Michel Henry : entre phénoménologie et métaphysique
p. 47-66
Texte intégral
1L’affectivité pure règne-t-elle en dehors de l’Histoire de l’Être ? Comment cet obscur domaine intérieur — la primordiale auto-affection du sujet par lui-même — peut-il être l’« absolu » ? Cet absolu s’apparaîtrait à lui-même, abrité dans son « historiai », oublieux de tout sauf de son propre déroulement, sourd au bruit et à la fureur des événements du monde. « L’absolu ne se produit pas dans l’histoire »1. « Le destin de l’absolu ne se joue pas dans l’histoire »2. N’est-il pas étrange et paradoxal que ce que Michel Henry nomme l’« historial de l’être lui-même »3, « l’éternel passage » de la souffrance à la joie et de la joie à la souffrance, échappe radicalement à toute représentation ou extériorisation, et donc selon lui à l’Histoire ? Mais l’Histoire conçue au sens heideggérien comme époqualité de l’être, peut-elle se réduire ainsi à l’« extériorité », et ce que Heidegger appelle le non-historiai à l’intériorité de l’affectivité pure ? Inversement, comment soutenir que « l’histoire de nos tonalités est l’historial de l’absolu »4 ?
2L’idée d’une « phénoménologie de l’absolu » dont se réclame l’auteur de L’essence de la manifestation peut-elle, de façon plus générale, se défendre face à la destruction heideggérienne de la métaphysique ? — Nous voudrions seulement montrer ici que l’absence d’une prise en considération de cette destruction, l’absence de prise de position quant à l’onto-théologie comme telle et à son achèvement5 (carence d’autant plus surprenante que le débat poursuivi avec Heidegger est par ailleurs incessant) conduisent finalement Michel Henry à une restauration, ou peu s’en faut, de la double structure traditionnelle de la métaphysique.
3Une phénoménologie de l’absolu n’est-elle pas une contradiction dans les termes ? Le « phénomène », pour autant qu’il se manifeste nécessairement dans un horizon fini dont le déploiement temporel implique un recouvrement, semble exclure par avance et par essence l’« absolu ». Et la volonté de l’absolu de se poser lui-même absolument semble devoir oublier nécessairement à la fois les limites époquales et le retrait inhérent à tout découvrement. Si l’affectivité originelle reste dans l’immanence la plus cachée de la présence à soi de la subjectivité, si elle ne se montre pas dans la finitude et la clarté du monde, si, en d’autres termes, elle n’apparaît pas, de quel droit peut-on l’appeler phénomène, manifestation ? Si l’essence de la manifestation constitue, comme il est dit, une « révélation » ab-solue, ce mode de donation relève-t-il encore d’une phénoménologie ? N’est-ce pas une nouvelle métaphysique du sujet absolu que l’on baptise ainsi ? Peut-il y avoir une phénoménologie de ce qui par ailleurs est désigné comme « la Nuit », et « l’Invisible » ?
4Un phénomène qui se sait et se possède lui-même absolument et sans reste, tel serait le sentiment. En admettant même que le sentiment soit le savoir absolu, ne faut-il pas qu’il se communique par le langage, dans une phénoméno-logie ? Comment répondre à l’objection que Hegel adresse à la philosophie romantique, de revenir tout bonnement au sens commun :
Puisque le sens commun fait appel au sentiment, son oracle intérieur, il rompt tout contact avec qui n’est pas de son avis ; il est ainsi contraint d’expliquer qu’il n’y a rien d’autre à dire à celui qui ne trouve pas et ne sent pas en soi-même la même vérité ; en d’autres termes, il foule aux pieds la racine de l’humanité, car la nature de l’humanité, c’est de tendre à l’accord mutuel ; son existence est seulement dans la communauté instituée des consciences. Ce qui est anti-humain, ce qui est seulement animal, c’est de s’enfermer dans le sentiment et de ne pouvoir communiquer que par le sentiment6.
5Certes Michel Henry ne s’enferme pas dans le sentiment de la même façon que les romantiques, mais il s’efforce de montrer à travers une discussion critique des « philosophies de l’extériorité », que la rupture entre l’expérience de coïncidence affective première avec soi (soit l’être, pour lui) et la représentation, se produit comme une catastrophe inévitable, une insurmontable aliénation qui survient à l’absolu. Cependant si l’intériorité ne se perdait pas dans l’extériorité, y aurait-il encore une différence permettant d’articuler un discours philosophique ? Quoi qu’il en soit, pour Michel Henry, presque toute philosophie, exceptée celle de Nietzsche7, commet cet oubli de l’être, la tradition occidentale tout entière étant fondée sur le primat de la représentation, ou de l’ek-stasis. Identifiant ces deux termes, il interprète la transcendance du Dasein, aussi bien que l’ouverture de l’être chez Heidegger, comme de nouveaux visages de cette tradition de la distanciation, de l’extériorisation, de la vision objectivante qui trahit l’immédiateté de la vie subjective.
6Il faudrait donc admettre qu’il y a deux modes foncièrement hétérogènes et irréconciliablement opposés de la phénoménalité : d’un côté, la transcendance, la manifestation, l’être hors de soi dans un monde ; de l’autre, l’immanence, la révélation, l’intériorité radicale de l’Ego. Cette dernière, l’affectivité comme pure autoaffection, est une expérience qui existe par elle-même « sans aucun contexte »8, sans le besoin d’un support extérieur, et « revêt nécessairement une forme monadique »9. De quel droit cette seconde phénoménalité, seconde dans la présentation, mais en réalité la seule vraie et originelle — la première étant un détournement aberrant et catastrophique de la seconde —, s’appelle-t-elle phénoménale, puisqu’elle n’a pas de dehors, pas de phaïnesthaï, pas de luisance ni d’éclat, pas de visage ni d’apparence, qu’elle n’est ni Schein ni Erscheinung ? Pour Michel Henry, l’autorévélation du sujet dans le sentiment relève bel et bien d’un voir (d’où le droit au nom de phénoménologie), mais non pas d’une vision d’objet, d’une vision à distance, extravertie. Ce voir qui aurait été pressenti par Descartes dans le videre videor est « un voir qui se sent voir »10, qui se sent, c’est-à-dire se souffre et jouit originellement de lui-même en totalité, La phénoménalité immanente serait le véritable apparaître comme apparition intérieure à soi-même, apparition d’un seul coup totale. Cette notion de l’apparition-révélation n’est-elle pas profondément anti-phénoménologique ? « La révélation… ne doit rien au temps »11. Quel phénomène ne doit-il rien au temps ? ! Que la vérité soit révélée signifie ici qu’elle est reçue d’un seul coup dans son entièreté, La révélation de l’affectivité est achevée d’emblée, sans rien à ajouter ni à soustraire, sans histoire ou développement externe quelconque, donc éternellement, sans les Abschattungen husserliennes ni la Verbergung heideggérienne. Révélation signifie présence absolue, non différée, de soi à soi, en soi et pour soi, sans faille, décollement ou écart, si mince soit-il. La présence absolue de l’essence affective de l’être ne comporte aucune différence à soi. Il n’y a aucune différence entre le sujet et l’être.
7Ainsi une première thèse, ontologique, énonce conformément à la métaphysique des Temps modernes, que l’être est le sujet, et rien d’autre : « L’être du sujet est l’être lui-même. L’être du sujet est la subjectivité. La subjectivité constitutive de l’être et identique à celui-ci est l’être-avec-soi, le parvenir en soi-même de l’être tel qu’il s’accomplit dans la passivité originelle du souffrir. L’essence de la subjectivité est l’affectivité »12.
8Cette ontologie se complète tout naturellement par une théologie qui apparaît bien souvent, mais plus nettement à la fin du premier grand ouvrage. L’autorévélation de l’« être absolu », la « Parousie », est nommée « Dieu ». L’être absolument donné à lui-même et jouissant de lui-même dans « la béatitude » absolue13 ne saurait être que divin. Mais Dieu, d’une façon apparemment christique, se révèle en même temps comme souffrance infinie. Cependant il ne souffre ainsi de rien d’autre que de lui-même, et sa souffrance aussitôt se change en joie infinie. « Le fond du désespoir est Dieu lui-même, l’être pour soi de l’être absolu, le rassemblement et la profusion de la Parousie »14.
