à grands traits :
- D’une part, les « tonalités affectives » (Stimmungen) ne sont pas d’abord pensées dans Sein und Zeit comme un quelconque rapport, fût-il originaire, du Dasein à quoi que ce soit d’autre que lui-même. La tonalité affective, écrit Heidegger, laisse se manifester au Dasein le pur fait « qu’il est », « l’ouverture tonale de l’être du Là en son “que”39, et c’est dans ce « fait », dans ce « que » de son être — non pas dans le « il y a » mais le « qu’il y a » —, dans ce fait que le Dasein éprouve et ne peut qu’éprouver affectivement, que réside à proprement parler ce que Sein und Zeit nomme sa « facticité ». En ce sens, l’affectivité heideggérienne est bien déjà, saisie dans son fondement, une auto-affection — l’auto-épreuve par le Dasein du pur fait qu’il est, de sa pure quoddité.
- D’autre part, parce que l’affection se distingue pour Heidegger de toute intuition ou perception, elle tranche également, répétée temporellement, avec toute « présentation » ou « présentification »40 — avec toute saisie au présent. Au contraire, elle livre au Dasein le « fait qu’il est » avec le caractère phénoménologique de la précédence ou de l’antécédence à l’égard de toute « présence à soi ». Dans l’affection, le Dasein n’éprouve pas seulement qu’il est, mais bien qu’il retarde toujours sur le « fait qu’il est », que ce « qu’il est » le précède donc toujours-déjà, et pèse sur lui comme ce « fardeau » qu’il est pour lui-même. Or c’est cette précédence que vient désigner le concept heideggérien d’être-jeté (Geworfenheit-sein).41
- Enfin, c’est cette précédence qui, à titre de fondement « temporal » de l’affectivité, constitue dans Sein und Zeit — et contre toute approche intentionnelle de la rétention et du ressouvenir — le sens ekstatique du « passé » : « Dans l’affection, le Dasein est assailli par lui-même comme l’étant que, étant encore, il était déjà, c’est-à-dire qui est constamment été. Le sens existential primaire de la facticité réside dans l’être-été (Gewesenheit) »42. Que je sois, telle est donc la manière pour moi d’être le passé que je suis — un passé qui, toutefois, n’a pas eu à devenir passé en passant, un passé hétérogène à tout « ancien » présent, un passé qui par conséquent ne se trouve séparé du Dasein par aucune distance ou aucun « écart » — qui bien plutôt est la neutralisation de toute distance ou de tout écart — et qui pour cette raison précisément, se donne à éprouver comme un poids ou un fardeau.
31Or s’il nous semble clair que le lien établi par Heidegger entre affectivité et passé, et bien plus, que le sens tout à fait nouveau qu’y acquiert la « passéité » suffiraient à émettre de sérieux doutes sur la possibilité, du moins sur ce point précis, de faire entrer l’ontologie-fondamentale heideggérienne dans la « métaphysique de la présence », ce qui est vrai de Heidegger l’est aussi de M. Henry, et à plus forte raison encore.
32En premier lieu en effet, c’est bien une répétition et une radicalisation de la triade Befindlichkeit/Geworfenheit/Gewensenheit que signe l’équation henryenne : « présence = s’être toujours déjà trouvé = affectivité » ; et de fait, c’est de cette triple détermination heideggérienne de l’affectivité — l’auto-affection, le fardeau du « que » et le « déjà » de sa répétition temporelle — qu’hérite Henry et qu’il mobilise dans sa propre approche de l’affectivité :
[Dans] l’affectivité, le sentiment […] s’éprouve et fait l’expérience de soi comme irrémédiablement livré à soi pour être ce qu’il est, comme chargé à jamais du poids de son être propre.43
L’expérience de la passivité comme passivité de l’être à l’égard de soi et son phénomène originel, ont leur origine dans l’affectivité. À celle-ci il appartient que, originellement passive à l’égard de soi, elle se trouve comme telle essentiellement marquée dans son être par un déjà. Le sentiment se sent, s’éprouve, est donné à lui-même de telle manière que, dans cet être-donné-à-soi-même qui le constitue, il s’apparaît, non pas comme donné, mais précisément comme toujours déjà donné à lui-même.44
33Pourtant, loin de se contenter de reprendre à son compte la thématisation heideggérienne du « toujours déjà », L’essence de la manifestation procède bien, comme nous l’annoncions, à une radicalisation, et dans une direction bien déterminée que permet de circonscrire une note préparatoire encore inédite. Commentant la déclaration de Sein und Zeit selon laquelle « Le Dasein ne revient jamais en deçà de sa Geworfenheit » — en-deçà, par conséquent, du toujours-déjà affectif de sa propre facticité —, Henry note pour lui-même :
Ceci contient en fait un retour à [l’] immanence qui, absolument compris, entraînerait [la] négation [des] thèses sur lien [entre] Da — Temporalité — ekstase.45
