Le témoignage et la greffe herméneutique
p. 199-225
Texte intégral
1La reconnaissance de dette de la philosophie herméneutique à l’égard de Kierkegaard est fréquente : elle est néanmoins souvent allusive, partielle et indirecte, toujours plus ou moins sous l’emprise de la médiation heideggérienne. Généralement d’ailleurs, s’il contribue certes au tournant existentiel de la phénoménologie, Kierkegaard n’apparaît pas comme l’instigateur d’une véritable figure ou d’un tournant herméneutiques, lequel semble trouver au contraire l’une de ses conditions de possibilité sinon dans l’abandon, du moins dans le dépassement du motif kierkegaardien.
2Si l’on considère essentiellement la tradition française de l’herméneutique, au premier chef la philosophie de P. Ricœur, l’ambivalence de la relation est encore plus flagrante1 : impulsion sans doute nécessaire, mais limitée et soupçonnable, et en tout cas quasiment étrangère à la « greffe herméneutique » pratiquée sur la phénoménologie, greffe dont Ricœur aime à rappeler qu’elle n’est pas naturelle, autrement dit que l’herméneutique n’était pas appelée nécessairement à s’embrancher sur la phénoménologie. De manière significative, le rapport à Kierkegaard se fait en effet avant le virage herméneutique de sa propre philosophie et les thèmes kierkegaardiens retenus ne semblent jamais engager le motif herméneutique en tant que tel.
3Mais notre propos ne cherche pas à rétablir une vérité historique au sujet de cet enracinement possible et ne vise pas à découvrir des sources ou des références qui auraient échappées aux commentateurs. On voudrait plutôt — ce qui revient d’ailleurs à inverser en partie la perspective — lire Kierkegaard à partir de ce tournant pour y déceler des éléments fondamentaux pour la voie herméneutique, peut-être des figures, discerner la manière dont la philosophie kierkegaardienne pourrait se tenir au lieu même de la greffe. Or l’hypothèse, qui n’est donc pas historique, est que la catégorie du témoignage, en tant que catégorie limite de la phénoménologie, constitue l’un des lieux essentiels de cette greffe, sinon sa condition, et que, de ce point de vue, on trouve chez Kierkegaard une « philosophie du témoignage » digne d’intérêt.
4Ce qui fragilise évidemment cette approche, c’est en particulier que, partout où Ricœur traite substantiellement du témoignage2, il n’est jamais fait allusion à Kierkegaard. On peut par exemple regretter qu’il ne paraisse pas penser à la catégorie kierkegaardienne de « témoin de la vérité », au rôle si prépondérant et si corrosif qu’elle aura joué dans la dernière partie de cette œuvre, lorsqu’il affirme que « peu de philosophes à [s] a connaissance ont tenté d’intégrer la catégorie du témoignage à la réflexion philosophique »3, exception faite, évidemment, de Nabert (et de Lévinas). Or ce qui éclaire sans doute cette exclusion pas tout à fait involontaire, c’est la remarque qui suit immédiatement : « La plupart l’ont soit ignorée, soit abandonnée à l’ordre de la foi. » On peut évidemment considérer que Kierkegaard fait partie de la seconde catégorie, tandis que Ricœur lui-même préparerait plutôt la raison philosophique autonome, sans briser cette autonomie, à l’idée de révélation par le biais de cette catégorie philosophique. Ce qui est en tout cas digne d’intérêt, c’est la manière dont le détour emprunté par Ricœur4 évite, volontairement ou non, Kierkegaard : si cette catégorie en effet, comme le montre exemplairement la dernière étude de Soi-même comme un autre, suscite bien sûr une discussion essentielle avec Lévinas5, c’est surtout Nabert, c’est-à-dire la « philosophie de la réflexion », qui représente le lieu où la catégorie du témoignage pourrait faire virer la phénoménologie en herméneutique. Nabert, plutôt que Kierkegaard, bien que Kierkegaard appartienne selon Ricœur à la philosophie de la réflexion — la philosophie de la réflexion plutôt que celle de la double réflexion, si la première pense philosophiquement le témoignage tandis que pour la seconde, comme le montre exemplairement la figure du « témoin de la vérité », il représente une catégorie essentiellement religieuse.
5S’il ne s’agit pas d’essayer à toute force de trouver des traces d’une reconnaissance de dette ou d’une influence, il ne s’agit pas non plus de se livrer à cet exercice amusant mais soupçonnable qui consiste à rendre significative ou symptomatique une absence. Il s’agirait plutôt de repérer la contribution kierkegaardienne possible à un changement de paradigme. La philosophie du témoignage constitue en effet, on l’a dit, l’un des lieux principaux de la greffe, au sens où, comme le remarque J. Greisch à propos de Ricœur, une herméneutique du témoignage joue un rôle central dans une herméneutique du soi6. Central, car la catégorie du témoignage, son irruption à la conscience, est au centre d’un parcours par lequel le Soi se constitue. Peut-être alors celui qui aura pensé la notion de « témoin de la vérité » dans le cadre d’une philosophie explicitement dévolue au « devenir soi » est-il à même d’éclairer ou de fournir des éléments pour une telle herméneutique. Il devrait être possible, en repérant quelques inflexions majeures, d’évaluer la manière dont Kierkegaard apporte une philosophie du témoignage qui pourrait nourrir ou entretenir la greffe herméneutique.
6Philosophie du témoignage ou philosophie à partir du témoignage ? Dans le second cas, on ne veut pas nécessairement parler d’une refondation théologique, biblique, de la philosophie, mais d’un renouvellement (c’est la greffe) de la raison philosophique par une catégorie qui la met en crise : il ne s’agit donc pas seulement de comprendre philosophiquement le témoignage, mais de penser à partir de la crise que son idée suscite dans le développement immanent de la pensée philosophique — et singulièrement dans celle de la phénoménologie. Le témoignage requiert assurément une herméneutique, autrement dit le type de pensée qui peut saisir le témoignage est la pensée herméneutique ; mais à son tour et inversement, l’herméneutique ne requiert pas moins la catégorie du témoignage7. La question qui permet de parcourir ce double sens est bien celle de Ricœur : « Quelle sorte de philosophie fait du témoignage un problème ? »8
7Le point essentiel pour le rapprochement que nous voulons effectuer ici entre Kierkegaard et Ricœur est alors le suivant : une philosophie du témoignage n’est pas une phénoménologie, précisément parce que le témoignage est une catégorie limite qui met en question la définition phénoménologique de la vérité, le régime de l’intentionnalité qui la sous-tend et corrélativement la conception phénoménologique de l’ego. On peut s’étonner cependant que ce soit une philosophie de la réflexion, celle de Nabert, qui soit à même d’opérer une telle contestation : si celle-ci est comme on sait au centre de la philosophie lévinassienne du témoignage, on ne voit guère en quoi la réflexion pourrait la permettre — elle semblerait plutôt et au contraire le reconduire indéfiniment. C’est justement ici que l’on peut faire jouer Kierkegaard comme une alternative à Nabert et ainsi dédoubler le cheminement de Ricœur entre phénoménologie et herméneutique via la philosophie du témoignage. Car la déviation herméneutique de la phénoménologie produite par l’irruption de la catégorie du témoignage, si elle existe, est une déviation multiple : l’herméneutique ricœurienne n’est pas la seule à faire fructifier une « post-phénoménologie » (une sur-phénoménologie, peut-être, si l’on considère Marion) à partir du témoignage.
8Ricœur en effet marque la constitution de l’herméneutique du témoignage par trois étapes : sémantique, réflexion, ontologie — exactement le parcours suivi par Soi-même comme un autre. Ce qui attire l’attention, c’est le caractère intermédiaire de la philosophie de la réflexion : c’est par son détour que l’herméneutique va vers une ontologie fondamentale, et pas n’importe laquelle puisqu’il s’agit d’une « ontologie de l’ipse ». Or cette philosophie de la réflexion porte en son cœur la catégorie du témoignage, notamment dans le rapport nabertien entre « attestation originaire » (de l’ego) et témoignage absolu de l’absolu, en sorte que, au lieu de mener au Dasein heideggérien, cette déviation mène au Soi. Le passage à une ontologie de l’ipséité qui est permis par l’ouverture au phénomène du témoignage constitue alors, selon Ricœur, la voie « longue » de la greffe herméneutique, par rapport à la voie « courte », heideggérienne et, pourrait-on dire, « encore » phénoménologique, qui mène directement à une ontologie du Dasein. Notre hypothèse, de nouveau, est que Kierkegaard joue ou peut jouer un rôle essentiel dans cette voie longue, se situant justement au lieu où le témoignage porte la phénoménologie à sa limite et la fait dévier.
9Le témoignage, en effet, ne serait compréhensible, interprétable, mais aussi central que pour ou à partir d’une méthode phénoménologique. Cela signifie qu’il entretient un rapport étroit avec la question du régime de la phénoménalité plus particulièrement en rapport avec la conscience constituante, ce qui renvoie aussi bien, et dans une corrélation indissociable, à la question de la vérité et à celle de la constitution de l’ego. On peut même dire que le témoignage se situe précisément au point où se décident les concepts phénoménologiques de vérité et d’ego et où ils se décident dans leur lien réciproque. Or, en se situant en ce point, une telle catégorie fait justement virer la phénoménologie, et peut-être même sortir de ses gonds9.
10Deux remises en cause, donc : celle de la philosophie de la conscience et de l’égologie, d’une part, et celle de la philosophie de la manifestation et de l’immanence qui lui est liée, d’autre part. On voudrait montrer comment le rôle, le sens, l’importance de l’idée de témoignage dans la pensée kierkegaardienne peut fournir une figure de cette contestation, comment, donc, elle peut constituer l’un des lieux de la greffe, notamment en se situant à l’articulation problématique entre l’ontologie fondamentale et l’éthique, en étant une philosophie de la subjectivité existante, indiquant une chose capitale : la dépendance de l’ontologie à l’égard de l’éthique, par opposition à un Heidegger dont Ricœur dit, dans son commentaire de la notion de Gewissen, qu’il ne permet pas de comprendre comment on peut passer — ou plutôt repasser — de l’ontologie du Dasein à l’éthique10.
1/ Les enjeux d’une philosophie du témoignage
11Rappeler préalablement quelques éléments fondamentaux de cette « philosophie du témoignage » dont on fait le lieu possible de la greffe herméneutique, c’est rappeler ce que l’idée ou la catégorie de témoignage fait à la philosophie et plus particulièrement à la phénoménologie.