9Examinons de plus près la critique par Michel Henry des philosophies de l’extériorité et de la représentation Cette critique est-elle applicable au thème de la transcendance du Dasein et à la pensée heideggérienne de l’être comme ouverture ? Sommes-nous autorisés à conclure que la philosophie de l’affectivité s’inscrit intégralement dans la métaphysique ? Le non-historial qu’elle révèle n’aurait-il pas une place, non pas peut-être hors de l’Histoire, mais à sa limite ?
1/ L’impossible phénoménologie de l’absolu
10Comment se fonde l’idée d’une immanence absolue ? Notons qu’il ne s’agit pas d’abord et exclusivement de l’immanence du sujet, mais d’une immanence de l’être même. Pour Michel Henry, l’immense majorité des philosophes, exception faite de rares penseurs tels que Maître Eckhart, J. Boehme, Maine de Biran, ont considéré que l’être se manifeste en sortant hors de soi, en s’extériorisant, en devenant clair et abstrait, et non pas en restant auprès de soi ou en soi dans son obscurité initiale. Heidegger n’aurait fait qu’élaborer le thème le plus courant de la pensée traditionnelle : « Il s’agit (pour lui) de penser l’extériorité dans sa pureté au lieu de l’insérer dans un sujet dont elle devient la propriété interne. Mais l’essence de la manifestation réside dans tous les cas dans cette extériorité comme telle »15.
11Or si le mouvement de se quitter soi-même n’implique pas une exinanition, ou une perte de soi totale (mais y aurait-il alors quelque chose qui se perde ?), il faut bien admettre que la transcendance prenne appui en quelque sorte sur un fond non extériorisé, sur un indépassable demeurer-en-soi. La parution initiale de l’être ne serait pas la mise à distance, l’être hors de soi, mais la coïncidence à soi, la non-exposition dans ce monde. (Comment est-il encore possible de parler de manifestation, de phénomène ? Telle est l’objection qui se présente à nouveau, mais nous y reviendrons.) Ainsi un ne-pas-être-dans-le-monde serait plus radical que l’être-au-monde. Cette pensée ne pourrait-elle pas s’accorder avec l’idée heideggérienne selon laquelle la dissimulation ou le retrait de l’être est plus « ancien » que sa manifestation ? Nullement, pour autant que cette réserve se trouve attribuée exclusivement à la conscience et au sujet. Seul le sujet dans son auto-affection pure possède la capacité de se fonder, d’échapper à l’« abstraction »16 de la transcendance. Le fondement de la manifestation se retient, ne se montre pas. Ce fondement absolu que Michel Henry appelle l’immanence, n’est pas l’être, mais la conscience. En d’autres termes, au fond de toute extériorisation il y a un « pour soi » qui ne s’extériorise pas.
12Cependant si l’essence non aliénée de la manifestation (de la conscience) est sa non-manifestation au-dehors, mais sa manifestation à soi, comment décrire cette essence ? Il n’y a pas d’autre « description » de l’« immanence » que la négation de la « transcendance ». Puisque penser, c’est extérioriser, représenter, poser devant soi, la pensée ne peut jamais exprimer l’essence sinon par négation d’elle-même ou de ses propres actes, en disant le contraire de ce qui la constitue. Tout ce qui appartient au regard (l’horizon, le monde, la distance, l’image, tout objet ou tout étant en général), tout le visible doit être écarté. Ce mouvement rappelle le mouvement plotinien : pour approcher l’Un, qui est au plus près et au plus profond de nous, il faut nier tout eidos, tout regard extérieur. Mais d’où viennent les catégories de « sujet » et d’« objet » ? D’où vient l’identification établie entre être, conscience et sujet ? Michel Henry ne se pose pas la question de la provenance historiale de ces catégories dans son texte. Il veut seulement séparer l’invisibilité fondamentale du sujet de sa projection dans la représentation. L’inconscient freudien, montrera-t-il plus tard, est une telle chimère de la représentation. Pour lui l’intériorité pure n’est pas le « monde intérieur » accessible à l’introspection ou à la psychanalyse. L’immanence absolue ne saurait se voir elle-même ; elle n’est pas psychologique, mais ontologique ; comme telle elle s’éprouve éperdument comme parfaite identité à soi, coïncidence à soi dépourvue de tout point de vue, dans le sentiment : « Rien n’est posé dans l’essence devant elle »17.
13La phénoménalité pure de l’affectivité ne se voit pas, ne se montre pas. « Personne n’a jamais vu un sentiment »18. Le sentiment, originellement, ne se projette pas vers le dehors à la recherche de son objet, il ne désire et ne veut rien que lui-même. « Nul n’a jamais vu la vie et ne la verra jamais »19. Mais alors, de quel droit maintenir le terme de phénoménalité, et appeler « ce lieu caché où l’être se donne à sentir à lui-même dans la Nuit de sa subjectivité abyssale »20, un phénomène ? ! Heidegger ne dit-il pas que si le phénomène au sens originel a besoin d’une monstration phénoménologique, c’est parce qu’il « se cache » dans la « manifestation » (Erscheinung)21 ? Citant et commentant le § 7 de Sein und Zeit, Michel Henry rappelle que pour Heidegger en effet l’être est ce qui se dérobe ou ne se montre que de façon détournée. Il rappelle la réversibilité de l’ontologie et de la phénoménologie. D’où sa propre définition : « La phénoménologie est la science de l’essence du phénomène. C’est parce qu’il comprend l’être comme l’essence du phénomène, que Heidegger peut dire que la phénoménologie est la science de l’être, et, comme telle, l’ontologie »22, Pourtant la proximité avec Sein und Zeit reste purement verbale, car jamais Heidegger n’a prétendu que cette « science » soit une « connaissance absolue »23, ni que l’être signifie la « réalité absolue »24, ni que l’être dont le sens est recherché soit « l’être de l’ego absolu », ni enfin que cet ego constitue lui-même « l’essence du phénomène » En fait, c’est l’affirmation de l’absoluité de la conscience ou du sujet davantage que leur position comme l’être de l’étant qui s’oppose au caractère phénoménologique de la méthode. Que « l’être de l’ego est la vérité »25, indique en fait davantage qu’un retour à Husserl, un retour à Hegel. Pour Michel Henry en effet, « la voie d’accès au phénomène est le phénomène lui-même »26 Cette proposition n’est pas comprise comme signifiant la rupture avec un en-soi caché derrière le phénomène, mais comme l’identité entre l’en-soi et le phénomène dans la révélation intérieure. Elle signifie : la vérité est la voie ; la voie est la vérité. « L’objet est le mode de traitement lui-même »27.
14La « phénoménologie de l’absolu » n’est donc pas le travail herméneutique pour dégager progressivement le phénomène, pour en faire une « monstration expresse », mais l’entrée immédiate dans l’invisible présence. « La phénoménologie recherche la Parousie de l’absolu sur le fondement de l’absolu compris comme la Parousie »28. Nous sommes l’absolu lui-même autant que le moyen de sa révélation. « L’œil par lequel l’absolu nous regarde est le même que celui par lequel nous regardons l’absolu »29. Cette formule goethéenne (« Si l’œil n’était pas solaire... ») reprend et fait sienne en définitive la célèbre critique hégélienne de la méthode conçue comme « instrument » que la représentation imagine à tort comme séparable du contenu ou de la vérité. De même que la voie d’accès à l’absolu n’est pas séparable du développement de l’absolu, de même la phénoménologie de l’essence de la manifestation n’est autre que l’absolu se saisissant lui-même.
