Amour et transcendance : Lévinas en dialogue virtuel avec Kierkegaard
p. 49-63
Texte intégral
1Permettez-moi, en guise de commencement, de vous présenter une saynète, que je n’oserai certes pas appeler une description phénoménologique. Dans La répétition (1843), le pseudonyme Constantin Constantius se rappelle une scène de rue à laquelle il a assisté. Une nourrice promenait deux enfants tranquillement assis dans un landau, quand survint un véhicule roulant à vive allure qui mit en danger les bambins ; d’une brusque embardée, la nourrice réussit à faire entrer la voiture d’enfant sous une porte cochère ; tous les passants furent angoissés, et moi aussi, explique le narrateur1. Comme en écho (mais c’est seulement le lecteur de Kierkegaard et de Lévinas qui établit un lien entre les deux situations), Lévinas écrit ceci, à l’occasion d’un texte consacré à Maurice Blanchot :
Rapport avec autrui — dernière issue. […] La perte des êtres aimés fut le choc même qui interrompt le bonheur ou, plus exactement, qui en invertit la félicité en étreinte étouffante de la solitude [...]. C’est la petite scène où, devant une porte cochère, un homme cède le pas à une voiture d’enfant, qui est l’événement où quelque chose advient — c’est-à-dire advient « sans convenir » — l’un se retire devant l’autre, l’un est pour l’autre2.
2Quoique les situations soient incomparables dans leur concrétude, il s’agit, dans les deux cas, du péril mortel dont l’imminence menace des tout-petits confiés à notre garde. Voilà bien l’esquisse du l’un pour l’autre, d’une « transcendance inconvertible en immanence »3.
3Ce rapprochement de textes pourrait sembler anecdotique. Je le compléterai par une invitation philosophique, celle que prononce Lévinas à la fin du premier chapitre d’Autrement qu’être. Après avoir exposé l’argument de son ouvrage, il décrit la philosophie comme suscitant
un drame entre philosophes et un mouvement intersubjectif qui ne ressemble pas au dialogue des coéquipiers en science, ni même au dialogue platonicien [,] lequel est réminiscence d’un drame plutôt que ce drame même. Il se dessine selon une structure différente. Empiriquement, il s’ordonne comme histoire de la philosophie où entrent toujours de nouveaux interlocuteurs qui ont à redire, mais où les anciens reprennent la parole pour y répondre dans les interprétations qu’ils suscitent, et où cependant […] à personne n’est permis ni un relâchement d’attention, ni un manque de rigueur.4
4Je vais donc retracer quelques séquences d’un tel mouvement intersubjectif. Emmanuel Lévinas y est le nouvel interlocuteur, tandis que l’ancien interlocuteur reprenant légitimement la parole, c’est Søren Kierkegaard. Ils s’exposent à nous, non en rhétoriciens amphigouriques, mais en penseurs vulnérables qui font confiance au langage sans ignorer que le Dit risque sans cesse de pervertir le Dire. Nous avons pourtant à passer par « la thématisation où l’essence de l’être se traduit devant nous, car la théorie et la pensée, ses contemporaines, n’attestent pas une défaillance quelconque du Dire. Elles sont motivées par la vocation pré-originelle du Dire »5. Voilà qui invite à entrer hardiment dans le vif du sujet !
1/ Lévinas avec Kierkegaard
5Après Kierkegaard et comme lui, Lévinas dénonce la façon dont notre époque moderne privilégie le verbiage et les provocations dérisoires au détriment de la signification :
Comme si l’anamnèse platonicienne, qui maintenait pendant des siècles l’unité de la Représentation, se faisait amnésie […]. Désaffection dans les esprits pour le sensé en tant que position, […] dénonciation de la rigueur des formes logiques, qui serait répressive, hantise de l’inexprimable, de l’ineffable, du non-dit recherchés dans le mal-dit, dans le lapsus, dans la scatologie ; généalogie en guise d’exégèse, cadavres de mots enflés d’étymologies et privés de logos portés par le ressac de textes — voilà la modernité dans la rupture douloureuse du discours dont témoignent certes ses plus sincères représentants, mais qui déjà se monnaie en vérités premières et bavardage à la mode6.