1. Catégorie limite et déviation herméneutique
12Il s’agit d’une catégorie limite de la phénoménologie au sens où la signification et l’importance du témoignage ne seraient réellement perceptibles que dans et pour une approche phénoménologique (par opposition notamment au caractère réducteur et même au prétendu contresens reproché à une épistémologie, de type analytique, du témoignage)11, mais qui met également en crise la phénoménologie husserlienne. Dans les premières lignes de « Emmanuel Lévinas, penseur du témoignage », Ricœur indique en effet que deux thèmes essentiels caractérisent une « philosophie qui mérite le titre de “philosophie du témoignage” : le thème de la Hauteur et le thème de l’Extériorité »12. Or ces deux thèmes ne sont pas sans poser des problèmes fondamentaux à la phénoménologie, pour autant que celle-ci serait par principe et par méthode une philosophie de l’immanence (ou de la construction du sens de la transcendance à partir de l’immanence13). Ils ne le sont d’ailleurs pas moins pour une analytique existentiale : si le témoignage est ce par quoi la conscience (morale) vient au sujet, comme le montre Ricœur dans Soi-même comme un autre, la « voix de la conscience » chez Heidegger, si l’on peut ainsi nommer l’appel (Ruf), n’est justement pas « extérieure »14 (et par ailleurs elle est éthiquement neutre ou déqualifiée). La question, c’est celle des marques de l’absolu.
13Une herméneutique du témoignage est une « philosophie qui ne trouve ni dans l’exemple, ni dans le symbole la densité » de l’expérience de l’absolu15. Le fait que la philosophie du témoignage réclame « une philosophie pour laquelle la question de l’absolu est une question sensée »16 ne pose sans doute pas de problème à la phénoménologie, du moins à une certaine phénoménologie. Mais elle possède une idée qui pourrait en effet constituer l’emplacement d’une greffe herméneutique (et pour une déviation herméneutique de la phénoménologie de la religion17) : l’idée que cette expérience de l’absolu est nécessairement médiée dans des signes, signes singuliers qui ne sont ni allégories, ni images, ni exemples — ni idées. Certes la phénoménologie est une philosophie du sens, mais le témoignage renvoie à un régime de plurivocité qui est, comme le rappelle Ricœur, inacceptable pour le Husserl des Recherches logiques18. Si ce qui apparaît n’apparaît que dans l’acte d’interprétation qui lui donne un sens, le témoignage hausse cette logique à sa pureté la plus absolue. C’est là que se trouve l’embranchement herméneutique « Un fait ne témoigne pas s’il n’est pas interprété », écrivait E. Castelli.
14On ne saurait mieux montrer l’importance de la catégorie du témoignage pour repenser l’apparaître et la manifestation, c’est-à-dire précisément l’être dans sa vérité : le témoignage met en cause une phénoménologie fondée sur le privilège de l’intentionnalité, pour ne pas dire sur « l’objectivisme », c’est-à-dire aussi bien sur un type spécifique de visée, sur la primordialité d’un ego constituant, sur la transparence de cet ego à lui-même, sur le privilège corrélatif accordé à l’évidence dans le principes des principes, et sur un régime ostensif de la vérité comme manifestation sans reste. C’est tout cela que conteste la catégorie du témoignage, en contestant la réduction de la phénoménalité aux principes de l’intentionnalité19. L’« objet » du témoignage ne relève pas d’un acte noético-noématique ou de la constitution de l’objectivité, et inversement, « le primat accordé par Husserl à l’activité noétique rend impensable la possibilité même du témoignage »20. Le témoignage est incompréhensible pour une phénoménologie qui pense les actes intentionnels à partir des modes de constitution de l’objectivité, et qui plus profondément vit sous l’emprise (le charme) du motif de l’intentionnalité. On sait que c’est particulièrement Lévinas qui aura ouvert la voie de cette remise en cause21. Le témoignage porte sur quelque chose qui ne relève pas de l’apparaître au sens intentionnel, il relève du non thématisable ou de ce qui précède toute thématisation.
15S’il est ce par quoi se donne la vérité, cette donation n’échappe pas seulement au régime de l’intentionnalité. Par le témoignage, la manifestation entre dans une économie du signe qui conteste justement la donation plénière. On peut dire que le régime de l’interprétation se substitue au régime de la vision (objectivante, thématisante, etc.) auquel correspond la manifestation22. Or on ajoutera sur ce point que la mise en cause de la conception de la vérité comme évidence — la vérité se « manifeste » au contraire dans le retrait ou l’équivocité interprétable du signe (d’où l’herméneutique) — entraîne à son tour une remise en cause de l’ego en tant que celui-ci est lié à cette assignation de la vérité à l’évidence, c’est-à-dire de l’Ego cogito.
16Enfin cette contestation de « l’apparaître » comme manifestation ou dévoilement indique un changement de plan : s’il y a une contestation du régime de la manifestation, c’est en tant que ce dernier est celui de l’ontologie et de l’épistémologie, d’une conception de la vérité, vérité de l’Être aussi bien que vérité du jugement, qui relève du régime du voir, c’est-à-dire du savoir. Un concept de vérité lié à la catégorie du témoignage n’en relève pas ou plus. Il y a un lien intrinsèque entre le mode nonmanifeste de donation de l’absolu correspondant au témoignage et la nature de la vérité qui est l’objet du témoignage. Si l’on ne témoigne pas de vérités scientifiques ou de vérités qui relèvent du champ du savoir, ce n’est pas seulement parce que la vérité se garde en retrait dans son dévoilement même ou qu’elle n’est plus simplement de nature propositionnelle : c’est que cette vérité est vérité existentielle, vérité qui engage l’existence du témoin et concerne l’être-vrai de l’existence ou l’existence authentique, elle relève de l’éthique. C’est d’ailleurs en ce sens que la manifestation n’est pas abolie : en tant que l’existence est elle-même témoignage rendue à la vérité, expression de la vérité en tant que vérité subjective, la vérité se montre. Mais elle se montre comme existence, à même l’existence — comme vérité subjective. C’est en ce sens qu’on peut dire dans les mots de Ricœur que le témoignage est attestation de soi. Mais là encore le régime de la manifestation est brouillé et c’est précisément l’idée kierkegaardienne d’intériorité cachée, la liaison essentielle du secret au témoignage de la conscience23, qui en dessinent le motif herméneutique (celui d’une herméneutique du soi).
2. Démantèlement du pôle ego et herméneutique du soi
17Si le témoignage est le rapport authentique à l’absolu correspondant à son mode de donation, il faut dire alors que, correspondant au décalage de ce mode par rapport à l’intentionnalité voyante et objectivante, il y a un décalage du sujet-témoin par rapport à l’ego intentionnel24. Le témoignage correspond moins à une manifestation réclamant un voir qu’un appel qui réclame une réponse, d’où la constitution d’un sujet qui n’est pas le sujet intentionnel du voir mais l’« ipse » du répondant et bien tôt du mandaté25. Ce n’est pas la « conscience » (intentionnelle, phénoménologique) ou l’ego de l’ego cogito qui sont concernés : le sujet-témoin, constitué par le témoignage, est un ipse ou un Soi. Et c’est par le « me » du « me voici » répondant que l’on parvient au « je ». Que le Je-témoin soit un Soi, et inversement que le témoin soit la matrice de la constitution du sujet, cela signifie donc qu’il n’est pas un ego. Et ceci participe fondamentalement du caractère destituant de l’herméneutique de l’ipséité : le Soi a son point de départ dans un Cogito contesté et brisé.
18La philosophie du témoignage joue ce rôle évidemment central dans la greffe herméneutique à partir de « la problématique du Cogito, telle qu’elle se déroule de Ideen I aux Méditations cartésiennes »26, en dénonçant le caractère « aussi vain qu’invincible » de la vérité du Cogito, en ébranlant la prétention de la conscience à s’ériger comme origine du sens et en emboîtant temporairement le pas de la critique de la conscience immédiate comme « conscience fausse », avec l’aide de Freud (en particulier dans le Conflit des interprétations) et Nietzsche (surtout dans Soi-même comme un autre)27. En sorte qu’une philosophie du témoignage peut être considérée comme l’instrument par excellence qui procède à cette destitution de toute philosophie de la conscience (pour Ricœur, la philosophie de la réflexion, dont relève la catégorie du témoignage, est « tout le contraire d’une philosophie de la conscience ») — destitution qui met en cause la phénoménologie en tant que celle-ci en demeure un prolongement et qui est l’un des gestes les plus repérables du tournant herméneutique. La catégorie du témoignage détruit l’égologie phénoménologique. Bien sûr, on peut reconnaître le geste initial de cette destruction chez Heidegger, c’est-à-dire dans ce qui marque, à partir de l’analytique existentiale, l’impulsion décisive du motif herméneutique. Mais jusqu’où le geste heideggérien va-t-il ? La dernière étude de Soi-même comme un autre en marque très nettement les limites, et pas seulement pour s’inquiéter de la neutralité éthique de la Gewissen heideggérienne. Il lui manque, justement, une véritable catégorie du témoignage.
19Celle-ci indique un moi-toujours-déjà-précédé, non auto-fondé, qui n’a pas en lui-même le principe de son fondement, qui n’est ni l’origine du sens ni sa propre origine ; il témoigne de ce que « le Cogito n’est plus cet acte prétentieux qu’il était initialement, je veux dire cette prétention de se poser soi-même »28 : le Soi se trouve tributaire dans sa constitution des marques contingentes et extérieures de l’absolu (fournies dans le témoignage) — tout le contraire de l’ego. Ricœur use d’un vocabulaire qui n’est pas sans en rappeler un autre : « Ainsi le témoignage […] place la réflexion devant le paradoxe, dont la prétention fait un scandale, à savoir qu’un moment de l’histoire est investi d’un caractère absolu »29.
20Le débouché de la philosophie du témoignage, c’est donc une herméneutique du soi30 qui trouve sa condition fondamentale dans cette critique du (faux) Cogito31 et se qualifie donc comme une « herméneutique libérée des préjugés de l’ego »32. L’herméneutique se situe en effet par excellence là où a lieu la contestation de ces préjugés « autonomistes » : « Là où la conscience se pose en origine du sens, l’herméneutique opère le “dessaisissement” de cette prétention »33. Le témoignage n’est donc pas une catégorie parmi d’autres de l’herméneutique, mais une catégorie centrale, puisque « c’est précisément la fonction de la catégorie de témoignage […] de démanteler un peu plus avant la forteresse de la conscience »34. Elle ouvre une herméneutique du soi qui affirme essentiellement que « le soi n’est pas le moi »35, en raison essentiellement de son rapport à l’historicité : cette catégorie « heurte de front un caractère fondamental de l’idée d’autonomie, à savoir de ne pas faire dépendre l’itinéraire intérieur de la conscience de la contingence d’événement extérieurs à celle-ci »36. Faire dépendre la compréhension de soi, qui est le mouvement du réel devenir-soi, de la contingence d’événements historiques, c’est cela qui est intolérable au Moi souverain et autonome, au développement immanent de la conscience.
21Mais si « le témoignage vient d’ailleurs »37, c’est aussi tout le vocabulaire de la passivité qui va caractériser le sujet qui lui est lié. Sujet qui perd l’initiative et ses prérogatives de sujet souverain, soi répondant à quelque chose qui l’a toujours déjà précédé, il est « destitué de son antériorité »38, et de ce fait inégal à lui-même autant qu’à la vérité — finalement dépassé autant en arrière qu’en avant, c’est-à-dire traversé par l’appel.
