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Phénoménologie de la naissance (première version)

p. 15-44


Texte intégral

1Que veut dire naître ? Il faut écarter d’abord un certain nombre de réponses qui s’imposent immédiatement avec la force de leur simplicité et de leur apparente évidence. Naître voudrait dire venir à l’être, à l’existence, entrer dans cette existence de laquelle, avant cette naissance, on se trouvait purement et simplement exclu. Ainsi à la question : que devenons-nous après la mort, où sont les choses qui ne sont plus ?, le poète antique répond : là où elles ne sont pas encore, […] le néant pur et simple. Naître, ainsi spontanément compris en tant que venir à l’être, implique que l’on sache ce que veut dire être, la naissance se réfère alors au sens de l’être en général et ne devient intelligible qu’à sa lumière. Naître, c’est être désormais de telle façon qu’avant cette naissance on n’était pas. Naître ne se réfère pas seulement à l’être mais au néant qui le précédait. Naître se propose alors comme un bond extraordinaire hors de ce néant jusqu’à l’être où se déploie ce qui est né. Le néant qui précède l’existence étant lui-même compris comme la négation pure et simple de l’être, c’est encore celui-ci qui s’impose comme le premier à comprendre dans son sens propre.

2Maintenant, si ce bond du non-être à l’être paraît trop surprenant malgré la négation qui relie être et non-être, on peut supposer — et c’est ce que fait le sens commun mais aussi la science —, que la naissance n’est pas ce surgissement ex nihilo mais traduit au contraire un processus ontique continu, à savoir la transmission de la vie physiologique des parents aux enfants. Dès lors cette naissance mystérieuse rentre dans l’ordre, celui des phénomènes scientifiquement connus. La question s’est donc déplacée du sens de l’Être en général à celui de l’étant biologique scientifiquement connu. Mais l’étant biologique scientifiquement connu n’implique-t-il pas en tant qu’étant une référence au sens de l’être en général, en sorte que la question de la naissance reste liée à ce dernier, invinciblement ?

3Ce qui fait le caractère superficiel pour ne pas dire tout à fait contestable de la problématique que je viens d’esquisser — parmi beaucoup d’autres de ce type — c’est une présupposition philosophique liée à notre tradition et selon laquelle la question de la philosophie est précisément celle de l’être. L’idée que dans cette tradition, l’être n’est jamais véritablement thématisé pour lui-même et selon son sens propre, mais toujours plus ou moins confondu avec l’étant ou compris à partir de lui, loin de contredire le primat de la question de l’être et de son sens en général, exige au contraire que ce primat soit pleinement établi et toute la problématique philosophique réexaminée et reformulée en conséquence.

4Thématiser l’être pour lui-même dans sa Différence radicale d’avec l’étant, et bien plus le penser en dernier lieu indépendamment de l’étant, ce n’est pas toutefois reconduire la philosophie à sa tâche véritable et la plus haute, c’est au contraire perdre de vue celle-ci. Loin de corriger de la sorte la tradition, on porte à l’absolu le défaut de l’un au moins de ses courants majeurs, celui de l’aristotélisme et du thomisme notamment. Et cela parce que l’être n’est jamais le premier quant à ce qui doit être défini comme l’objet d’une philosophie authentique. Être il n’y a que dans l’apparaître et par lui. Autant d’apparaître, autant d’être, ce principe fondamental de la phénoménologie qui implique son primat sur toute ontologie concevable est bafoué quand le sens de l’être en général est donné comme le thème principal et exclusif de la recherche. La signification décisive de la phénoménologie de renouveler de fond en comble la pensée philosophique, et notamment l’ontologie traditionnelle, est anéantie quand le thème de cette ontologie — thème simplement épuré et aperçu en toute clarté — redevient celui de la philosophie, bien plus lorsqu’on prétend assigner ce thème traditionnel de la philosophie et de l’ontologie à la phénoménologie elle-même, comme il arrive dans la déclaration stupéfiante et rétrograde selon laquelle « prise au niveau même de la chose (Sachhaltig), la phénoménologie est la science de l’être de l’étant »1. La chose de la phénoménologie n’est plus ce qui la différencie essentiellement de toute autre pour lui conférer une originalité inouïe, à savoir la phénoménalité pure comme telle avec les perspectives de recherche absolument nouvelles qu’elle implique, mais elle redevient l’objet de la pensée traditionnelle, l’étant et son être.

5Naturellement, la prétention de reconduire la phénoménologie à l’ontologie en faisant d’elle le simple instrument d’une pensée de l’être n’est qu’une illusion théorique qui n’affecte en rien l’incontournable, l’essentielle fondation de la seconde dans la première, pour autant qu’en fait d’étant il n’y a que ce qui apparaît, et en fait d’être que cet apparaître lui-même. <L’universalité de la question de l’être n’a qu’une prétention formelle, s’il est vrai que c’est dans les modes concrets de la phénoménalisation effective de la phénoménalité et en elle seule que se décide ce qu’il en est de l’être, et non dans le concept ou le préconcept de celui-ci.>

6Cette universalité du sens de l’être, lue sur son concept au lieu de l’être dans les structures phénoménologiques originelles de l’apparaître, la réduction préalable du thème de la phénoménologie à celui de l’ontologie, c’est ce que la question de la naissance vient faire éclater. <Car naître ne peut précisément vouloir dire venir à l’être aussi longtemps que celui-ci prétend au régime de principe, et du même coup à l’universalité. Venir à l’être, c’est le fait de tout étant, de la pierre, de la terre, de l’air et de l’eau, et pourtant aucune de ces choses ne procède d’une naissance à proprement parler, ne nait ni ne meurt, sinon métaphoriquement. Naître est le fait du vivant et de lui seulement. Naître ne peut donc relever de l’être pris comme universel, au « sens de l’être en général » — un sens qui conviendrait aussi bien à la pierre, à la terre, à l’air, à l’eau qu’au vivant. Cette inconvenance soudaine du sens de l’être, l’inaptitude de ce dernier à étendre son règne sur tout ce qui se manifeste, exige de la problématique une réévaluation du thème de l’ontologie qui équivaut à son démantèlement. Car celui-ci n’est pas l’œuvre ou le fait de l’ontologie elle-même et ne résulte nullement de ses méthodes propres. Seule la phénoménologie, une phénoménologie radicale et pure, écartant toute présupposition étrangère pour ne thématiser que l’apparaître lui-même et la phénoménalité qui est chaque fois sienne, peut reconnaître et ainsi dissocier l’apparaître en lequel consiste le venir à l’être du naître du vivant, de celui auquel tous les étants du monde et le monde lui-même doivent d’« être », de telle façon que l’être du venir à l’être du naître et celui des étant du monde ou de ce monde lui-même n’ont rien de commun, sinon l’intrication ou l’imbrication secrète des apparaître sur lesquels ils se fondent chaque fois, imbrication elle-même phénoménologique et n’étant possible qu’à ce titre.

7La transcription phénoménologique de ce qui a été indistinctement désigné comme être par une ontologie grossière est possible parce que pas plus que la phénoménologie ne s’était présentée sous une forme pure dans l’histoire passée de la philosophie (si l’on néglige quelques exceptions grandioses), pas davantage l’ontologie n’avait pu se passer d’un fondement phénoménologique la déterminant de façon décisive bien qu’à son insu. Le genre d’apparaître qui gouverne l’ontologie traditionnelle en la plupart de ses développements, c’est l’apparaître du monde, soi un apparaître dont la phénoménalité consiste dans l’« au-dehors », dans l’Extériorité comme telle, le « monde » n’étant que le titre phénoménologique de celle-ci. Venir à l’être veut dire selon cette ontologie traditionnelle transcrite dans la phénoménologie sur laquelle elle repose : venir au monde. Mais venir au monde, n’est-ce pas là, aux yeux de tout un chacun, philosophe ou non, ce que veut dire naître ?

8La difficulté qu’il y a à attribuer l’être dans le même sens à l’étant tel que la pierre qui se montre dans le monde et au vivant qui en sa naissance vient au monde, auquel le monde se montre, pour réelle qu’elle soit, ne semble pas insurmontable, et cela pour une raison phénoménologique précisément : l’apparaître dans lequel se montre la pierre est le même que l’apparaître auquel s’ouvre le vivant en sa naissance, c’est l’apparaître du monde, un seul et même apparaître qui emprunte sa phénoménalité à l’au-dehors et s’identifie à lui. Parce qu’un même apparaître confère l’être à la pierre et au vivant, l’être de la première est le même que celui du second, l’être universel et l’universalité repose sur celle de l’apparaître auquel il renvoie.> Ici parvient à l’évidence l’idée qu’un même présupposé phénoménologique sous-tend le développement de la philosophie occidentale et la rend possible en tant qu’ontologie universelle.

9<Comment l’apparaître confère-t-il l’être à la pierre : en la faisant apparaître. Comment l’apparaître la fait-il apparaître ? En la faisant voir. Comment la fait-il voir ? La pierre est vue en tant qu’elle se trouve placé à l’extérieur d’elle-même, c’est l’être à l’extérieur de soi de la pierre qui est son apparaître et du même coup son être — qui est l’être comme tel. Si l’être peut être pensé plus avant à partir de la temporalité et comme temps, c’est parce que la temporalité originelle est le hors de soi en soi et pour soi.

10Comment l’apparaître confère-t-il l’être au vivant ? En le faisant apparaître, en le faisant voir, en le plaçant à l’extérieur de soi, de telle façon qu’il soit vu, lui aussi, à la façon de la pierre ? Seulement, si la situation phénoménologique du vivant est la même que celle de la pierre, où est le principe de leur différence ?> Ce ne peut plus être en tout cas une différence phénoménologique essentielle générant une différence ontologique essentielle, c’est une différence ontique, analogue à celle que l’on peut observer et décrire entre des étants intramondains. Que ces derniers soient désignés de la sorte atteste précisément l’unité de leur condition phénoménologique essentielle au-delà de leurs différences ontiques inessentielles. La différence du vivant et de la pierre se laisse-t-elle réduire à une simple différence ontique ? En quoi consiste à vrai dire leur différence ?

11<En ceci par exemple que le vivant voit la pierre tandis que la pierre ne la voit pas et à vrai dire ne voit rien du tout. Situation étrange à vrai dire et, en dépit de son évidence, tout à fait paradoxale. Comment deux étants — continuons provisoirement d’appeler le vivant un « étant » — relevant d’un même statut phénoménologique pourrait-ils présenter entre eux une différence phénoménologique en un sens absolument essentiel, en ce sens qu’elle affecte leur rapport même à la phénoménalité, à savoir que l’un d’eux dispose d’un tel rapport tandis que l’autre en est privé ? Comment venant à l’être dans un même apparaître, éclairés d’une même lumière luisant de son unique éclat, l’un d’eux — le vivant — recevrait l’insigne faveur d’une sorte de transsubstantiation radicale de son essence, en l’occurrence sa transformation intérieure en l’illumination de cet apparaître de manière à se confondre avec elle, à n’être plus rien d’autre que celui-ci, une chose dont toute l’essence serait d’apparaître, tandis que l’autre, l’autre étant, la pierre, se trouvant dans cette situation d’être éclairée par cette lumière et de luire de son unique éclat, demeurerait cependant absolument étrangère à cet éclairement, opaque, aveugle, livrée à une nuit si totale qu’à vrai dire nous n’en avons pas la moindre idée, ne pouvant la concevoir que par la négation abstraite de cette clarté du monde où se montre tout ce qui est susceptible d’être pour nous ?>

12C’est, dira-t-on, qu’il convient de distinguer deux sens de l’être dans le monde, l’un concernant la pierre, toute étant sis en ce monde, perceptible en lui parce que recevant de lui sa lumière — et pourtant ne la recevant pas, ne se laissant jamais pénétrer par elle mais l’excluant de soi et fermé à elle à jamais ; l’autre propre à celui qui s’ouvre au contraire en lui-même à la lumière de ce monde, de manière à devenir lui-même cette lumière, illuminé et transfiguré par elle. Seulement cette distinction banale, se bornant à répéter l’opposition classique de la chose privée de conscience et de cette conscience identifiée à la phénoménalité, résout-elle la difficulté phénoménologique cruciale à laquelle nous sommes confrontés ou ne fait-elle, dans un constat trivial que la porter à son comble ?

