Présentation
p. 9-13
Texte intégral
1En 1993 paraissait le premier numéro de la revue Alter intitulé « naître et mourir »1. Sensible à la manière dont le thème de la naissance, dans sa puissance subversive à l’égard de la fonction architectonique centrale occupé par l’être-pour-la-mort dans le dispositif heideggérien, ne cessait d’affleurer à la surface de la pensée henryenne, depuis L’essence de la manifestation et jusqu’à Phénoménologie matérielle auquel elle avait consacré un compte-rendu dès l’automne 1990, Natalie Depraz lui fît parvenir ce volume et le sollicita pour qu’il y consacre lui-même un article. Michel Henry accepta, et « Phénoménologie de la naissance » parut l’année suivante dans le deuxième numéro de la revue intitulé « Temporalité et affection » — dans une rubrique varia nommée précisément « En écho à “naître et mourir” » — avant d’être republié, en 2003, dans le premier volume de Phénoménologie de la vie dans la collection « Epiméthée » des Presses Universitaires de France.2
2Or, au cours du travail d’exploration des archives de Michel Henry que nous menons conjointement, à l’Université Catholique de Louvain, depuis 2010 — travail qui nous a conduits, ces dernières années, à publier un grand nombre de notes et de textes inédits3 — nous avons découvert une première version de ce texte fort différente de celle qui fût publiée.4 Manifestement écrite d’une traite — nous n’avons en tout cas retrouvé ni brouillon ni notes préparatoires —, et presque trois fois plus longue que sa version finale, elle nous a paru d’un intérêt tel que nous avons choisi, dans le cadre du présent volume, de la soumettre au lecteur.
3Afin d’y introduire, commençons d’abord par préciser le contexte plus général de sa rédaction. La fin des années 1980 marque pour Michel Henry — après la publication de Généalogie de la psychanalyse en 1985 et de Voir l’invisible en 1988 —, une sorte de « retour » à la phénoménologie, en tout cas le moment d’une répétition du débat que L’essence de la manifestation engageait avec ses fondements. Or, comme le laissaient penser les deux dernières études du volume paru en 1990 sous le titre de Phénoménologie matérielle — « Réflexions sur la cinquième méditation cartésienne de Husserl » et « Pour une phénoménologie de la communauté » — et réunies sous le même titre de « Pathos-avec », c’est dans un réinvestissement du thème, qui le hantait depuis sa jeunesse, de « l’expérience d’autrui », que Henry souhaitait prolonger de ce dialogue ainsi renoué avec la « phénoménologie historique ». Et c’est ce dont témoigne l’avant-propos de l’ouvrage ; évoquant la concision des études alors réunies, Henry ajoute :
Il s’agissait seulement de donner une idée de ce qu’est la phénoménologie matérielle, de la méthode qui la rend possible en tant que phénoménologie de l’invisible, de mettre à l’épreuve enfin sa capacité de renouvellement dans un domaine aussi difficile et en apparence aussi irréductible à ses prémisses que celui de l’intersubjectivité. Une étude systématique de celle-ci fera l’objet d’un ouvrage ultérieur.5
4Cet ouvrage, Henry en entreprend en effet l’écriture en 1991 sous le titre d’« Intersubjectivité pathétique », mais l’abandonne après la rédaction d’une soixantaine de pages — désormais éditées6 — pour se tourner vers la préparation de celui qui, en 1996, sera publié sous le titre de C’est moi la vérité. Qu’il existe un lien intrinsèque entre cet abandon d’« Intersubjectivité pathétique » et le retour de Henry vers les textes du Nouveau Testament qui l’avaient fasciné dans sa jeunesse, c’est ce qu’il suggérera lui-même dans un entretien de 2001, et nous n’y insisterons pas ici.7 Signalons seulement qu’une telle inflexion de ses directions de travail trouve une première expression publique dans une conférence prononcée le 15 mai 1992 à l’École Normale Supérieure de la rue d’Ulm sous le titre de « Parole et religion : la parole de Dieu » — conférence initialement publiée en 1992 avant d’être reprise en 2004 dans le quatrième volume de Phénoménologie de la vie.8 Or ce texte est déjà tout entier tourné vers un réinvestissement de la thématique de la « naissance » :