6Comme Kierkegaard, Lévinas dénonce la stupide vitesse pour la vitesse, quand l’avidité du toujours-plus-toujours-plus-loin et le goût risible de la-nouveauté-pour-la-nouveauté se substituent au souci d’un contenu viable. C’est cette galopade de l’époque actuelle que Kierkegaard raille, dès 1836 ou 1837, dans un Papier où il dépeint ses contemporains occupés à rivaliser entre eux sans autre but que celui de se démentir et s’anéantir les uns les autres, en un puéril jeu de saute-mouton socioculturel7. « Quand je donne des réponses au lieu d’approfondir les problèmes, j’appauvris mon texte, mais enfin, il faut tout de même se souvenir qu’ici, en Europe, nous aimons les résultats »8, dit très bien Lévinas dans la troisième de ses Quatre lectures talmudiques. Oui, nous aimons tant les résultats que nous les laissons s’accumuler au détriment les uns des autres et se contredire jusqu’à l’auto-explosion. La culture du résultat pour le résultat se transforme en inculture proliférante et en espace saturé. Aujourd’hui, « Diogène cherche l’homme parmi les décombres des choses. Sa lanterne éclaire l’encombrement de nos placards et de nos bibliothèques, de nos greniers et de nos musées »9. À force d’accumuler dans la hâte de fausses richesses transitoires, leurs possesseurs s’en trouvent asphyxiés sans recours. Telle est, selon Lévinas, « la tentation de la tentation », qu’il évoque dans la deuxième de ses Quatre lectures talmudiques :
La tentation de la tentation décrit peut-être la condition de l’homme occidental. Dans les mœurs d’abord. Il est […] avide de tout tenter, de tout éprouver […]. La vie d’Ulysse, malgré ses malheurs, nous apparaît comme une vie merveilleuse, et celle de Don Juan, malgré sa fin tragique, comme enviable. Il faut être riche et dépensier et multiple avant d’être essentiel et un. […] Oh, surtout ne refuser aucun possible ! Ne pas passer à côté de la vie !10
7Ne refuser aucun possible, voilà donc la merveille « de l’homme occidental dans sa modernité […] : idéal de l’homme satisfait à qui tout le possible est permis »11. Mais dans quel champ s’offre cette liberté-là ? Lévinas répond en proposant un condensé d’histoire de la philosophie qui, partant du néoplatonisme, aboutit à Hegel et Husserl, en une évolution « de la pensée occidentale, se libérant de la transcendance de l’Un, mais le retrouvant dans l’unité du système et dans l’immanence de l’unité transcendantale »12. Lévinas pense ainsi discerner dans la thématique hégélienne et dans la thématique husserlienne les contours encore clairs d’anciens schémas néoplatoniciens :
Ces structures marquent en effet le retour à soi de la pensée transcendante, l’identité de l’identique et du non-identique dans la conscience de soi se reconnaissant pensée infinie « sans autre » chez Hegel. Et selon un autre registre, elles commandent la « réduction phénoménologique » de Husserl où l’identité de la conscience pure […] porte en elle […] toute « transcendance », toute altérité […]. Thématique philosophique où le temps se trouvera subordonné à l’éternité […]. Analyse où le sens du sensé ne fait qu’un avec son aptitude au présent et à la représentation […] ; ou, plus radicalement encore, avec son aptitude à la présence […] ; comme si, dans la notion de présence […] un mode privilégié du temps se confondait avec la naissance même du savoir dans la représentation, la thématisation ou l’intentionnalité. Comme si le savoir […] était le psychisme de toute pensée. La manifestation coïnciderait avec la signifiance du sens et en appellerait à la compréhension13.
8Hegel n’est pas seul en cause, Husserl l’est aussi. Il s’agit, selon Lévinas, de dénoncer une activité téléologique postulant une correspondance entre présence de l’être et rationalité du connaître, c’est-à-dire présupposant une harmonie à dévoiler entre l’être qui « dans sa présence s’offre à la prise en mains »14, et une pensée « qui se dé-pense [mot au sein duquel Lévinas inclut un tiret] à représenter ou à maîtriser la présence »15. Voici que se précise la tentation de la tentation propre à l’Occident. Ce qui devient tentant dans un pareil contexte, ce n’est plus l’attrait univoque du fruit défendu, mais le vertige d’un désir sans référent. À l’attrait-de-l’attrait se substitue bientôt l’attrait-de-l’attrait-de-l’attrait, en un geste exponentiel visant à repousser indéfiniment toute effectuation décisive. « L’itération une fois commencée ne s’arrête plus […]. Elle part d’un moi qui, dans l’engagement, s’assure un permanent dégagement »16. S’il fallait résumer d’une image prosaïque ce qui précède, je choisirais celle du café :
Le café, c’est la maison ouverte, de plain-pied avec la rue, lieu de la société facile, sans responsabilité réciproque. On entre sans nécessité. On s’assied sans fatigue, on boit sans soif. […] Le café n’est pas un lieu, c’est un non-lieu pour une non-société, pour une société sans solidarité, sans lendemain, sans engagement, sans intérêts communs, société du jeu. […] Société sans hier et sans lendemain, sans responsabilité, sans sérieux — distraction, dissolution17.
9Comment interrompre ce vertige mortifère ? Le moi que rejettent Lévinas et Kierkegaard est le moi hors de tout quoique participant à tout, le moi qui, jouant esthétiquement avec l’idée de s’engager, sait s’assurer habilement un perpétuel dégagement. Toutefois, ce n’est pas la notion (galvaudée) d’engagement que Kierkegaard et Lévinas opposent au désengagement. Ils rompent, l’un et l’autre, avec l’engagement-désengagement ambigu en opérant un changement radical de cadre et de référentiel. Au désengagement, ils opposent le dégrisement. Devenir sobre, cesser d’être ivre : ce principe commande l’œuvre kierkegaardienne, tant au plan intellectuel qu’au plan pratique. C’est aussi le dégrisement que prône Lévinas. Car l’être humain « est capable de dégrisement et de dés-inter-essement [mot au sein duquel Lévinas inclut deux tirets] et de vigilance extrême en face de son prochain absolument autre »18, il est capable de mener
une vie à l’opposé de l’être enivré de sa propre nature, quand, à l’envahissement illimité par l’appétit du désir, de la domination, de la jouissance, auquel rien n’est obstacle, pas même autrui, se substitue une plénitude de sens, une responsabilité pour la justice19.
10Un tel dégrisement n’est ni retour à l’innocence ni assomption de la naïveté, car la générosité naïve est seulement « une situation provisoire et qui ne peut qu’artificiellement préserver des tentations »20. Au contraire, le dégrisement authentique exacerbe les difficultés et rend plus aiguës les aspérités du chemin, ou plutôt des chemins (au pluriel) : quoique leurs tracés se croisent parfois en quelques carrefours, le trajet de foi kierkegaardien et le trajet de foi lévinassien mènent à des cimes tout aussi hautes, mais impossibles à confondre.
2/ La manière lévinassienne dont « Dieu vient à l’esprit »
11Dans un exposé fait en 1957 à l’abbaye bénédictine de Tioumliline, au Maroc, Lévinas évoque le souvenir d’une visite à l’église Saint-Augustin, à Paris, à l’occasion d’une cérémonie religieuse.