15Sans affronter, ni discuter, ni même évoquer l’idée d’une structure onto-théologique de la métaphysique, Michel Henry reprend ici très largement à son compte la notion de Parousie de l’absolu. Pour Heidegger, dans Holzwege, la Parousie hégélienne est le milieu ontologique transparent du savoir absolu qui arrache sans cesse la conscience naturelle et l’entraîne dans la lumière de la présence la plus pleine. « La Parousie est l’être de la présence en laquelle l’absolu est auprès de nous et en même temps auprès de soi-même en tant que tel »30. Michel Henry en tire la conclusion, opposée à celle de Heidegger, que la conscience naturelle ne peut « oublier l’être » : « la manifestation de l’étant est comme telle la manifestation de l’être »31. (Oui, mais est-elle encore phénoménologie ou herméneutique du découvrement de l’être ?) Michel Henry revendique à nouveau pour sa phénoménologie le titre de « savoir absolu » : « La manifestation de l’être est la manifestation de l’absolu »32. « Le savoir de soi du savoir de l’étant est comme le comprenaient déjà Fichte et Schelling, le savoir transcendantal. Le savoir transcendantal est le savoir vrai »33. Cette réappropriation totale de l’idéalisme subjectif postkantien montre — si besoin était — que la distinction entre phénoménologie et métaphysique n’est pas admise, ou plutôt que l’une et l’autre sont considérées comme des figures de la subjectivité absolue se sachant elle-même. Ainsi Michel Henry réhabilite le savoir absolu du sujet. En quoi, ce savoir de soi, qui sera défini ensuite comme le savoir immédiat de l’auto-affection originelle, est-il encore pour lui phénoménologique ? Parce qu’il est l’apparaître à soi tout à fait initial qui ne s’est pas encore projeté dans la représentation. Il interprète l’idée du cercle de la compréhension de l’être chez Heidegger comme identique à celle du cercle de cercles dans le Savoir absolu : « La phénoménologie se meut dans un cercle, c’est là le signe de son caractère absolu »34. « Dans la compréhension ontologique de l’être, réside le savoir absolu »35. L’interprétation de la compréhension immanente de l’être comme savoir absolu, ou « fondement absolu »36 du savoir absolu constitue la clé de la transcription ou de la réinscription par Henry de la phénoménologie dans la métaphysique. La possibilité de cette réinscription se trouve certainement chez Husserl37, mais ne se trouverait-elle pas également dans Sein und Zeit ? La saisie anticipée par le Dasein de sa propre totalité-à-la-mort ne peut-elle pas se lire comme une volonté de Parousie ?
16Nullement, car la totalité du Dasein reste possible, ou projetée ; elle n’est pas présence pleine à soi. Au contraire, la Parousie signifie que la forme et le contenu ne font qu’un dans la circularité de l’autodonation absolue : « Le contenu de la révélation est la révélation elle-même, parce que c’est la Parousie elle-même qui se rend présente à elle-même dans la Parousie... »38. Le Soi est coïncidence à soi. L’unité de l’essence ou de « la Vie » suppose une « solitude » absolue, un attachement à soi si essentiel que l’essence est donnée à elle-même dans l’identité pure. Michel Henry reprend la formule de Leibniz : ce qui n’est pas un être n’est pas non plus véritablement un être. Les termes d’unité, de subjectivité, d’essence et d’être sont strictement substituables. Il y a donc recouvrement rigoureux, non-différence, entre la révélation et le révélé.
17C’est cette unité ou identité pure de l’être qui est le fondement de l’auto-affection : dans l’auto-affection, l’affectant et l’affecté sont un. « Ce que reçoit l’essence originaire de la réceptivité, c’est elle-même »39. Michel Henry distingue en effet deux réceptivités, qui correspondent aux deux types de phénoménalité : l/ la réceptivité qui reçoit l’horizon : la représentation en posant devant soi un contenu découvre le déjà-là de son horizon ; 2/ la réceptivité qui se reçoit elle-même. La première vise une irréalité, un milieu imaginaire et extérieur. La seconde saisit l’être lui-même qui vient en elle. « Plus originaire que l’affection de la transcendance par l’horizon est l’affection de la transcendance par elle-même »40. Seule cette affection originaire est auto-affection : elle signifie que la transcendance est « déjà affectée » dans l’acte même par lequel elle projette un horizon, mais non pas par cet acte de projection. Autrement dit ce n’est pas l’éloignement de soi qui produit l’immanence. Ou encore : l’auto-affection ne résulte pas du retour à soi de la transcendance, d’un dédoublement, mais d’une identité à soi préalable, qui est non-liberté, passivité radicale. D’où l’idée d’une détresse de l’être, d’une pauvreté, venant non pas de son oubli, mais de sa dépendance absolue à l’égard de soi et de sa privation de tout élément étranger à lui-même. Pour se rapprocher de l’indigence de l’essence, la pensée doit se libérer de toute représentation, de toutes les figures apparentes du « séjour auprès de la terre », et même de tout langage : « Essentielle est la pauvreté qui laisse aller, au lieu de s’y joindre, les multiples configurations de l’être, la forme même de séjour auprès de la terre, la Maison et l’Année. La parole même... Le nom et l’appellation..., à cela aussi il faut renoncer dans cette pauvreté qui est faite de silence »41. L’adhésion pure et silencieuse à la vérité, la fusion avec la chose même, marque dans toute métaphysique depuis Platon le dévoilement absolu de la présence pleine. Il ne s’agit plus d’un dire, d’un logos de la pensée, mais de la coïncidence absolue de l’« essence » avec elle-même comme expérience simple de la non-altérité. Cette expérience se situe dans un lieu pur, hors de la terre, hors du séjour habituel (Maison) et des rythmes naturels (Année), dans l’espace invisible de l’intériorité, terre céleste où se déroule éternellement le mystère élémentaire et ineffable du passage de la joie à la souffrance.
18Car la proximité à soi, au fin fond de l’intériorité, est telle qu’il n’est plus possible de parler d’« espace intérieur ». Paradoxalement, l’intériorité la plus profonde se réduit à l’infinie souffrance d’être voué à soi, sans distance. Pourtant c’est en deçà de la douleur que le sentiment se souffre ainsi lui-même infiniment, car, comme le montre l’une des pages les plus belles, mais les plus étranges de L’essence de la manifestation, dans la passivité où l’être se souffre lui-même, se révèle la « jouissance » de son être le plus propre. Cette douce souffrance du jouir de soi serait l’essence commune et profonde des tonalités de joie ou de tristesse, le fond impassible, mais passif, de la mutabilité des sentiments. « La douceur du sentiment est sa force tranquille, la venue silencieuse de ce qui vient en soi, est avec soi, s’éprouve. En tout ce qui vient, d’où qu’il vienne et où qu’il aille, quoi qu’il soit, est la venue silencieuse de ce qui vient d’abord en soi, est la douceur de l’être qui vient à lui dans le sentiment. Une telle douceur... s’éprouve dans la passivité du souffrir... »42. Il semble difficile d’énoncer plus profonde tautologie et plus paradoxal nivellement ou in-différence des sentiments opposés. L’auto-affection de l’absolue subjectivité se retire dans l’immutabilité d’une présence éternelle.
19Cependant cette parousie de l’affectivité se distingue de la présence à soi de type métaphysique, dans la mesure où il est impossible pour l’essence de s’auto-approprier. La vie est totalement passive à l’égard d’elle-même, vouée à elle-même dans l’impuissance absolue. Dépourvue de tout pouvoir sur l’extériorité et sur sa propre sphère de présence, elle est non-liberté. C’est ce qui distingue radicalement la philosophie de l’affectivité de la doctrine sartrienne des émotions. Pour Sartre je m’affecte de tristesse, parce que je ne « suis » pas triste, parce que ma conscience n’est rien en soi. De même l’angoisse est angoisse devant le pouvoir abyssal de la liberté. « Dans l’angoisse la liberté s’angoisse devant elle-même »43.