La naissance transcendantale des Fils, de ceux qui, dans la Parole du Monde, seront appelés ego, moi, hommes, individus, personnes, etc. — cette naissance est intelligible dans la vie et en elle seulement. Et cela parce qu’il n’est d’autre voie pour parvenir dans la vie que la vie elle-même. Dans le procès de sa venue incessante en soi, qui est celui de son auto-affection éternelle, la vie s’éprouve soi-même de telle façon qu’un Soi résulte chaque fois de cette épreuve comme identique à son pur « s’éprouver soi-même ». Une telle épreuve est par principe singulière, éprouvant ce qu’elle éprouve, définie phénoménologiquement par le contenu de cette épreuve. La vie est l’essence de l’ipséité, elle s’accomplit en donnant naissance à celle-ci, en lui donnant naissance en elle et sans jamais sortir d’elle-même. Mais toute ipséité, en tant que vivante, est un Soi singulier.9
5C’est donc dans un même mouvement — en écho du reste à certains passages prophétique de L’essence de la manifestation qui, dans la lignée de plusieurs notes de jeunesse10, s’attardaient sur le traitement de cette question par Maître Eckhart11 — que Henry tente de nouer sa phénoménologie de la vie avec une philosophie du christianisme, et qu’il redécouvre le caractère décisif du thème de la « naissance » — cette naissance transcendantale de l’ipséité qui ne saurait être une « venue » à l’être mais seulement dans et par la vie.
6Or telle est, a contrario, la première originalité de l’article de 1994 que de sembler contourner cette référence au Nouveau Testament pour tenter de livrer du problème de la naissance un traitement strictement phénoménologique, au fil duquel ce ne sont pas les Écritures mais bien Sein und Zeit qui se trouve discuté en profondeur, et non plus dans la lignée de la reprise du thème eckhartien de l’engendrement mais de la discussion que menaient déjà les § 42 et 43 de L’essence de la manifestation de la Nichtigkeit heideggérienne. Et alors que le texte publié se contentera bon gré mal gré d’y renvoyer12, cette première version — telle est à nos yeux sa première force — réorchestre une telle discussion avec une extrême précision, constituant sans doute le texte le plus fondamental consacré par Henry à Heidegger depuis L’essence de la manifestation. Mais précisément, comment comprendre qu’alors même que Henry, dès 1992, en maîtrisait suffisamment le sens et les enjeux pour lui consacrer de nombreuses pages, le texte publié ne contienne que quelques allusions, très discrètes, au traitement chrétien de la naissance ? Faut-il voir là un signe du souci qui fût sans doute le sien, dans le contexte d’une publication destinée à une jeune « revue de phénoménologie », de rester dans cadre d’une méditation strictement « phénoménologique » ? Sans doute, mais tel n’est peut-être pas l’essentiel, et nous avons à tout le moins la certitude que Henry ne se sera pas in extremis « censuré » : si la version publiée comprend malgré tout une telle allusion — évoquant, comme en passant, la condition de « Fils »13 — sa première version, celle que nous soumettons ici au lecteur, n’en comporte aucune. Tout se passe plutôt comme si Henry, emporté par le mouvement de sa propre écriture, avait en quelque sorte pressenti qu’une juste investigation de la naissance allait lui permettre de rejouer à nouveaux frais l’ensemble de sa phénoménologie — non seulement en contraste avec celle qu’il avait épinglée quelques années plus tôt sous le titre de « phénoménologie historique », mais aussi pour elle-même et positivement — et comme s’il avait consciemment souhaité rester dans ce cadre pour en pousser en quelque sorte à bout les présupposés et en recueillir les avancées les plus spectaculaires mais aussi les plus problématiques.