13<La difficulté phénoménologique cruciale : qu’un même apparaître tantôt rejette hors de soi un x ainsi privé en lui-même de la phénoménalité de cet apparaître et tantôt confère à cet x, devenu y, le privilège inouï de l’accueillir en lui de manière à s’identifier à lui, à n’être plus rien d’autre qu’une sorte de matière phénoménologique pure, cette double condition qui ne peut se définir que phénoménologiquement, est cependant totalement indépendante de l’apparaître, i.e. de la phénoménalité elle-même — et cela parce que cet apparaître est supposé être le même dans les deux cas, parce qu’il n’y en a qu’un. Se tenir à l’intérieur ou à l’extérieur de l’apparaître ne doit rien à l’essence de celui-ci, doit tout à ce qui se trouve originellement et en soi radicalement hétérogène à l’apparaître et à son déploiement : à l’étant.> C’est l’étant-homme, en vertu d’un privilège d’autant plus inexplicable qu’il ne peut avoir sa source que dans sa condition d’étant, qui s’ouvre à la fulguration de l’apparaître tandis que la pierre n’en veut pas.

14<Dans la pensée classique, l’absurdité consiste en ceci qu’une telle pensée se trouve dans l’impossibilité de légitimer si peu que ce soit la distinction sur laquelle elle repose et qu’elle donne comme essentielle, celle du sujet et de l’objet. L’objet, c’est l’étant lui-même, mais aperçu dans son apparaître, lequel est le hors-de-soi comme tel, de sorte que l’objet est l’étant hors de soi, vu et aperçu dans ce hors de soi, en tant que posé devant, en tant qu’ob-jet. En quoi alors le sujet peut-il bien se différencier de cet ob-jet, i.e. du hors de soi dans lequel apparaît l’étant, s’il n’y a aucun apparaître autre que cet hors-de-soi, si la « conscience » se réduit à cet hors de soi comme tel, condition qui lui sera progressivement reconnue par la philosophie dans la conscience de son « progrès », et notamment par la phénoménologie pour laquelle la conscience, comme on sait, est essentiellement conscience de quelque chose, intentionnalité ou encore, dans son ultime définition, être dans le monde, Inder-Welt-sein ?>2.

15<Nous parlons de la naissance interprétée comme venue à l’être, laquelle ne peut signifier qu’une venue à l’apparaître, laquelle est comprise comme venue au monde — venue au monde qui cependant désigne deux conditions totalement différentes dont l’une seulement se réfère à la naissance et peut en définir l’essence.> L’étant intramondain ne nait ni ne meurt et entre et sort de ce lieu fini de la lumière qui est le monde sans que cette entrée ou cette sortie puisse d’aucune façon se faire passer pour une naissance ou une mort. Venir au monde au contraire au sens de l’In-der-Welt-sein, au sens d’avoir un monde, de se rapporter à lui, voilà qui suggère au contraire une définition phénoménologique du naître, même si paradoxalement, la phénoménalité incluse dans cette définition ne permet par ailleurs aucune distinction entre ce qui est susceptible de naître et ce qui en est incapable.

16<Cette étrange difficulté ne se laisse pas facilement écarter aussi longtemps qu’on s’en tient à cette évidence que naître veut dire venir au monde et trouve comme tel sa possibilité dans l’In-der-Welt-sein. Référé à l’In-der-Welt-sein, le phénomène de la naissance présente ce trait singulier que son lien à la vie qui semble pourtant essentiel se trouve aboli ou totalement falsifié. Afin d’éclaircir ce nouveau paradoxe, il convient d’interroger le rapport de l’In-der-Welt-sein et de la vie, thème explicite bien que très rapidement examiné au § 10 de Sein und Zeit. Dans ce texte, à vrai dire, la considération des grandes philosophies contemporaines de la vie qu’il s’agit d’écarter et dont les thèses sont ramenées à quelques citations prises au hasard s’y substitue à celle de la vie dont l’analyse est réduite à l’affirmation que la vie est un genre d’être particulier. Affirmation que son indigence n’arrache pas pourtant à l’erreur, s’il est vrai que la vie n’a aucun genre d’être, ni aucun être au sens de l’ontologie traditionnelle ou de la philosophie de Heidegger, aucun être trouvant sa présupposition phénoménologique dans le « hors de soi », dans l’apparaître du monde. Telle est pourtant la thèse explicite de Heidegger, celle qui réduit précisément la vie à un étant pourvu d’un genre d’être particulier : « La vie est un genre d’être particulier mais par essence elle n’est accessible que dans le Dasein »3.

17Que veut dire naître lorsque l’accès à la vie relève du Dasein et de lui seul ? Cet accès à la vie apparaît de prime abord déroutant parce qu’il n’est pas spécifique, n’étant pas seulement un accès à la vie mais en même temps à tout ce qui est dépourvue d’elle, à la pierre aussi bien.> Dans le Dasein en effet, nous accédons au monde et à tout ce qui se montre en lui, à la pierre notamment. Accéder à la vie veut dire alors découvrir un étant qui a le caractère d’être vivant, tel que par exemple un crabe, un poulet ou un léopard. Mais accéder dans l’ouverture d’un monde à de tels étants, lesquels, pour autant que l’accès à eux consiste dans leur propre extériorité à soi, comme c’est le cas de la pierre ou du mur dont parle Fichte, c’est tout au plus voir des vivants à la façon dont on voit la pierre ou le mur, voir des étants auxquels on attribue de plus ce caractère d’être vivant, sans qu’on sache d’ailleurs exactement pourquoi ni comment — ce n’est en aucune façon devenir vivant soi-même. Tel est pourtant le sens de naître : accéder à la vie de telle façon que l’on devienne soi-même vivant, ayant part désormais à son essence, à l’épreuve infrangible du vivre, à son souffrir et à son jouir.

18<Le Dasein peut-il fonder à la fois l’accès à l’étant non-vivant, l’accès à l’étant vivant et enfin l’accès à la vie au sens où il deviendrait lui-même celle-ci, se changeant substantiellement en elle, n’étant plus rien d’autre qu’elle, un vivant, une « chose » dont l’essence serait le vivre comme tel ?> En ce qui concerne l’accès à l’étant non-vivant, le Dasein n’est rien d’autre que cela : le hors de soi en et dans lequel tout étant se montre comme « en face » ou comme « objet ». En ce qui concerne l’étant vivant, le Dasein en tant que ce « hors de soi » donne assurément à voir cet étant au même titre que tout autre. Que cet étant se découvre à nous comme vivant, maintenant, voilà qui ne relève plus en aucune façon du Dasein lui-même, de l’être dans le monde comme tel. Ce caractère d’être vivant doit alors être quelque chose d’ontique, un caractère de l’étant, lui appartenant de la même manière que celui de n’être pas vivant ou n’importe quelle autre propriété de l’étant prise naïvement dans son « c’est comme ça et il n’y a qu’à le constater », le constat étant le fait du Dasein, en aucune façon de ce qui est constaté par lui. Ici se découvre à nous, à propos du « vivant », une loi essentielle de l’apparaître dont la phénoménalité consiste dans le hors de soi, à savoir que le dévoilement accompli dans un tel apparaître n’explique d’aucune manière ce qui se trouve dévoilé par lui, en l’occurrence le caractère vivant de l’étant. Seulement, si ce caractère d’être vivant — le fait d’être vivant ou la simple signification d’être tel — ne relève pas de l’apparaître propre au Dasein et ne s’explique point par lui, alors une question béante se pose : où se tient l’origine d’un tel caractère, l’origine du vivre ou de la simple signification d’être vivant ?

19Dire en tout cas que le Dasein constitue notre ouverture à la vie implique une confusion ruineuse entre la vie elle-même saisie en l’essence de son vivre, et d’autre part l’étant vivant, i.e. des organismes aperçus dans le monde avec un certain nombre de propriétés spécifiques, sans qu’aucune de celles-ci puisse être expliquée de quelque façon à partir du Dasein et du mode d’apparaître qui lui est propre. Réduire l’accès à la vie à la monstration de certaines propriétés ontiques réputées propres au vivant ne sert donc à rien aussi longtemps que de telles propriétés demeurent totalement incomprises en elles-mêmes, en ce sens radical que rien dans leur mode d’apparaître au Dasein ne permet de penser que ces sont des propriétés de la vie, aussi longtemps que ce mode d’apparaître n’est précisément pas celui de la vie.

20<Pourquoi maintenant l’apparaître propre au Dasein, le hors de soi constitutif de la phénoménalité qu’il libère est-il incapable de nous donner accès à la vie, incapable par suite de fonder le caractère de « vivant » attribué à certains étants — caractère qui n’est en eux que l’objectivation du vivre de la vie à laquelle il renvoie, par un emprunt transcendantal, comme à sa présupposition incontournable — c’est ce qu’il est parfaitement possible de comprendre. Dans le « hors de soi », chaque « point » de ce « milieu » n’est pas seulement extérieur à tous les autres, comme dans l’espace. Dans le hors de soi chaque « point » se trouve encore à l’extérieur de soi, de telle sorte que ce « hors de soi » est son apparaître, apparaître qui ne délivre que de l’« extérieur », que de l’« autre ». Comment dans ce « hors de soi » il y a du moins de l’étant, c’est ce que ce « hors de soi » n’explique nullement et ne prétend d’ailleurs pas expliquer. Ce dont il rend compte, c’est de la condition phénoménologique de tout ce qui se montre en lui, de tout étant intramondain, tel le mur ou la pierre. Que le « hors de soi » rende compte de la condition phénoménologique de l’étant intramondain, condition qui s’épuise dans sa propre extériorité par rapport à soi, donne à penser qu’il n’en est à vrai dire que la simple description, sa formulation conceptuelle en même temps que son universalisation. Mais que cet étant intramondain soit un vivant, voilà qui échappe à la condition phénoménologique du hors de soi si le caractère de vivant renvoie au vivre de la vie et n’est concevable qu’à partir de lui. Car dans le « hors de soi » aucun vivre n’est possible.

21Vivre, c’est s’éprouver soi-même dans une immédiation si radicale que rien jamais ne saurait rompre la chair pathétique dont cette épreuve est faite et que toute mise hors de soi de ce pathos par essence inextatique ne pourrait signifier que sa destruction.> Il ne s’agit pas de l’incompatibilité de propriétés ontiques ou de caractères eidétiques mais d’une hétérogénéité phénoménologique ultime. L’hétérogénéité ontologique structurelle de l’intériorité radicale de la vie et du « hors de soi » s’enracine dans l’hétérogénéité phénoménologique originelle de l’apparaître propre à la vie et de celui qui se déploie dans la différence du monde et des choses, à savoir l’hétérogénéité qui sépare à jamais le pathos inextatique en lequel s’accomplit le vivre de la vie, et d’autre part la mise en image de tout ce qui se montre à nous en un monde sur le fond de la visibilisation originelle de son horizon extatique.