22Or cette destitution est le travail de la constitution du sujet comme Soi — c’est-à-dire ce par quoi le sujet va pouvoir dire Je : le témoignage se situe ainsi au centre de ce mouvement qui fait que, pour reprendre une formule de Ricœur, « il faut perdre le moi pour trouver le Je »39. Il est au centre du devenir-(un)-Soi. On ne peut évidemment que goûter à ce niveau la résonance profonde d’une telle formule avec la philosophie kierkegaardienne. Formule qui résume laconiquement le mouvement du devenir-soi tel qu’on peut assurément le lire depuis La maladie à la mort et en tant que le « moi » est celui de la subjectivité comme non-vérité. Lire Kierkegaard à la lumière de l’herméneutique de Ricœur, de ce point de vue, c’est refaire le trajet de ce démantèlement du pôle ego qui est la condition du soi — trajet du devenir soi où l’on apprend à dire Je dans la mise en accusation du Moi. Car la contestation de l’Ego n’aboutit pas à le dissoudre dans l’impersonnalité de l’être. Ce qui l’interdit, selon Ricœur (contre Heidegger), c’est l’extériorité du témoignage comme appel de la conscience à partir duquel, sur les ruines de l’Ego, émerge un Soi. Ce qui fait aussi que cette conscience est éthiquement qualifiée, que le Soi est sujet éthique, comme le montre la longue discussion critique, dans Soi-même comme un autre, autour du Gewissen heideggérien et des critiques de Nietzsche. S’il y a effectivement une ontologie de ce sujet éthique, ou que s’initie une nouvelle ontologie (« brisée » ?40), celle-ci est tributaire du plan éthique : il n’y a d’ontologie que celle de la subjectivité existante et la subjectivité existante est subjectivité éthique.
23Si l’effet fondamental du témoignage est de destituer l’ego par l’affirmation de la dépendance du Soi, dans son développement, à l’égard de la contingence historique, il est donc en même temps le lieu d’une attestation de Soi, qui est aussi bien sa constitution. Et il y a bien alors un régime, autre peut-être, de la manifestation engagé par le témoignage : « Le témoignage, c’est donc le mode de vérité de cette autoexposition du Soi, inverse de la certitude du Moi »41. Si Ricœur entérine l’idée essentielle d’une passivité radicale et originelle du Moi, par rapport aux prérogatives et au volontarisme illusoires de l’ego, il relève également qu’elle n’en détermine pas moins un Moi premier et qu’elle n’est justement perceptible qu’à la mesure du rapport à la vérité : le moi se découvre, ou il est découvert, au sens littéral du terme, mis à nu, il se découvre coupable, toujours-déjà-coupable ou défaillant, et c’est ainsi qu’il devient un Soi : il ne devient effectivement un soi que dans la conscience de cette non-vérité qu’est le Moi lui-même. Kierkegaard dirait que c’est la pensée fondamentale que « devant Dieu nous avons toujours tort ». Le contraire, donc, de ce que Derrida quant à lui peut nommer une égodicée qui est une constitution de l’ego dans la justification de soi par soi. Une herméneutique du Soi telle que la dévoile la philosophie de Kierkegaard est précisément le contraire de cette égodicée.
24Ceci retentit en sens inverse sur la compréhension du témoignage et fait saillir son essence existentielle : il n’y a pas de témoignage sans engagement total de l’existence du sujet, puisqu’il se comprend entièrement lui-même dans l’existence à partir de ce qu’il interprète. C’est ce qui fait qu’il y a témoignage lorsque l’objet « concerné » est global et le « martyre » religieux en offre cette fois une version exemplaire : « Le témoin ne témoigne pas sur des faits isolés, isolés et contingents, mais sur le sens radical, global, de l’expérience humaine. »42 Or interpréter ce dont on rend témoignage, c’est simultanément se comprendre à cette lumière. L’importance, la centralité du témoignage en tant cette fois qu’acte de témoigner par son existence, c’est celle d’un mode essentiel de l’auto-compréhension. En sorte que si le témoignage est l’objet d’une herméneutique, il est lui-même un acte herméneutique. Il n’y a pas de compréhension de soi qui ne passe par l’interprétation des signes de l’absolu. Voilà, si l’on suit Ricœur, ce que nous apprendrait une philosophie de la réflexion : « L’herméneutique du témoignage consiste tout entière dans la convergence de ces deux mouvements, de ces deux exégèses, exégèse de soi-même et exégèse des signes extérieurs ». L’unité de ce double acte herméneutique, son lieu d’unification est l’existence même du sujet ou la subjectivité existante elle-même. Et il en est constitutif : ce n’est donc pas seulement engager toute son existence, c’est se constituer, être un Je dans cette compréhension.
25Témoigner n’est donc pas simplement dire : c’est être, au sens où dans le témoignage l’existence adopte une certaine forme qui incarne ce dont il est rendu témoignage : « Du témoignage au sens d’un rapport sur des faits on passe par transitions réglées à l’attestation par l’action et par la mort »43. C’est que l’on a changé de paradigme dans la conception de la vérité : le témoignage renvoie à la conception éthique et existentielle.
3. Témoignage, expérience et herméneutique de la religion
26Le dernier motif de cette mise en crise de la phénoménologie, qui d’ailleurs rassemble les deux dimensions précédentes de la contestation du régime de la phénoménalité et de la contestation de l’ego souverain, c’est celui de l’expérience. Le témoignage témoigne d’une expérience qui déborde l’intentionnalité, la démesure. Aussi est-elle l’expérience par excellence : le démesuré, l’excès ou l’au-delà de la conscience intentionnelle n’appelle pas un voir ou un savoir mais un témoignage qui est la catégorie d’acte correspondant à cet excès ou ce débordement. Le témoignage correspond à l’expérience comme expérience pure, à la rencontre structurante qui précède tout déploiement de la conscience intentionnelle. L’herméneutique radicale, revendiquant d’ailleurs une lecture de Kierkegaard, saura insister sur la nature spécifique de cette « rencontre » qui ne s’identifie justement pas avec l’appréhension objectivante d’un « quelque chose » que la pensée intentionnelle saurait commensurer44.
27S’il est le mode de contact de la conscience avec l’absolu, l’absolu étant en quelque sorte toujours donné par témoignage (et d’abord par l’auto-témoignage de l’absolu lui-même), il en indique le type particulier de « présentation » pensé non pas à partir du monde (c’est-à-dire des structures intentionnelles du monde déterminées à partir d’un ego transcendantal) mais à partir de la transcendance elle-même.
28On ne résiste pas ici à rappeler un mot surprenant et élogieux de Lévinas, dont on connaît pourtant bien les critiques vigoureuses qu’il émet à l’encontre de la subjectivité kierkegaardienne. De Kierkegaard en effet, il affirme ainsi qu’« il ne part plus de l’expérience mais de la transcendance. C’est le premier philosophe qui pense Dieu sans le penser à partir du monde »45.
29Si le témoignage correspond à l’expérience par excellence, c’est que l’Être s’y donnerait en vérité ou qu’il serait le mode de la vérité de l’Être. En sorte qu’il induit une certaine conception de l’Être : l’Être auquel correspond le témoignage est l’Être comme signe et comme événement. Là encore, on se situe à la limite entre une herméneutique « classique » qui est encore celle de Ricœur et l’herméneutique radicale, certes partiellement enracinée chez Heidegger mais surtout influencée par Nietzsche, qui voit dans ce motif celui d’un « affaiblissement de l’être » ou d’une « ontologie faible », autre manière de contester la séquelle métaphysique que constituerait le primat de l’ontologie46. Tout l’être devient ainsi et ne se qualifie que par le corrélat du témoignage interprétant.
30Ce qui se donne, on le saisit, on le comprend comme témoignage, c’est-à-dire comme indice ou indication, renvoi, comme signe, comme marque. Et lorsque l’on se tourne alors vers le sujet qui témoigne, on remarque qu’il ne témoigne pas sur des « faits » (encore moins sur des vérités de raison) — contrairement à ce que laisserait entendre une simple approche épistémologique du témoignage — mais sur des événements. Il ne faut pas simplement dire, comme le fait Ricœur, que l’objet du témoignage est « tout à la fois événement et sens »47 : il faut dire qu’il est événement dans la mesure où un sens existentiel lui est attribué. Ce qui donc peut entraîner une herméneutique de l’événement, au sens où l’entend par exemple Cl. Romano.
31S’il n’y a témoignage que de l’événement, l’événement réclame ou implique un sujet particulier (l’ipse) qui d’une part n’est pas le spectateur désengagé du savoir, est lui-même impliqué dans et par l’événement, bouleversé par cet événement (ou pour qui le monde est « reconfiguré » par l’événement), et qui, d’autre part, y est impliqué à titre strictement personnel, singulier, insubstituable48. L’événementialité dont relève le témoignage n’indique pas seulement qu’elle est l’objet d’une compréhension ; elle est aussi singularisante parce que cette compréhension est aussi bien compréhension de soi-même du sujet (le sujet « se [comprend] lui-même à partir de l’événement qui, ainsi, lui survient », écrit Romano)49. À l’événement unique correspond donc, dans l’interprétation-compréhension dont il est l’objet, un sujet unique singularisé par cette compréhension elle-même.
32C’est aussi ce qui fait que les témoignages absolus de l’absolu, comme le fait remarquer Ricœur dans son commentaire de Nabert, sont justement irréductibles aux catégories de l’exemple ou du symbole50 : tandis que « l’exemple est historique mais s’efface comme le cas devant la règle » et que, dans le cas du symbole, « son sens importe plus que son historicité », le témoignage est en lui-même un événement singulier et historique qui correspond à la nature événementiale de ce qui s’y « manifeste ». Cette différence vaut non seulement pour l’exemple et le symbole, mais aussi pour l’idée ou le concept : une idée est sans histoire (paraît-il) et ne constitue pas un événement. Le témoignage ne concerne donc pas l’idée de l’absolu ou de l’inconditionné, qui serait l’objet d’une certitude et surtout d’un savoir métaphysique. L’absolu se rencontre (comme événement) avant de se penser : c’est ce que signifie le témoignage comme expérience. On doit dire alors que la vérité se présente dans des figures historiques qui sont inassimilables par et dans un savoir, que celui-ci soit historique ou spéculatif (ou les deux). Et c’est ce qui fait que les figures testimoniales de l’absolu sont irréductibles à un enchaînement nécessaire : il n’y a pas de philosophie spéculative (nécessaire) de l’histoire des témoignages.
33Si l’expérience de l’absolu comme telle est, selon les termes de Ricœur, « évanouissante », le témoignage sera la reprise et la médiation nécessaires de l’événement de la révélation et de l’expérience qui lui correspond. Reprise interprétante et « médiation sans fin de l’immédiat »51, si l’immédiat est cet événement de l’absolu (ou plutôt l’absolu comme événement), c’est-à-dire qu’elle en est la communication. Constitué à partir de cette reprise et dans cette communication, la religion représente ainsi le moment interprétatif de l’absolu52. Ici l’analyse ricœurienne de la philosophie de la religion de Hegel peut nous renseigner sur le sens et la place de la catégorie du témoignage dans une herméneutique de la religion, parce que c’est Hegel qui tâche de conserver à l’historique sa positivité et en même temps le subsume sous l’idée. Le témoignage commande la pensée figurée de la religion, en tant que celle-ci attesterait de la « résistance de l’historique au conceptuel »53.