34De même donc qu’à bien des égards, Heidegger avait libéré le passé de la présence du présent husserlien, Henry conquerrait son propre concept de présence, dans l’équivalence heideggérienne maintenue de l’affectivité et du « s’être toujours déjà trouvé », en libérant à son tour le passé heideggérien de l’avenir qui, dans la Fundamentalontologie, se trouve chargé de le révéler. Et c’est ce qui se trouve établi dans les §§ 41 à 43 de L’essence de la manifestation consacrés à la détermination de l’immanence comme « situation », et tout particulièrement dans ce texte crucial que nous citerons ici un peu longuement :
La situation du Dasein […] ne se confond pas avec la temporalité, elle prend naissance en elle. Dans le projet du futur il n’y a rien d’autre que la mort. C’est seulement dans l’acte de revenir sur soi à partir de celle-ci que le Dasein se comprend dans son abandon, comme lui étant livré. […] Voilà pourquoi le concept de situation apparaît originellement lié au passé, parce que la Geworfenheit de l’existence se découvre à l’intérieur de celui-ci, dans l’ekstase de son horizon. […] Il y a donc lieu de distinguer, d’une part, l’horizon pur du passé dont l’ekstase se temporalise co-originairement avec celle du futur et à partir d’elle, d’autre part, ce qui se manifeste à l’intérieur de cet horizon, le Dasein lui-même comme étant déjà là, comme être-ayant-été. Celui-ci se ramène si peu au contenu ontologique pur de l’horizon ouvert par la temporalité dans l’ekstase du passé qu’il se manifeste en elle comme ce qui était déjà, comme antérieur par conséquent à l’ouverture de cet horizon. […] L’indépendance de ce qui se découvre dans l’ekstase du passé relativement à cette découverte telle qu’elle s’accomplit dans la temporalisation originelle de la temporalité, c’est-à-dire aussi bien dans la transcendance elle-même, est celle de l’immanence.46
35On le voit, l’objection qu’adresse ici Henry à Heidegger concerne ce qui constitue bien une subordination, dans l’unité de la temporalisation ekstatique de la temporalité, du passé à l’avenir — objection purement phénoménologique que l’on pourrait ainsi résumer : si le revenir propre au passé ekstatique en tant qu’il trouve son fondement structurel dans l’ekstase de l’avenir nous révèle l’affectivité comme un toujours-déjà, alors le contenu temporel de cette révélation s’oppose à l’ordre de temporalisation suggéré par sa forme. Aussi cette objection consiste-t-elle simplement à prendre plus au sérieux que ne le fait Heidegger l’expérience de l’antécédence : si dans l’autoaffectivité se donne le toujours-déjà du passé « pur » — « pur » parce que non mélangé à la présence —, on ne peut le faire précéder comme sa condition — même si cette précédence n’est pas « chronologique » mais « structurelle » — de quoi que ce soit par rapport auquel il ne serait justement pas « toujours déjà ». Le « passé pur » de l’être-été ne peut donc pas se confondre avec le simple « contenu » d’une révélation ekstatique qui le précéderait — rien ne le précède en effet, et c’est ce que signe phénoménologiquement son toujours-déjà, qui exige dès lors d’être saisi dans son absolu primat. Sans doute est-il possible, comme choisit de le faire Henry, de continuer de parler de « présence » à son égard, dès lors que « présence à soi » signifie « rapport à soi sans distance », et sert à désigner le mode de donation phénoménologique de l’Idée de « moi » ; mais le mode temporel de cette absence de distance propre au rapport à soi affectif n’est pas le présent — fût-il, par opposition au maintenant évanescent du flux temporel, requalifié négativement d’« éternité » — mais un passé absolu comme pur passé non-ekstatique, un passé hétérogène, par conséquent, à la temporalité ekstatique en général en tant qu’elle trouve son fondement dans la projection de l’avenir. La temporalité de la vie henryenne, comme le « s’être toujours déjà trouvé dans et par l’affectivité » — ce que vient marquer le concept de « passivité ontologique originaire » — n’est donc rien d’autre que la Gewesenheit heideggérienne pour autant qu’elle se trouve saisie dans son indifférence radicale à l’égard de ce qui, présent ou avenir, ekstatiquement ou intentionnellement, porterait la charge de le révéler — un « passé éternel » bien plus donc qu’un éternel « présent », dès lors que l’éternité n’est plus conçue par opposition au flux du temps mais dans son indépendance à l’égard de toute ekstase temporelle. Comme l’écrit explicitement Henry en conclusion de ce passage : « Dans la profondeur du passé se cache l’origine de l’être ».47 Et cette déclaration nous semble rassembler l’essentiel de la pensée henryenne du temps — ou l’essence de la pensée henryenne comme pensée du Temps et de l’être comme « passé absolu » — dont il s’agirait bien sûr de suivre les diverses répétitions au fil de l’œuvre, et ceci jusqu’aux textes les plus tardifs :