22<Que veut dire : la vie « s’accomplit » ? Ceci, très précisément, que l’autoaffection en laquelle consiste le vivre pathétique de la vie est un procès, l’éternel procès en lequel la vie vient et ne cesse de venir en soi et de s’éprouver soi-même. Que le procès de l’auto-affection éternelle du vivre, de la vie, s’accomplisse phénoménologiquement comme pathos et uniquement de cette façon, voilà qui explique pourquoi il n’est aucun accès à ce vivre dans l’apparaître d’un monde, pourquoi en ce dernier la vie ne peut que s’y représenter sous la forme d’une signification noématique irréelle dont le caractère d’être vivant en tant que caractère « objectif » n’est que l’ontification. Voilà pourquoi enfin l’illusion selon laquelle l’accès à la vie se produit dans l’Être-au-monde du Dasein implique la confusion ruineuse entre le vivre de la vie et l’apparition extérieure d’organismes vivants dont la propriété d’être tels renvoie précisément à ce vivre et le présuppose, loin de pouvoir l’exhiber en lui-même tel qu’il s’accomplit dans l’effectivité de son vivre.>

23Si le Dasein est incapable de nous donner accès au vivre de la vie, non plus qu’à l’étant constitué comme vivant, comment alors pourrait-il avoir accès à la vie en s’ouvrant lui-même à celle-ci, en devenant lui-même vivant ? La question de la naissance comme fait du Dasein et trouvant en lui sa possibilité se révèle d’ores et déjà privée de sens. En tant que le hors de soi et parce qu’en celui-ci aucun vivre n’est possible, le Dasein est par principe incapable de naître. Jamais d’ailleurs Heidegger ne s’est interrogé sur cette capacité du Dasein non plus d’avoir accès à l’étant vivant mais de venir lui-même dans la vie en ce sens originel et essentiel selon lequel s’ouvrant au vivre et s’identifiant à lui, l’essence de la vie, du vivre, serait désormais la sienne. Et cela parce que l’essence de la vie n’est précisément pas celle du Dasein, laquelle réside dans son Ek-sister et ainsi dans l’Être-au-monde comme tel. C’est précisément cette définition de l’essence du Dasein comme Eksister qui entraîne cette conséquence déjà signalée et très étrange, à savoir que le Dasein n’est pas en tant que tel un vivant et que la condition d’être vivant ne pourrait que lui être surajoutée par l’effet d’une adjonction mystérieuse. C’est devant un double mystère à vrai dire que l’on se trouve placé : la condition de vivant étant pour Heidegger un genre d’être et ainsi un trait de l’étant, le mystère réside dans la thèse incompréhensible qui veut que l’exister pur, d’une part, soit aussi un étant et qui plus est, d’autre part, ce genre d’étant particulier qu’est le vivant. Les descriptions dites existentiales du souci en lequel le Dasein se rapporte constamment au Zuhanden et au Vor-handen se passent de la question préalable de savoir si le Dasein a seulement des mains, elles ne s’interrogent pas non plus sur la nature du pouvoir qui les meut, sur ce qui permettra au Dasein d’être en possession de ce pouvoir, de s’identifier à lui de manière à n’être plus rien d’autre que lui, une force, un pouvoir déployant son pouvoir, sa force, un mode du vivre, une manifestation de la vie.

24La vie, à vrai dire, n’est pas conçue par Heidegger comme une addition au Dasein mais au contraire comme une soustraction. Etre vivant est moins qu’être-au-monde, l’animal étant « pauvre en monde », ayant certes un monde — en lequel il poursuit sa proie, retourne à sa tanière, etc. — mais ne se rapportant pas à ce monde en tant que tel. Comment cette pauvreté en monde, le fait si l’on peut dire de n’être pas pleinement être-au-monde et de ne se rapporter à celui-ci que dans une sorte d’hypnose, comment cette déficience définie de façon privative sur le plan même de l’être-au-monde et à partir de lui pourrait-elle se changer soudain en une donation positive de la vie, faisant de l’être-au-monde un vivant au lieu de la structure formelle et vide du hors de soi, si une telle structure hétérogène en son apparaître au pathos du vivre s’avère de la sorte incapable de recevoir cette essence phénoménologique du vivre et de la porter en lui comme son essence propre ? Décrire la condition de l’animal comme pauvre en monde est peut-être suggestif à l’égard du rapport énigmatique qu’il entretient précisément avec ce monde, ce n’est en aucune façon rendre compte de son caractère de vivant, de son animalité pour autant qu’on fait de la vie le propre de l’animal. Interpréter existentialement le Dasein comme être au monde en un sens rigoureux n’est pas échapper à cette incapacité de rendre compte de la vie en lui, c’est porter cette incapacité à son comble, en pleine lumière. Dans les deux cas, en même temps que la vie, c’est le phénomène de la naissance qui est devenu totalement inexpliqué, si la naissance n’est pas dissociable de la vie, n’étant rien d’autre que la venue en elle.

25<De cette incapacité du Dasein, existentialement saisi comme Être-dans-le-monde, de venir dans la vie en devenant lui-même vivant, on trouve dans la philosophie heideggérienne l’aveu déguisé ou pour mieux dire inconscient. Cette occurrence advient de façon imprévue dans une problématique visant à établir contre tout scepticisme le caractère originel de la vérité — lequel tient à ceci qu’avec l’ouverture de l’être dans le monde comme ouverture du Dasein la vérité est toujours présupposée — et aussi le Dasein lui-même en tant qu’il est chaque fois le mien et celui-ci. De la présupposition de la vérité du Dasein saisi en un sens radical comme ce qui d’une certaine façon précède toujours et n’a pas comme tel à être mis en question, surgit alors la demande abrupte : « le Dasein en tant qu’il est lui-même libre a-t-il chaque fois décidé et va-t-il chaque fois pouvoir décidé s’il veut ou non venir dans le Dasein » ?>

26Avant d’être travestie comme elle va l’être de multiples façons dans le contexte heideggérien, la signification décisive d’une telle interrogation doit être reconnue et cela d’autant plus qu’elle se rapporte très précisément à l’objet de notre recherche. Venir dans le Dasein, pour le Dasein, c’est naître. La question de savoir si le Dasein a décidé librement de venir en lui-même, s’il a choisi de naître, est déjà un premier travestissement, à tout le moins une formulation radicalement impropre de ce qui est en question. Posée de cette façon en effet, la question appelle une réponse négative, et cela en raison de cette évidence triviale que pour choisir de naître, il faudrait exister déjà, être déjà né. Et c’est là à vrai dire un trait caractéristique du naître et constitutif de son mystère, à savoir que la naissance est une sorte de commencement absolu et que cependant ce commencement absolu présuppose un avant lui, quelque événement plus ancien et à partir duquel seulement il est possible. C’est cette antécédence au commencement absolu de la naissance d’un « avant lui » plus absolu que lui qui fait du phénomène de la naissance une expérience limite, i.e. une expérience qui d’elle-même et en elle-même renvoie à ce qu’elle est elle-même incapable d’éprouver. L’élucidation de l’antécédence impliquée dans la naissance de tout vivant est la tâche indispensable d’une phénoménologie de la naissance. Mais cette tâche ne peut être menée à bien que si le lieu et la nature de cette antécédence sont clairement définis de même que les termes entre lesquels elle se déploie — que si le phénomène de la naissance n’a pas fait l’objet d’une dénaturation préalable, comme il advient dans la question précitée de savoir si le Dasein a décidé librement de venir dans le Dasein.

27Qu’il n’y ait, concernant la venue du Dasein en lui-même, aucune décision libre, laquelle présupposerait que cette venue en soi-même de la naissance se soit déjà accomplie, cela va de soi. Mais peut-être n’est-il question ici ni de décision ni de liberté, d’aucun comportement au sens où l’on parle habituellement de décision, d’acte libre ou non, etc., bref, d’aucune attitude existentielle de quelque ordre que ce soit. C’est précisément l’impossibilité de prendre attitude vis-à-vis d’elle qu’implique toute naissance saisie dans son essence intérieure, et non plus considérée de l’extérieur comme un événement ontique susceptible de se produire dans le monde. Mais l’impossibilité de prendre à l’égard de la venue de la vie une « décision » la précédant en quelque manière quand elle ne peut que la suivre, demeure totalement indéterminée quant à son essence et à sa signification véritable aussi longtemps que l’essence phénoménologique de cette venue n’est pas fixée. À vrai dire elle l’est : par le sens commun, par la tradition, par Heidegger, le phénomène de la naissance n’a-t-il pas été interprété comme venue dans le monde et sa phénoménalité, du même coup, comme le « hors de soi » ?

28Si l’on écarte alors toute interprétation existentielle d’une libre décision de venir ou non dans le Dasein, décision précisément impossible, si l’on rejette du même coup la dérive existentialiste de cette impossibilité, par exemple la thèse sartrienne d’un homme condamné à être libre, si le problème de la naissance est enfin placé sur un plan phénoménologique et traité phénoménologiquement, alors on se trouve en présence d’une évidence décisive : transcrite phénoménologiquement, la question de savoir si le Dasein décide lui-même de venir dans le Dasein demande si la possibilité de cette venue consiste dans l’Être-dans-le-monde lui-même, dans le hors de soi comme tel. Car la décision de venir dans le Dasein implique au moins la possibilité de cette venue. Cette possibilité est phénoménologique. Comment peut-on venir dans le Dasein veut dire : comment révèle le mode de révélation qui donne accès au Dasein ? Est-ce dans le Dasein, i.e. dans l’Être-dans-le-monde, dans le hors de soi qu’on parvient dans le Dasein de manière à prendre place en lui, à s’identifier à lui et ainsi une fois placé en lui et identifié avec lui, à pouvoir, en lui et avec lui, se rapporter au monde, « avoir » un monde, être-dans le monde ?

29À cette interrogation décisive, la réponse négative a elle-même une signification phénoménologique, i.e. positive. Car si l’on se bornait à écarter le hors de soi comme incapable de nous donner accès en lui-même et par lui-même au Dasein, sans pouvoir citer cependant un autre mode d’accès susceptible lui de le faire, de nous introduire dans le Dasein en nous identifiant à lui, alors aucun Dasein ne serait pour nous. Privé de tout accès à lui, nous n’en n’aurions pas même l’idée. Mais privé de tout accès au Dasein, nous n’en aurions aucun au monde lui-même. Ainsi notre venue au monde présuppose notre venue dans le Dasein, laquelle toutefois n’est pas le fait du Dasein lui-même. Comment venons-nous dans le Dasein de telle façon que cette venue en lui ne lui doit rien, ne doit rien au « hors de soi » de l’Être dans le monde ? Dans la vie et par elle. Loin que nous ayons accès à la vie dans le Dasein, c’est dans la vie et par elle seulement que nous avons accès à lui. Être-aumonde, nous le sommes de multiples façons, par notre œil qui nous donne à voir tout ce qui est vu, par nos oreilles qui nous permettent d’entendre tout ce que nous entendons, par l’ensemble de nos sens, plus profondément encore par la force qui dirige de l’intérieur chacun d’eux, par celle de nos mains qui prennent devant elles ce qui s’offre à leur prise. Et certes chacun de ces pouvoirs ne s’accomplit que sur le fond en lui du Dasein. Mais que celui-ci ne s’apporte par lui-même en lui, qu’il ne se révèle pas lui-même à lui-même, voilà qui ouvre un autre problème. Avec cette inversion de la hiérarchie des problèmes, c’est l’ensemble des thèses de l’analytique existentiale qui se trouve subverti.

30Et d’abord il apparaît que la vérité du Dasein n’est pas la présupposition, la présupposition que nous devons faire, et cela parce qu’avec le « il y a », ce genre de vérité qu’est le Dasein, cette présupposition serait déjà faite. Pour autant que, selon la déclaration expresse du § 58, le Dasein « ne s’est pas apporté de lui-même dans son Da » (cf. L’essence de la manifestation § 42, Sein und Zeit, p. 284, « Nicht von ihm selbst in sein Da gebracht »), et que par conséquent ce n’est pas ce Da, ce n’est pas l’ouverture propre au Dasein qui l’ouvre à lui-même, à sa propre ouverture, il faut dire tout au contraire qu’il n’y a de Dasein que sous la présupposition d’un mode de révélation autre que lui, qu’il n’y a être-au-monde que si nous sommes placés en lui par un pouvoir de révélation différent de l’être-au-monde lui-même. Pour autant cependant qu’il n’y a monde que dans cet Être-au-monde et par lui, il faut dire aussi : il n’y a monde que si avant son ouverture une autre révélation s’est produite, qui a placé le Dasein dans son Da sans recourir à lui ni rien lui devoir, cette Archi-révélation qui a pour nom la vie. Être-au-monde n’est possible qu’à un vivant. Seul un vivant est capable de vivre, un œil vivant capable de voir, une oreille vivante capable d’entendre, un esprit vivant capable de comprendre. Loin que le vivant soit pauvre en monde, lui seul rend possible quelque chose comme un monde en général, quel que soit le mode selon lequel le monde se mondifie.