34C’est ainsi son caractère à la fois médiat et interprétant qui place le témoignage au centre de la pensée religieuse : « La révélation, aussi immédiate qu’elle puisse être, exige un croyant, un témoin. »54 Mais par là, elle entre dans le processus sans fin de l’interprétation qui est l’histoire même de la religion. Aussi bien ouvre-t-elle à toute l’herméneutique de la religion. Car le témoignage lui-même fait signe et relève donc d’un autre régime de la manifestation qui ne refuse pas purement et simplement l’objectif mais le transfigure.
35Ce régime est sans doute déterminant pour comprendre le problème auquel Kierkegaard est confronté de manière de plus en plus aiguë quant à la manifestation de la vérité subjective, toute la tension entre l’incognito du Chevalier de la foi et le spectaculaire du martyr persécuté. On l’a dit, l’existence du témoin expose la vérité en tant que vérité subjective, en tant qu’être-vrai. L’attestation de soi qu’est simultanément le témoignage de la vérité est ainsi la manifestation partielle, équivoque, et certes défaillante de l’être-vrai. L’existence est ce signe dans lequel l’absolu est repris et communiqué et la vérité est exposée à même le corps du témoin. Mais ce qu’il montre, c’est l’hétérogénéité de la vérité. Ce que montre le témoin, c’est l’invisibilité de la vérité. Dans un redoublement ou une reprise essentielle, le témoignage montre la défaillance du montrer et du voir. Ce faisant il demande à être cru, dégageant l’ordre de la foi de celui du (sa) voir.
2/ Kierkegaard et le témoignage
36La notion de « témoin de la vérité », Kierkegaard en fait un usage explicitement polémique à partir de 1854. Il s’agit d’une notion terminale (avec celle, corrélative, d’imitation) : son emploi, d’ailleurs fort circonstanciel, est commandé par toute la philosophie kierkegaardienne, en sorte qu’il faudrait la re-parcourir pour observer l’élaboration d’une herméneutique du témoignage. Notre propos en reste plus modestement à repérer l’embranchement herméneutique possible que fournit cette philosophie, compte tenu des éléments que l’on vient de fournir, les lieux où la pensée kierkegaardienne offre à la phénoménologie la possibilité d’une déviation ou d’une greffe herméneutique.
37L’usage de la catégorie de témoin de la vérité cependant, notamment le type de discours qui la mobilise, n’est pas sans importance : elle est manipulée par un juge, parce qu’elle est une mesure de l’être vrai. Elle entre à ce titre dans un discours polémique, même si celui qui la manipule se défend d’avoir autorité (« Ce n’est pas moi qui, au départ, ai mesuré la vie de l’évêque à celle du témoin de la vérité »55). Il vaudrait mieux dire que c’est par cette catégorie qu’on se juge soi-même dans un discours polémique à l’égard de sa propre existence56. Ce qui esquisse bien la structure d’un Moi mis en accusation et qui vise à se qualifier comme coupable ou non coupable.
38La catégorie du témoin, de ce point de vue, est donc tout sauf une catégorie spéculative : c’est une aune qui mesure l’être vrai. Or en tant que l’être vrai concerne la subjectivité comme vérité, la « vérité subjective » ou la vérité de l’existence, cette aune est une personne. Le critère de la vérité subjective en même temps que l’aune qui permet de la mesurer est donc une existence subjective, un sujet existant, lequel ou laquelle tient cette qualité de reprendre, dans et par le témoignage, l’être-vrai de l’existence en son sens absolu (d’où le rôle essentiel et corrélatif de l’imitation et de l’imitatio Christi). Le témoin de la vérité est même un tel critère dans la mesure où le premier témoin, le « témoin fidèle » est le Christ lui-même, lequel donne le témoignage de l’être-soi parfait (dans sa condition de Fils) de l’existence vraie, par lequel, donc, la vérité s’auto-atteste.
1. Présentation de la vérité dans le témoignage
39Le témoin, c’est celui qui a vu. Si « voir », ici, est voir la vérité, la reconnaître, s’y rapporter en vérité, alors s’y rapporter est aussi la rapporter, la montrer, la communiquer. Dans les deux cas, le paradigme du voir, qui commande la conception gnoséologique de la vérité, est inquiétée : le (sa)voir n’est sans doute pas le bon rapport à la vérité (la vérité l’empêche) et la donner à (sa)voir est sans doute impossible sans une profonde dénaturation. Toute doctrine de la vérité engage ces deux thèmes corrélés qui ont la catégorie du témoignage pour point aveugle : le rapport à la vérité et la communication de la vérité. C’est-à-dire la foi ou la foi comme témoignage dans toute l’équivocité du terme : être témoin de, se rapporter à la vérité, d’une part, et d’autre part témoigner pour, communiquer la vérité.
40Le premier thème est mené des Miettes philosophiques à l ’École du Christianisme, en ce que l’on peut reconnaître dans ce parcours le passage de la figure du disciple à celle de l’imitateur et du témoin de la vérité. Ce passage voit l’émergence de la catégorie décisive qui juge tout. Mais dès les Miettes, le disciple est rapproché du témoin — et aussi confronté à l’idée de témoin oculaire. Si la figure du disciple correspond dans les Miettes à la question de savoir comment on se rapporte en vérité à la vérité, elle renvoie tout aussi bien au régime d’apparaître de la vérité. Être disciple consiste à se rapporter à un événement historique sous un autre mode que celui du savoir historique (ou d’un savoir de l’éternel, c’est-à-dire d’une connaissance spéculative). L’historique est sans doute le lieu d’insertion de la vérité, en sorte qu’elle est un événement et que cette historicité n’est pas un simple accident, une forme hétérogène, une apparence ; mais inversement cette vérité interdit que l’on se rapporte à elle sur le mode de la connaissance historique.
41L’historique, c’est ce que l’on voit et ce qu’il faut rapporter directement, mais ce que l’on voit n’est qu’un point de départ. On entre effectivement en rapport avec la vérité lorsque l’on « voit » autre chose que ce que l’on voit. Par là l’économie du voir est contestée, ce qui est logique puisqu’une telle économie régit l’idolâtrie, la présentation-manifestation de l’absolu comme objet du voir, c’est-à-dire comme eidolon ou comme eidos, comme idole ou comme idée, comme objet de la connaissance historique ou comme objet de la connaissance spéculative — comme, à chaque fois, ce qui est vu et su (voir et savoir, c’est la même chose).
42Or cette économie est contestée, mais non pas renversée : le voir est maintenu en même temps qu’il est brouillé. Il y a témoignage lorsque l’expérience, c’est-à-dire le mode ordinaire de l’expérience qui va du voir au savoir, est contredite : en ce sens, l’absolu n’est pas objet d’expérience (il n’est pas objet et n’est pas appréhendé par l’expérience). L’image n’est pas abolie mais retournée, sur une chemin qui mène de l’image du Crucifié à la crucifixion de l’image57.
43Tout tient bien sûr à l’incognito du Christ ou de la vérité, c’est-à-dire à son absence de manifestation dans sa manifestation même : il ne peut être vu, c’est-à-dire su, mais cru. Il est l’objet de la foi, laquelle n’est pas un acte intentionnel objectal bien qu’elle comporte un contenu objectif (un « Ce que » qui est en réalité un « Qui ») dont elle détermine la teneur. La forme du serviteur n’est pas une forme d’emprunt, elle n’est pas parastatique : elle constitue le régime paradoxal d’apparaître, c’est-à-dire l’indice (Climacus emploie ce terme58) qui indique l’absence de distinction, c’est-à-dire de signe repérable. C’est le signe du sans-signe (distinctif). Un signe qui efface la différence, laquelle est pourtant bien là, un signe qui, d’une certaine manière, diffère la différence (la différence visible induirait encore une fois l’idolâtrie). En outre, si la vérité n’est pas objet de savoir, mais signe pour un interprétant, ce signe est lui-même paradoxal puisqu’il ne permet aucune inférence — ce qui distingue la foi-témoignage (opération herméneutique d’interprétation de ce qui est vu) de la foi-croyance (inférence)59. Le signe fonctionne donc sur le régime de cette équivocité « par surcroît » que Ricœur distingue de l’équivocité « par confusion de sens que pourchasse la logique » et qui fournit à l’herméneutique sa matière même60. De ce point de vue, l’auto-attestation est du genre symbole, mais elle est plus et autre que symbole : elle est, justement, témoignage singulier.
44On est tenté, à la lumière de cette distinction, de comprendre le paradoxe dans le jeu entre la contradiction logique (que ne surmonte évidemment aucune Aufhebung) et ce que l’on pourrait alors appeler la phénoménalité équivoque de la vérité. Au paradoxe « que pourchasse la logique » correspond un apparaître comme indice équivoque dont on ne tire aucune connaissance, à la fois parce que, étant signe, il n’est pas objet, et parce qu’il s’agit d’un signe qui ne permet aucune inférence : on ne peut pas plus deviner ou induire qu’on ne peut savoir. Cette économie du signe, toute l’herméneutique du témoignage en dépend : le témoin est témoin à partir du signe qu’est le premier « témoignage », c’est-à-dire l’auto-attestation (l’apparaître de la vérité comme signe), et il se fait lui-même signe dans la communication de la vérité (ou le témoignage pour la vérité). Une formule d’Anti-Climacus dans l’Exercice en christianisme rassemble cette double perspective : la vérité comme signe de contradiction61.
45La foi reposant sur cette structure contradictoire est alors l’interprétation qui donne un sens absolu à l’événement à partir de cet indice paradoxal qu’est la forme anodine de la vérité — c’est-à-dire la vérité qui ne peut se montrer qu’en n’apparaissant pas comme vérité. Lorsque dans l’Exercice en christianisme, c’est le Christ dans son abaissement — et non dans sa gloire que personne n’a vu — qui est déterminé comme l’objet scandaleux de la foi, on ne fait par là qu’achever la destruction du régime classique de la vérité comme manifestation : ce qui se manifeste est le contraire de (l’idée) d’absolu. Il y a opposition entre l’absolu et le manifeste. Ce qui pourrait faire également que tout rapport absolu à l’absolu est non-manifeste.