La Vie absolue [précède] tout vivant comme sa pré-supposition insurpassable, comme un déjà sur lequel il ne pourra jamais revenir, comme un passé qu’il ne pourra rejoindre — un passé absolu…48
4/ Métaphysique de la passéité et naissance de la présence
36Ainsi semblons-nous désormais en mesure de répondre à notre question initiale : la « métaphysique de la présence » a été plus haut déterminée par un certain primat de la présence du présent, un primat tel, notamment, qu’en raison même de l’unité de la temporalisation de la temporalité, c’est l’idée d’un passé qui n’aurait pas été présent qui s’en trouvait a priori exclue — et corrélativement, celle d’un être qui ne serait pas « présence ou modification de présence ». Or loin de répondre à un tel critère — comme le laissait d’abord penser le concept d’« éternelle présence à soi », présence allant même jusqu’à exclure, dans les lectures henryennes de Husserl, toute « modification » —, la pensée henryenne s’y oppose frontalement : si l’être n’est ni présence ni modification de présence, c’est parce qu’il se cache « dans les profondeurs du passé », de sorte que la présence henryenne ne peut être affectivement déterminée que parce qu’elle est un « passé absolu ». Mais c’est dire dès lors que, loin de rester tributaire d’une « métaphysique de la présence », c’est une métaphysique inverse qu’incarnerait la pensée henryenne — non pas une métaphysique de la présence, mais bien de l’absence de présence affectivement éprouvée, ou encore, entendue positivement, une métaphysique de la « passéité ». D’où la question qui, comme nous l’annoncions, exige d’être posée : comment, à partir de cette « passéité », une « présence » peut-elle jamais advenir ?
37Afin d’esquisser ici une réponse, commençons par souligner une fois de plus qu’une interprétation « temporelle » ou « temporale » de la phénoménologie matérielle rend possible et nécessaire une « répétition » du problème de la corporéité. Dès Phénoménologie et philosophie du corps, Henry écrivait : « Le corps est mémoire, une mémoire, il est vrai, où l’idée de passé ne se fait pas encore jour […]. Le corps porte en lui la profondeur de son passé. »49 Or si cette mémoire sans passé — ou ce passé sans mémoire — ne fait pas alors l’objet d’une investigation positive, il est difficile de ne pas voir dans cette « profondeur du passé » que porte le corps celle dont le § 43 de L’essence de la manifestation dira qu’en elle « se cache l’origine de l’être » — la Gewesenheit radicalisée parce qu’autonomisée, le « toujours-déjà » propre à l’étreinte de soi sans distance de l’immanence. Et en relisant ainsi le problème de l’agir et en dernière instance du « je peux » au prisme de cette « métaphysique de la passéité » inscrite dans le corps lui-même, la question d’une possible genèse de la présence trouve justement une réponse dans le sillage de notre relecture de la dialectique transcendantale kantienne — et pour autant que nous interrogions la nature même de l’« illusion » dont, malgré sa refonte henryenne, elle n’en demeure pas moins porteuse. Car si c’est bien vers l’idée d’une illusion de présence — ou d’une présence comme illusion — que s’achemine Henry en tentant de circonscrire le lieu architectonique où se tient l’ego vivant dès lors qu’il déploie en acte cette « possibilité », ce « je peux » dont Philosophie et phénoménologie du corps faisait l’essence même de la corporéité, c’est dans les termes d’une illusion proprement transcendantale qu’elle se trouve exposée :
L’ego qui est libre d’exercer chacun de ses pouvoirs quand il le veut s’éprouve comme tel. Il éprouve sa liberté, plus exactement ce pouvoir qui est le sien d’exercer chacun des pouvoirs qui lui sont donnés. Il l’éprouve parce que, disons-nous, la donation qui lui est faite de chacun d’eux n’est autre que sa propre donation à soi […]. Éprouvant chacun de ses pouvoirs, tandis qu’il l’exerce, et d’abord le pouvoir qu’il a de les exercer, l’ego se prend dès lors pour leur source, pour leur origine. Il s’imagine qu’il possède ces pouvoirs, qu’ils sont les siens en un sens radical — comme ce qu’il aurait produit lui-même et aussi bien comme ce qu’il produirait à chaque instant tandis qu’il les exerce. Source et origine en quelque sorte absolues des pouvoirs qui composent son être — l’être effectif et agissant avec lequel il s’identifie et par lequel il se définit —, il se considère aussi bien comme la source et l’origine de son être même. Ainsi naît l’illusion transcendantale de l’ego, illusion par laquelle cet ego se prend pour le fondement de son être.50
38Mais précisément, s’il ne s’agit pas là d’une simple « illusion », mais bien d’une illusion transcendantale, c’est non seulement parce que rien ne permet de revenir sur elle, mais aussi et surtout parce qu’elle se trouve fondée dans la réalité même du rapport de la vie au vivant, dans sa conformité à une téléologie elle-même bien réelle contre laquelle le vivant en tant que vivant ne peut ni ne doit aller. Or c’est cette conformité qu’il s’agit ici de comprendre, et notamment dans la duplicité de son principe et de sa téléologie. De son principe d’abord, pour autant qu’il est dans l’essence de l’Immanence de ne pas se montrer :