20L’affectivité originelle est entièrement coupée de tout horizon, de toute transcendance. L’ipséité du sujet est passivité totale. C’est l’essence de l’immanence, sa structure interne comme passivité à l’égard de soi (identité de ce qui pose et de ce qui reçoit, identité de l’affectant et de l’affecté) qui détermine les tonalités affectives fondamentales que sont la souffrance et la joie. Le sentiment, sans recul, sans vue sur soi, sans repli possible, se souffre lui-même. Il reçoit de ce fait le poids de son être donné comme nécessairement déjà là. À l’affectivité « appartient » qu’originellement passive à l’égard de soi, elle se trouve comme telle essentiellement marquée dans son être par un déjà. Ainsi s’annonce, dans l’immanence, un « dépassement » qui n’a rien à voir avec celui de la transcendance. Le « dépassement dans l’immanence » est orienté vers un préalable, un en-deçà. Le sentiment s’apparaît — c’est une détermination « eidétique » — comme toujours débordé par le déjà de son propre contenu bien que ce contenu lui soit rigoureusement identique. Le sentiment est dépassé par sa propre identité à soi. Ce dépassement de soi dans le sentiment est la structure la plus profonde de l’essence. C’est dans cette immobile « in-motion », si l’on ose dire, qui rive à soi l’essence (« le Soi est le dépassement du Soi comme identique à soi »44), que s’opère dans la douceur ce passage que M. Henry appelle « l’éternel passage »45, passage qui fonde l’alternance des tonalités affectives. Ce point d’involution extrême de la monade n’est-il pas une sorte de coïncidence des opposés ? Dans l’impuissance du souffrir se montre en effet la toute-puissance, la joie du sentiment. Souffrir, c’est jouir de soi parce que l’être qui souffre découvre en lui-même « l’adhérence à ce qu’il est, l’unité absolue où il cohère avec soi… et, dans l’identité absolue… l’embrasement de son être »46. L’affectivité est l’absolu comme unité légale, calme, paisible, sans déchirement, ni lutte, ni opposition, de la souffrance et de la joie. À cette profondeur d’unité règne une béatitude plus forte que toute souffrance. Ne s’agit-il pas là d’une proposition sur l’être de Dieu, sur la béatitude divine ? Nous verrons que tel est bien le cas. L’affectivité est en effet désignée comme la « force originelle », le « rassemblement édificateur de ce qui est sans lequel rien ne serait »47. La béatifique affectivité est non seulement « cause de soi », source de son être, mais cause de tout étant dans le monde.
2/ La critique de la transcendance du Dasein et de la pensée de l’être comme extériorité
21La polémique continue, acharnée — souvent page après page — menée contre Heidegger se fonde sur une opposition si profonde qu’il serait vain de pointer ici et là des interprétations contestables. Michel Henry ne s’est pas trompé en lisant Heidegger. Tout comme Sartre ou Levinas, il l’a initialement rejeté. Il faudrait se demander à la fois d’où vient un tel refus, et pourquoi la philosophie de l’affectivité a besoin de se référer constamment, et parfois obsessionnellement, à une pensée qu’elle a refusée d’emblée et dont elle ne garde aucun principe fondamental. De même que Sartre ne peut faire l’économie du primat de la conscience, et que Levinas ne peut accepter la priorité de l’être vis-à-vis de l’autre, Michel Henry ne peut se passer de la catégorie du sujet comme évidence ontologique originelle. La coupure de l’intérieur et de l’extérieur, de l’immanence et de la transcendance, de la conscience et du monde, du sentiment et de la représentation, du sujet et de sa projection déformée dans l’objectivation, — cette coupure est prise comme un présupposé inattaquable et jamais remis en question. L’idée que la vérité est coïncidence, adéquation — non pas certes entre une proposition et une chose, mais entre la chose même (le sujet) et soi : recouvrement de sa propre présence à soi — cette idée passe pour une évidence. De même l’idée que l’être le plus profond, le plus sûr et le plus propre est un « absolu », égal à soi, auquel il ne manque rien, et dont la mortalité ne hante pas l’abyssale autosuffisance — cette idée se trouve directement empruntée à l’idéalisme postkantien, sans que cette provenance historiale donne lieu à une réflexion critique.
22Il faut reconnaître cependant que Heidegger se trouve crédité d’un mérite essentiel. Bien qu’il ait finalement perdu au profit de la transcendance intentionnelle et de la temporalité ek-statique l’intériorité pure, il a réussi à arracher la Befindlichkeit, l’affectivité, et la Stimmung, la tonalité affective, à tout psychologisme. Il rejette l’interprétation du sentiment en termes d’états d’âme, c’est-à-dire d’Erlebnis, d’expérience vécue qui se déroulerait sur le fond du sujet comme un accident par rapport à une substance. Heidegger a sauvé l’affectivité de l’extériorisation objectivante. Il l’a réhabilitée contre une tradition qui l’avait en général dépréciée, comme passionnelle ou pathologique, comme simple perturbation vis-à-vis de la raison ou comme simple accompagnement harmonique, ou écho de l’entendement. Ainsi Leibniz : « Le sentiment (affectus) est une disposition de l’âme née du jugement de celle-ci à l’égard du bien et du mal »48.
23Michel Henry néglige toutefois ou rejette le fait que pour Heidegger la Befindlichkeit n’est ni subjective, ni objective, mais antérieure à la division sujet/objet. Que la conscience et la connaissance soient des modes dérivés du « là » dans lequel le Dasein est jeté avant de se poser lui-même dans son autonomie, il ne peut l’admettre car c’est faire dépendre ou dériver la révélation intérieure de l’extériorité du monde.
24Telle est en effet la critique fondamentale et finalement unique qui est faite à la « philosophie de l’Être ». Pour Henry, l’être appartient à l’ek-stasis, ce qui signifie pour lui l’élément de la distance, le déploiement dans le jour de la manifestation extérieure, identifiée à la spatialité. La pensée de la finitude serait fondée sur l’intuition que l’homme est coupé de la vérité, livré à une opacité intrinsèque. « L’obscurité intrinsèque de la nature humaine est le sens de sa finitude »49. Ou encore : « La finitude, telle est l’évidence dont s’empare la pensée qui situe la vérité dans la spatialité de l’extériorité pure »50. L’éclaircie de l’être laisserait l’homme perdu lui-même dans les ténèbres, aspirant à la vérité dont il serait tragiquement séparé. « Être fini, cela veut dire pour l’homme […] être séparé de la vérité »51.
25Or d’une part la lumière ou le dévoilement de l’être s’accompagne d’un retrait qui réside en ce dévoilement même, et non en l’homme. « L’être en se dévoilant préserve ce qu’il a en propre... Le voilement, le retrait, est une manière dont l’être dure comme être, dont il se dispense, c’est-à-dire se donne »52. Et d’autre part, l’homme n’est pas séparable du destin du dévoilement ; l’homme et l’être sont liés par un lien de réciprocité ; l’être apparaît à travers le « là » de l’être-là humain ; par conséquent l’homme heideggérien — qui est traversé par le mouvement, non pas alterné, mais complémentaire en lui-même, de l’oubli et de la mémoire, du retrait et de la parution — cet homme n’est pas « séparé de la vérité ».
26Cependant pour Michel Henry, toute manifestation, toute position est aliénation dans la mesure où l’être se dédouble en tant qu’à la fois il se produit extérieurement à soi et s’apparaît à lui-même. Ce qui s’oublie dans ce dédoublement c’est toujours la subjectivité telle qu’elle est auprès de soi dans l’immanence. L’oubli de l’être est interprété comme l’oubli de l’essence, présente à soi sans distance, de la subjectivité.