46On pourrait dire que le témoin kierkegaardien, pensé à partir du disciple, est le contraire du philosophe, se rapportant à la vérité non sur le mode du (sa)voir, mais du croire, c’est-à-dire de l’interprétation active. Voir, c’est perdre, selon une figure de la légende de Psyché que Kierkegaard aime à citer. Nous sommes ici au centre de cette philosophie paradoxale du témoignage : un témoin ordinaire témoigne de ce qu’il a vu, mais ce qui caractérise le disciple comme témoin, c’est qu’il témoigne de ce qu’il ne voit pas. En un sens, c’est voir aussi, sans doute, par l’œil de la foi ; mais ce voir est un interpréter qui vise le sens. (Cf. La pureté du cœur : « Le sens de ce travail tient à celui qui le contemple »). C’est voir le sens — qui ne se voit pas, lequel alors peut devenir l’élément du voir : tout voir à partir de ce sens. Mais le sens n’est pas lui-même objet du voir et du savoir : il n’y a pas de savoir du sens, mais une décision interprétative.
47La discussion des Miettes au sujet du disciple de la première génération et du disciple de seconde main sert la contestation du paradigme idéaliste (philosophique) de la vision. La proximité, la distance importent dans les questions de vision. Mais cette loi ne joue pas, justement, lorsque l’on conteste le paradigme du (sa)voir. On peut bien dire que le « principe des principes » qui régit la donation de la vérité dans ce cas, c’est l’abolition définitive ou primordiale de la distance : philosophie de l’identité, de l’intuition, de l’ego cogito, de l’évidence qui conjoint et identifie l’être su et l’être sachant, abolition de la distance et de la différence dans l’identité de la pleine possession. Exactement le contraire de la vérité herméneutique : la notion de distance fait, si l’on peut dire, toute la distance entre l’herméneutique et ces philosophies du voir et du savoir, bref de l’intuition, dont relève encore et toujours la phénoménologie (y compris celle de « l’entrelacs »).
48Pourtant, la contemporanéité n’est-elle pas, justement, abolition de la distance ? Et ne propose-t-elle pas en conséquence le socle essentiel d’une métaphysique de la présence que l’herméneutique contesterait au contraire ? Ne va-t-elle pas à l’encontre de l’opération qui constitue pourtant la marque exemplaire de l’herméneutique telle que Gadamer l’a instituée : le traitement du problème de la « distance aliénante » (Verfremdung) par la conscience de l’histoire de l’efficacité (Wirkungsgeschichte) ? Mais la contemporanéité kierkegaardienne est tout le contraire d’une opération d’identification : l’abolition des « dix-huit siècles » qui effectivement anéantit la distance historique ne rapproche pas d’un pouce de ce dont on est séparé par une toute autre distance que celle instituée par le temps historique. Elle n’a de ce fait rien à voir avec la contemporanéité historique, en sorte que le contemporain strict du Christ, au sens du temps historique, ne bénéficie d’aucun privilège. Elle signifie l’abolition d’une fausse différence (que « dépasserait » une fausse identité) au profit d’une différence fondamentale, celle qui empêche définitivement tout savoir identifiant. L’abolition du temps historique n’est pas un rapprochement vertigineux par lequel on peut voir de près (savoir) ce que l’on n’apercevait que de loin. Ou plutôt elle n’aide à voir qu’une chose : que la vérité ne se voit pas ou que, cela revient au même, qu’elle se montre dans son contraire, que le Dieu se « manifeste » dans l’abaissement.
49On est là au cœur de la thèse principale : il y a herméneutique, c’est-à-dire plus précisément embranchement ou déviation herméneutique de la phénoménologie, lorsque l’on passe d’une économie de la manifestation à une économie du signe pour laquelle et dans laquelle le témoignage joue un rôle central. Et toute la philosophie de Kierkegaard réalise cette déviation : sa théorie de la vérité, de la foi, de la subjectivité existante. C’est ainsi en effet que la subjectivité à la fois comme intériorité — c’est-à-dire comme vérité — et comme Soi coupable — c’est-à-dire comme non-vérité — conteste la transparence souverain de l’ego cogito ; ainsi que la vérité comme signe de contradiction, comme équivocité interprétable, comme sens, conteste le remplissement de l’intention, la manifestation sans reste ou l’évidence ; ainsi qu’une pensée de l’absolu substitue au savoir absolu de l’absolu le témoignage de l’absolu.
50Pourtant, il faudra bien y substituer, dans le nouveau paradigme où la catégorie de disciple et celle de témoin caractérisent le rapport authentique à la vérité, un équivalent de la proximité visuelle et c’est en effet ce que Kierkegaard évoque sous le terme de contemporanéité, ce rapport nouveau de « proximité » qui caractérise la foi et plus précisément le témoignage comme foi — et qui est, si l’on peut dire, proximité de la distance absolue. Après tout, on ne fait rien d’autre que de redoubler la définition ordinaire du témoin et du témoignage : le témoin est celui qui est ou a été en présence des faits, de ce qui s’est donné, de l’événement. C’est être au plus proche de la différence.
51La situation de contemporanéité est l’être-là du témoin et c’est sans doute l’Exercice en christianisme qui en donne toute la mesure, c’est-à-dire qui lie la situation de contemporanéité à la contestation du (sa) voir et la reconnaissance de l’absolu à l’activité de l’imitateur. Paradoxalement, faire du témoin un imitateur, faire de l’imitateur la figure exemplaire du témoin, c’est consommer la rupture avec l’ordre de la vision et du savoir dont Derrida, quant à lui, voyait dans l’Abraham de Crainte et Tremblement le paroxystique représentant. Lorsque Anti-Climacus en vient à opposer admirateur et imitateur, c’est bien deux paradigmes qu’il oppose, deux verbes, deux activités qui décident de la nature de la vérité elle-même : voir (admirer) et faire (imiter). Mais en cela le livre d’Anti-Climacus ne fait qu’achever les Miettes de Climacus : l’opposition anti-climacienne imitateur/admirateur se superpose à ou reprend l’opposition climacienne disciple/témoin oculaire. C’est aussi évidemment la ligne de partage entre le paganisme, qui est une religion de la vision, et la foi. Et la philosophie est elle-même religion de la vision (l’idéalisme est païen). Il faudrait dire : la phénoménologie, c’est la religion du visible ; c’est la religion philosophique. Dans la phénoménologie, l’invisible est inclus dans le visible. Ici, le secret, dont Abraham élève en effet la catégorie au rang d’essence paradoxale de la phénoménalité, nie moins le visible qu’il ne le transforme en signe62.
52Si la contemporanéité procède alors à l’abolition de la distance temporelle, c’est que le paradigme de la vision est lui-même contesté par l’articulation de l’historique et de l’éternel. Ce qui est parfaitement logique, car le paradigme du (sa)voir est homogène à deux types « d’objets » : l’éternel et l’historique63. En revanche, un « objet » où éternel et historique sont paradoxalement articulés ne peut pas être « vu ». À la vision correspond une forme temporelle de rapport à la vérité ; à la contestation du paradigme de la vision correspond une contestation de ce rapport : l’écart étant absolu, il ne se réduit ni ne s’aggrave en fonction de la distance temporelle.
53Mais il ne faut pas nier que Kierkegaard résiste peut-être par là à l’embranchement de l’herméneutique, ce qui peut se traduire par le fait que la question gadamérienne de l’histoire de l’efficacité est résolument tranchée dans un sens négatif parce que farouchement anti-hégélien. Si la distance temporelle n’est pas un problème, elle n’est pas non plus une nécessité pour la manifestation de l’absolu : la vérité n’a pas besoin du développement l’historique pour se manifester à nous ou pour que nous la « sachions ». Il s’agit bien alors de nier l’efficacité de l’histoire comme procès de l’absolu, c’est-à-dire comme élément de la manifestation de la vérité. De ce point de vue la position kierkegaardienne signale simplement que, par rapport à l’éternel dans le temps, toutes les mesures deviennent relatives, autrement dit qu’elles s’annulent. Le contemporain historique est à la même distance de l’événement que le dernier homme de la fin de l’histoire. C’est ce qui permet de distinguer vrai et faux témoin, qui pourraient dire tous les deux : « J’y étais ». Il y a une différence toto coelo entre les deux cas, parce que ce n’est pas le même temps qui est employé, pas le même aspect du temps, pas la même topologie64 et, en conséquence et surtout, pas le même Je, si le Je se détermine dans sa consistance en fonction de l’être-là du témoin, et non l’inverse.
54Mais cette neutralisation de l’histoire de l’efficacité, n’est évidemment pas une neutralisation de l’historique comme « point de départ », ainsi que le formule Climacus dans les Miettes. Si la question est bien celle de Lessing — « Comment des vérités historiques pourraient-elles fonder des vérités éternelles ? » — et qu’elle est résolue par une pensée du saut, il faut tout aussi bien insister sur la résistance de l’historique à son dépassement ou englobement dans le concept. De manière générale, il faut insister, comme le fait Ricœur, sur la contingence du témoignage lui-même65, irréductible aussi bien à l’exemple (kantien) qu’au symbole ou à l’idée (métaphysique) : à l’éternel dans le temps au niveau de l’instant correspond la contingence radicale du témoin de la vérité.
55En définitive, la situation de contemporanéité qui doit définir l’être-là du témoin (c’est-à-dire aussi bien l’être-vrai de l’existence dans son rapport à la vérité comme être singulier) indique et rassemble assurément une autre conception de la présence, ou de la vérité comme présence. La contemporanéité n’est pas la reconduction de l’être comme présence pleine, comme dévoilement intégral, ou même comme phénomène saturé. De ce point de vue et dans une perspective de philosophie de la religion, on peut alors dire que la foi établie sur la contemporanéité est l’exact contraire de l’expérience du sacré (ou, ce qui revient au même, de l’idolâtrie).
56Une telle contestation de l’absolu comme idée ou comme idole ne renvoie pas à un au-delà de l’idole. Elle renvoie à une autre économie : celle du signe. La foi se rapporte à un signe et cette économie régit le type spécifique de « présence » qui caractérise le rapport du témoin-contemporain à la vérité, c’est-à-dire aussi bien le type de présence de l’absolu que la manière pour le témoin d’être au présent/en présence de l’absolu. Le « en présence » qui les conjoint tout en les séparant n’est pas tant une présence différée qu’une présence décalée par le signe.
57On peut bien sûr se demander si le décalage propre à la nature du signe, c’est-à-dire la différence interne, a nécessairement la forme de la contradiction. C’est manifestement le cas ici, mais pas pour une pensée qui suit l’herméneutique derridienne. Ce qui importe cependant pour l’embranchement de l’herméneutique, c’est d’abord que cette différence, qui relève de la dialectique lorsqu’elle est pensée, relève de l’interprétation lorsqu’elle est vécue. Et c’est ensuite la faille qu’elle introduit dans la manifestation, c’est-à-dire le secret comme encryptage de la vérité66 ou comme réserve dans l’apparaître. Le secret commande une herméneutique ou, ce qui revient au même, défait un savoir possible. Il ne commande pas une ontologie impersonnelle de l’être et de la vérité comme voilement/dévoilement, mais au contraire une herméneutique du sujet, de la subjectivité, de l’intériorité. Parce que le secret au centre de la vérité comme apparaître paradoxal est repris constitutivement par la subjectivité témoignante — et c’est à cette condition qu’elle est vérité. À l’incognito de la vérité correspond le secret de l’intériorité : c’est la vérité redoublée parce que la vérité est un être67. Redoublée deux fois dans un être singulier, dans une subjectivité, dans un homme : étant absolument dans le Christ (de l’abaissement) qui est la vérité, elle est reprise dans la forme de l’intériorité du sujet qui se rapporte à elle et devient signe, c’est-à-dire donnant témoignage de l’être-vrai.