Seul le statut phénoménologique de la Vie absolue explique l’illusion transcendantale de l’ego. C’est uniquement parce que, invisible par nature, radicalement immanente et ne s’ex-posant jamais dans 1’« au-dehors » du monde, cette Vie se retient tout entière en elle-même que l’ego l’ignore, lors même qu’il exerce le pouvoir qu’elle lui donne et qu’il s’attribue.51
39Mais c’est surtout la téléologie cachée dans cet invisible qu’il s’agit ici de ressaisir afin de cerner le caractère proprement transcendantal d’une telle illusion — ce qui fait qu’elle n’est justement illusoire que dans son principe, et non dans ses effets :
L’illusion transcendantale de l’ego n’est pas totalement illusoire en effet. Elle comporte une part de « réalité » et de « vérité » dont il faut prendre la mesure, parce qu’elle est tout simplement essentielle. Le don par lequel la Vie se donnant à soi donne l’ego à lui-même, ce don en est un. […] Elle ne reprend pas d’une main ce qu’elle a donné de l’autre. […] Je Peux — la mise en œuvre effective de chacun de mes pouvoirs — est le contraire d’une illusion. De même en est-il pour le « Je suis » qui naît de ce « Je Peux ». Ainsi l’effectivité de ce « Je Peux »/« Je suis » vient-elle recouvrir le fait que ce « je peux » vivant, ce « je suis » vivant, n’advient que par l’œuvre, qui ne cesse pas, de la Vie en lui.52
40Ainsi n’y a-t-il pas là une expérience illusoire quoique incontournable qui, nous masquant la « réalité », n’acquerrait sa « vérité » que d’une téléologie qui lui serait en quelque sorte extérieure ; au contraire, c’est « la positivité d’une expérience irrécusable [qui masque] constamment ce qui la rend possible »53 — et bien plus, qui rend possible celui-là même, le « je » comme « je peux », qui en fait l’épreuve. Or l’enjeu d’un tel développement pour la question du rapport entre « métaphysique de la passéité » et « présence » se révèle clairement si nous envisageons ce que rend elle-même possible une telle expérience — ou bien plutôt, le fait ontologique avec lequel elle se confond :
Mais une autre conséquence se noue immédiatement à celle-là. La dissimulation de la Vie invisible dans l’ego, lors même qu’elle le joint à lui-même, ouvre tout grand l’espace du monde et le laisse libre devant lui et pour lui. Plus cachée se tient la Vie dans l’ego, plus ouvert, plus disponible le monde. L’ego s’y jette ou plutôt il se projette vers tout ce qui se montre en ce monde, vers toutes les choses, de quelque ordre qu’elles soient, devenues soudain l’objet unique de sa préoccupation.54
41Qu’est-ce à dire, si ce n’est que l’illusion transcendantale de l’ego — dans son fondement comme dans sa téléologie — est le lieu où s’ouvre la « présence » du monde, ou le monde comme présence, dans et à partir du passé pur de la passivité — ouverture de la présence, téléologiquement réelle mais ontologiquement illusoire, par et à partir de la passéité de l’immanence ? C’est en tout cas ce que suggérait déjà le jeune Henry dans une note de jeunesse à cet égard capitale :
Temps et passivité ontologique originaire. Andenken : penser à et souvenir ; le poète pense à ce qui va venir : le passé. Venir commande le temps de Heidegger — le mien aussi, mais c’est une autre venue ; et moi seul explique que cette venue est une venue à partir du passé, de l’origine.55
42À la question plus haut posée d’une possible ouverture de la présence à partir du passé pur — et dès lors du caractère « métaphysique » ou « non » de la pensée henryenne de la « passéité » — il s’agirait donc de répondre de deux manières : d’une part, la phénoménologie henryenne, comme pensée du Temps, présente bien le visage d’une « métaphysique de la passéité » en raison du primat du passé pur qui la caractérise et de la clôture de la temporalité sur ce passé qu’elle met en scène. Mais d’autre part, parce que ce rassemblement de soi de l’immanence dans sa pure passéité est la condition de toute libre ouverture, de toute « venue » de la présence, parce qu’une telle ouverture, pour illusoire qu’elle soit d’un point de vue ontologique, n’en est pas moins transcendantalement illusoire — fondée dans ce qui la rend possible et téléologiquement justifiée par le devoir-rendre-possible du fondement —, il ne s’agit que d’une « quasi-métaphysique de la passéité » qui ne clôt sur elle la temporalité de l’immanence que pour rendre possible l’apparence transcendantale de la brèche par laquelle nous nous en échappons pour nous mouvoir et agir, pour ouvrir la différence ontologique, la distance phénoménologique, la présence du monde enfin, comme ce milieu lui-même quasi-irréel de notre action.