27L’aliénation dans l’extériorité serait dans Sein und Zeit le concept d’horizon transcendantal ; elle serait dans le dernier Heidegger l’être lui-même comme extérieur à l’homme. Que l’homme reçoive la lumière de l’être, cela indique pour M. Henry l’extériorité des deux termes, cela ne signifie « rien de moins que la non-appartenance de l’homme au milieu ontologique de l’être »53. ( !) Cette affirmation est pour le moins paradoxale si on la compare avec l’insistance de Heidegger sur le thème de l’inclusion de l’homme dans l’être : « non seulement l’homme n’est pas excepté de l’être, non seulement il est inclus dans l’être, mais l’être est tenu, étant l’usage de l’homme... de rejeter l’apparence du Pour-soi »54… Et plus haut dans ce même texte, Zur Seinsfrage, il est dit clairement qu’il faudrait abandonner le mot « l’être »55 s’il impliquait qu’on puisse poser à part l’être d’un côté, l’homme de l’autre. L’être comme ouverture implique l’homme, mais sans qu’il puisse se faire une totalisation des deux, une omnitudo realitatis.
28En fait, ce que refuse Michel Henry ce n’est pas tant l’être comme transcendance ou extériorité dans le monde, c’est plutôt ce qu’il appelle l’« ambiguïté », le fait que l’être et l’étant ne soient pas séparables. Pour lui il faut que l’être ou le sujet soient un noyau pur hors de l’étant c’est-à-dire hors de ce qui est visible et accessible dans le monde.
29La thèse selon laquelle le Dasein est un étant est considérée comme « incompréhensible » et « paradoxale »56. Cette première « ambiguïté » signifierait en effet que l’essence de la manifestation dépendrait de l’étant. La lumière ne luirait qu’à partir de la chose éclairée. Cela reviendrait à dire que la manifestation ne surgirait pas par sa propre force, qu’elle ne brillerait que sur l’étant qui se manifeste, sur son autre. Or l’ontique pour M. Henry ne peut qu’être extérieur à l’ontologique : « La thèse, écrit-il vigoureusement, selon laquelle l’étant doit être compris comme appartenant au devenir phénoménal de l’essence de la phénoménalité […] est absurde »57. En clair, la différence ontologique ne peut pas être une différence interne, immanente, mais seulement une différence externe. Ou en d’autres termes, il y a coupure indépassable entre le phénomène comme extériorité et l’essence de la phénoménalité. Ou encore, Michel Henry pose une alternative : ou bien la détermination ontique « conditionne » l’être, ce qui advient si l’on pose le primat de la manifestation, or cette condition est « absurde » ; ou bien l’être ne peut pas être le lieu de la lumière. Ce refus de la différence ontologique plonge ainsi corrélativement l’être dans la Nuit.
30La seconde « ambiguïté » concerne l’essence du fondement et le concept heideggérien de Geworfenheit. M. Henry voit une contradiction dans le concept d’être-jeté, contradiction entre la Nichtigkeit, le ne pas être son propre fondement, n’avoir jamais décidé librement de venir dans le Dasein, et le Grundsein : avoir tout de même à choisir, à s’assumer comme fondement jeté. Pour Henry, cette contradiction révèle l’impuissance de la transcendance à revenir sur elle-même pour se fonder et pour fonder son être-jeté. Pour lui la Nichtigkeit trahit la faiblesse de la transcendance et la présence secrète de la « passivité de l’essence ». Le Dasein n’est pas son fondement en tant qu’il n’est pas déterminé dans son être essentiel par la transcendance. Le Dasein est affecté par ce ne-pas qui est comme le retour de l’auto-affection refoulée par lui ou le poids oublié de l’affectivité. La signification véritable de la Nichtigkeit, qui est l’impuissance de la transcendance et sa limite interne préalable, se trouverait travestie dans l’ambiguïté et dans la facticité. Le Dasein reconnaît qu’il doit assumer une dette, celle du non choisi implicite à tout choix.
31Il semble nécessaire de répondre rapidement à cette critique en faisant simplement remarquer : 1/ Qu’il y a certes une ambiguïté, mais aucune contradiction entre le fait de ne s’être pas donné ses propres possibilités (ce qui renvoie à un passé irrattrapable) et le fait d’avoir à assumer le non-choix, celui des possibilités exclues ; les deux sont liés. C’est parce que la situation du Dasein comme telle dans son ensemble est non choisie qu’il doit assumer le non-choix. 2/ D’un point de vue heideggérien, le refus de l’ambiguïté du fondement est le refus de la finitude. M. Henry veut réaliser la non-ambiguïté du fondement, le clarifier, l’assimiler totalement au sujet, le rendre égal à soi, et au Soi. Or la non-égalité à soi, l’ouverture au monde est l’essence du Dasein. Si la relation à soi du Dasein n’était pas ekstatique, comment pourrait-il jamais se quitter lui-même, rompre son éternelle et originelle identité à soi, se trouver situé ? Que la transcendance apparaisse comme située ne signifie pas que la transcendance se donne en fait une situation. Pour M. Henry cependant le fondement doit se fonder lui-même : « Un fondement qui ne s’affecte pas lui-même est une incompatibilité eidétique »58. Or pour Heidegger la situation trouve bien un fondement dans l’Entschlossenheit, l’ouverture résolue, mais ce n’est pas un fondement absolu de soi.
32La troisième critique faite par M. Henry concerne la réduction de l’affectivité, de la Befindlichkeit, à la transcendance. Selon lui, Heidegger oublie la dimension de passivité de l’affectivité parce que la disposition affective est rapportée au passé ou à l’avenir dans la peur ou dans l’angoisse, c’est-à-dire à la répétabilité, à la temporalité en général, donc finalement à une dimension extatique. Toutes les tonalités, et même l’angoisse, sont ramenées à une compréhension en elle-même « a-tonale », à un dévoilement du monde comme tel, où le soi affectif unique se perd. Le pouvoir de révélation de l’affectivité est ramené à une compréhension en quelque sorte neutre et universelle de l’être. L’essence de l’affectivité est « complètement manquée par Heidegger »59, et tout sentiment réduit finalement à un « fait brut et aveugle ».
33Cette critique est-elle justifiée ? S’il est vrai que le Dasein est pénétré par les tonalités qui le surprennent et qu’il ne peut maîtriser, si « toute compréhension est disposée » (gestimmt), si la Stimmung demeure ainsi obscurément à l’arrière-plan, il ne semble pas malgré tout que l’affectivité soit assimilée à la clarté de la transcendance : l’être-jeté et les tonalités ne semblent pas pouvoir être reprises dans le projet ekstatique et résolu de la temporalité, et encore moins réduites à la représentation, à la theoria. Peut-on soutenir à la fois que l’être-jeté se ramène en définitive à la transcendance et que ce même être-jeté est l’équivalent de la facticité brute ?
3/ Affectivité et théologie de l’absolu
34Pour Michel Henry, le sentiment ne dépend pas d’une affection extérieure. Notre affectivité est monadique. Nous la tirons tout entière de notre propre fond. C’est de son détachement ou de son ab-solution à l’égard de toute cause hors de lui-même que le sentiment tire sa force. Il est proprement causa sui. Les sentiments intentionnels, liés à des êtres du monde, ne sauraient être que des causes occasionnelles, ou plutôt des reflets psychologiques d’un événement ontologique qui échappe à toute chronologie. Comme tel, le sentiment n’est pas un état isolable dans l’espace et dans le temps. « Il faut confondre le sentiment avec sa cause occasionnelle dans le monde pour perdre de vue sa véritable essence, le fait qu’il n’advient pas dans l’expérience comme un contenu de celle-ci, un contenu contingent, mais qu’il lui appartient au contraire a priori comme sa propre condition de possibilité »60. Le mouvement purement interne de l’affectivité est totalement indépendant à la fois du déroulement psychologique des vécus et des événements existentiels qui nous arrivent. Ici encore nous avons une coupure radicale entre l’ontologique et l’ontique. La compréhension ontologique, celle de l’essence de la vie, n’a rien à voir avec la compréhension existentielle. M. Henry rejette la thèse de Scheler selon laquelle l’affectivité est par elle-même intentionnelle. Un sentiment n’est pas un fait, donc il est impossible de l’expliquer soit causalement par les lois d’un mécanisme psycho-physiologique ou par la psychologie, soit par sa finalité, sa visée. Tout ce qui nous touche est reçu à travers le milieu absolu des tonalités. C’est « dans l’affectivité de l’absolu, en lui et à travers lui, que nous parvient et devient réel en nous tout ce qui nous parvient »61. Dans cet « en Lui et à travers Lui », faudrait-il écrire, se fait entendre clairement l’écho de Spinoza : in Deo movemur et sumus.