Là, dans un petit coin de l’église, je me trouvais placé près d’un tableau représentant Anne amenant Samuel au Temple. Il me souvient encore de cette impression de retourner momentanément à l’humain, à la possibilité même de parler et d’être entendu, qui m’a saisi alors. Émotion qui ne se comparait qu’à celle que je ressentais pendant les longs mois de détention fraternelle dans un Frontstalag en Bretagne avec les prisonniers nord-africains ; à celle que, dans un Stalag, en Allemagne, j’ai éprouvée lorsque, sur la tombe d’un camarade juif que les nazis voulaient faire enterrer comme un chien, un prêtre catholique, le père Chesnet, a récité des prières qui étaient, dans le sens absolu du terme, des prières sémites21.
12En de pareils moments, les clivages religieux s’estompent parce qu’il y a un combat solidaire à soutenir contre la barbarie. L’hommage rendu ici par Lévinas à un prêtre concorde avec d’autres hommages qu’il adresse à d’autres chrétiens, par exemple au pape Jean-Paul II22 ou au cardinal Decourtray23. Ces témoignages sont forts. Pourtant, ils ne doivent pas occulter d’autres prises de position lévinassiennes, non pas contradictoires mais complémentaires. Ainsi, dans la recension d’un livre d’Edmond Fleg, Lévinas insiste sur le fait qu’il « ne suffit pas d’appeler Jésus Yechou et Rabbi pour le rapprocher de nous »24. Une lecture talmudique souligne cet éloignement :
la personne du Christ nous demeure toujours lointaine. Les juifs — ou du moins l’écrasante majorité des juifs — restent particulièrement insensibles à Jésus. C’est sans doute pour les chrétiens un grand scandale que cette insensibilité juive à l’égard de la personne qui leur est la plus émouvante. En revanche, tous les juifs occidentaux sont particulièrement intéressés par la vie dramatique, la vie de tentations qu’est la vie chrétienne. Le christianisme nous tente par les tentations — fussent-elles surmontées — qui remplissent les jours et les nuits de ses saints mêmes. Nous avons souvent horreur du « calme plat » qui règne dans le judaïsme réglé par la Loi et le rite.25
13Plutôt que de stagner dans « la vieille discussion judéo-chrétienne selon laquelle les juifs se seraient arrêtés avant le Christ »26, Lévinas préfère retenir « la parole de ce grand théologien allemand Hans Urs von Balthasar, qui a écrit que le seul interlocuteur valable des chrétiens était le “judaïsme post-chrétien”, qu’il qualifie d’“unique partenaire qui mérite d’être pris réellement au sérieux”27 ». Et Lévinas insiste sur « l’idée que les juifs n’ont pas quelque chose en moins de ce qu’auraient les chrétiens, mais que nous voyons la révélation d’une autre manière »28. Ce « nous voyons la révélation d’une autre manière » est ferme mais non pas fermé, il consonne admirablement avec cette autre formulation lévinassienne, dont je ferai le pivot de la suite de mon intervention : « Dieu a plusieurs manières de venir à l’esprit »29.
14De quelle manière le Dieu lévinassien vient-il à l’esprit ? Lévinas répond :
Dieu n’est pas dans le ciel. Il est dans le sacrifice des hommes, dans la miséricorde des hommes les uns envers les autres. Le ciel est vide mais la miséricorde des hommes est pleine de Dieu30.
15Cette vacuité céleste, qui ne se confond en rien avec un nihilisme, peut s’interpréter par le biais d’une méditation sur le pardon. Je pense ici à la leçon talmudique que Lévinas consacre, en 1963, à cet extrait de la Michna :
Les fautes de l’homme envers Dieu sont pardonnées par le Jour du Pardon ; les fautes de l’homme envers autrui ne lui sont pas pardonnées par le Jour du Pardon, à moins que, au préalable, il n’ait apaisé autrui…31
16Ce sont deux sortes de fautes incomparables entre elles :
Mes fautes à l’égard de Dieu se pardonnent sans que je dépende de sa bonne volonté ! Dieu est en un sens l’autre par excellence, l’autre en tant qu’autre, l’absolument autre — et cependant mon arrangement avec ce Dieu-là ne dépend que de moi. L’instrument du pardon est entre mes mains. Par contre, le prochain, mon frère, l’homme, infiniment moins autre que l’absolument autre, est, en un certain sens, plus autre que Dieu : pour obtenir son pardon le Jour du Kippour, je dois au préalable obtenir qu’il s’apaise. Et s’il s’y refuse ? Dès qu’on est deux, tout est en danger. L’autre peut refuser le pardon et me laisser à tout jamais impardonné. Cela doit receler sur l’essence du divin des enseignements intéressants !32
17À ces enseignements-là, Lévinas revient sans cesse et, s’il en varie au cours de son œuvre les expressions, il en maintient invarié le contenu. L’autre par excellence qu’est Dieu, cet autre en tant qu’autre qui est l’absolument autre, je ne le rencontre que s’il m’est révélé par l’expérience que je fais de ma relation avec celui qui est infiniment moins autre que l’absolument autre, mais, pourtant, plus autre que Dieu : autrui. Cette expérience, que Lévinas appelle celle du visage, n’est pas un face à face symétrique, mais l’épreuve douloureuse d’une dissymétrie. L’autre comme visage me surplombe. Il est toujours plus haut que moi, mais non pas en tant qu’il me dominerait ou me toiserait. À l’inverse, c’est en tant qu’il est plus bas que moi (en tant qu’il est l’abaissé, l’humilié, l’offensé, le menacé de mort), qu’il me surpasse absolument :
L’absolue nudité du visage, ce visage absolument sans défense, sans couverture, sans habillement, sans masque, est cependant ce qui s’oppose à mon pouvoir sur lui, à ma violence, ce qui s’y oppose d’une manière absolue […]. L’être qui s’exprime, l’être qui est en face de moi me dit non, par son expression même. Ce non n’est pas simplement formel, mais il n’est pas non plus celui d’une force hostile ou d’une menace ; il est impossibilité de tuer celui qui présente ce visage [...]. Le visage, c’est le fait pour un être de nous affecter, non pas à l’indicatif, mais à l’impératif, et d’être ainsi extérieur à toute catégorie33.