31Mais alors c’est la thèse selon laquelle le vivant est moins que l’homme, selon laquelle la vie ne peut se comprendre que de façon privative à partir de l’être au monde et par une sorte de soustraction par rapport à lui, qui paraît à son tour absurde si l’Archi-révélation de la vie est la condition de l’être-au-monde, au sens de son ultime fondement phénoménologique, comme cette donation primitive qui donne accès au Da lui-même : son auto-donation, sa vie, sa vie qu’il ne donne d’aucune façon, qu’il est par principe incapable de donner ni de se donner mais qui lui est donnée. Loin que la vie soit moins que le Dasein, il la présuppose connue, ce qui n’est pas son fait et ne relève pas de lui, comme ce dont la donation n’est précisément pas l’Être-là de l’Être dans le monde, pas davantage le Es gibt de l’Être, mais un pathos inextatique et de cette façon seulement une auto-donation, la vie.

32Que cette vie soit à penser de manière privative à partir de l’être-au-monde n’est pas faux en un sens. En ce sens que la pensée de la vie implique une réduction phénoménologique radicale qui met l’Être dans le monde hors jeu, parce que ce dernier n’accomplit pas lui-même son auto-donation, parce que le Da ne s’apporte pas lui-même en lui — parce que du pathos de toute autodonation concevable, le hors de soi se trouve par principe exclu. Une telle exclusion n’implique toutefois aucun « moindre être » de la vie relativement à ce qui n’a pas place en elle, tout au contraire : la vie déploie son essence, s’auto-affecte indépendamment de l’Être-au-monde et à cette condition-là seulement, tandis que l’être-au-monde ne peut être apporté en lui que par la vie et non par lui-même, indépendamment de lui-même précisément et à cette condition-là seulement. À l’objection naïve selon laquelle il faut bien que la vie elle-même « soit » et qu’ainsi, comme tout ce qui est, elle se trouve subordonnée à l’être, l’analyse eidétique a répondu : la vie est possible sans l’être, hors d’être et n’est même possible que de cette façon, tandis que l’être n’est pas possible sans la vie.

33Le renversement phénoménologique de la hiérarchie traditionnellement instituée entre l’être et la vie et selon laquelle la vie n’est qu’un « genre d’être » met en pleine lumière l’équivoque fondamentale du Dasein. Cette équivoque ne tient pas seulement au caractère ontico-ontologique du Dasein, au fait qu’en celui-ci l’apparaître se voit traité tout aussi bien comme un étant et ravalé au rang de ce dernier ; elle concerne d’abord l’apparaître lui-même dans sa signification phénoménologique pure ; de cet apparaître pur compris comme le pur fait d’être là, comme Dasein, il est dit qu’il ouvre et qu’il est ouvert comme si l’essence de l’ouverture qu’il libère, à savoir l’ouverture du monde, et celle de l’ouverture à laquelle il doit d’être lui-même ouvert, apporté dans son Da, n’étaient qu’une seule et même essence phénoménologique, « l’ouverture », l’Erschlossenheit comme telle. Le monisme phénoménologique et par suite ontologique, qui corrompt toute la pensée de Heidegger comme sans doute avant elle la presque totalité du développement de la philosophie occidentale, entre directement en contradiction avec la thèse selon laquelle le Dasein ne s’est pas apporté lui-même dans son Da, dès que celui-ci reçoit une interprétation radicale.

34Comment cette énorme contradiction au terme de laquelle la vérité comme Dasein est la présupposition, tandis que celui-ci ne s’apportant pas en lui-même dans son Da ne saurait être le fondement de lui-même ni par conséquent la « présupposition » en question, se trouve escamotée dans le contexte de l’analytique existentiale, nous l’avons montré ailleurs4. Rappelons brièvement comment d’une part le « ne… pas… » impliqué dans le « n’avoir pas choisi », le « ne pas s’être apporté soi-même dans son Da » et le « n’être pas fondement » se trouvent réalisée dans une sorte d’essence, d’entité ontologique, celle de la Nichtigkeit qui ne définit rien de moins que la Geworfenheit du Dasein, soit, en tant que son être-jeté ou sa déréliction, l’un de ses traits essentiels existentials décisifs ; comment, d’autre part, cette négativité et le néant qui lui est lié renvoyant à l’Être comme sa propre phénoménologie, le rejet de la phénoménalité extatique — seul sens possible de la thèse selon laquelle le Dasein ne s’apporte pas lui-même dans son Da — se trouve reconduite par des séquences issues de la négation langagière à son contraire, à l’affirmation pure et simple de cette même phénoménalité extatique, et cela comme vérité universelle de l’Être, celle qui appartient au Dasein et le définit phénoménologiquement. Contentons-nous de montrer ici ce qui résulte de cette mise en question radicale de la vérité du Dasein en ce qui concerne le problème qui nous occupe, celui de la naissance.

35Que naître signifie, aux yeux de la plupart des observateurs, venir dans le monde, cela laisse ouverte, à leur insu, la question de savoir comment nous venons dans le monde ; n’est-ce point très évidemment dans l’In-der-Welt-Sein et grâce à lui, grâce à cette structure existentiale rigoureusement élucidée par l’analytique existentiale et constitutive selon elle de l’être véritable de l’homme, de son humanitas authentique ? L’homme est au monde de par son essence propre, sur le fond du Dasein en lui. S’il en est ainsi, la possibilité de la naissance de quelque chose comme un homme est préesquissée en lui, dans sa constitution existentiale propre et sous la forme de celle-ci. En tant qu’être dans le monde, l’homme peut naître, naître au monde, à tout moment. Une telle possibilité demeure cependant tout à fait abstraite, séparée de la possibilité effective de la naissance par un abîme. Un tel abîme n’est pas celui qui sépare en général la possibilité de la réalité, la possibilité de la naissance de la réalité d’une naissance effective. C’est la possibilité même de la naissance comprise comme venue dans et au monde et appuyée comme telle sur l’Être-au-monde, définie par lui, qui demeure d’une carence insurmontable si le Dasein ne s’apporte pas lui-même dans son Da, si la phénoménalité du « s’apporter dans » diffère dans sa substantialité phénoménologique de celle du hors de soi de l’être-au-monde en lequel il s’agit d’être apporté. Non seulement elle en diffère mais elle lui est hétérogène au point de l’exclure de sa chair affective insurmontablement. Cette chair affective qui nous place dans le Dasein avant lui et sans lui, sans rien devoir à la phénoménalité extatique du hors de soi, c’est la vie. C’est précisément parce que la chair pathétique de la vie nous place dans le Dasein, et cela en apportant celui-ci en lui, que chacun des pouvoirs que nous avons d’être au monde se déploie intérieurement comme une pulsion, comme une poussée et comme une force — la force des mains de prendre, celle des yeux de s’orienter, celle du corps en général de mouvoir chacun de ses organes et d’abord de se mouvoir lui-même : parce que chacun de ces pouvoirs est prédonné à lui-même dans la vie, auto-affecté, il est déjà en possession de lui-même et ainsi capable de s’exercer. La capacité est ainsi l’être placé en lui-même de tout pouvoir, être placé en soi radicalement étranger à tout hors de soi concevable, permettant seul à ce pouvoir d’être en possession de soi et d’agir. Être au monde n’est possible que sur le fond en lui d’une exclusion plus originelle de sa propre transcendance. Voilà pourquoi tout corps est un corps vivant, pulsionnel et affectif — pulsionnel sur le fond de l’Affectivité transcendantale de la vie qui le charge de lui-même et, dans ce « se souffrir soi-même », [du vouloir] de se décharger de celle-ci et ainsi du vouloir invincible de se changer. Mais ce qui est vrai du corps l’est du Dasein en général pour autant que ce qui est ultimement en question en celui-ci n’est pas ce qu’il révèle [et] la façon dont il révèle mais la façon dont il est lui-même révélé.

36<Si le Dasein n’est lui-même possible qu’en tant que Dasein vivant, alors l’élaboration de la question de la naissance s’accomplit comme suit. Venir au monde implique préalablement venir dans l’être-au-monde, à savoir dans le Dasein. Mais venir dans le Dasein ne lui doit rien puisque celui-ci ne s’apporte pas lui-même en lui. Loin de redoubler simplement la question de la venue dans le monde, la question de la venue dans le Dasein est une question phénoménologique entièrement nouvelle qui renvoie à un mode de révélation structurellement différent de celui du Dasein lui-même et l’excluant de soi insurmontablement, à la vie.>

37Comment venons-nous dans le Dasein ? Dans la vie et par elle uniquement. Mais alors la question de la naissance se trouve entièrement déplacée, elle délaisse le monde et l’être-dans-le-monde, structures existentiales et catégoriels tout aussi bien. Plus rien de ce qui a trait au monde ne l’intéresse. Car si l’on ne vient dans le Dasein que dans la vie, la question de la naissance est celle de savoir comment l’on vient dans la vie. Comprise dans son originarité, la question de la naissance renvoie à une naissance originelle, à une Ur-naissance qui n’a plus rien à voir — il faut bien le dire — avec ce que nous entendons d’abord et naïvement par naissance. L’Ur-naissance transcendantale dont nous avons maintenant à parler échappe aussi bien aux sciences qui se rapportent au monde qu’à la philosophie traditionnelle qui n’a fait que thématiser les conditions de ce rapport au monde, à savoir ce rapport au monde comme tel, qu’on l’appelle conscience, intentionnalité ou Dasein — en manquant toutefois le plus essentiel.

38L’Ur-naissance n’échappe pas seulement à la compétence des sciences mondaines ou de la philosophie qui s’édifie comme leur auto-compréhension radicale et finalement comme leur autofondation, elle doit être distinguée en son concept originaire de celui de création. Ce qui établit entre ces deux concepts une sorte d’analogie, c’est assurément le fait que ce qui est né renvoie au même titre que ce qui est créé à quelque réalité antérieure à lui, en l’occurrence à un pouvoir dont résulte comme l’effet de sa mise en œuvre ce dont nous disons qu’il est né ou qu’il est créé — au point que ces termes apparaissent dans certains cas interchangeables. Mais cette analogie formelle ne doit pas cacher la différence essentielle qui concerne l’essence du pouvoir dont résulte chaque fois ce qui est né et ce qui est créé. Cette différence est une différence dans la manière de pouvoir, plus précisément dans la manière de faire apparaître, une différence phénoménologue donc en un sens décisif, originel. Bien qu’on entende souvent par création la fabrication d’un ustensile, quand il s’agit alors simplement d’une transformation apportée à l’étant pour le rendre conforme à une finalité quelconque, le concept de création, saisie en sa possibilité véritable implique en effet une venue à l’être au sens propre. Or dès qu’elle est investie de cette signification ontologique qui lui est propre, la création laisse paraître son soubassement phénoménologique véritable pour autant qu’il n’y a d’être que dans l’apparaître et par lui. Venir à l’être dans une création veut dire venir au monde, être pro-duit au sens de ce qui est conduit au dehors, de façon à apparaître et ainsi à être dans ce « dehors » et par lui. C’est par là que la naissance diffère entièrement d’une création, pour autant que comme naissance originaire, comme venue dans la vie, elle ignore tout dehors et toute venue au dehors.

39<Naître, c’est donc venir dans la vie. C’est cette proposition qu’il s’agit maintenant d’entendre car elle comporte deux sens dont le plus immédiatement saisissable n’est pas le plus essentiel. Venir dans la vie veut dire, bien sûr, accéder à elle, entrer en elle, recevoir cette condition extraordinaire et mystérieuse d’être désormais un vivant. Que le caractère extraordinaire de cette condition échappe le plus souvent, que cette condition demeure elle-même mystérieuse, tient au statut phénoménologique de la vie, à l’apparaître qui lui est propre, en sorte que l’élucidation de ce statut se présente comme l’une des tâches essentielles d’une phénoménologie de la naissance, laquelle n’est possible que comme phénoménologie radicale — tâche sur laquelle nous reviendrons. Mais c’est le second sens de la proposition « venir dans la vie » qui doit nous retenir pour le présent. En sa première acception, la proposition comporte en effet une énigme de plus : d’où vient celui qui va entrer dans la vie, a-t-il déjà quelque réalité avant cette naissance, l’entrée dans la vie implique-t-elle comme un trajet au terme duquel — et par quel saut, par quelle brusque transfiguration — celui qui va naître devient précisément un vivant ? Plus essentiellement : comment entre-t-on dans la vie ?