35La dimension théologique se dévoile toujours davantage, et de façon plus nette encore, avec le second trait de l’absolu, que M. Henry nomme « la béatitude de l’éternel passage ». Certes l’essence du sujet est le souffrir. Le sub-jectum se trouve originellement assujetti à lui-même, se souffre lui-même de façon accablante. Son essence affective originelle lui est donnée comme une nécessité incontournable : « le sentiment est le don qui ne peut être refusé, il est la venue de ce qui ne peut être écarté »62. Mais, dans la passion et la crucifixion du souffrir, le sentiment « parvient en soi », devient ce qu’il est, se sublime, se pacifie, se change dans la douceur et la jouissance de soi. L’absolu « ignore le déchirement de l’opposition »63. La souffrance atteint le fond essentiel du soi et s’éprouve à ce degré quand elle s’empare de soi, quand elle adhère pleinement à soi et en soi, comme joie. La révélation de l’absolu est la souffrance se changeant en joie, la béatitude. Ce passage de la souffrance à la joie est éternel. Il est ce que M. Henry appelle étrangement « l’historial » de l’absolu. L’histoire intérieure est la non-histoire de l’éternel passage, de l’éternel retour de l’identique ou de l’amor fati. Car Nietzsche se trouve par trois fois invoqué à l’appui de cette théïologie. Nous lisons par exemple : « l’essence de la vie, comme l’avait reconnu Nietzsche,… est la puissance originelle d’oscillation entre la souffrance et la joie, puissance antérieure à celles-ci comme leur source précisément »64. Paradoxalement, le principe de la transmutation, du passage de l’un dans l’autre des sentiments, est appelé dialectique, ce qui semble assez peu nietzschéen ! Mais M. Henry répond d’avance à cette objection en affirmant que le concept immanent de la dialectique est fondé sur l’identité et non sur la contradiction. Dans le texte sur les dessins de von Briesen, comme dans la Généalogie de la psychanalyse, il se rapproche encore plus de la position fondamentale de Nietzsche, et ce en montrant que la tonalité de la souffrance ne se renverse dans la joie qu’à partir de « l’adhésion heureuse de la vie à son destin ». La nécessité du sentiment devient sentiment de la nécessité, amour du destin : « Plus fortement la vie fait l’épreuve d’elle-même dans l’immanence de son pathos, plus inextricable la façon dont acculée à soi et sans échappatoire possible, elle subit son être dans un souffrir plus fort que toute liberté, plus violemment aussi elle s’empare de soi, plus inéluctable et plus triomphale son étreinte avec soi et l’ivresse de cette étreinte. Alors se produit le renversement du pessimisme en l’adhésion heureuse de la vie à son destin »65. Ce renversement est extrêmement proche du renversement nietzschéen où le refus réactif de la souffrance devient affirmation plénière de soi de la subjectivité vivante, puisque l’amor fati implique l’ego fatum. Mais l’affirmation nietzschéenne accueille, « bénit » le hasard, l’incomplétude, l’imperfection et le caractère labyrinthique et fragmentaire de l’existence. Chez Michel Henry au contraire l’autopossession de la subjectivité, irrésistible et triomphale, est sans faille, toute puissante, absolument souveraine. Le passage du non de la douleur au oui de la joie ne se fait pas à la suite d’un changement d’évaluation ou de point de vue, mais par un débordement de force intérieure. C’est dans l’ivresse (sans vision, sans recul, à la différence de Nietzsche) d’une profusion interne que la force absolue se conquiert elle-même, se recouvre et que la tonalité change. La « force tranquille » de l’identité à soi du sentiment l’emporte irrésistiblement comme une lame de fond sur toute tonalité douloureuse, sur toute attitude désespérée ou nihiliste. « Cette conversion intérieure de la Souffrance en elle-même et par elle-même dans la joie… (l’être souffrant de soi reste souffrant, mais découvre qu’ainsi malgré tout il “jouit de soi”)… c’est identiquement sa conversion dans la Force »66.
36Sur ce point, l’interprétation de Nietzsche qui est donnée au chapitre VII de la Généalogie de la psychanalyse n’est qu’une auto-explication de Michel Henry. En effet, le passage chez Nietzsche du nihilisme de la faiblesse à l’amor fati du Dernier Homme au Surhomme, du ressentiment contre le temps à l’Éternel Retour, résulte bien d’une conversion de la volonté, mais non pas d’une conversion spontanée des tonalités. La transmutation résulte d’une affirmation plus haute, d’une Volonté de Puissance suprêmement affirmative qui prononce le Oui et amen, qui se hausse dans un effort extrême à la « cime de la contemplation », et qui de là embrasse et acclame le monde. Les textes sont nombreux qui le prouvent : « Pour éprouver de la joie à quoi que ce soit, il faut approuver (gutheissen : littéralement “dire du bien”, “bénir”) toute chose »67. Par ailleurs, la joie selon M. Henry est « la certitude absolue de son être propre », alors que l’amor fati implique le concept de la totalité du monde. Il n’y a pas chez Nietzsche ce court-circuit et ce repliement sur soi de l’intériorité solitaire. Comment d’ailleurs la joie, avec son caractère panique, pourrait-elle reconduire à la solitude ?
37La différence fondamentale entre M. Henry et Nietzsche réside sans doute dans le triomphe de la passivité chez le premier. L’« éternel passage » s’opère doucement, sans effort, comme par une sorte de grâce béatifiante, alors que chez Nietzsche, d’une part, il s’agit d’un conflit (il faut qu’une force supérieure puisse surmonter « le poids le plus lourd », l’éternel retour de la faiblesse) ; d’autre part, il n’y a pas égalité des tonalités de joie et de souffrance, mais primauté ontologique de la joie : la joie est « plus profonde », c’est-à-dire plus proche de l’être de l’étant que la douleur : « La douleur dit : “passe et péris” — La joie veut l’éternité de toute chose, la profonde, profonde éternité »…68
38Chez M. Henry, d’un côté, le changement des tonalités se situe au même niveau : « Ainsi se produit entre la souffrance et la joie une oscillation telle que non seulement la souffrance passe dans la joie et se change en elle mais que, pour cette raison l’excès de l’une est la surabondance de l’autre »69. Les tonalités se neutralisent quant à leur identité propre et n’indiquent plus que la force indifférenciée du sentiment, c’est-à-dire de la Vie. Et de l’autre côté, c’est la « souffrance » au sens large qui est désignée comme la tonalité « principiellement » fondamentale : « Le passage de la souffrance à la joie est principiellement possible comme trouvant cette possibilité dans la souffrance elle-même, dans le se souffrir soi-même comme essence de la jouissance de la vie »70. Est-ce que la souffrance du se souffrir soi-même est le moins du monde douloureuse ? Est-ce que l’identité simplement formelle du souffrir et du jouir comme exposition totale de la subjectivité à elle-même concerne véritablement l’alternance des tonalités, voire même les tonalités en général ? Ne concerne-t-elle pas plutôt l’essence abstraite de la subjectivité ? Si l’originel assujettissement à soi qui définit le sujet peut être ressenti tantôt comme pénible, tantôt comme joyeux, n’y a-t-il pas une in-différence profonde du sentiment ? Détachés de toute cause ou occasion extérieure, les sentiments n’ont plus en effet de sens positif ou négatif, de valeur d’affirmation ou de rejet. Ils sont des symptômes interchangeables de la Parousie de l’absolu-sujet, éprouvant son auto-affection71. Que l’absolu nous extasie ou nous attriste, cela demeure le même mystérieux don de lui-même.