58Le secret, qui double la phénoménalité en signe, fait le sujet comme intériorité. Ce qui nous mène aux deux autres embranchements essentiels, celui de la communication de la vérité et celui de la constitution de la subjectivité dans l’être-témoin. Mais, encore une fois, le secret n’abolit pas le visible ou la vision. Car aboli, le visible confinerait l’intériorité à l’hermétisme, c’est-à-dire au démoniaque, non-vérité symétrique et équivalente à l’égalisation contraire de l’intérieur et de l’extérieur. Il est plutôt transgressé de l’intérieur, par un retrait qui est en même temps une inquiétante suspension (ou il est visible de l’intérieur68). Ce qui ne va pas sans poser de problèmes, car, comme le remarque Derrida, « le secret est au fond aussi intolérable à l’éthique qu’à la philosophie ou à la dialectique en général, de Platon à Hegel »69.
2. Témoigner pour la vérité : communiquer
59Si l’on passe du « être témoin de » au « témoigner de », l’effet de ce bouleversement ne se fait pas moins sentir dans l’ordre de la communication de la vérité et entraîne une autre grammaire du témoignage que celle du témoignage ordinaire, c’est-à-dire aussi bien un autre régime d’exposition que de transmission, impliquant aussi un autre régime de l’apparaître du témoin lui-même, au sens où son existence porte témoignage à la vérité.
60Ceci, bien sûr, concerne au premier chef la vérité religieuse, mais en tant que celle-ci est existentiellement comprise et pas seulement en tant qu’elle est révélée : le témoignage, tel que le pense Kierkegaard, rassemble cette double dimension. Le christianisme en effet est « message existentiel » et c’est d’abord tout le double problème de la communication indirecte et de la communication de pouvoir qui se pose, tel qu’il est exemplairement exposé dans La dialectique de la communication éthique et éthico-religieuse, dont le traitement est en réalité disséminé dans l’œuvre entière et qui, là encore, trouve son point d’achèvement dans l’Exercice en christianisme. Cette question est abondamment traitée, et on ne l’évoque ici que dans sa corrélation avec la question du témoignage. C’est-à-dire d’une part en ce que c’est ici, en effet, qu’il faut sans doute établir une distinction nette entre l’approche herméneutique et l’approche épistémologique et analytique du témoignage comme mode de transmission de la vérité fondamental au religieux (c’est l’évaluation épistémologique de la fides ex auditu) ; et d’autre part en ce que s’établit la différence, voire l’opposition fondamentale, entre la figure du témoin liée à une conception existentielle de la vérité (la vérité « à être », comme dirait l’Exercice) et les figures de la transmission — le philosophe, l’enseignant70 — liées à une conception que l’on peut dire globalement gnoséologique (la vérité « à savoir »). Dans le prolongement de ce qui précède, on se permettra d’aller directement à la figure centrale qui prend en charge la question dans son ensemble, et qui, de ce fait dessine les contours fondamentaux du témoin : Abraham.
61Pourquoi ? Parce que la question qui précède celle des formes du témoignage — ces formes sont les formes mêmes de l’existence vraie, ce sont les formes de l’action, de l’imitation, du « faire la vérité » paulinien et augustinien — est celle qui demande s’il est tout simplement possible de témoigner. Si c’est possible, il n’y a pourtant, sans subtilité excessive, de témoignage réel que celui qui contient sa propre impossibilité : l’expérience religieuse n’est pas l’objet d’un témoignage public. Abraham le montre et commande sur ce point la figure du Chevalier de la foi. Car il ne suffit pas de rapprocher la figure du témoin de celle du disciple : il faut le faire aussi de celle du chevalier de la foi — sous la figure d’Abraham. Non pas seulement pour comprendre la dialectique du sacrifice : pour comprendre d’abord le régime de communication qui donne son impulsion à l’herméneutique.
62Toute la communication indirecte qui correspond à la nature de la vérité existentielle est en effet tributaire de la langue étrangère que parle Abraham, selon l’une des remarques finales de Crainte et tremblement. Si l’ironie, puis l’humour ont marqué les étapes d’une économie du signe et de la différence à la fois dans l’existence et dans le langage, la langue étrangère d’Abraham offre le dernier état de cette économie et c’est la langue du témoin. Si Johannes de Silentio dit que cette langue étrangère est une manière de ne pas parler tout en parlant, de ne pas dire tout en disant quelque chose (ce qu’il rapporte expressément à l’ironie71) et plus précisément de ne pas dire de mensonge sans pour autant dire quelque chose, on pourrait affirmer alors que le langage du témoin est non propositionnel, plus précisément qu’il se définit par la contestation du régime propositionnel du langage (lequel correspond à une certaine conception philosophique de la vérité, à partir du jugement et du savoir) : la langue étrangère est bien une langue, elle est signifiante, n’est ni bruit ni mutisme, mais elle est une langue décalée, dans la mesure où à l’inverse, dans le langage propositionnel, le signe tend ou a vocation à s’abolir comme signe. Dans le langage propositionnel en effet, le signe n’insiste pas, il est réductible et, de ce fait, ne fait pas virer la compréhension en interprétation, il est transparent et traversé et en lui la signification univoque est fixe. Or comme le montre aisément Ricœur, l’herméneutique repose sur une sémantique qui se dépasse elle-même, qui du moins dépasse un programme lié à la structure propositionnelle du langage : il y a herméneutique lorsque l’on passe de l’univocité propositionnel à l’équivocité symbolique.
63Mais le langage du témoin est encore plus qu’un langage symbolique, il est un langage crypté ou étranger : il est le langage du secret. Méditant Crainte et Tremblement, Derrida pose la bonne question : « Peut-on témoigner en silence ? »72 Cette question ne concerne pas qu’Abraham. Elle concerne le mode de communication du témoin de la vérité en tant que la vérité se dit/se montre par lui et elle concerne aussi le philosophe de la foi contraint d’être un Johannes de Silentio. La raison en est d’abord que ce dont on témoigne est la vérité en retrait et ensuite que cette vérité en retrait met le témoin lui-même au secret, l’arrachant au manifeste, c’est-à-dire au général, c’est-à-dire au langage. Il y a donc deux régimes qui s’opposent : général/manifeste/propositionnel d’un côté, singulier/crypté/ironique de l’autre. Au retrait par rapport au général qui constitue le singulier correspond le retranchement par rapport au manifeste qui constitue le secret73. Et à ce double retranchement correspond la langue singulière et cryptée : la langue étrangère.
64Cette langue du témoin, c’est aussi bien la langue de l’Individu, contrevenant à cette loi implacable du langage qui veut que « dès qu’on parle […] on perd la singularité »74. Elle ne se confond pourtant pas avec une langue privée, car une langue privée supposerait l’abolition pure et simple du général et du manifeste, tandis que l’Individu qui a dans Abraham sa figure paradigmatique se trouve dans la suspension du général : il faut que le général demeure et que l’Individu s’y rapporte pathétiquement. Autrement dit, il faut qu’il parle aussi — mais qu’il parle une langue étrangère. Langue singulière qui ne peut jamais être appréhendée que par une herméneutique qui comprend sa tâche à l’aune de la traduction75.
65À la langue équivoque correspond l’invisibilité. Le témoin ne se voit vas. En sorte que, c’est un paradoxe, on pourrait à bon droit (c’est-à-dire selon la compréhension ordinaire) affirmer qu’il ne témoigne de rien : il ne laisse rien paraître ou apparaître76. Le témoignage n’est pas seulement un témoignage en silence, mais un témoignage invisible77 — c’est-à-dire le contraire d’un témoignage. Ceci correspond à la nature de la vérité qui est retrait par rapport à l’objectivité : « Dieu se révèle — cela se reconnaît au fait qu’il se cache. Donc rien de direct. »78 L’invisibilité de la vérité étant sa manifestation, c’est-à-dire la manifestation de son hétérogénéité au régime de l’apparaître, il n’y a pas lieu de s’étonner que cette loi paradoxale se transmette au témoin de la vérité par lequel la vérité existentielle est donnée à « voir ».
66Peut-être ce paradoxe tient-il cependant au fait que le chevalier de la foi ne peut être simplement assimilé au témoin de la vérité. Bien sûr, de Crainte et Tremblement aux articles de Fædrelandet, qui font un usage si explosif de la catégorie de « témoin de la vérité », il y a radicalisation : l’invisibilité du Chevalier devient insatisfaisante parce que cette invisibilité ressemble trop à l’absence pure et simple de foi (mais, selon le mot de l’évangéliste repris à la fin de Crainte et tremblement, le Père « voit dans le secret »). Entre une foi invisible et une foi absente, la contestation de l’ordre de l’objectivité a fragilisé la frontière. Il y a surtout un pivotement, à partir du Post-scriptum, qui déplace l’accent, pour la détermination du rapport à la vérité, du problème des rapports entre foi et savoir au problème des rapports entre foi et existence et qui mène à la figure centrale de l’imitateur. C’est cette figure qui doit mener de la figure du Chevalier de la foi à la catégorie du témoin de la vérité. Or de ce fait, la différence entre l’intérieur et l’extérieur et surtout l’hétérogénéité de la vérité au régime mondain de la manifestation trouve une expression paradoxale qui ne remet pas en cause l’expression issue de la médiation d’Abraham, mais qui la redouble. Désormais l’hétérogénéité se voit, l’absence de manifestation est elle-même montrée, la contestation du régime de la manifestation est manifestée. La différence qui soustrait à la visibilité est elle-même exhibée.
67Or — et ceci nous le savons par toute herméneutique du témoignage — le sujet est impliqué, intriqué, dans son message. Témoigner n’est pas simplement transmettre une information, raconter. Certes c’est faire un récit de l’événement, puisque le témoignage n’a jamais affaire qu’à des événements et il y a récit parce qu’il y a événement. Mais, on l’a vu, il y a événement proprement dit quand le témoin est partie prenante de l’événement. Le récit lie donc inextricablement l’événement et le narrateur qui dans et par le récit lui donne un sens. Telle est cette « fusion du pôle narratif et du pôle confessant » dont parle Ricœur. Sujet et objet du récit témoignant sont indissociables. Or raconter ou dire, Abraham ne le peut pas. Cette impossibilité de raconter tremble dans le récit de tout témoin et fait trembler le récits des « faits ». Si la transmission objective des faits objectifs, la communication directe, constitue la structure fondamentale apparente de l’acte de témoigner, il en va ici tout à l’inverse. Et le témoin parle de lui autant qu’il parle des faits, c’est-à-dire qu’il ne parle pas de faits, justement, mais d’événements. De lui-même non plus, comme Abraham, il ne peut témoigner dans une communication directe79.