18L’extériorité ainsi expérimentée m’arrache à l’immanence. Elle n’est pas spatiale mais atopique, et elle me dévoile un entre-temps hors du temps ordinaire. Tout se passe comme si, « dans le temps, il y avait un mouvement au-delà de ce qui est égal à nous »34, un mouvement qui contesterait radicalement ma persévérance dans l’être :
Avoir à répondre de son droit d’être, non pas par référence à l’abstraction de quelque loi anonyme, de quelque entité juridique, mais dans la crainte pour autrui. Mon être-au-monde ou ma « place au soleil », mon chez-moi, n’ont-ils pas été usurpation des lieux qui sont à d’autres déjà par moi opprimés ou affamés, expulsés dans un tiers-monde : un repousser, un exclure, un exiler, un dépouiller, un tuer. […] Crainte pour tout ce que mon exister — malgré son innocence intentionnelle et consciente — peut accomplir de violence et de meurtre. Crainte de derrière ma « conscience de soi » et quels que soient vers la bonne conscience les retours de la pure persévérance dans l’être35.
19Selon Lévinas, autrui n’est donc nullement un second moi me ressemblant comme mon semblable, mon frère. Tout au contraire, il n’est mon frère que dans la mesure où j’accepte de le reconnaître comme distinct de moi et dissemblable, lui qui est plus bas que moi et, en cela même, plus haut que moi. Voilà désignée la différence ontologique, la différence comme unique source de signifiance. Le visage autre « est ce qui me résiste par son opposition, et non pas ce qui s’oppose à moi par sa résistance. Je veux dire que cette opposition ne se révèle pas en heurtant ma liberté, c’est une opposition antérieure à ma liberté et qui la met en marche36 ». C’est d’abord l’autre homme qui se tourne vers moi du haut de sa hauteur, mais, toujours, cette hauteur glorieuse s’exprime dans une forme inversée, comme humilité de la fragilité. Lévinas en déduit une nouvelle conception de l’intériorité personnelle :
L’intériorité n’est pas un lieu secret quelque part en moi ; elle est ce retournement où l’éminemment extérieur […] me concerne et me cerne et m’ordonne par ma voix même. Commandement s’énonçant par la bouche de celui qu’il commande. L’infiniment extérieur se fait voix « intérieure », mais voix témoignant de la fission du secret intérieur faisant signe à Autrui — signe de cette donation même du signe37.
20Il y a là un nœud vivace de sens, une signifiance que Lévinas décrit, non comme paradoxale, mais comme ambiguë ou ambivalente. Cette ambivalence-ci :
est l’exception et la subjectivité du sujet, son psychisme même, possibilité de l’inspiration : être auteur de ce qui m’avait été à mon insu insufflé — avoir reçu, on ne sait d’où, ce dont je suis l’auteur. Dans la responsabilité pour l’autre, nous voici au cœur de cette ambiguïté de l’inspiration. […] La trace de l’infini est cette ambiguïté dans le sujet, tour à tour commencement et truchement, ambivalence diachronique que l’éthique rend possible38.
3/ La manière kierkegaardienne dont « Dieu vient à l’esprit »
21Dans le drame entre philosophes et le mouvement intersubjectif que Lévinas invite à esquisser, que va-t-il se passer quand l’ancien interlocuteur reprendra légitimement la parole ? En 2013, nous ne lisons plus Kierkegaard comme Jean Wahl le lisait en 193839. Or le passage herméneutique par Jean Wahl est indispensable à tout bon lecteur d’Emmanuel Lévinas. C’est à Jean Wahl et à son épouse Marcelle qu’est dédié Totalité et Infini. Essai sur l’extériorité40. Jean Wahl joua un rôle remarquable « de stimulant, d’aiguillon, de découvreur pour les jeunes talents philosophiques de son temps, et Lévinas fut l’un des grands bénéficiaires de cette généreuse curiosité »41. Wahl accueille Lévinas :
à la Revue de métaphysique et de morale qu’il dirige à partir de 1950, à la Société française de philosophie, qu’il préside depuis 1946. […] En 1958, quand Lévinas décide d’écrire son opus magnum (Totalité et Infini), […] c’est Jean Wahl encore qui le dissuade de produire un livre de plus, et l’incite à passer sa thèse d’État, à briguer un poste à l’université pour lequel il le recommandera. C’est Jean Wahl aussi qui orchestra le jury et la réception de l’ouvrage […]. Jean Wahl encore qui, en 1946 et 1962, pour la deuxième édition, inclut Lévinas dans son Tableau de la philosophie française […]42.
22Après avoir écrit, en 1920, sur l’instant chez Descartes, puis, en 1929, sur le malheur de la conscience selon Hegel, et, en 1930, sur le Parménide de Platon, Jean Wahl avait, en 1938, colligé dans ses Études kierkegaardiennes divers articles qu’il avait publiés principalement entre 1931 et 1935, et dont, en janvier 1993, j’ai publiquement dressé la liste détaillée43. Pour Lévinas, la principale source d’informations concernant Kierkegaard est incontestablement Wahl. Certes, il est facile de repérer aussi d’autres sources — par exemple, sur le versant allemand, Buber, Rosenzweig, Heidegger, ou encore, sur le versant français, Henri Delacroix, Victor Basch, Vladimir Jankélévitch. De surcroît, Lévinas pouvait lire Kierkegaard en allemand, comme le fit largement Wahl lui-même, les traductions françaises de Kierkegaard restant, durant presque tout le XXe siècle, lacunaires et défectueuses.