39Le caractère théologique de telles spéculations n’a pas échappé à Michel Henry. La théorie de l’essence de la religion et la doctrine ésotérique de la béatitude qu’il développe, s’appliquent davantage à la philosophie de l’affectivité qu’à toute croyance religieuse particulière. La foi est l’adhésion à l’être en dépit de la représentation, voire contre la connaissance : « la foi est l’expérience interne de la vie et de son essence »72. Les théologies de la prédestination et de la grâce expriment symboliquement l’impuissance originelle du sentiment à l’égard de soi. La religion révèle la vie de « Dieu » même comme passage de la souffrance dans la joie : « Heureux ceux qui souffrent » car ils verront Dieu. Toute la mystique, et en particulier la pensée de Maître Eckhart, signifie qu’« il n’y a dans l’absolu rien d’autre, rien d’étranger »73. Si ma souffrance est en Dieu, ma souffrance devient elle-même Dieu » : commentant cette sentence de Maître Eckhart, Henry écrit que telle est « la vie de Dieu lui-même » à savoir « l’histoire de la souffrance, son devenir intérieur, sa transformation dialectique dans la joie »74. « L’essence de la divinité… c’est la structure interne de l’absolu, c’est l’essence de la manifestation comme telle », écrivait-il déjà presque à l’entrée de son ouvrage. Si l’essence de la manifestation est la révélation de l’identité pure de la souffrance et de la joie, Dieu est le nom de l’identité éternellement sous-jacente du sujet. Dieu est l’identité qui reflète la béatitude imperturbée par la mutation des tonalités en moi. Pas de différence dans l’absolu, pas de différence entre Dieu et moi ; cette double affirmation de l’identité ponctue le commentaire d’Eckhart par Henry : « Si je n’étais pas, Dieu ne serait pas non plus. » « Dieu et moi sommes un »75… Ces textes d’Eckhart, comme de nombreux autres, sont interprétés comme signifiant que « l’union avec Dieu » n’est pas établie après coup, mais exprime l’unité originaire de Dieu lui-même, autrement dit de la subjectivité absolue, sans rapport avec quoi que ce soit d’étranger. La béatitude divine ne serait, ontologiquement, que l’inclusion de la souffrance et de la joie, de la surabondance et de la pauvreté dans le sein de l’absolu. Certes Eckhart affirme maintes fois que l’essence divine ne comprend aucune différence d’aucune sorte, qu’elle est un « désert trop innommable pour qu’on le nomme »76, mais il s’agit d’une franche théologie négative, puisque pour lui le fond de Dieu, la « pureté de Dieu » est un fond sans fond, un abîme. Or, pour M. Henry, le fond de l’essence absolue de la subjectivité repose en lui-même et sur lui-même dans l’immanence de l’auto-affection. La passivité du sujet se trouve clairement posée comme Grund, comme cause de soi (certes non transparente à soi, mais se possédant elle-même) et non comme Abgrund. Le sujet est bien l’anhypothéton : « Les tonalités dépendent de l’essence comme ce qui ne dépend de rien »77. Et cette essence est finalement absolument libre, ce qui est naturellement une suite tautologique de sa définition : « Toute dépendance suppose une indépendance absolue »78. En clair le fond solide et essentiel du sujet est Dieu. Ce Dieu est libre en tant qu’il ne dépend que de soi.
40Pouvons-nous répondre maintenant à la question que nous nous posions au début ? La philosophie de M. Henry est-elle une rechute, sans doute préfigurée par la structure de la phénoménologie husserlienne elle-même, dans la métaphysique postkantienne de la subjectivité absolue ? S’inscrit-elle dans la structure onto-théologique de la métaphysique ? Incontestablement, elle s’y inscrit. Elle est cartésienne par l’idée d’un commencement radical, sans déconstruction de la tradition. Elle constitue un rejet violent, passionné, pathétique de la pensée de la finitude. Nul soupçon de la mort ne traverse cet hymne, souvent plus éloquent que lyrique, à la vie invincible et à sa force interne irrésistible. Ce refus de penser la mort, cette affirmation sans limite, aveugle et muette enfin de compte, d’un destin sous-jacent, solide comme un roc, ne sont-ils pas dans le droit fil d’une inspiration nietzschéenne telle qu’elle s’exprime notamment au § 278 du Gai Savoir ? Pour Nietzsche aussi la béatitude de la vie ne se justifie-t-elle pas du fait de sa seule affirmation ?
Chacun veut être le premier dans l’avenir et pourtant la mort et le silence de mort constituent l’unique certitude et ce qu’il y a de commun à tous dans cet avenir ! Combien étrange que l’unique certitude, l’unique sort commun n’ait eu à peu près aucun empire sur les hommes et que ce dont ils sont le plus éloignés, c’est de se sentir comme une confrérie de la mort ! Ce qui me rend heureux, c’est de voir que les hommes refusent absolument de penser la pensée de la mort ! Et je contribuerais volontiers à leur rendre la pensée de la vie cent fois plus valable encore.
41Certes, mais n’oublions pas que l’affirmation suprême chez Nietzsche inclut le chaos, le labyrinthe, l’imperfection, le circulus vitiosus deus, et non l’autofondation absolue. Nietzsche a critiqué la pensée d’un fondement inconditionné.
42S’il y a de la force et de la grandeur dans la réhabilitation par M. Henry de l’onto-théologie, c’est que cette dernière se trouve transformée, paradoxalement, vu l’ampleur des développements, par l’aveu d’un double silence, d’une double limite du logos. Le premier silence provient de l’orientation phénoménologique initiale. S’il est vrai que M. Henry ne peut pas décrire la chose même, l’absolu, s’il n’analyse jamais une expérience concrète ou particulière de sentiments, et que son analyse du « passage » demeure nécessairement vague ou tautologique (« il y a dans le sentiment une certaine douceur » — le souffrir de soi se change mystérieusement et silencieusement en jouir de soi), il tient à rendre compte de cette non-descriptibilité à partir de la règle d’une « prescription eidétique ». Cette règle s’explique de la façon suivante : 1/toute description relève de la représentation. 2/« en ce qui concerne le sentiment, la prescription de l’eidos est précisément qu’aucune dimension de repli ne peut être dépliée », car le sentiment se donne tout entier ou ne se donne pas : « l’idée qu’un sentiment pourrait être connu peu à peu, l’idée que l’absolu se révélerait progressivement est absurde »79. M. Henry présente la non-descriptibilité comme une nécessité de méthode, puisque la méthode doit se régler non sur elle-même, mais sur l’essence à décrire. D’où un second silence. La pensée de M. Henry s’écarte de l’onto-théologie classique, « logique », et s’apparente de fait à ce qu’on pourrait appeler une onto-théologie négative, pour autant qu’elle ne fait pas confiance au langage pour dire l’absolu (c’est en quoi elle diffère de Hegel). Le sentiment est indicible. Il est « la venue silencieuse de ce qui vient d’abord en soi »80. Pour formuler la révélation absolue de l’absolu, « pour dire cette plénitude qui est douceur et joie, les mots nous manquent »81. « Les concepts », dit-il, encore empruntés au monde, « nous égarent »82. (Pourquoi alors en effet s’obliger à une répétition de la tradition occidentale ?) Il faut les dépouiller de leur contenu, les oublier, les laisser brûler dans l’embrasement où la Vie se trouve et s’étreint elle-même. Silence, dénuement et destruction progressive de toutes les représentations, le rejet non seulement de l’horizon dans lequel se meuvent les sciences, mais « plus généralement de la pensée philosophique occidentale dans son ensemble »83, voilà le sacrifice qu’exige en principe cette ontologie négative. Cependant cette prescription n’est guère suivie d’effet et tous les concepts sont en définitive empruntés à la tradition, sans que leur provenance historiale soit déconstruite, sans qu’ils soient repensés avant d’être appropriés ou « guéris » (verwunden) : ne reviennent-ils pas de ce fait avec d’autant plus de vigueur aimanter et régir malgré elle cette pensée, certes robuste, et qui se sent fraîche et saine comme la Vie, qui se croit neuve, parce qu’elle ne veut pas savoir à quel point elle plonge dans de l’archi-ancien ?