40C’est ici que la proposition nous dévoile sa seconde signification, la seule qui nous permette de la comprendre, de savoir d’une certaine façon en quoi consiste cette mystérieuse et essentielle venue dans la vie. Venir dans la vie veut dire ici que c’est dans la vie et en elle seulement que cette venue est susceptible de se produire. Venir dans la vie veut dire venir de la vie, à partir d’elle, de telle sorte que la vie n’est pas le point d’arrivée mais, si l’on peut dire, le point de départ de la naissance. Cet enracinement de toute naissance dans l’essence préalable de la vie explique pourquoi tout vivant et notamment l’homme en tant que vivant — non pas l’homme intramondain, l’étant-homme pourvu de ce caractère d’être vivant, mais l’homme véritable, cette « chose », l’homme, dont toute l’essence est le vivre en tant qu’essence originelle de l’apparaître (nous désignerons désormais cet homme phénoménologique originel comme ego vivant et cette désignation sera légitimée immédiatement) —, pourquoi cet homme originel venant de la vie, l’ego vivant donc, n’est cependant pour cette raison rien d’originaire, rien qui soit intelligible à partir de lui-même, qui fonctionne en dernière instance et comme un point-source, le point source de quelque comportement, de quelque connaissance, voire de quelque affection que ce soit — mais seulement à partir de cette essence de la vie qui le précède éternellement dans le procès même par lequel elle ne cesse de l’engendrer en elle comme ce qui en résulte nécessairement — de lui donner naissance.

41Comment la vie engendre-t-elle l’ego en elle, faisant de lui un ego vivant ? En tant qu’elle s’engendre elle-même et de la façon dont elle le fait. La vie s’engendre elle-même dans le procès de son auto-affection éternelle, de telle façon qu’elle se jette en soi, s’écrase sur soi, s’éprouve soi-même, jouit de soit, n’étant rien d’autre que l’éternelle félicité de cette pure jouissance de soi. Vivre consiste en ce pur s’éprouver soi-même comme pur jouir de soi, n’est possible que de cette façon, n’existe nulle part ailleurs, que dans cette auto-affection originelle et par elle.> Que cette auto-affection soit éternelle veut dire ici qu’il n’y a en elle aucun Écart et par suite aucun temps. Cette auto-affection de la vie en laquelle ce qui affecte et ce qui est affecté est le même n’est pas pour autant une tautologie, où le même est posé deux fois, opposé à lui-même dans un rapport d’égalité. Semblable égalité est celle de la chose identique à elle-même dans son extériorité par rapport à soi, elle se déploie dans la Différence du Monde et des choses, et s’appelle aussi bien la mort. Loin de se réduire à cette identité morte de la chose, l’auto-affection de la vie qui ignore toute Différence exclut de soi l’identique invinciblement. C’est lorsqu’elle est pensée à fond comme la subjectivation de soi de la subjectivité absolue que la vie se révèle semblable à l’éternité — laquelle ne signifie pas seulement ici l’exclusion de la temporalité extatique, de tout ce qui sépare et condamne à mort. Éternité désigne le Fond de la vie comprise comme auto-affection, et ainsi comme inaugurée par un dynamisme essentiel, pression qui ne cesse pas. Que l’auto-affection de la vie soit éternelle veut dire en effet qu’elle se produit comme un mouvement, le mouvement de venir en soi, de s’écraser contre soi, d’entrer en possession de soi et ainsi de s’accroître de soi, d’être submergé par soi comme par un contenu toujours nouveau — toujours nouveau d’être éprouvé, pour autant qu’éprouver est la temporalisation originelle radicalement immanente du venir en soi comme subjectivation de la subjectivé absolue, venue qui ne cesse pas, non plus que ce en quoi il vient et dont il s’accroit qui lui est toujours donné à nouveau. Dans cette temporalisation immanente en ce sens radical qui exclut toute ek-stase, il y a ceci en effet que l’éprouvé, étant toujours effectivement éprouvé, n’est jamais passé, ni pour la même raison attendu ou à venir, jamais frappé d’une irréalité, jamais un n’être plus ou pas encore éprouvé mais auto-éprouvé se mouvant, présent vivant, i.e. tenant son « présent » du vécu de la vie, jamais du Temps du venir au présent du Temps — étant la vie elle-même, la vie qui demeure en soi dans l’auto-mouvement, le procès de son auto-affection pathétique. C’est de l’essence de son pathos qui s’accroît de soi que la vie doit d’être possible comme la vie, comme ce mouvement éternel de venir en soi qui ne naît ni ne périt.

42Cet accroissement de soi où le vivre puise son essence se laisse reconnaître en tout sentiment, lequel n’est rien d’autre que ce qui s’accroit et se gonfle de soi-même, comme le désir par exemple qui ne peut nullement se comprendre à partir de ce qu’il désire mais seulement à partir de la temporalité radicalement immanente de l’auto-affection qui ne cesse de le donner à lui-même dans cet accroissement de soi dont il est question, constitutif de son essence, et qui n’est possible que parce que dans son mouvement de désirer rien en effet de ce désir ne s’écarte de lui ni n’est perdu pour lui. Que l’accroissement de soi soit l’essence de tout sentiment concevable, on le voit très clairement à ceci que dès que cette venue en soi du sentiment qui s’accroit de lui-même dans son auto-affection pathétique s’interrompt, le sentiment s’interrompt lui aussi, et [à ceci que] que nous vivons très précisément la fin d’un sentiment de cette façon, comme l’impossibilité de parvenir désormais en lui comme ce que nous n’éprouvons plus — i.e. que nous éprouvons cette fin très exactement de la façon dont elle se produit.

43Le procès de l’auto-affection de la vie éternelle de la vie peut-il donc s’interrompre si un seul sentiment est capable de mourir ? Seulement aucun sentiment ne meurt jamais. C’est seulement dans l’objectivation empirique qu’il semble en être ainsi et qu’il y a des sentiments semblables à ceux dont parle la psychologie. Reconduits à leur essence intérieure et compris à partir d’elle, ce que nous appelons des sentiments ne sont que les diverses façons dont s’accomplit l’éternelle venue en soi de la vie, les modalités de cette venue qui n’est donc pas susceptible de s’interrompre et ne s’interrompt jamais. Or ces modalités de la venue en soi de la vie obéissent à des lois aprioriques qui sont les lois aprioriques de la phénoménalité pure, à savoir les lois matérielles concernant cette phénoménalité dans sa matérialité phénoménologique et tenant les régulations qu’elles expriment de la nature de celle-ci, de cette matérialité phénoménologique pure. Rappelons ici à titre d’exemple deux de ces lois, étant entendu que nous ne retenons ici que celles qui concernent la phénoménalité pathétique, non son caractère extatique. Des différences essentielles interviennent nécessairement entre ces deux sortes de lois. Si l’on considère le problème du temps, dont on examinera le rapport avec celui de la naissance, on constate que les lois de la temporalité extatique ont trouvé dans la première moitié du XXe siècle une première élucidation tout à fait remarquable, notamment dans les fameuses leçons de Husserl sur le temps, élucidation reprise et poursuivie par Heidegger dans la dernière partie publiée de Sein und Zeit. Les lois de la temporalité extatique n’ont cependant rien à voir avec celles qui se réfèrent au mode de temporalisation propre à la vie, et c’est pourquoi les secondes ne peuvent être pensées qu’à partir du rejet, de la mise hors jeu des premières, faute de quoi l’idée de leur spécificité ne peut même pas se faire jour, et c’est la raison pour laquelle ces lois sont restées jusqu’à présent totalement inconnues.

44Les lois matérielles de la phénoménalité pathétique concernent le pathos lui-même. Cette proposition qui semble aller de soi implique cependant une mutation radicale de la pensée philosophique. Il s’agit de concevoir, de comprendre l’existence de lois qui ne sont plus celles de choses ou d’états de choses, mais de la phénoménalité pure, et pour autant que celle-ci n’est pas un « état » mais le procès éternel de la venue en soi de la vie — son auto-phénoménalisation qui ne cesse pas —, les lois matérielles de la phénoménalité pathétique se révèlent être identiquement celles de la temporalité originelle inextatique. La temporalisation de cette temporalité pathétique originelle s’accomplit comme un mouvement ne se quittant jamais lui-même, un auto-mouvement donc, lequel ne laisse rien derrière soi, ne projette rien devant soi, mais s’éprouvant soi-même tout entier en chaque point de lui-même et ne cessant de le faire, suit précisément les lois de ce s’éprouver soi-même continu, soit un s’éprouver qui est un se souffrir soi-même et un se souffrir soi-même qui est un jouir de soi. La première loi matérielle de la phénoménalité pathétique est le passage du souffrir dans le jouir, et pour autant que l’essence de cette phénoménalité pathétique est un tel passage, elle est identiquement celle de la temporalité originelle. Ce qui est extraordinaire dans cette temporalité pathétique originelle, c’est de voir se défaire en elle les deux caractères les plus ordinairement attribués au temps et donnés à ce titre comme constituant son essence même : d’une part la temporalité pathétique originelle est réversible, le jouir où s’accomplit dans sa radicalité l’épreuve de soi ne cesse de porter celle-ci en elle lors même qu’elle la porte à son comble, porte aussi et ne cesse de porter en elle le souffrir qui appartient à cette épreuve comme sa possibilité principielle. La réversibilité ou, disait L’essence de la manifestation, « l’oscillation » de la souffrance et de la joie, tel est le premier trait de cette temporalisation sui generis et la plus essentielle, trait qui suffit à démentir la prétention à l’universalité des descriptions habituelles du temps qui le représentent comme irréversible, qu’elles soient de nature scientifique ou phénoménologique. Or ce premier trait de la temporalité pathétique est lié à un second, proprement inouï, à savoir que cette temporalité n’abolit rien mais ne crée rien non plus, elle n’est pas le passage de l’être au non-être sous la forme d’un glissement au passé, à ce qui n’est plus, vers un futur qui ne serait pas encore, elle n’a d’aucune manière affaire à une irréalité quelconque, laquelle implique relativement à la réalité une sorte de négation ontologique qu’on comprend précisément comme l’œuvre même du temps. Ajoutons que cette négation ontologique, cette destruction comprise comme le propre du temps, et comme son caractère le plus évident et le plus terrible, se double d’une signification phénoménologique par quoi cette œuvre du temps apparaît contradictoire, n’étant pas seulement celle de détruire mais tout aussi bien de rendre manifeste, rendre manifeste en détruisant, dans la mort et par elle. Est-il besoin de faire observer que la phénoménalité ici pensée comme l’œuvre du temps est la phénoménalité ekstatique ? Or c’est précisément quand elle est pensée comme l’œuvre du temps et identifiée à celui-ci que la phénoménalité extatique se découvre dans sa vérité : comme ce faire-voir qui tue, qui ne donne jamais à voir la moindre parcelle de réalité. Ce n’est pas par hasard si l’être qui renvoie toujours à un apparaître et le présuppose, lorsqu’il est pensé à partir de l’apparaître de la phénoménalité ekstatique, ie aussi bien du temps ekstatique, se trouve du même coup identifié au néant.

45L’équation qui domine la pensée et notamment la philosophie moderne — équation selon laquelle la phénoménalité (et par conséquent l’être) surgit dans l’ek-stase du temps — cette équation trouve son antithèse fulgurante dans la temporalité de la vie, plus exactement dans une temporalité qui est la vie même. La temporalité de la vie ne se dresse pas face à celle de la mort par l’effet d’une opposition arbitraire, celle-ci trouve son principe dans la matière phénoménologique dont la vie est faite. C’est parce qu’il appartient au pathos de s’accroitre de soi sans jamais se séparer de soi que la vie est ce mouvement de s’accroître de soi sans se séparer de soi, sans laisser de trace derrière lui de son passage, mouvement qui est la temporalité pathétique immanente dont nous parlons.