43Or c’est peut-être au lieu même d’un tel « déphasage » du temps que, du point de vue de l’architectonique de la pensée henryenne, doit être situé le problème de la naissance. Certes, son émergence semble d’abord répondre à une difficulté que Henry, dans sa réappropriation de la Geworfenheit heideggérienne, ne pouvait pas ne pas rencontrer. Radicalisant en effet, sous le titre de « passivité originaire », le lien entre le « que je suis » de la facticité et le « toujours-déjà » de l’être-jeté, le geste henryen tendait également à éliminer ce qui chez Heidegger en constituait pourtant la condition de possibilité et conceptuelle et phénoménologique : l’épreuve de la finitude qui, dans la Fundamentalontologie, y était co-impliquée. Car si, comme l’écrivait Henry plus haut, l’ekstase du passé obéit bien chez Heidegger au schème du « revenir vers… depuis l’avenir », c’est parce que, selon l’une des intuitions les plus profondes de Heidegger, l’épreuve affective par le Dasein du « fait qu’il est » propre à la facticité et à l’être-jeté suppose l’épreuve du fait qu’il pourrait « ne pas être » — « qu’il est », autrement dit, « plutôt que n’être pas » — de sorte que c’est sous la condition de cette possibilité du « rien » — de la projection de la mort, c’est-à-dire de la finitude du temps — qu’il peut « revenir » sur lui-même pour éprouver « qu’ » il est, et qu’il est toujours-déjà-jeté dans cette facticité. Comme l’écrit clairement Heidegger dans le cours de 1925 consacré aux Prolégomènes à l’histoire du concept de temps :
Le fait que le Dasein au premier chef « soit » et « non pas ne soit pas » n’est pas une simple propriété que l’on pourrait trouver en lui, mais peut être appréhendé dans un expérience originaire de lui-même qui n’est autre que la disposition affective.56
44Or comment le Henry de L’essence de la manifestation pouvait-il concilier la répétition du lien intrinsèque de l’affectivité, de la facticité, de l’être-jeté, et de la passéité, avec le rejet en apparence frontal, dans sa théorie de la temporalité comme « venue partir du passé », de cette négativité sur laquelle, chez Heidegger, ce lien reposait ? Peut-on concevoir ce « souffrir » primitif, qui fait de la vie un « fardeau » toujours déjà éprouvé, comme une expérience infinie de l’infini — ou comme une épreuve de la quoddité du vivre indépendante de toute « négativité » ? Peut-être y a-t-il bien là une tentation propre aux premiers textes henryens, et c’est en tout cas sur ce point que Henry reviendra lui-même dans une note préparatoire à Incarnation qui donne lieu à l’une des seules autocritiques dont nous disposons :
[La] Finitude de [la] vie [est] liée à [la] problématique de l’Avant […].
1/ Dans Philosophie et phénoménologie du corps. [La] Finitude est exclue de la vie.
Thèse finitude-transcendance repose sur oubli immanence-vie. [En marge : « Thèse dépassée »].