23J’ouvre ici une parenthèse sur les relations de Lévinas avec le Danemark. En 1984, Lévinas alla au Danemark prononcer quelques conférences. À ce moment-là, les Danois connaissaient à peine son œuvre. C’est pour corriger cette carence que Peter Kemp écrivit un petit livre d’introduction à la pensée lévinassienne — livre que j’ai traduit du danois en français. Si j’en fais mention, c’est parce que l’édition française comporte, à titre de document, la lettre personnelle par laquelle, dès son retour à Paris, Lévinas exprima à Kemp sa gratitude pour cette invitation :
Dites à l’Université de Copenhague ma reconnaissance et, à la Société Danoise de philosophie, combien j’ai été sensible à la délicatesse de son geste spécial d’hospitalité dont vous vous êtes chargé. Permettez-moi enfin, aussi, de vous redire à vous et à vos amis la satisfaction unique — très profonde — que j’ai ressentie de mettre pied sur cette terre danoise dont le monument du Roi Christian X — situé dans la rue même où je logeais — me rappelait les souvenirs inoubliables essentiels44 ».
24Ces souvenirs inoubliables essentiels, ce sont ceux liés à la Shoah, aux « six millions d’assassinés par les nationaux-socialistes, à côté des millions et des millions d’humains de toutes confessions et de toutes nations, victimes de la même haine de l’autre homme, du même antisémitisme »45. Or, comme vous le savez, une résistance active au nazisme se développa au Danemark durant toute la Deuxième Guerre mondiale :
La presse clandestine prit un essor toujours plus grand, les entreprises de sabotage provoquèrent des représailles, les relations entre le peuple [danois] et l’ennemi se tendirent. Lorsqu’un Allemand entrait dans un café, tous les Danois en sortaient silencieusement. La rupture définitive eut lieu le 29 août 1943, lorsque le roi eut répondu clairement « Non » à la demande allemande d’interdire les grèves et réunions publiques et de punir le sabotage par la peine de mort. […] Le roi [fut] considéré comme prisonnier dans son château de Sorgenfri. […] Officiers et troupes danoises furent internés, mais le vice-amiral Vedel avait réussi à faire saborder presque toute la flotte. Ce furent alors […] une lutte à mort, la terreur, les exécutions sommaires, les déportations ; toute la police danoise fut envoyée dans des camps de concentration […]46.
25De ce courage sans défaillance, les Danois surent aussi faire preuve envers les Juifs persécutés. En témoigne, par exemple, la barque danoise placée officiellement par Israël, en signe d’hommage, dans l’allée qui, à Jérusalem, mène au Mémorial Yad Vashem. Il n’est pas facile, après cette évocation, de revenir à des considérations philosophiques. Mais si, pourtant, à condition que nous nous occupions d’éthique autrement qu’en prononçant de vaines paroles ! Et c’est bien la question de l’éthique qui reste au centre du débat.
26Je vous ai rappelé quelle grande source d’informations concernant Kierkegaard Wahl fut pour Lévinas. Or, en 1929, peu de temps avant de rédiger ses premiers articles sur Kierkegaard, Wahl, attentif aux textes du jeune Hegel, avait cru déceler aux origines du hégélianisme une conscience tragique habitée par le malheur. La dialectique hégélienne se serait ainsi identifiée à une sorte de narration spéculative des malheurs de la conscience. Or, selon l’interprétation wahlienne, le système sut triompher de l’épreuve du malheur, tandis que l’œuvre kierkegaardienne fut incapable de dépasser le moment dramatique de la conscience malheureuse. Tel serait
le spectacle que nous présentent les pages de la Phénoménologie [hégélienne] sur la Conscience malheureuse. Cette conscience divisée en deux à l’intérieur d’elle-même, qui oscille entre l’idée de son objet immuable et de sa propre mutabilité, et vient chaque fois se détruire au contact de cet immuable […], n’est-ce pas par avance la conscience de Kierkegaard ? Et n’y a-t-il pas dans la Phénoménologie, à partir des caractères de la conscience malheureuse, une sorte de déduction du christianisme tel que Kierkegaard devait le concevoir ? Le Dieu de la conscience malheureuse est un Dieu lointain et disparu, un Dieu situé dans un au-delà vers lequel tend toujours en vain notre ferveur ; elle ne peut jamais que s’agenouiller sur sa tombe ; ce n’est jamais un Dieu pleinement présent ; ce qui est présent, c’est l’endroit vide et abstrait où il fut47.
27Kierkegaard comme retour morbide du refoulé romantique et comme résistance pitoyable à un système irrésistible ! En vérité, Kierkegaard a lui-même répondu à ces élucubrations en critiquant explicitement, dans Ou bien – ou bien, la conscience malheureuse48. À force d’insister dans ses Études kierkegaardiennes sur « le pathétique de la pensée, la fièvre de la pensée »49, Jean Wahl, en quête d’un sentiment susceptible d’unifier tous les autres, en vient à traiter l’angoisse en variante de la conscience malheureuse, puis à y lire une expérience vécue sans médiation. Tout Kierkegaard, alors, se résout et se dissout en sentiments du secret, du péché, de la subjectivité, de l’existence, de l’être, de la transcendance…
28Bien connaître les techniques interprétatives de Wahl, cela est indispensable pour se donner les moyens de jauger sans déformations ni erreurs de perspective les rares textes directement consacrés par Lévinas à Kierkegaard, spécialement ceux repris dans Noms propres. Quand Lévinas dit que Kierkegaard « a doté l’histoire de la philosophie d’une subjectivité exhibitionniste, impudique »50, quand il se dit choqué par la violence de Kierkegaard51, quand il parle, à propos de Kierkegaard, d’une « existence tendue sur elle-même, ouverte sur l’extériorité dans une attitude d’impatience et d’attente, impatience que l’extériorité […] ne peut pas satisfaire »52, ce n’est assurément pas Kierkegaard qu’il lit, tout en s’imaginant néanmoins le lire. Je pourrais donner de ces distorsions d’autres exemples incontestables. En voici deux, pour compléter et vérifier ce qui précède.