7Or tel est précisément ce qui frappe dans la première version de ce texte, et qui se trouvera gommée par les « coupes » auxquelles Henry aura procédé en vue de sa publication :
- D’une part, son inspiration et finalement son ambition systématique. En effet, c’est à un redéploiement intégral de la pensée henryenne que le lecteur assiste, le naissance constituant le puissant levier d’une réexposition, d’une réarticulation et finalement d’une retotalisation de l’ensemble de ses thèmes-clé : la duplicité de l’apparaître bien sûr, la critique du « monisme ontologique », de la Seinsfrage, de la différence ontologique et de la conception heideggérienne du vivant, de l’animalité, et finalement de l’homme lui-même14, la mise en question de la subjectivité husserlienne mais aussi l’affirmation du caractère originairement « hors monde » de la corporéité, le lien de l’affectivité et de la pulsionnalité, le dépassement de celle-ci dans une action irréductible à son objectivation et à son insertion dans un « systèmes des actions » lui-même saisissable objectivement — soit l’ensemble des acquis des grands ouvrages publiés depuis Philosophie et phénoménologie du corps.
- Mais d’autre part, justement parce qu’elle produit comme un effet de condensation voire de purification des grands thèmes henryens, cette investigation de la naissance pousse en quelque sorte Henry aux limites de sa pensée, et le contraint d’aborder des questions sur lesquelles il était jusqu’ici resté fort laconique — et dont il ne nous semble pas, à vrai dire, qu’il les exposera jamais plus avec autant de force. À cet égard, le principal apport de ce texte — et il nous semble fondamental tant Henry, reculant peut-être devant des avancées dont il ne maîtrisait pas complètement la portée, l’aura éludé dans sa version publiée —, est la manière dont il tente de déployer une « eidétique de la vie », guidée par une sorte d’axiome dont il tente de se saisir dans une formule fulgurante : « Les lois matérielles de la phénoménalité pathétique se révèlent être identiquement celles de la temporalité originelle inextatique ». Ce dont il serait ultimement question dans la naissance, ce vers quoi, en tout cas, le thème de la naissance permettrait à la « phénoménologie matérielle » de s’acheminer, c’est à une position radicale du problème dont tout lecteur de Henry sait qu’il reste et sans doute restera sa dernière énigme, à savoir le rapport de l’affectivité et du temps. Or, en tentant ici de ressaisir temporellement le rapport du souffrir et du jouir, en temporalisant ainsi cette « oscillation » dont parlait le mystérieux § 70 de L’essence de la manifestation et en contestant par ce moyen la thèse « mortifère » de l’irréversibilité du temps, en reconduisant également la temporalité de la pulsion aux prescriptions eidétiques matérielles de la temporalité pathétique, en pensant enfin la naissance elle-même comme une telle loi matérielle et temporelle liant le soi à la Vie absolue dans laquelle il naît, mais dont il se distingue pour autant que, prévenant toute contamination avec son objectivation empirique, nous le saisissions séparé d’elle de toute la distance de cet « Avant » qu’aucune mémoire ne saura jamais reconquérir et sur l’évocation duquel se clôt brutalement ce texte, — en avançant par conséquent ces thèses avec une étonnante audace, c’est bien aux racines même de sa pensée que touche Henry, mais aussi aux difficultés qui sont les siennes et qu’en l’absence de réponses univoques, il nous est donné d’hériter.
8C’est en tout cas ce dont nous laissons au lecteur le soin de décider. Afin de lui permettre d’en mesurer plus aisément les apports, nous avons placé entre soufflets (< >) les passages du manuscrit se retrouvant effectivement — à quelques variantes près toutefois, parfois notables — dans sa version publiée. Par ailleurs, les ajouts entre crochets ([]) indiquent une intervention ou une indication, les points de suspension entre crochets ([…]) une coupe de notre part. Enfin, les notes de bas de page sont de Henry lui-même.
Notes de bas de page
1 Alter. Revue de phénoménologie, « Naître et mourir », n° 1/1993.
2 Cf. M. Henry, « Phénoménologie de la naissance », dans Alter. Revue de phénoménologie, « Temporalité et affection », n° 2/1994, p. 295-312, repris dans PV-I, p. 122-142. Nous remercions chaleureusement N. Depraz de nous avoir communiqué ces informations.