46Est-il nécessaire de réaffirmer ici que seule une temporalité radicalement immanente de ce genre rend possible quelque chose comme le vivre de la vie, soit cette épreuve qui ne cesse de s’éprouver soi-même, faute de quoi il n’y aurait plus rien ? Or le mouvement de cette épreuve qui ne cesse de s’éprouver soi-même comme du toujours nouvellement éprouvé, du toujours nouveau, ce devenir immanent de la vie, possible comme immanent et seulement de cette façon — ce devenir n’est nullement indéterminé ni indifférencié, un simple concept de mouvement et de devenir. La première loi phénoménologique matérielle de la vie a montré qu’il s’accomplit comme passage du souffrir au jouir ou réciproquement, dans cette réversibilité inouïe où se joue « chaque jour », i.e. en chacun de ses passages, le destin de chacun, ce qui compose au sens strict « une histoire et une vie ».

47Or cette première loi phénoménologique matérielle de la vie en suscite une seconde qui s’en distingue même si elle en résulte. Dans le souffrir inhérent au pathos, celui-ci se charge de soi de telle façon que cette charge peut devenir « trop lourde » et comme telle insupportable. Ainsi naît la souffrance pour autant que ce qui caractérise toute souffrance c’est son poids, non pas d’abord sa tonalité affective particulière, sa singularité psychologique en quelque sorte, mais le fait précisément que celle-ci est écrasée par soi, succombe sous la fardeau qu’elle se trouve être pour elle-même. Dans cette souffrance prend naissance à son tour un mouvement toujours plus pressant, l’effort pour se défaire de soi, i.e. pour se décharger de sa souffrance, et comme ce n’est pas possible, comme se défaire de soi est ce dont la vie est par principe incapable, cet effort pour se défaire de soi au sens de se décharger de soi se change en celui de se changer soi-même.

48L’effort pour se changer soi-même de ce qui se trouve chargé de soi et ploie sous le poids de sa propre souffrance, c’est la pulsion. Le mouvement de la pulsion n’est pas le mouvement de la vie mais il prend naissance en lui, dans la temporalité immanente de son pathos et pour autant que celui-ci s’accomplit comme ce souffrir dont la pulsion cherche ou est l’issue. La pulsion ne résulte pas seulement du mouvement de la vie, elle trouve aussi en celui-ci le levier de force de son déploiement. Car le mouvement de la pulsion sous la pression de sa souffrance suit la voie prétracée dans [la] première loi phénoménologique matérielle de la vie, ie dans la loi du passage de la souffrance dans la joie, et c’est en effet comme ce passage que toute pulsion cherche à « liquider » sa charge effective, i.e. en fait à la transformer en jouissance, dans cette puissance préinscrite dans le pathos de la vie comme sa possibilité phénoménologique la plus fondamentale et la plus ultime. Ainsi la temporalité pathétique immanente de la vie est-elle toujours première par rapport à la temporalité de la pulsion même si celle-ci s’accomplit conformément aux prescriptions eidétiques matérielles de la première.

49Cependant il est une autre loi phénoménologique matérielle de la vie qui s’enracine dans sa temporalité immanente pathétique et dont il nous faut maintenant parler. C’est précisément la loi de la naissance. En parlant ici d’une « loi » à propos de la naissance, nous entendons indiquer clairement que celle-ci a une essence, i.e. une possibilité principielle et que celle-ci réside dans la vie. Ainsi s’éclaire l’affirmation selon laquelle loin d’être une entrée dans la vie, la naissance procède au contraire de celle-ci et n’est à la fois intelligible et précisément possible qu’en elle, i.e. dans cette éternelle venue en soi de la vie, dans l’auto-mouvement de son auto-affection éternelle. Loin que la naissance soit le commencement, une sorte de point de départ absolu, elle a une présupposition. Il y a de toute nécessité et de toute éternité un avant de la naissance la rendant possible, une non-naissance. C’est pourquoi tout ce qui viendra à la vie dans une naissance et par elle ne le fera pourtant que sur le fond d’une non-naissance. Celui qui de quelque façon, et pour quelque raison qu’il pense, dira et pourra dire « je suis né », devra dire aussi plus fondamentalement « je suis non né ».

50Une élucidation phénoménologique de la naissance s’engage alors nécessairement dans deux directions. Il s’agit pour elle, d’une part, de mettre en évidence comment advient dans la vie et à partir d’elle le procès de son auto-affection éternel et, à partir d’un tel procès, ce ou plutôt celui qui va naître, de saisir donc dans la non-naissance la possibilité de la naissance et de ce qui advient en celle-ci. D’autre part, ce qui advient dans une naissance et cette naissance elle-même, ayant été compris à partir de la non-naissance dans l’aire phénoménologique absolument originelle et originale qu’elle trace ou délimite, il s’agit dans un deuxième temps de saisir dans celui qui est né et à travers sa naissance comment se tient en lui et en elle cette non-naissance à partir de laquelle seulement il est appelé à la vie, […] à partir de laquelle seulement quelque chose, la première comme une naissance et le second comme celui qui est né sont possibles et adviennent.

51Suivons d’abord la première voie. Dans le procès éternel de sa venue en soi comme le procès de son auto-affection pathétique la vie s’éprouve soi-même de telle façon que, en tant que ce s’éprouver soi-même continu, elle est la vie ; ce qui revient à dire : dans la temporalité immanente du procès de son auto-affection pathétique, la vie s’engendre elle-même, elle s’auto-engendre. Pour autant que le procès de cet auto-engendrement de la vie est celui de son auto-affection pathétique, le procès d’un s’éprouver soi-même continûment selon le déroulement d’une temporalité radicalement immanente, l’auto-engendrement de la vie est identiquement celui d’un soi en elle. C’est uniquement parce que l’auto-engendrement de la vie phénoménologique absolue dans le procès de son auto-affection pathétique porte en lui un Soi qu’il est et peut être en effet l’auto-engendrement de la vie, pour autant que l’épreuve du vécu n’est possible que comme épreuve que celui-ci fait constamment de soi — bien qu’un tel Soi n’existe jamais autrement que sous la forme de cette épreuve du vivre —, que si par conséquent la structure de cette épreuve est identiquement celle d’un Soi. Mais c’est la première qui engendre la seconde, si rien ne se phénoménalise comme une vie qui ne phénoménalise un Soi en lui. Parce que l’auto-affection dans sa temporalisation effective engendre constamment le Soi impliqué en elle, <la vie s’auto-engendre comme un Soi. Mais aucun Soi n’est possible sinon comme un Soi singulier. Et cela parce que le s’éprouver soi-même qui s’accomplit dans le procès d’auto-affection pathétique absolu de la vie en est un d’effectif, un s’éprouver soi-même qui est nécessairement celui-ci, cette épreuve avec son contenu propre et comme tel particulier, de telle sorte que le Soi impliqué dans ce s’éprouver soi-même effectif et singulier en est un d’effectif et singulier lui aussi. Ce n’est pas, à vrai dire, le contenu particulier du s’éprouver soi-même qui particularise le Soi impliqué dans l’auto-affection de ce s’éprouver soi, c’est la singularité de ce Soi engendrée en même temps que lui et de la même façon, singularité lui appartenant ainsi de façon principielle qui singularise tout « contenu » susceptible d’être éprouvé par lui. Moi-même, je suis ce Soi singulier engendré dans l’auto-engendrement de la vie absolue et ne suis que cela. La vie s’auto-engendre comme moi-même. La génération du Soi singulier, que je suis moi-même dans l’auto engendrement de la vie absolue est ma naissance transcendantale> — ma venue à la vie en tant que moi transcendantal saisie dans sa présupposition, dans la non-naissance qui précède véritablement toute naissance et la rend possible. En tant que généré comme Soi singulier dans ma naissance transcendantale, je suis né. En tant que cette naissance transcendantale s’accomplit dans l’auto-engendrement de la vie absolue et en tant que, pour cette raison, cet auto-engendrement de la vie ne cesse pas dans ce soi singulier que suis, et cela comme la présupposition jamais abolie de ma naissance transcendantale, je suis non-né.

52Approfondissons successivement ces deux points. Après avoir établi comment un Soi singulier est engendré dans l’auto-engendrement de la vie absolue, il s’agit de comprendre pourquoi ce Soi se présente tour à tour comme un moi transcendantal ou comme un ego transcendantal. <« Transcendantal » parce qu’il est ici question de sa possibilité la plus intérieure : de son ipséité. Moi ou ego, maintenant, ce n’est pas la même chose, même si la pensée classique glisse de l’un à l’autre dans la plus extrême confusion et sans même voir qu’il y a, dans cette double désignation du Soi et si constante soit-elle, au moins un problème. Que le Soi singulier se dise et doive se dire d’abord à l’accusatif comme un « moi », cela traduit le fait qu’il est engendré, ne s’étant pas apporté lui-même dans la condition qui est la sienne de s’éprouver soi-même comme un Soi, mais ne tenant cette condition que de l’auto-affection éternelle de la vie. Parce que cet engendrement du moi dans l’auto-affection de la vie est phénoménologique en un sens radical, étant la phénoménalisation originelle de cette vie en tant que sa temporalisation pathétique immanente, ce qui motive la mise à l’accusatif du moi se lit en celui-ci, c’est ce sentiment qu’il a d’être foncièrement passif non seulement à l’égard de ses propres « états », y compris les plus actifs, mais d’abord vis-à-vis de lui-même et de sa propre « condition ». Moi je suis pour moi-même, ou mieux je suis moi-même sans que je sois moi-même pour rien dans cet « être moi-même », je m’éprouve moi-même sans être la source de cette épreuve, je suis donné à moi-même sans que cette donation relève de moi d’aucune façon. Je m’affecte et ainsi je m’auto-affecte, c’est moi qui suis affecté et je le suis par moi en ce sens que le contenu qui m’affecte, c’est encore moi — et non quelque chose d’autre : le senti, le touché, le voulu, le désiré, le pensé, etc. —, mais cette auto-affection qui définit mon essence n’est pas mon fait. Et ainsi je ne m’affecte pas absolument mais je suis auto-affecté et de cette façon engendré comme un Soi dans l’auto-affection de la vie. Moi désigne en fin de compte ce caractère d’être auto-affecté du Soi singulier que je suis.

53Pour autant cependant que, engendré dans l’auto-affection de la vie absolue, le Soi s’éprouve soi-même passivement et ainsi comme un moi, ce moi alors n’est pas seulement un moi : s’éprouvant soi-même dans l’immédiation du souffrir et du jouir constitutifs de cette épreuve, il entre en possession de lui-même en même temps que de chacun des pouvoirs qui le traversent, il est en mesure de les exercer. Une nouvelle capacité lui est conférée, aussi extraordinaire que celle d’être un moi, lors même qu’elle en est la simple conséquence. C’est la capacité du moi d’être en possession de soi précisément, de ne faire qu’un avec lui et avec tout ce qu’il porte en lui et qui lui appartient comme les multiples composants réels de son être propre. Parmi ces composants il y a les pouvoirs du corps par exemple, celui de prendre et de se mouvoir, de toucher, etc. Parce que c’est dans l’épreuve pathétique qu’il fait de chacun de ces pouvoirs que le moi est en mesure de les mettre en œuvre et ainsi d’agir de déployer tous les pouvoirs de son corps et de son esprit, alors cette épreuve est l’ultime pouvoir qui rassemble en lui tous ces pouvoirs, l’ultime capacité en vertu de laquelle il dispose de toutes ces capacités. Pour autant qu’il s’avance alors armé de tous ces pouvoirs et les tenant à sa disposition, ce moi qui s’est emparé de lui-même et de tout ce qui vit en lui, est un je. Je s’écrit : je Peux. Je Peux n’est pas une proposition synthétique, aucun pouvoir en elle n’est surajouté à l’essence du je, mais celui-ci comme tel est le Pouvoir. Il est le Pouvoir ultime d’être en possession de tous ses pouvoirs et capacités. Il est ce Pouvoir ultime sur le fond en lui du « moi ». « Moi, ego... », cette assertion de Husserl, nous ne devons pas la prendre comme un simple hasard d’écriture, pas davantage comme une tautologie. C’est d’être un moi que l’ego est un ego. « Moi, ego... » marque l’achèvement du procès de ma naissance transcendantale.