68Il faut entendre littéralement cette intrication, car ce dont il est témoigné est la vérité comme subjectivité, l’être-vrai de la subjectivité existante. Le témoin est le témoignage lui-même : c’est l’existence qui témoigne. Tout est acte, dans le témoin, mais ces actes sont des signes, cette forme d’existence indique ou signifie la vérité subjective, témoigne de et témoigne pour ce qui ne pas être dit. Sa vérité est sa véracité, mais sa véracité est son authenticité80. Il est ainsi un témoin de la vérité en tant qu’il l’indique en l’existant.
69Or le Christ est la mesure théantropique de cette authenticité, ou de cette existence vraie81. Le témoin comme signe est la reprise de la vérité comme Christ. Il imite et cette imitation est appropriation de la vérité. Et le Christ incarnant l’hétérogénéité de la vérité, ou manifestant dans l’Incarnation (dans la kénose) l’hétérogénéité de la vérité, cette hétérogénéité, qui se donne intellectuellement sous la forme du paradoxe, se donne existentiellement dans la persécution. C’est là comme on sait le dernier mot (1854-1855) concernant le témoin de la vérité : « exister la différence » qui définit la vérité, c’est souffrir l’opposition du monde. « La nature même du “témoin de la vérité” est liée à l’hétérogénéité du christianisme avec ce monde ; d’où suit que le “témoin” se reconnaît toujours à son incompatibilité avec le monde »82 La persécution est le chiffre de la vérité en même temps que le langage existentiel du témoignage. Ainsi l’invisibilité devient-elle exposition de la différence. Et peut-être ainsi retrouve-t-on ce cercle dont parle Ricœur dans son article sur Nabert, le cercle « de la Manifestation et de la Passion »83.
70Mais c’est peut-être aussi ce qui éloigne finalement la voie kierkegaardienne de l’herméneutique de la religion que Ricœur prétend ouvrir. Convergentes dans la manière dont une philosophie de l’existence peut contribuer au démantèlement du pôle ego, notamment par la critique des prestiges de l’autonomie84, sans que pour autant cette déconstruction abolisse une subjectivité qui au contraire se reconstitue sur les ruines de l’ego, du moi, et se reçoit du dehors, elles divergent sans doute dans la manière d’apprécier l’effet religieux du témoignage.
71Car l’herméneutique ricœurienne du témoignage suppose d’abord le témoignage de l’absolu comme manifestation absolu de l’absolu, c’est-à-dire automanifestation85. Cette auto-manifestation est rendue nécessaire selon Ricœur à la fois comme ce qui enclenche le processus d’interprétation mais aussi comme ce qui termine la régression à l’infini de la réflexion. Or l’herméneutique kierkegaardienne du témoignage va plus loin, parce qu’elle tient, comme on vient de le voir, à une contestation profonde du paradigme phénoménologique de la manifestation. L’herméneutique ricœurienne est greffée sur cette souche phénoménologique, alors que la critique kierkegaardienne du paradigme idéaliste de la manifestation et de la vision rompt peut-être le lien de l’herméneutique avec la phénoménologie. Si c’est bien le témoignage qui constitue la « manifestation » de l’absolu, l’absolu s’attestant lui-même dans le témoignage, alors il ne peut être question de la manifestation au sens phénoménologique du terme — sinon il n’y aurait pas même d’interprétation de cette auto-attestation. C’est la raison pour laquelle l’herméneutique issue de cette critique est plus proche de Derrida que de Ricœur : elle défie en tout cas radicalement les présupposés d’une phénoménologie du sacré, qui reste peut-être subrepticement présente dans l’herméneutique ricœurienne de la religion.
72Certes, Ricœur dit que « le témoignage est à la fois manifestation et crise de l’apparence »86. Mais il fait allusion ici à la possibilité du faux témoignage qui permet de dire, dans une tonalité juridique, non seulement que l’on « atteste là où l’on conteste », mais aussi que « l’absolu lui-même est en procès ». Or on mesure toute la distance qui sépare cette position de la conception existentielle de la vérité, si l’on comprend que le « faux témoin » est plutôt, d’un point de vue kierkegaardien, celui qui « joue au christianisme »87 : la mesure du témoignage n’est pas l’objectivité de la parole, ni même sa véracité objectivement vérifiable, mais l’imitation. On mesure d’ailleurs ce qui l’éloigne également de l’autre voie herméneutique, celle de Derrida, qui fait du témoignage dans le religieux sa source fiduciaire et fait de la confiance, lien que suscite la nature du témoignage, le lien à l’autre qui soutient la vérité elle-même. Par ailleurs, si l’absolu est en procès, si la vérité est contestée, ce n’est pas en raison de ce problème épistémologique classique que le témoignage repose sur l’autorité et le principe de crédulité tandis que la connaissance repose sur la preuve et la démonstration. C’est qu’il ne relève pas d’un paradigme gnoséologique lui-même indexé sur le régime de la manifestation, de l’évidence, de la donation originaire dans l’intuition et de l’identité à soi-même. Et la contestation de la vérité n’est pas la mise en cause de l’objectivité du témoin dans son récit : c’est sa mise à mort. La contestation de l’absolu lui-même comme vérité n’est pas un doute au sujet de la révélation-manifestation : c’est la Passion.
Notes de bas de page
1 Voir à ce sujet l’article de P. Bülher, « Ricœur et Kierkegaard », Revue de Théologie et de Philosophie, vol. 138, 2006/IV, p. 319-327.
2 Cf. P. Ricœur, Lectures 3, Paris, Seuil, 1994 ; Soi-même comme un autre, Paris, Seuil, 1990 ; « Herméneutique de l’idée de révélation » dans Écrits et conférences 2. Herméneutique, Paris, Seuil, 2010 ; La mémoire, l’histoire l’oubli, Paris, Seuil, 2000, p. 201-208.
3 P. Ricœur, « Herméneutique de l’idée de révélation », op. cit., p. 256.
4 Ce détour est plus complexe qu’il n’y paraît. Il est très clairement dessiné dans « L’herméneutique du témoignage » (P. Ricœur, Lectures 3, op. cit., p. 107-140). C’est là que l’idée de détour prend tout son sens puisqu’il s’agit de partir de la conception « juridique » et sémantique, de passer par la conception religieuse biblique, et d’en venir à la philosophie du témoignage proprement dite avec Nabert. Dans Soi-même comme un autre, le chemin n’est pas le même, plus proche d’ailleurs de ce que décrit l’article « Lévinas, penseur du témoignage », encadré par le motif essentiel du « Cogito brisé ».
5 Voir aussi, « Lévinas, penseur du témoignage », dans Lectures 3, op. cit., p. 83-106.
6 Cf. J. Greisch, Paul Ricœur. L’itinérance du sens, Grenoble, Jérôme Millon, 2001, p. 375-396.
7 Peut-être par exemple pour préparer la raison philosophique à « une certaine idée de la révélation » (P. Ricœur, « Herméneutique de l’idée de révélation », op. cit., p. 268)
8 P. Ricœur, Lectures 3, op. cit., p. 107.
9 Voilà typiquement le cas, dira-t-on, de ces concepts « limites » qui ont tendance à envahir la phénoménologie. Cf. J. Benoist, L’idée de phénoménologie, Paris, Beauchesne, 2001 — sans même évoquer ce qui est pourtant le plus apparent : qu’elle paraît bien massivement participer au « tournant théologique » de la phénoménologie.
10 On doit dire ainsi que la philosophie de la subjectivité existante qui fait de l’éthique la philosophie première (mais seconde en tant que dérivée du christianisme) est ce qui conteste aussi bien la subjectivité moderne de la réflexion infinie (d’origine cartésienne) que sa destruction heideggérienne qui en neutralise toute dimension éthique
11 Il y a en tout cas là un enjeu d’importance, et pas seulement méthodologique, qui consiste à savoir s’il y a continuité ou rupture entre l’image épistémologique du témoignage et sa compréhension phénoménologique, voire sa constitution religieuse. Cf. P. Engel « Faut-il croire ce qu’on nous dit ? », dans Philosophie, n° 88, hiver 2005, p. 58-71. Pour Ricœur, on peut embrancher le sens prophétique et kérygmatique du témoignage sur la sémantique du témoignage (Cf. « La philosophie du témoignage », dans Lectures 3, op. cit.). C’est par exemple ce que conteste E. Housset dans l’article sur lequel nous allons revenir, « L’objet du témoignage », dans Revue des Sciences Philosophiques et théologiques, Tome 86, 2002/2, p. 205-228.
12 P. Ricœur, Lectures 3, op. cit., p. 83.
13 Cf. E. Husserl, Méditations cartésiennes et les conférences de Paris, trad. fr. M-B. de Launay, Paris, PUF, « Epiméthée », 1994.
14 J. Derrida quant à lui, commentant/traduisant Heidegger dans Donner la mort, dit à propos de cette voix du Dasein qu’« elle lui tombe dessus de l’intérieur ».
15 P. Ricœur, Lectures 3, op. cit., p. 107.
16 Ibid.
17 Si l’on s’en fie notamment aux remarques de Ricœur dans « Phénoménologie de la religion », dans. Lectures 3, op. cit., p. 266. Le témoignage est par excellence la « médiation » inévitable de l’expérience religieuse (chrétienne). Elle plonge la révélation dans une économie du signe — ou elle manifeste que la révélation relève de cette économie. Nous revenons plus loin sur ce point essentiel.
18 P. Ricœur, Le conflit des interprétations, Paris, Seuil, 1969, p. 19.
19 Cf. E. Housset, « L’objet du témoignage », art. cit., p. 148.
20 Ibid.
21 Mais c’est aussi celui ce qui permet de fonder l’objectivité, c’est ce qui permet la thématisation. Cf. R. Calin, « Lévinas et le témoignage », dans Philosophie n° 88, 2005.
22 Il n’est pourtant pas si facile de donner congé au régime de la phénoménalité comme manifestation ou comme apparaître (à quoi on opposerait à la manière de Lévinas un « apparoir » du visage). Le témoignage peut être aussi regardé comme une manifestation, et même une manifestation spectaculaire en tant que l’existence du témoin est une ostension de la vérité (« subjective »). Cf. J.-L. Chrétien « Neuf propositions sur le concept chrétien de témoignage », dans Philosophie n° 88, op. cit., p. 90 : « Le témoin devient ostensoir de la vérité : il ne se confond pas avec elle, il ne se prend pas pour elle, mais il tend à se confondre avec l’acte de montrer. » Loin de mettre en question le régime de la manifestation, il la confirmerait de manière radicale : selon cette perspective, non seulement « tout témoignage porte sur du manifeste », mais il renvoie plus précisément à une auto-attestation ou à un auto-témoignage : c’est la puissance de manifester qui se manifeste elle-même (p. 77).