29Premier exemple. Lévinas affirme que « Kierkegaard ne parle jamais de la situation où Abraham entre en dialogue avec Dieu pour intercéder en faveur de Sodome et Gomorrhe, au nom des justes qui s’y trouvent peut-être »53. C’est parfaitement faux. Kierkegaard parle de cet épisode (Genèse 18, 16-33) dans le premier des trois Discours édifiants du 16 octobre 184354, et il en parle dans Crainte et tremblement55, ouvrage publié à la même date. Ici, c’est Lévinas qui se montre injustement péremptoire, et qui aurait à solliciter le pardon de Kierkegaard, afin de ne pas demeurer à tout jamais impardonné.
30Deuxième exemple. Lévinas ne perçoit pas en quoi consiste la « généralité » telle que l’analyse Kierkegaard. Pour Lévinas comme pour Wahl, les notions de moralité et d’éthique ne sont pas franchement spécifiées en tant que concepts distincts. Certes, Lévinas emploie plus volontiers le terme d’éthique, mais, dans ses ouvrages, des formulations très proches sont désignées tantôt comme « morales », tantôt comme « éthiques ». Kierkegaard, toujours très attentif aux concepts philosophiques (lui qui s’attacha, non seulement à décrire magnifiquement l’ironie ou l’angoisse, mais encore à produire des définitions rigoureuses du concept d’ironie ou du concept d’angoisse), ne confond jamais ce qui relève de la « moralité » (en allemand : « Moralität » ; en danois : « Moralitet ») et ce qui relève de la « vie éthique » (en allemand : « Sittlichkeit » ; en danois : « Sædelighed ») au sens que Hegel, critique de Kant, confère à ces termes. Kierkegaard n’est jamais d’accord avec Hegel, mais il sait admirablement penser en utilisant le dispositif conceptuel hégélien pour le contester, le détourner et en tirer une conceptualité neuve, non pas en deçà de Hegel ni sous la figure d’une conscience malheureuse régressive, mais par-delà Hegel, ailleurs, autrement que lui56.
31Quand Lévinas écrit que le moment le plus haut du drame raconté dans le récit biblique du sacrifice d’Isaac est peut-être le moment où Abraham prêta l’oreille « pour entendre la voix qui le ramenait à l’ordre éthique »57, il est, mais — hélas ! — sans le savoir, beaucoup plus près d’un dialogue possible avec Kierkegaard. Car Abraham ne séjourna pas sur le mont Moriyya. Crainte et tremblement raconte la crainte et le tremblement d’Abraham cheminant vers le pays de Moriyya en compagnie d’Isaac ; d’autres ouvrages de Kierkegaard décrivent, en quelque sorte, la façon dont vit, après son retour auprès des siens, celui qui, sur le mont Moriyya, a fait l’expérience de la miséricorde infinie de Dieu et de cet Amour qui passe l’entendement. Car il va falloir redescendre dans la cité des hommes, mais y revenir avec un cœur à tout jamais changé, subverti, converti. La subjectivité d’après la crainte et le tremblement n’est plus la subjectivité d’avant l’instauration de l’éthique. Elle se réinscrit dans le général, mais s’y meut désormais paradoxalement. Ici intervient une nouvelle rupture simultanément théorique et pratique.
32Quelle est donc la manière kierkegaardienne dont Dieu vient à l’esprit ? Elle s’énonce dans des ouvrages pseudonymes et s’expérimente intimement dans des discours édifiants qui, comme Lévinas le note bien, sont fort différents des lectures talmudiques. Par exemple, le Johannes Climacus kierkegaardien réfléchit sur la signification de l’Incarnation du Christ comme lumière et pivot de la vie nouvelle du chrétien. Ce n’est en rien une apologie, au sens où il s’agirait de convaincre. Kierkegaard dit souvent que nul être humain ne peut donner la foi à un autre, parce que chaque être humain est à égalité avec chaque autre être humain devant la Révélation, et libre d’accueillir, s’il le veut, le don de la grâce. Ce don est reçu, personne ne peut se le procurer par soi-même. Et, librement offert, ce don est offert à des individus libres. Climacus ne fait rien de plus qu’indiquer les conditions de la vie chrétienne, ainsi que les conditions du témoignage chrétien. Climacus ne se dit pas chrétien, il ne fait la leçon à personne, il est humble par rapport à la Vérité christique. À titre complémentaire, Kierkegaard fait écrire par un autre pseudonyme, Anti-Climacus, un témoignage de vie chrétienne authentique. Ce pseudonyme-ci, dit Kierkegaard, porte à un degré extraordinaire les exigences du christianisme et les énonce fermement en tant que croyant. Mais Søren Kierkegaard n’est ni Climacus ni Anti-Climacus ; il est un homme parmi d’autres, qui, étant chrétien, cherche pourtant à le devenir chaque jour en s’efforçant de se conformer sans cesse plus fidèlement à la nouveauté évangélique.
33Le roi des Miettes philosophiques, qui aime une jeune fille de condition modeste, pourrait l’épouser en des noces splendides, lui offrant ainsi un accès social et institutionnel au statut royal ; toutefois, une telle jeune fille ne serait reine qu’en étant devenue autre que ce qu’elle était ; or, dit encore Kierkegaard, ce n’est pas en tant que reine potentielle que le roi l’aime, mais il l’aime comme l’humble jeune fille qu’elle est. Dès lors, comment la rencontre de deux grandeurs si différentes s’effectuera-t-elle sans que se pervertisse l’essence de l’une ou de l’autre ? Voici la solution kierkegaardienne : c’est au roi de se dépouiller de ses privilèges pour se rendre égal à la personne qu’il aime, afin de l’aimer d’un amour tel qu’un exercice de la liberté soit possible de part et d’autre. Ce roi ne contraint en aucune façon la jeune fille à l’accepter pour époux, mais il fait en sorte que soient accessibles les conditions d’un amour réciproque58. L’image du roi terrestre se privant par amour des marques de sa royauté n’est qu’une lointaine approximation du mystère chrétien : s’incarnant par amour envers les êtres humains, le Dieu tout-puissant renonce librement à sa puissance sans cesser d’être Dieu. Voilà ce que Kierkegaard appelle le paradoxe absolu, ce paradoxe (incompréhensible pour l’entendement) de l’Éternel venu vivre dans le temps, ce paradoxe du Dieu-homme qui est simultanément vrai Dieu et vrai homme, ce paradoxe du roi qui se fait librement serviteur de ceux-là mêmes dont il est le roi.