2/ Mais sur le plan de la Vie ma problématique reconnaît la finitude de [la] vie (finie) par opposition à [la] Vie […], et cette finitude concerne impression, vie, ego, chair ; cf. la problématique de l’Avant.57
45Or, que la prise en compte de la finitude de la vie se trouve intrinsèquement liée à une radicalisation de la problématique de l’Avant, et à une répétition de la question du lien de ce passé absolu avec l’affectivité qui donne au vivant d’être ce qu’il est et de recevoir sa vie passivement, c’est précisément ce qui permet de comprendre le sens de l’inversion de l’architectonique heideggérienne, et ainsi l’émergence chez Henry du thème de la « naissance ». Car précisément, cette épreuve non ekstatique par l’ego du n’être-pas-le-fondement-de-son-être ou, pour le vivant, du n’être-pas-le-fondement-de-sa-vie — cette épreuve par conséquent de la phénoménalité qui, toujours-déjà éprouvée comme un Avant, l’accule à lui-même —, telle est bien ce que Henry pense sous le terme de « naissance » :
C’est à cette double condition — s’ouvrir comme un horizon d’extériorité dans l’ek-stase du passé, ne donner en un tel horizon que ce qui n’est plus — qu’échappe l’avant-absolu de la naissance. Et cela parce que, dans le procès d’autogénération de la vie qui est sa venue en soi, aucun horizon d’extériorité, aucune ek-stase ne se déploie jamais. De cette façon, jamais ce qui est engendré dans ce procès d’auto-génération de la Vie ne se rapporte à ce qui l’engendre comme à un avant dont il serait séparé par une distance quelconque, par la distance d’une ekstase — en l’occurrence par l’ekstase du passé. Comment donc ce qui est engendré dans la vie — le vivant — se rapporte-t-il à la puissance qui l’engendre, s’il est vrai que celle-ci est cependant pour lui un avant absolu et ne cesse de l’être ? Il s’agit de penser une forme du rapport à l’Avant qui ne soit plus la distance du passé — aucune distance, aucune ekstase ; toute forme de rapport qui ne tient pas sa possibilité de la mise à distance d’une ekstase, la puise dans le pathos.58
46Dès lors n’est-il pas étonnant, à la lumière de nos considérations précédentes, que le traitement le plus systématique d’un tel « rapport à l’avant », dans un article de 1994 intitulé précisément « phénoménologie de la naissance », se présente explicitement — Henry y renvoyant en note, à près de trente années de distance59 — comme un prolongement des paragraphes de L’essence de la manifestation consacrés à la question de la « situation » et de l’antécédence de l’être à l’égard de toute ekstase :
« Dans » la vie l’ego ne se rapporte à aucun avant extatique mais c’est pathétiquement et de cette façon seulement que cet ego se rapport à l’Avant de la vie. Dès lors ce pathos se trouve déterminé. C’est le pathos de ce qui, s’éprouvant soi-même, éprouve l’épreuve de soi de la vie absolue, de telle façon que sa passivité radicale à l’égard de soi est sa passivité radicale à l’égard de la vie, la passivité radicale de la vie à l’égard de soi devenue, dans son ipséisation et dans la singularité de celle-ci, la passivité de l’ego à l’égard de lui-même. Ce mode de passivité est le trait le plus constant de toute vie issue d’une naissance, d’une vie telle que la nôtre. La condition de l’ego est le pathos de sa présupposition. La vie de l’ego transcendantal est la phénoménologie de sa naissance.60
47Une telle « phénoménologie de la naissance » — cette naissance qui, comme passé pur, n’est justement jamais « passée », cette naissance dont « j’entends à jamais le bruit »61 — est donc bien, dans le mouvement qui lie le vivant à la Vie qui le précède et sur laquelle il ne cesse de retarder, le lieu d’une double expérience. D’une part, elle marque l’épreuve de la quoddité du vivre, « épreuve que chaque vivant fait de sa vie » du « fait même du “vivre” »62 — mais cette fois travaillée par une négativité telle qu’il se sent vivre plutôt que rien, parce qu’il s’éprouve vivant plutôt que mort certes, mais aussi et d’abord né plutôt que « non-né ».63 Mais si l’être-à-la-naissance assume dès lors, dans son principe, la même fonction architectonique que l’être-pour-la-mort heideggérien, en fournissant le fond de « rien » — « rien », selon une remarque profonde de Henry, « c’est-à-dire selon les concepts non grecs du christianisme : non pas du néant mais de la mort »64 — sur lequel peut se découper la « quoddité » de ce « fait même du vivre », il est aussi, d’autre part, le lieu de naissance de l’illusion transcendantale de l’ego et du recouvrement éprouvé de cette finitude en tant qu’ils se confondent avec l’ouverture de la mondanéité. Aussi la naissance henryenne, tranchant, comme « pathos de sa présupposition », avec tout « vécu » — fût-il « originaire » — semble bien rompre avec ce que Derrida diagnostiquait chez Rousseau dans les termes d’un « présent qui ne sort de lui-même que pour y rentrer » : bien plutôt est-elle le mouvement par lequel un passé pur, « immémorial », s’arrache à lui-même et ouvre le règne « illusoirement transcendantal » de la présence à soi et du monde comme présence.
Notes de bas de page
1 EM, p. 581.
2 Ibid., p. 585.
3 I, p. 59.
4 CMV, p. 200.
5 Cf. EM, p. 561 : « L’invisible et le visible ne sauraient se transformer l’un dans l’autre, aucun passage, aucun temps ne les relie mais ils subsistent l’un à l’écart de l’autre, chacun dans la positivité de son effectivité propre » (nous soulignons).
6 « Qu’est-ce que cela que nous appelons la vie ? », dans PV-I, p. 55.
7 J. Derrida, La voix et le phénomène, Paris, PUF, « Quadrige », 2007, p. 59-60.
8 J. Derrida, « Violence et métaphysique », dans L’écriture et la différence, Paris, Seuil, « Tel Quel », 1967, p. 194.
9 J. Derrida, De la grammatologie, Paris, Minuit, 1967, p. 436.
10 Cf. PM, p. 38.
11 Cf. par exemple I, p. 91, PV-III, p. 308, et E, p. 12.
12 Cf. Michel Henry, Notes préparatoires à L’essence de la manifestation : la subjectivité, dans Revue Internationale Michel Henry, n° 3, Presses universitaires de Louvain, 2012, p. 93-279, et notre présentation, p. 15-92, dont nous reprendrons et développerons ici, pour commencer, certains éléments.