23 Cf. J. Derrida, Donner la mort, Paris, Galilée, 1999.
24 Cf. M. Merleau-Ponty, Le visible et l’invisible, Paris, Gallimard, 1964, p. 109 : « Autrui ne peut s’introduire dans l’univers du voyant que par effraction, comme une douleur et comme une catastrophe ».
25 Voir notamment P. Ricœur, Amour et justice, Paris, Seuil, 2008, p. 92-110.
26 P. Ricœur, Le conflit des interprétations, op. cit., p. 20.
27 Ibid., p. 21-22. Cf. aussi Soi-même comme un autre, op. cit., p. 397-400.
28 P. Ricœur, Le conflit des interprétations, op. cit., p. 25.
29 P. Ricœur, « Herméneutique de l’idée de révélation », op. cit., p. 260 ; nous soulignons.
30 Toute philosophie du témoignage est en réalité une philosophie de la destitution de l’ego. Cf. J.-L. Marion, Étant donné, Paris, PUF, « Quadrige », 2005, p. 303 : « Le témoin s’oppose donc au Je en ce qu’il n’a plus l’initiative de la manifestation (par facticité), ne voit pas en totalité le phénomène donné (par excès d’intuition), ne peut lire ni interpréter l’excès d’intuition (par pénurie de concepts) et enfin se laisse juger (dire, déterminer) par ce qu’il ne peut lui-même dire, ni penser adéquatement ».
31 P. Ricœur, Le conflit des interprétations, op. cit., p. 21-22.
32 Ibid., p. 24.
33 P. Ricœur, « Herméneutique de l’idée de révélation », op. cit., p. 255.
34 Ibid.
35 P. Ricœur, Lectures 3, op. cit., p. 104.
36 P. Ricœur, « Herméneutique de l’idée de révélation », op. cit., p. 255-256.
37 P. Ricœur, Lectures 3, op. cit., p. 118.
38 Cf. E. Housset, « L’objet du témoignage », art. cit., p. 149.
39 P. Ricœur, Le conflit des interprétations, op. cit., p. 24.
40 Ibid., p. 23.
41 P. Ricœur, Soi-même comme un autre, op. cit., p. 392. E. Housset voit dans cette liaison entre témoignage et attestation de soi le signe de la persistance, chez Ricœur, d’une figure de l’ego qu’il prétendait pourtant destituer radicalement.
42 P. Ricœur, Lectures 3, op. cit., p. 118.
43 Ibid., p. 117.
44 Voir par exemple, J. Caputo, « The Experience of God and the Axiology of the Impossible », in M. A. Wrathall, Religion After Metaphysics, Cambridge, Cambridge University Press, 2003, p. 123 sq. Ce thème est constant chez Derrida, Cf. Sauf le nom, Paris, Galilée, 1993.
45 E. Lévinas, « Herméneutique et Au-delà », in E. Castelli (éd.), La philosophie de la religion. L’herméneutique de la philosophie de la religion, Paris, Aubier, 1977, p. 19, repris dans Dieu qui vient à l’idée, Paris, Vrin, 1992, p. 171.
46 On aura reconnu ici en particulier l’orientation de G. Vattimo.
47 P. Ricœur, « Herméneutique de l’idée de révélation », op. cit., p. 260.
48 Cf. Cl. Romano, L’événement et le monde, Paris, PUF, « Épiméthée », 1998.
49 Ibid., p. 43.
50 P. Ricœur, Lectures 3, op. cit., p. 109.
51 P. Ricœur, « Herméneutique de l’idée de révélation », op. cit., p. 261.
52 Cf. P. Ricœur, Lectures 3, op. cit., « La “Vorstellung” dans la philosophie hégélienne de la religion ».
53 Ibid, p. 57.
54 Ibid.
55 S. Kierkegaard, Œuvres complètes, Paris, Éditions de l’Orante, 1973, t. XIX, p. 12. Rappelons que l’irruption polémique de la catégorie de témoin de la vérité se fait à l’occasion de l’éloge funèbre prononcé par Martensen à l’enterrement de l’évêque Mynster.
56 Pap. X 2 A 643 (J 409) : « La grandeur d’un homme se mesure au nombre des contemporains devant qui il ose vivre pour les faire juge de son existence. » Kierkegaard dresse alors une échelle de ces contemporains jusqu’à « l’homme-Dieu ». On voit bien, dans tous les cas, que le témoignage (ici même comme simple exemple historique) est un appel à la conscience, qui est en même temps constitutif de la conscience.
57 Cf. G. Pattison, Kierkegaard : The Aesthetic and the Religious. From the Magic Theatre to the Crucifixion of the Image, London, Macmillan, 1992. Voir dans l’Exercice en christianisme la présentation de l’image du crucifié à l’enfant.
58 OC VII, p. 53.
59 Ceci vaut aussi bien sûr pour la question du témoignage comme preuve historique. La grammaire de la croyance est là encore renversée, car le témoignage n’est pas ce qui fonde la foi. Il n’apporte pas des évidences ou des preuves, des arguments ou un peu plus de vraisemblance, un peu plus de « certitude objective » pour alimenter une croyance. En ce sens le témoignage « n’aide » pas la foi, parce que la foi n’est pas une croyance. Ce sont peut-être les remarques de Wittgenstein qui sur ce point sont les plus éclairantes et qui d’ailleurs s’inspirent ou prétendent s’inspirer de Kierkegaard. Cf. L. Wittgenstein, Remarques mêlées, trad. fr. G. Granel, Paris, GF, p. 90 : « Il est important que ce récit ne dépasse pas le niveau de la plus banale vraisemblance historique, afin que celle-ci ne soit pas prise pour l’essentiel, le décisif » ; p. 91 : « Le christianisme ne se fonde pas sur une vérité historique, il nous donne un récit (historique) et dit : maintenant, crois ! Non pas : accorde à ce récit la foi qui convient à un récit historique, mais : crois quoi qu’il arrive, ce qui ne peut être que le résultat d’une vie » ; p. 92 : « la preuve historique (le jeu de la preuve historique) ne concerne pas la foi […]. Le croyant n’a envers ce récit ni la relation que l’on a envers la vérité historique (la vraisemblance), ni celle que l’on a envers une doctrine des “vérités rationnelles”. Cela existe. »
60 P. Ricœur, Le conflit des interprétations, op. cit., p. 23. À dire vrai, Ricœur pense ici au régime du symbole, qui l’amènera au « penser plus » ; or le témoignage est lui-même plus que le symbole
61 Sur l’économie du signe à partir de la notion de « signe de contradiction » dans Exercice en christianisme, cf. S. T. Ake, « Some Ideas Concerning Kierkegaard’s Semiotics : A Guess at the Riddle Found in Practice in Christianity », dans Kierkegaard Studies Yearbook 1997, New York/Copenhague, Walter de Gruyter, p. 169-186 ; cf. aussi P. Bülher, « “Modsigelsens Tegn” Eine kleine christologische Semiotik », dans Kierkegaard Studies Yearbook 2010, op. cit., p. 117-128.
62 Voir à ce sujet les distinctions introduites par Derrida au sujet du secret dans Crainte et tremblement dans Donner la mort, op. cit., p. 123-126.
63 OC VII, p. 58.
64 Pap. X 2 A 561 (J. 389-390). À propos de Grégoire de Nysse jugeant la pratique du pèlerinage : en changeant d’endroit, on ne s’approche pas davantage de Dieu. « On ne s’approche de lui qu’en se changeant soi-même ». Le problème de la spatialité (éloignement, proximité, co-existence) n’est pas anecdotique pour comprendre les catégories fondamentales de la pensée kierkegaardienne, et notamment celle de la contemporanéité et de la foi. On peut être au même lieu, et être soit dans l’éloignement infini, soit dans la proximité vertigineuse, précisément parce que la distance à la vérité est toujours infinie. Dans les Papirer, Kierkegaard rappelle la phrase de Jn 18, 2 à propos de Judas : « Le traître aussi connaissait l’endroit. »
65 Cf. E. Housset, « Témoignage et intériorité chez Kierkegaard », dans Revue des sciences philosophiques et théologiques, 2002/2, t. 86, p. 205-228.
66 Cf. J. Derrida, Donner la mort, Paris, Galilée, 1992.
67 OC XVI, p. 181-183.
68 J. Derrida, Donner la mort, op. cit., p. 137. C’est, pour Derrida, « l’intériorisation de la source photologique ».
69 Ibid., p. 90.
70 Pap X 3 A 5.
71 OC V, p. 204.
72 J. Derrida, Donner la mort, op. cit., p. 104.
73 Sur la nature de ce secret, cependant, il faut être prudent et attentif. Car le secret de l’intériorité, c’est-à-dire le secret qui constitue l’intériorité, ne relève pas du secret ordinaire, du caché « établi » ou produit à partir de l’ordre objectif du « monde ». Cf. ibid., p. 137.
74 Ibid., p. 87.
75 Cf. P. Ricœur, Sur la traduction, Paris, Bayard, 2004 ; M. de Launay, Qu’est-ce que traduire ?, Paris, Vrin, 2006.
76 Cf. J. Derrida, Donner la mort, op. cit., p. 104 : « Le témoin entre en rapport absolu avec l’absolu, certes, mais il n’en témoigne pas au sens où témoigner voudrait dire montrer, enseigner, illustrer, manifester pour les autres et rapporter la vérité qu’on peut justement attester. Abraham est un témoin de la foi absolue qui ne peut ni ne doit témoigner devant les hommes ».
77 Raison pour laquelle on aurait tort d’opposer simplement l’entendre (ou l’écoute) au voir, concevant hâtivement par là une opposition commode entre deux paradigmes. Car il y a un entendre qui correspond au voir, c’est celui qui est lié à la communication directe, celui qui tâche de bloquer la prolifération interprétative, celui qui repose sur la proposition en tant que celle-ci est, en réalité, de nature ostensive.
78 Pap. X 3 A 626.
79 On pourrait dire que cette figure commence avec celle de Lessing sous la plume de Climacus, dans le Post-scritpum : Lessing est grand d’avoir gardé pour lui, c’est-à-dire en lui, le secret de son rapport à Dieu.
80 Si Nietzsche a raison de dire que le christianisme confond vérité et véracité, c'est particulièrement ici qu'on le voit.
81 Pap. X 2 A 643 (J 411) : « L’homme-Dieu seul exprime qualitativement ce que c’est que d’être homme ».
82 OC XIX, p. 12
83 P. Ricœur, Lectures 3, op. cit., p. 132.
84 Sur cette critique de l’autonomie chez Kierkegaard, voir notamment A. Clair, Penser le singulier, Paris, Cerf, 1993, p. 195-206.
85 P. Ricœur, Lectures 3, op. cit., p. 130.
86 Ibid., p. 132.
87 OC XIX, p. 7.
Auteur
École Pratique des Hautes Études
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Kierkegaard et la philosophie française
Figures et réceptions
Joaquim Hernandez-Dispaux, Grégori Jean et Jean Leclercq (dir.)
2014
La Vie et les vivants
(Re-)lire Michel Henry
Grégori Jean, Jean Leclercq et Nicolas Monseu (dir.)
2013