34Lorsqu’il voit l’objet de la foi, l’œil de la foi est toujours bienheureux : cette affirmation est exacte, dit Kierkegaard, à condition de ne pas négliger le fait que l’œil de la foi doit s’exercer à voir le Christ par-delà les signes sensibles, par-delà le scandale, par-delà la raillerie, par-delà la prétendue sagesse mondaine. La mystérieuse sagesse « christienne » n’est pas présente ailleurs que dans le monde, mais elle n’y est pas présente sur le mode des choses de ce monde. Elle s’inscrit dans la quotidienneté de l’expérience humaine qu’elle transmue radicalement quand, soudain, la grâce dessille les yeux de celui qui accepte de la recevoir et d’y répondre dans la mystérieuse simplicité de l’amour vrai. Aussi simple que mystérieuse, la foi chrétienne trouve son fondement paradoxal dans un libre engagement à servir le Dieu-serviteur qui, étant de condition divine, s’est dépouillé au point de devenir obéissant jusqu’à la mort sur une croix59.
35Quoique j’aie parlé d’un dialogue entre Kierkegaard et Lévinas, nous seuls (en tant que lecteurs tant de Lévinas que de Kierkegaard) pouvons l’entreprendre. Car le chemin de foi que chacun d’eux emprunte est unique et sans comparaison. Le Talmud, explique Lévinas, n’accomplit « pas la Bible dans le sens où le Nouveau Testament prétend accomplir et aussi prolonger l’Ancien »60 : « Nous savons depuis Maïmonide que tout ce qui se dit de Dieu dans le judaïsme signifie par la praxis humaine. […] L’expérience religieuse ne peut pas — du moins pour le Talmud — ne pas être au préalable une expérience morale61 ». Très différemment, Kierkegaard subordonne l’éthique au religieux, jusqu’à faire surgir, au terme d’un long parcours dialectique, un moment spécifiquement religieux-éthique dans lequel l’éthique, réévaluée de fond en comble par rapport aux définitions kantiennes et postkantiennes, imprègne la vie quotidienne du croyant chrétien.
36Selon Lévinas, l’autre homme m’enseigne Dieu ; selon Kierkegaard, le Dieu-serviteur m’enseigne que tout homme est mon prochain parce que nous sommes, lui comme moi, frères en Christ. Si vous me permettez ce raccourci audacieux, je dirai que, selon Lévinas, l’autre homme m’assigne à ma responsabilité afin que Dieu advienne, tandis que, selon Kierkegaard, c’est du Dieu advenu dans le temps de notre histoire humaine que je tiens, à chaque instant de ma propre histoire, la certitude que je suis bien le frère de mes frères, et non un anonyme dans une foule sans visage. Chacun d’entre nous a donc à choisir, non pas son camp (car penser ne devrait jamais être un acte de guerre), mais la source où se désaltérer. Pour citer encore Lévinas, c’est « dans les nuances des formulations, dans les modulations de la voix qui énonce, si étrange que cela puisse paraître, que s’ouvrent les abîmes qui séparent les messages »62. Ces abîmes-là ne sont pas ceux du shéol, mais le champ libre et vivant où notre respiration s’identifie au souffle de l’esprit.
Notes de bas de page
1 Je lis les Œuvres complètes de Søren Kierkegaard dans la 3e édition danoise des Samlede Værker [édition citée désormais : SV3] qui reprend l’édition établie par A. B. Drachmann, J. L. Heiberg et H. O. Lange (1re parution : 1901-1906), révisée par P. P. Rohde, Copenhague, Gyldendal, 20 volumes, 1962-1964. Voir, ici, SV3, t. V, 1963, p. 151.
2 Cité par M.-A. Lescourret, Emmanuel Lévinas, Paris, Flammarion, 1994, p. 128. Remarque orthographique : on peut indifféremment écrire Levinas (avec un « e » muet) ou Lévinas (avec un « é » accentué) ; par souci de clarté typographique, l’accent aigu sur le « é » est uniformément indiqué dans mon texte, mais l’autre choix (« e » muet) eût été tout aussi valide ; ainsi, en vérité, M.-A. Lescourret écrit Levinas (avec un « e » muet).
3 E. Lévinas, Autrement qu’être ou au-delà de l’essence, Dordrecht, Martinus Nijhoff, 1974, p. 179.
4 Ibid., p. 25.
5 Ibid., p. 7.
6 E. Lévinas, Noms propres, Paris, Le Livre de Poche, « Biblio essais », [1976], 1986, p. 8.
7 Voir Søren Kierkegaard, Papier I A 328. J’utilise l’édition danoise des Papirer établie par P. A. Heiberg, V. Kuhr et E. Torsting, réédition augmentée par N. Thulstrup et N. J. Cappelørn, Copenhague, Gyldendal, 25 vol., 1968-1978 ; ici : t. I, p. 138-139.