43Il y a sans doute pour l’homme une dimension non historiale. Il est peu vraisemblable en effet qu’à chaque époque l’ensemble des données et des donations qui nous constituent, change du tout au tout. Ainsi nous accorderions à Merleau-Ponty, malgré Heidegger, qu’un certain visible élémentaire reste le même pour les Grecs et pour nous : le bleu du ciel, le vert de la forêt, bien que la langue les porte au monde différemment. Il est peu vraisemblable que ce non-historial se réduise aux seuls sentiments et à l’« essence » de la subjectivité humaine. Le sujet est le plus historial de l’historial, la découverte qui a dominé l’époque dite des Temps modernes, l’assise qui depuis longtemps déjà continue de s’effacer et qui depuis le commencement était en question. Le non-historial est plus vaste que le sujet et, plus vraisemblablement, lié à ce que la tradition appelle la « nature ». Au fond, M. Henry défend les droits d’un romantisme essentiel et nécessaire, qui pourchassé, voire interdit, dans un monde fait d’images projetées et calculées, se réfugie dans l’abîme métaphysique d’une intériorité dont l’essence véritable est le corps.
44Le non-historial ne saurait apparaître ou s’apparaître séparément. Il se trouve partout mêlé à de l’époqual. Le non-historial n’est pas absolu. La terre ne se montre comme l’assise obscure et retirée du monde que dans le travail d’une œuvre et à la lumière d’une époque. L’assise terrestre n’est pas la subjectivité individuelle cloîtrée dans une solitude monadique, ni la matière universelle réduite au sensible, mais cet élément-terre dont nous sommes pétris, ce lieu, ce corps auxquels toujours de l’intelligible et de l’historial se trouvent entrelacés. Le fondement, conçu comme ultima ratio ou comme substrat, est depuis longtemps entamé, abîmée. Il est trop tard pour le renflouer, trop tard pour l’ériger pur et sans trace de ses métamorphoses, trop tard pour y saisir la divinité.
Notes de bas de page
1 EM, p. 203.
2 Ibid., p. 204.
3 GP, p. 286.
4 EM, p. 837.
5 Dans la Généalogie de la psychanalyse, la critique de l'interprétation heideggérienne de l'Histoire de l'Être porte uniquement sur la question du primat de la représentation sur l'auto-affection, et concernant Nietzsche, sur la crédibilité de la filiation Leibniz-Nietzsche, soutenue par Heidegger. Mais la persistance ou non de la structure et de l'essence de la métaphysique à travers l'Histoire de l'Etre n'est pas interrogée. Ainsi la réaffirmation de l'Ego comme point de départ absolu (GP, p. 123) ne revient pas pour la critiquer, ni même pour l'évoquer, sur la condition, selon Heidegger, de l'émergence du primat de la subjectivité, c'est-à-dire le retrait de la substance, lié à un effacement plus grand ou à un éloignement de l’alèthéia. En d'autres termes, le principe de l'Histoire de l'Etre, le retrait de l’alèthéia, n'étant pas examiné, le rejet des étapes de cette Histoire n'est pas justifié.
6 Hegel, Phénoménologie de l'esprit, trad. Hyppolite, Aubier, p. 59 (nous soulignons).
7 La volonté de puissance comme pathos, comme « affect du commandement », confirme que l'affectivité est pour Nietzsche le fond non distancié de l'être. La « valeur » selon Michel Henry n'implique aucune vue à distance, mais une totale implication dans son affirmation. Pourtant n'est-il pas vrai que la volonté de puissance « pose » les valeurs, donc s’en différencie ?
8 EM, p. 837.
9 Ibid.
10 GP, p. 29.
11 EM, p. 54.
12 Ibid., p. 595.
13 « La béatitude est la jeunesse de soi de l'être absolu » (ibid., p. 843).
14 EM, p. 857.
15 Ibid., p. 124.
16 Ibid., p. 263.
17 Ibid., p. 352.
18 Ibid., p. 680.
19 « Dessiner la musique », Le Nouveau Commerce, Cahier 61, 1985, p. 79 [repris dans PV-III, p. 262]. Ces formules rappellent étrangement la Bible : « Nul n'a jamais vu Dieu... »
20 Ibid.
21 Sein und Zeit, [Tübingen, Niemeyer, 1963], p. 30.
22 EM, p. 67.
23 Ibid., p. 51.
24 Ibid., p. 49 : « la possibilité ontologique est la réalité absolue ».
25 Ibid., p. 48.
26 Ibid., p. 68.
27 Ibid.
28 Ibid., p. 69.
29 Ibid.
30 [M. Heidegger,] Chemins [qui ne mènent nulle part], p. 163 (éd. Idées, Gallimard).
31 EM, p. 171.
32 Ibid., p. 167.
33 Ibid.
34 Ibid., p. 69.
35 Ibid., p. 183 (nous soulignons).
36 Ibid.
37 Au sens où, dans les Ideen, l'Ego pur est « absolument donné » dans la sphère d'immanence et objet d'une « science absolue ».
38 EM, p. 356.
39 Ibid., p. 287.
40 Ibid., p. 302.
41 Ibid., p. 351. Cf. p. 860 : « Pour dire cette plénitude... les mots nous manquent » — Plénitude, car la présence purement intérieure n'est « pauvre » finalement qu'aux yeux de l'extériorité.
42 Ibid., p. 595.
43 J-P. Sartre, L'Être et le Néant, [Paris, Gallimard, 1943], p. 73.
44 EM, p. 591.
45 Ibid., p. 837.
46 Ibid., p. 594.
47 Ibid.
48 Leibniz, « De affectibus », in Textes inédits, Grua, tome II, p. 513.
49 EM, p. 253.
50 Ibid.
51 Ibid.
52 [M. Heidegger,] Le principe de raison, [trad. fr. A. Préau, Gallimard, « Tel », 1983], p. 165.
53 EM, p. 250-251.
54 [M. Heidegger,] Questions I, [Paris, Gallimard, « Tel », 1990], p. 232.
55 Ibid., p. 229.
56 EM, p. 226.
57 Ibid., p. 150 (nous soulignons). Ces condamnations sans appel et ce qualificatif d'« absurde » se trouvent fréquemment répétés à travers le texte, trahissant l'exaspération de l'auteur face aux positions qu'il rejette, mais auxquelles il revient sans cesse.
58 Ibid., p. 454.
59 Ibid., p. 737.
60 Nouveau Commerce, art. cit., p. 61-62 [repris dans PV-III, p. 250]
61 EM, p. 611.
62 Ibid., p. 593.
63 Ibid., p. 594.
64 Ibid., p. 839.
65 Nouveau Commerce, art. cit., p. 77 [repris dans PV-III, p. 261].
66 Ibid., p. 78.
67 [F. Nietzsche], Nachlass, éd. Kröner, I, p. 250.
68 [F. Nietzsche], Ainsi parlait Zarathoustra, « Le chant ivresse », §§ 9 et 11.
69 EM, p. 292.
70 Ibid., p. 293.
71 Voir par exemple Ibid., p. 832-833 : « Souffrance et joie ensemble et indistinctement (nous soulignons) composent... l'effectivité de la Parousie. (…) C'est... une seule tonalité qui est pensée comme souffrance et comme joie (...), elles sont l'unique apparence de l'absolu et son être-réel, la Parousie. »
72 Ibid., p. 510.
73 Ibid.
74 Ibid., p. 843.
75 Ibid., p. 387.
76 Cité dans Ibid., p. 403.
77 Ibid., p. 612.
78 Ibid., p. 613.
79 Ibid., p. 859.
80 Ibid., p. 594.
81 Ibid., p. 860.
82 Ibid.
83 Ibid., p. 862.
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