54L’ego qui, d’être un moi, s’est emparé de tous ses pouvoirs et capacités pour les exercer désormais, et cela librement et indéfiniment — cet ego se vit et s’éprouve comme cet hyperpouvoir qui habite toutes ses capacités natives, toutes ses fonctions et grâce auquel il les met en jeu quand il le veut. D’être en leur possession, voilà qui le rend libre de vouloir leur accomplissement. Cette libre volonté n’est que l’être-en-possession de ces pouvoirs dans l’hyperpouvoir de leur épreuve pathétique et se fonde en lui. Libres, nous ne le sommes jamais à l’égard de quoi que ce soit d’extérieur mais seulement à l’intérieur de cet hyperpouvoir qui nous a placés à l’intérieur de chacun de nos pouvoirs pour les exercer. Libre, l’ego ne l’est donc en fin de compte que sur le fond en lui d’un moi qui le précède nécessairement, c’est-à-dire ultimement de ce Soi engendré dans l’auto-engendrement de la vie absolue.

55Mais l’ego qui porte tout cela en lui et qui en résulte, cet ego se vit en effet comme ce je Peux fondamental décrit de façon géniale par Maine de Biran et du même coup, sur le fond de cette essence de son égoïté, comme un libre vouloir. Significatives sont alors les métaphores dans lesquelles l’ego exprime spontanément sa propre condition ou ce qu’il croit naïvement être tel. Intérieur au pouvoir et n’étant à vrai dire que la propre intériorité de ce pouvoir à lui-même, il se prend pour la source de ce pouvoir, son origine, le lieu où ce pouvoir prend forme, se rassemble en soi-même et, ainsi rassemblé en soi, jaillit à partir de soi — il est donc le point de départ, le centre à partir duquel il agit et s’élance, à partir duquel il rayonne et exerce sa fonction. On trouve, au § 25 de Ideen II, une constellation de ces métaphores qui toutes désignent l’ego comme ce point de départ, ce point-source, ce centre de rayonnement, ce terminus a quo à partir duquel tout commence et tout est possible. Il est vrai qu’en ces textes comme d’ailleurs dans tous ceux qui se rapportent à l’ego, l’interprétation husserlienne de celui-ci est surdéterminée par une conception ininterrogée et réductrice de la phénoménalité qui commande d’ailleurs le développement de la pensée européenne. L’ego en effet est lié à la conscience (cette liaison demeurant dans la plus extrême confusion), elle-même comprise comme intentionnalité en sorte que ce point de départ, ce point-source, ce centre de rayonnement, ce centre de fonction, c’est précisément le point de départ, le point-source, le centre de rayonnement, le centre de fonction de l’intentionnalité. Cette surimpression au concept de l’ego point-source de celui de la phénoménalité intentionnelle se lit partout, par exemple dans ce texte : « Toutes les particularisations multiformes du rapport à des objets, qui s’appellent ici des actes, ont leur terminus a quo nécessaire, l’ego-punctum, d’où ils rayonnent.5 » De la surdétermination du concept de l’ego-punctum par le présupposé de la phénoménalité intentionnelle et plus généralement extatique — présupposé auquel obéit également une métaphysique de la représentation — résulte le concept de « sujet » qui domine la philosophie moderne au point que même les très nombreuses critiques qui lui ont été adressées dans cette seconde moitié de siècle relèvent à leur insu des mêmes présupposés illusoires6. L’ego est bien devenu le sujet, le sujet de la représentation, le je me re-présente devant lequel, auquel et par devers lequel tout est dis-posé tant que dis-posé devant lui, par lui, par-devers lui. Et pourtant l’ego ne s’explique nullement par cette structure de la représentation, même s’il la rend possible. Preuve en est que l’essence phénoménologique sur laquelle repose la représentation peut être déployée sans l’intervention d’aucun ego, comprise comme pur « au-dehors », comme ek-stase, en l’absence de tout sujet et de tout ego. C’est seulement lorsque l’ego est placé comme sujet au principe du déploiement de l’au-dehors que l’interprétation de celui-ci chute dans une métaphysique de la représentation qui rapporte à l’ego, au sujet, tout ce qui se montre dans ce « dehors » devenu simple condition d’objets.

56Mais d’où provient alors l’ego, si ce n’est de l’« au-dehors ? D’où tenons-nous le concept de sujet si ce n’est d’une métaphysique de la représentation, laquelle le présuppose au contraire comme ce que sa phénoménalité propre, celle de l’au-dehors, ne contient pas ? Or c’est précisément une réduction phénoménologique radicale — non point celle pratiquée par Husserl, mais celle qui met hors jeu l’intentionnalité, plus radicalement encore la phénoménalité extatique où elle se déploie, l’au dehors comme tel, la réduction qui s’en tient, hors monde, à la sphère de la vie — qui nous livre l’ego. Elle ne nous le livre pas en ce sens qu’elle nous le donnerait à voir, lui qui, comme ego vivant, échappe à tout voir possible, qui n’est jamais visible en un monde — lui que la réduction husserlienne ne saisit que dans ses parties irréelles, sous forme d’idéalités et de potentialités, tandis que son noyau concret vivant se dissout proprement, se réduisant à la limite idéale d’un « présent » purement conceptuel. À vrai dire aucune réduction phénoménologique au sens d’un procès de pensée n’est susceptible de nous livrer l’ego. La réduction phénoménologique radicale dont nous parlons n’est possible que parce que, en tant que mouvement de pensée, elle indique un autre lieu que le sien, celui où l’ego advient à lui-même selon le mode d’une provenance qui lui est propre. D’où provient l’ego si ce n’est d’une réduction phénoménologique ?

57L’ego provient de sa naissance transcendantale dans la vie. Ce qui veut dire : il n’est aucun parvenir à l’ego sinon celui par lequel il parvient lui-même en lui. Mais le parvenir par lequel l’ego parvient lui-même en lui, c’est celui par lequel la vie absolue parvient originellement en soi. Dans l’autotemporalisation de son auto-affection pathétique, la vie s’éprouve en son Ipséité essentielle comme ce Soi singulier qu’est le moi auquel l’ego doit d’être un ego. Ainsi s’accomplit la naissance de l’ego transcendantal, et cela, soulignons-le encore, dans une immanence absolue qui est celle de la vie, de telle façon qu’en une telle naissance comme Ur-naissance il ne peut être question ni de monde ni d’être-au-monde. Il ne faut pas dire seulement ici qu’on peut concevoir des êtres purement spirituels, tels que des anges ou des archanges, en eux-mêmes entièrement étrangers au monde, il faut dire que tel est notre cas.>

58C’est seulement en tant que moi empiriques que nous apparaissons dans le monde, et c’est seulement en tant que déjà nés que nous nous rapportons à ce monde et par exemple à ce moi empirique qui se montre en lui (ce qui ne veut nullement dire d’ailleurs que notre rapport primitif aux autres soit un rapport à des moi empiriques, rapport consistant dans l’être-au-monde. Pour autant que les autres sont eux-mêmes des ego transcendantaux, on peut penser au contraire qu’il n’en est rien).

59Dans la mesure où le procès de notre naissance se déploie, s’accomplit dans la vie — n’étant d’ailleurs rien d’autre que le procès de la vie elle-même —, dans la mesure où il demeure intérieur à cette vie de même que celle-ci demeure intérieure à soi-même et comme telle étrangère au monde, l’interprétation de la naissance comme venue au monde en tant que venue de celui qui est né dans la condition d’un étant intramondain signifierait bien plutôt sa mort, s’il est vrai que dans le hors de soi aucun vivre n’est possible. En celui-ci il n’y a place que pour des cadavres, et c’est bien en présence d’un cadavre que nous nous trouvons dès qu’un « vivant » est réduit à la condition d’étant intramondain. Si donc la venue au monde ne signifie pas ma pure et simple destruction, c’est uniquement parce que la vie continue en moi là où elle est. Vivant, je ne le suis que hors monde, dans le sein de la vie éternelle et là seulement.

60Dans le monde, il est vrai, nous voyons des vivants et, en ce qui concerne les « hommes », des « moi » empiriques. Interprétée comme venue au monde la naissance signifie alors l’apparition de ces « moi empiriques ». Dans leur émergence soudaine se concentre la pensée habituelle que nous avons de nous-mêmes et des autres. Mais c’est tout simplement la possibilité de quelque chose comme un « moi empirique » qui est en question (question qui préoccupa ce grand lecteur de Kant que fut Pierre Lachièze-Rey, l’un des principaux philosophes français du milieu du siècle). Un moi empirique est l’objectivation d’un moi transcendantal. Objectivation ne signifie pas ici, comme dans l’hégélianisme, l’extraordinaire cabriole d’un ego transcendantal sautant et retombant devant soi sur ses pieds dans la posture d’un primate supérieur, corps-objet, étant intramondain, « chose parmi les choses, homme parmi les hommes ». Objectivation veut dire que la vie a le pouvoir de se représenter sa propre essence et tout ce qui advient en elle, elle a le pouvoir de se représenter l’ego transcendantal qui a pris naissance en elle ; le re-présenté de cette représentation emprunte à l’ego généré dans la vie son contenu — le fait d’être un ego — tandis que d’être ainsi présenté dans l’au-dehors en lequel aucun vivre n’est possible, l’ego représenté n’est qu’une signification noématique irréelle. Défini par celle-ci, sa naissance transcendantale oubliée, l’ego représenté se laisse désigner tout aussi bien comme un « moi », aucune dissociation entre ces deux concepts ne pouvant plus se faire jour désormais sur ce plan du « il y a ».