13 Ms A 4091, dans ibid., p. 49-50.
14 Ibid.
15 Ms A 4020, dans ibid., p. 168.
16 PPC, p. 131.
17 Ibid., p. 133.
18 Ibid., p. 131.
19 Ibid., p. 136-137.
20 Cf. M. Heidegger, Sein und Zeit, op. cit., p. 427 ; trad. fr., p. 290 : « Que le concept traditionnel de l’éternité, prise au sens du “maintenant fixe” (nunc stans), soit puisé dans la compréhension vulgaire du temps et dans une orientation sur l’idée de l’être-sous-la-main “constant”, il n’est même pas besoin de l’élucider en détail. Si l’éternité de Dieu devait se laisser “construire” philosophiquement, elle ne pourrait être comprise que comme une temporalité plus originaire et “infinie”. La via negationis et eminentiae peut-elle constituer un chemin dans cette direction ? Laissons la question ouverte. »
21 E. Husserl, Idées directrices pour une phénoménologie pure et une philosophie phénoménologique, trad. fr. P. Ricœur, Paris, Gallimard, 1950, p. 140.
22 Ibid., p. 142.
23 Ibid., p. 143.
24 Ibid., p. 144.
25 Ibid., p. 144-145.
26 Ms A 3618, dans Revue internationale Michel Henry, n° 3, op. cit., p. 134.
27 Husserl, Idées…, op. cit., p. 481. C’est déjà ce qu’annonçait à sa manière le § 46 dans lequel, tirant justement les conclusions, concernant le cogito lui-même, des distinctions diversement établies dans les paragraphes précédents entre donation immanente et donation transcendante, Husserl remarque : « De toute cette analyse se dégagent d’importantes conséquences. Toute perception immanente garantit nécessairement l’existence (Existenz) de son objet. Quand la réflexion s’applique sur mon vécu pour le saisir, j’ai saisi un absolu en lui-même, dont l’existence (Dasein) ne peut par principe être niée ; autrement dit, l’idée que son existence ne soit pas, est par principe impossible ; ce serait une absurdité de croire possible qu’un vécu donné de cette façon n’existe pas véritablement. Le flux du vécu, qui est mon flux, celui du sujet pensant, peut être aussi largement qu’on veut non-appréhendé, inconnu quant aux parties déjà écoulées et restant à venir ; il suffit que je porte le regard sur la vie qui s’écoule dans sa présence réelle et que dans cet acte je me saisisse moi-même comme le sujet pur de cette vie […] pour que je puisse dire sans restriction et nécessairement : Je suis, cette vie est, je vis : cogito. Tout flux vécu, tout moi en tant que tel, implique la possibilité de principe d’atteindre à cette évidence : chacun porte en soi-même la garantie de son existence (Daseins) absolue, à titre de possibilité de principe » (ibid., p. 148-149). On le voit, Husserl n’est pas loin de tenir ici une position similaire à celle que suggère ici Henry : que la perception immanente des vécus, en tant que temporels, soit elle-même — quoique d’une autre manière que la donation transcendante de la chose — par principe « inadéquate », n’empêche que, sur un autre plan, l’existence absolue du sujet qui les porte s’atteste indubitablement. Il s’agirait donc de distinguer la donation absolue-relative des vécus et celle, véritablement absolue, de l’existence du sujet qui les vit. Mais c’est justement la manière dont Husserl esquisse ici cette seconde donation que met en question Henry : d’une part, en tant qu’elle serait le corrélat d’un « regard » porté sur le vécu, et qui plus est d’un regard « possible » — comme si l’existence ne s’attestait pas elle-même et d’elle-même toujours avant et indépendamment de ce « regard », et comme si la phénoménalité de cette auto-attestation ne tranchait pas avec celle de l’intuition du vécu au travers duquel, selon Husserl, elle se trouve appréhendée ; et d’autre part — mais toute la force de Henry est de montrer qu’il s’agit finalement d’une même question — en tant que c’est le mode de donation de l’ipséité de cette existence qui se trouve ici laissé dans l’ombre. Cf. sur ce point le Ms A 3884, dans Revue internationale Michel Henry, n° 3, op. cit., p. 161 : « Le cogito n’est ici que la prise de conscience de la valeur de l’intuition donatrice du vécu, ie manque encore absolument le phénomène de la vie… “Chacun porte en soi la garantie de son existence à titre de possibilité de principe”… C’est tout autrement que chacun porte en lui la garantie de son existence ; avec l’essence de celle-ci, dans la vie, et non en ayant toujours [la] faculté de porter un regard réflexif sur [un] vécu intuitionné, sur [un] vécu pré-réflexivement intuitionné ; il y a quelque chose d’antérieur à tout cela : la vie ; — et en quoi cette garantie d’une existence serait-elle garantie de mon existence ; parce que ce vécu appartient à mon flux ? Pourquoi le mien ? »