3 Cf. « Textes inédits sur l’expérience d’autrui », dans Revue Internationale Michel Henry, n° 2, Presses universitaires de Louvain, 2010, p. 16-178 ; « Notes inédites sur la méthode et la langue phénoménologiques » dans Michel Henry. Une autre voie pour la phénoménologie, Cahiers philosophiques, n° 126, CNDP, 2011, p. 98-102 ; « Notes préparatoires à L’essence de la manifestation : la subjectivité », dans Revue Internationale Michel Henry, n° 3, Presses universitaires de Louvain, 2012, p. 15-280 ; « Notes inédites sur la méthode phénoménologique », dans Cahiers philosophiques de Strasbourg, n° 30, « Michel Henry. Une phénoménologie radicale », 2012, p. 15-29 ; « Heidegger, Descartes, Nietzsche — Schopenhauer et le courant souterrain de la métaphysique » dans Les études philosophiques, « Schopenhauer. Nouvelles lectures », PUF, 2012/3, n° 102, p. 307-317 ; « Notes sur le phénomène érotique », dans Revue Internationale Michel Henry, n° 4, Presses universitaires de Louvain, 2013 ; p. 27-51 ; « Notes inédites sur l’idée de “phénoménologie matérielle” et de “phénoménologie non intentionnelle” », dans Alea, International Journal of phenomenology and hermeneutics, n° 10, 2013, p. 15-27 ; « Notes préparatoires à Paroles du Christ », dans Revue Internationale Michel Henry, n° 5, Presses universitaires de Louvain, 2014, p. 25-164 ; « Preparatory notes to Incarnation : ““The archeology of the flesh, finitude and the question of salvation’’ » dans R. Fotiade (dir.), Embodiment — Religious, Phenomenological and existential views on living and dying, Ashgate Pressmars, 2014.
4 Conservée au Fonds Michel Henry sous la cote Ms B 1070-1155/1188-1199.
5 PM, p. 12.
6 DH, p. 124-147.
7 Cf. AD, p. 164 : « Je voulais écrire un livre sur l’intersubjectivité. Or, ce problème est d’une difficulté extraordinaire. Et je me disais : pourquoi avec les présupposés, non plus ceux du « hors de soi » mais ceux du pathos invisible, ne pourrait-on pas faire des avancées dans ce domaine qui, il faut bien le reconnaître, a été un échec pour toutes les pensées philosophiques sérieuses — et cela bien que l’intersubjectivité serve de base à la sociologie, à toutes les théories de l’interactivité et de la rationalité interactive. Car le phénomène qui est partout présupposé, c’est l’intersubjectivité, mais celui-ci n’est jamais résolu. Je voulais écrire ce livre et puis je me suis souvenu des textes de Paul sur le corps mystique. J’ai ensuite relu tous les textes du Nouveau Testament et j’ai compris qu’au fond, sans vouloir en aucune façon réduire le christianisme à une philosophie, celui-ci contenait des présupposés philosophiques, et même des thèses philosophiques qui sont celles d’une phénoménologie de la vie. » Cf. aussi E, p. 121. Voir aussi sur ce point la présentation de G. Jean, « De l’expérience métaphysique d’autrui à l’intersubjectivité en première personne », dans Revue Internationale Michel Henry, n° 2, op. cit., p. 16-70.
8 Texte initialement publié dans J-F. Courtine (éd.), Phénoménologie et théologie, Critérion, 1992, repris dans PV-IV, p. 177-202. On consultera également en ce sens M. Henry, « La parole de Dieu. Une approche phénoménologique », dans Archivio de Filosofia, 60,1992, p. 157-163.
9 PV-IV, p. 183.
10 Cf. sur ce point M. Henry, Notes préparatoires à L’essence de la manifestation : la subjectivité, dans Revue Internationale Michel Henry, n° 3, et la présentation de G. Jean, « La subjectivité, la vie, la mort », notamment p. 71 sqq.
11 EM, p. 396 sqq.
12 PV-I, p. 130
13 Ibid., p. 139
14 Que Michel Henry réinvestit notamment ici au fil implicite de la lecture de Réduction et donation de J-L. Marion — ou y trouvera quelques allusions dans une note — auquel il avait consacré en 1991 l’article fameux intitulé « Quatre principe de la phénoménologie », initialement publié dans la Revue de métaphysique et de morale et repris dans PV-I, p. 77-104.
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