61De l’objectivation ainsi entendue comme représentation irréalisante, le moi occulte le fait décisif que l’ego engendré dans la vie transcendantale n’a rien à voir avec l’ego constitué. Toute génération diffère par essence d’une constitution et elle en diffère en ceci que la seconde met en jeu l’intentionnalité, laquelle se trouve entièrement exclue du procès de la génération et n’a aucune part en lui. Etre engendré et être constitué sont deux « phénomènes » irréductibles, dont l’irréductibilité renvoie à leur phénoménalité même, la génération consistant dans l’auto-temporalisation pathétique radicalement immanente de la vie et n’étant phénoménologiquement rien d’autre que le procès de cette auto-affection pathétique et ainsi la phénoménalisation du pathos lui-même, la constitution présupposant le déploiement extatique de l’intentionnalité et n’étant possible que sur le fond de cette extase. Pour n’être rien de constitué, l’ego généré dans la vie n’est pas pour autant constituant et cela précisément parce que son essence est encore étrangère à l’intentionnalité impliqué dans tout procès de constitution. Ni constituant ni constitué, l’ego échappe en lui-même aux catégories de la phénoménologie classique. Que cet ego toutefois puisse devenir le point-source d’un rayonnement intentionnel, cela tient uniquement au fait qu’il est déjà un ego, déjà entré en possession de lui-même et cela par l’effet et sur le fond de sa naissance transcendantale dans la vie. Loin que l’ego soit à comprendre à partir de l’intentionnalité et par exemple comme le point source de celle-ci, son terminus a quo, c’est seulement sous la condition d’un ego déjà-né, préexistant, que ce qui est pensé sous l’intitulé cartésien cogito-cogitatum peut se déployer. Moi l’ego je peux conférer un sens à tout ce qui m’affecte pour autant que j’ai déjà en général un pouvoir et j’ai ce pouvoir pour autant que je suis déjà un ego. Mais ce serait encore une erreur, l’une des erreurs majeures de la pensée classique comme de la phénoménologie historique, que de s’imaginer qu’un tel pouvoir est d’abord celui de conférer un sens, que l’opération dans laquelle l’ego met concrètement en œuvre son pouvoir, le pouvoir dont il est détenteur, est une opération constitutive d’un sens, une Sinngebung. Bien au contraire, le pouvoir dont dispose l’ego mis en possession de soi en tant que moi généré dans l’ipséité transcendantale de la vie absolue, un tel pouvoir s’exerce d’abord à l’intérieur de la vie qui l’a engendré. Je peux n’est pas primordialement un je peux me représenter (et dire ainsi je ou je pense). En tant que généré dans le procès de la vie absolue et demeurant en soi-même de même que ce procès demeure en soi, le Je Peux s’accomplit comme une action radicalement immanente dont l’agir ne délaisse à aucun moment ce site radicalement immanent qui est le sien. Toute action n’est pas seulement subjective au sens d’une subjectivité acosmique et invisible, elle ne prend pas seulement son point de départ dans l’ego généré dans la vie — en sorte que cet ego est primordialement le point de départ d’une praxis bien avant que d’être celui d’un rayonnement intentionnel. Parce que l’ego qui « fonctionne » en dernière instance n’est pas un ego constituant mais tout simplement agissant (la constitution n’étant d’ailleurs qu’une action très particulière lors même qu’elle délimite une région entière de l’être, celle du sens, auquel on a le tort de réduire tout être concevable en tant qu’être ayant nécessairement un sens, comme par exemple dans la problématique contemporaine du sens de l’être en général, dans l’herméneutique comme recherche d’un sens pour ce dont il est entendu a priori qu’il doit en avoir un et que c’est là ce qui seul importe, etc.), parce que, plus essentiellement, cet ego n’est rien qui doive et ainsi puisse être considéré comme un véritable point de départ mais au contraire l’ego généré dans la vie et mis par elle seulement en possession de lui-même comme de chacun de ses pouvoirs, alors l’action, soit le déploiement de chacun d’eux, se situe dans le prolongement immédiat de cette génération et comme son accomplissement. Elle revêt de ce fait un caractère miraculeux et comme sacré. La génération de l’ego dans la vie confère à son action une détermination essentielle, celle des lois aprioriques matérielles de la phénoménalité pathétique et plus précisément de l’auto-temporalisation radicalement immanente de son auto-affection absolue. Ainsi l’ego ne fait-il pas n’importe quoi. Son action se déploie à partir de possibilités principielles prétracées dans la vie, dans l’entrelacs du souffrir et du jouir et dans leur réversibilité inouïe. À partir du souffrir, elle se produit aussi comme pulsion, dont la temporalité comme le mouvement se modèlent, avons-nous vu, sur l’auto-temporalisation radicalement immanente inextatique de la vie. En chaque action, c’est ainsi le destin de l’absolu qui se joue. C’est pourquoi il n’y a pas action à proprement parler au sens où nous l’entendons, rien qui commence ou qui finisse, ni acte ni vécu, mais seulement l’auto-mouvement du présent vivant se mouvant selon la téléologie immanente de son auto-affection pathétique. Encore moins cette « action » dénaturée et falsifiée dans la représentation de quelque « vécu d’acte » pourrait-elle consister dans un procès d’objectivation réelle, dans le passage de l’action elle-même en tant qu’acte effectif dans l’« au dehors » d’un monde, comme si l’action était une objectivation comme telle et comme si en agissant l’ego transcendantal allait effectuer le saut périlleux dans cette cabriole fantastique pour se retrouver devant lui sous la forme d’un moi empirique soumis aux lois de son propre regard. Le « système des actions » dans lequel viendrait se fondre de manière magique ma propre action et avec lequel elle entrerait dans une relation d’action réciproque n’est bien entendu que la re-présentation des actions réelles dans la communauté des egos transcendantaux, re-présentation qui contient aussi bien, en tant que système d’apparitions objectives, la réalité subjective de ces actions que leurs prétendus « effets objectifs »7.

62Parce que l’action est celle d’un ego généré dans la vie et possible seulement à partir d’elle, et que les lois de cette action en tant que lois phénoménologiques matérielles sont elles aussi empruntées à la vie, alors la considération de cet ego aussi bien que de son action immanente renvoie inévitablement à cette vie dans laquelle il est né. Ainsi sommes-nous placés devant la seconde tâche d’une phénoménologie de la naissance. Après avoir saisi comment celle-ci se produit à partir de la non-naissance de la vie elle-même et procède d’elle, il s’agit d’apercevoir chez celui qui est né, à savoir précisément l’ego dont nous parlons, non point d’abord et à son tour de façon exclusive sa relation à ce qui se trouve produit par lui et par sa propre action — non pas même sa relation à lui-même telle qu’on l’interprète le plus généralement et de façon naïve comme une relation homogène à celle qui le joint au monde. Il s’agit de manière beaucoup plus essentielle d’élucider la relation qui l’unit à la vie dont il procède dans sa naissance transcendantale. Parce que cette vie le précède nécessairement, lui qui ne vit qu’engendré dans le procès éternel de cette vie, la relation de l’ego à la puissance qui l’engendre se laisse comprendre d’entrée de jeu comme relation à un « avant » radical — cet « écart » de la vie absolue présupposée par tout ce qui vient en elle à titre de vivant, tout ce qui naît en elle, qui elle-même n’est pas née.

63Toute mésinterprétation de l’avant de notre naissance, i.e. de la relation de celle-ci à ce qui lui-même ne naît pas, nous l’écarterons en rappelant que l’auto-temporalisation pathétique de la vie absolue est par essence inextatique. Or c’est précisément comme ek-stase que la phénoménologie contemporaine comprend et définit l’avant en sa possibilité même. Pour que quelque chose comme un avant soit possible, il faut que ce qui se rapporte à cet « avant », compris et vécu comme un avant lui, se rapporte précisément à lui de telle façon que ce rapport, plus exactement ce « se rapporter à » n’est possible que sous la forme d’une ekstase et comme un mode de celle-ci.

64Dans l’au-dehors de cet Ek-stase, ce qui s’ouvre en elle, ce dehors, découvre ce qui était avant lui et le découvre ainsi à la fois comme étant, et comme un étant qui était déjà là avant lui, de telle façon que la découverte de cet étant présuppose celle de l’horizon du passé, lequel n’est rien d’autre que l’au-dehors auquel ouvre l’Ekstase. Pourquoi s’ouvre ek-statiquement cet au-dehors, et pourquoi s’ouvre-t-il plus précisément comme horizon de passé ? Selon Husserl, parce que la vie de l’ego transcendantal glisse constamment au passé, étant ce glissement même, de telle façon que celui-ci semble définir le rapport primitif de l’ego à lui-même, que l’ego se rapporte à lui-même, à ce qui en lui est passé à l’instant, dans une intentionnalité explicite prenant son point de départ en lui, c’est là comme un phénomène second qui implique dans la vie de l’ego le glissement primitif comme une structure originaire qui précède en quelque sorte l’ego lui-même et qu’il faudrait identifier à l’essence de sa vie — si elle ne rendait celle-ci impossible. Car le glissement n’est pas un simple fait, un caractère factice de la vie factice de l’ego, pas même un Ur-Faktum, une forme ou une essence apriorique de cette vie. Ce qui surgit dans ce glissement, trouvant sa condition en lui, qu’on en fasse une présupposition explicite ou non, c’est la phénoménalité. À ce glissement de la vie est demandé sa venue dans la condition de phénomène, sa phénoménalisation à proprement parler. Qu’on réduise à celle-ci l’essence de la vie ou qu’on prête encore à la vie un contenu ontique différent de la phénoménalisation originelle, en tout cas c’est au glissement et au premier Écart qu’il ménage qu’est rapportée la phénoménalité par quoi elle est autre chose qu’un fait, qu’une facticité ontique. Il arrive seulement que de se montrer dans cette venue au passé et par elle, de ne se donner ainsi qu’au passé, la vie se trouve purement et simplement détruite, dans la possibilité même et dans l’effectivité de son vivre.

65Selon Heidegger lui aussi, l’avant puise sa possibilité dans une Ek-stase et, comme chez Husserl, dans l’Ek-stase du passé. Il n’y a point toutefois d’ek-stase isolée ni séparable des autres, mais plutôt seulement une unité tridimensionnelle des trois ekstases co-constituant le temps et se temporalisant co-originairement de telle manière que la temporalité se temporalise de façon primaire à partir de l’avenir : se pro-jetant sur l’horizon fini du futur, se brisant sur lui et revenant en arrière sur elle-même elle se découvre, dans l’horizon ainsi ouvert de ce revenir en arrière sur, comme déjà-là, comme ce Dasein ayant été, ayant été déjà — comme Gewesenheit : l’avant et le déjà sont le Même, désignent ce qui est déjà là quand on le découvre, ce qui est avant cette découverte. L’avant, le déjà se découvre dans l’ek-stase du passé, mais comme précédant cette découverte, comme indépendante d’elle, comme indépendante de la temporalisation de la temporalité selon les ek-stases conjointes et contemporaines du futur et du passé.

66[En fin de page, dans une autre couleur :] Avant Dasein ; pas dans l’Ekstase, avant non-extatique ; phénoménologie de cet avant non extatique.

Notes de bas de page

1 Texte de 1925 cité in Marion, Prolégomènes à l’histoire du concept de temps, § 32, GA 20, p. 423. Suite : « “la chose même” à quoi la phénoménologie fait revenir la philosophie ne se nomme plus l’étant (ni l’essence, la catégorie, le noème, etc.) mais radicalement l’étant en vue de l’être. » In Marion, autres citations intéressantes.

2 Descartes eut l’intuition inouïe que la différenciation d’un véritable « sujet » et ainsi d’un être spécifique de « l’homme » compris en tant qu’ego transcendantal impliquait une différenciation radicale de l’apparaître lui-même, différenciation pouvant seule rendre possible la venue dans l’apparaître au sens d’un devenir soi-même apparaître qui définit seul l’ego au sens d’un être « dont toute l’essence est de penser », i.e. d’apparaître. Cette intuition décisive de Descartes d’une différenciation interne et ainsi d’une dualité de l’apparaître n’a été reprise dans les temps modernes que par Maine de Biran qui lui a consacré des traités entiers, et dont l’occultation n’est pas le moindre signe de la misère de la philosophie contemporaine.

3 Sein und Zeit, p. 50.

4 Là-dessus, cf. L’essence de la manifestation, § 42 et 43.

5 Husserl, ldeen II. Recherches phénoménologiques pour la constitution transcendantale, trad. fr. E. Escoubas, Paris, PUF, « Épiméthée », 1982, p. 157-158.

6 Une critique de la représentation au nom d’une phénoménologie de la transcendance ou de l’ekstase n’a aucun sens. Là-dessus, cf. notre travail, « La critique du sujet », in Cahiers Confrontation, Paris, 1989 ; version anglaise : « The critique of the Subject », in Topoï 11, 1988.

7 L’un des traits les plus remarquables de la philosophie moderne est son incapacité à penser le problème de l’action. Cette incapacité ne peut être surmontée aussi longtemps que l’idée d’une duplicité fondamentale de l’apparaître manque — l’idée que ce qui puise la réalité de son agir dans la subjectivité pathétique et là seulement se trouve d’autre part re-présenté dans le « monde objectif » sans qu’il n’y ait a jamais en réalité aucun passage d’un ordre à l’autre. Cette duplicité de l’apparaître fonde la double donation du corps, comme l’ont aperçu à quelques années d’intervalle ces deux grands génies méconnus que sont Maine de Biran et Schopenhauer. Le premier seul toutefois s’était engagé sur la voie d’une phénoménologique radicale susceptible de penser la subjectivité pathétique où s’accomplit l’action, tandis que, faute de cette phénoménologie, le second était réduit à concevoir cette action comme une force brutale et aveugle, frayant la voie au vitalisme qui allait déterminer toute l’esthétique moderne. L’un des escamotages les plus spectaculaires du problème de l’action par l’effet de cette carence fondamentale de la pensée philosophique, ce sont les philosophies du langage qui l’ont accompli, en substituant à l’action l’ensemble des propositions que l’on peut tenir sur celle-ci et en prenant de façon burlesque l’analyse de ces propositions pour une analyse de l’action elle-même. Qu’il s’agisse d’une herméneutique de l’action ou d’une philosophie analytique du langage, dans les deux cas on se trouve en présence d’une mystification philosophique sans exemple dans la pensée humaine.

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