28 J. Derrida, Introduction à Husserl, L’origine de la géométrie, Paris, PUF, « Epiméthée », 1962, p. 150.
29 Ibid., p. 151-152.
30 Ibid., p. 155.
31 Ms A 3870, dans Revue internationale Michel Henry, n° 3, op. cit., p. 160.
32 Ms A 3875, ibid.
33 Cf. PPC, p. 63 sqq. ; EM, p. 56 sqq. ; GP, chap. IV ; « Le concept d’âme a-t-il un sens ? », dans PV-I, p. 9-38, not. p. 10 sqq. ; « Qu’est-ce que cela que nous appelons la vie », dans ibid., p. 39-57, not. p. 45 sqq. ; « Destruction ontologique de la critique kantienne du paralogisme de la psychologie rationnelle » dans Studia Phænomenologica IX (2009), p. 17 — 53. Dans une note d’Incarnation — renvoyant d’ailleurs à Généalogie de la psychanalyse — Henry évoque en ce sens le « Soi transcendantal que Kant est incapable de saisir en sa “substance” et en sa “simplicité” propres pour autant que l’une et l’autre ne sont que la matière phénoménologique de la Vie absolue en sa phénoménalisation originaire » (I, p. 326, en note).
34 Heidegger, « Qu’est-ce que la métaphysique ? », trad. fr. H. Corbin dans Questions I et II, Paris, Gallimard, « Tel », 1990, p. 55-56 (trad. modifiée).
35 Ibid., p. 56-57 (trad. modifiée).
36 Cf. M. Heidegger, Sein und Zeit, Tübingen, Niemeyer, 1963, p. 182 ; trad. fr. E. Martineau, Paris, Authentica, 1985, p. 142.
37 Cf. ibid., p. 188, trad. fr. p. 145.
38 Fonds Michel Henry, Université catholique de Louvain, Plate-Forme technologique « Fonds Alpha », Ms A 21888.
39 M. Heidegger, Sein und Zeit, op. cit., § 29, p. 134-135 ; trad. fr. p. 113.
40 Cf. Ibid., § 69, p. 363 ; trad. fr. p. 252.
41 Ibid., § 29, p. 134-135 ; trad. fr. p. 114.
42 Ibid., § 65, p. 328 ; trad. fr. p. 230.
43 EM, p. 827 ; nous soulignons.
44 Ibid., p. 589.
45 Ms A 21647. Cf. également, ici même, ce passage de la première version de l’article de 1994 intitulé « Phénoménologie de la naissance » : « Le rejet de la phénoménalité extatique [est le] seul sens possible de la thèse selon laquelle le Dasein ne s’apporte pas lui-même dans son Da ».
46 EM, § 43, p. 451-452.
47 Ibid., p. 453.
48 CMV, p. 190.
49 Ibid., p. 141.
50 Ibid., p. 176-177.
51 Ibid., p. 179.
52 Ibid., p. 178-179.
53 Ibid., p. 179.
54 Ibid.
55 Ms A 3997, dans Revue internationale Michel Henry, n° 3, op. cit., p. 167.
56 M. Heidegger, Prolégomènes à l’histoire du concept de temps, trad. fr. A. Boutot, Paris, Gallimard, 2006, p. 420 (trad. modifiée.)
57 Ms A 25993.
58 CMV, p. 201.
59 « Phénoménologie de la naissance », dans PV-I, p. 130 ; notons que c’est aux mêmes paragraphes que renvoyait déjà la conclusion de Philosophie et phénoménologie du corps en évoquant la « structure interne de l’immanence » ; cf. op. cit., p. 270.
60 « Phénoménologie de la naissance », art. cit., p. 142.
61 CMV, p. 283.
62 Ibid., p. 51.
63 Cf. ici même ce passage de la première version de l’article « Phénoménologie de la naissance » : « Loin que la naissance soit le commencement, une sorte de point de départ absolu, elle a une présupposition. Il y a de toute nécessité et de toute éternité un avant de la naissance la rendant possible, une non-naissance. C’est pourquoi tout ce qui viendra à la vie dans une naissance et par elle ne le fera pourtant que sur le fond d’une non-naissance. Celui qui de quelque façon, et pour quelque raison qu’il pense, dira et pourra dire “je suis né”, devra dire aussi plus fondamentalement “je suis non né”. »
64 CMV, p. 264.
Auteur
FNRS, Université catholique de Louvain
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