8 E. Lévinas, Quatre lectures talmudiques, Paris, Les Éditions de Minuit, « Reprise », [1968] 2010, p. 134.
9 E. Lévinas, Noms propres, op. cit., p. 139.
10 E. Lévinas, Quatre lectures talmudiques, op. cit., p. 71-72.
11 E. Lévinas, Altérité et transcendance, Paris, Le Livre de Poche, « Biblio essais », [1995], 2013, p. 37.
12 Ibid., p. 34.
13 Ibid., p. 34-35.
14 Ibid., p. 37.
15 Ibid.
16 E. Lévinas, Quatre lectures talmudiques, op. cit., p. 74.
17 E. Lévinas, Du sacré au saint. Cinq nouvelles lectures talmudiques, Paris, Les Éditions de Minuit, « Critique », [1977], 2011, p. 41.
18 Voir E. Lévinas, Altérité et transcendance, op. cit., p. 29.
19 E. Lévinas, Nouvelles lectures talmudiques, Paris, Les Éditions de Minuit, « Reprise », [1996], 2005, p. 23. Cette vie dégrisée, Lévinas l’appelle de ses vœux, aussi bien dans ses leçons talmudiques que, par exemple, dans son cours universitaire de 1975-1976 : « Le Dieu de l’onto-théologie, peut-être mort, est-il le seul Dieu — n’y a-t-il pas d’autres significations du mot Dieu ? (C’est ce que penseraient les “croyants” — ceux du moins que l’on présente et qui se présentent sous ce vocable ! — pensant la foi plus pensante que l’onto-théologie, plus éveillée, plus dégrisée) » (La mort et le temps, Paris, Le Livre de Poche, « Biblio essais », [1991], 1992, p. 65-66).
20 E. Lévinas, Quatre lectures talmudiques, op. cit., p. 78.
21 E. Lévinas, Difficile liberté, Paris, Le Livre de Poche, « Biblio essais », [1963], 1984, p. 26.
22 Voir E. Lévinas, Altérité et transcendance, op. cit., p. 182 : « Je pense notamment que la Passion d’Israël à Auschwitz a profondément marqué la chrétienté elle-même et qu’une amitié judéo-chrétienne est un élément de paix où la personne de Jean-Paul II est espoir. ». Voir également : M. de Saint Cheron, Entretiens avec Emmanuel Lévinas (1983-1994), Paris, Le Livre de Poche, « Biblio essais », [2006], 2010, p. 48.
23 Voir encore M. de Saint Cheron, Entretiens avec Emmanuel Lévinas, op. cit., p. 31 : « il y a des cardinaux qui sont des enfants de Dieu, comme le cardinal Decourtray. Cela a confirmé l’admiration que je lui porte ». « Cela ne m’ébranle pas dans mon judaïsme. J’admire l’Église malgré tout, ce qui veut dire : j’admire Decourtray. » dans Ibid., p. 32.
24 E. Lévinas, Difficile liberté, op. cit., p. 151.
25 E. Lévinas, Quatre lectures talmudiques, op. cit., p. 73.
26 M. de Saint Cheron, Entretiens avec Emmanuel Lévinas, op. cit., p. 25.
27 Ibid. Voir aussi « Le judaïsme post-chrétien n’avait nul besoin du témoignage des “manuscrits de la mer Morte” pour se savoir vivant à l’aube de la prédication chrétienne et vivant de vie toute différente, d’ailleurs, de celle que ces manuscrits reflètent [...]. » dans E. Lévinas, Quatre lectures talmudiques, op. cit., p. 25.
28 M. de Saint Cheron, Entretiens avec Emmanuel Lévinas, op. cit., p. 26.
29 Ibid., p. 49.
30 Ibid., p. 28.
31 E. Lévinas, Quatre lectures talmudiques, op. cit., p. 29.
32 Ibid., p. 36-37.
33 E. Lévinas, Liberté et commandement, Paris, Le Livre de Poche, « Biblio essais », [1994], 2008, p. 51-52.
34 E. Lévinas, Éthique et Infini (Dialogues avec Philippe Nemo), Paris, Le Livre de Poche, « Biblio essais », [1982], 1986, p. 54.
35 E. Lévinas, Altérité et transcendance, op. cit., p. 44.
36 E. Lévinas, Liberté et commandement, op. cit., p. 46.
37 E. Lévinas, Autrement qu’être, op. cit., p. 187.
38 Ibid., p. 189.
39 Voir H. Politis, Kierkegaard en France au XXe siècle : archéologie d’une réception, Paris, Éditions Kimé, 2005.
40 E. Lévinas, Totalité et Infini. Essai sur l’extériorité, La Haye, Martinus Nijhoff, [1961], 1984. Ici, voir la page non numérotée qui se trouve entre la p. XVIII et la p. 1 de l’ouvrage.
41 M.-A. Lescourret, Emmanuel Lévinas, op. cit., p. 183.
42 Ibid., p. 190.
43 Concernant la composition des Études kierkegaardiennes de Jean Wahl, voir Hélène Politis, Le discours philosophique selon Kierkegaard, thèse de doctorat d’État ès-Lettres et Sciences Humaines (Philosophie), sous la direction de Bernard Bourgeois, soutenue à l’Université Paris I (Panthéon-Sorbonne) le 15 janvier 1993, 1735 pages, chap. 2, note 69, p. 155-157. Ma thèse a reçu en 1994 le Prix John Jaffé.
44 P. Kemp, Lévinas, une introduction philosophique, trad. fr. H. Politis, Fougères, La Versanne, 1997, p. 13.
45 E. Lévinas, Autrement qu’être, op. cit., dédicace, p. V.
46 J. Bailhache, Danemark, Paris, Éditions du Seuil, « Petite planète », 1957, p. 178-179.
47 J. Wahl, Études kierkegaardiennes, Paris, Ferdinant Aubier Éditions Montaigne, 1938, p. 167. Les rééditions ultérieures de cet ouvrage sont incomplètes ; je me réfère toujours à l’édition originale de 1938.
48 Voir S. Kierkegaard, Ou bien – ou bien, SV3, t. II, p. 204. Voir aussi une note préparatoire pour La maladie à la mort (SV3, t. XV, p. 94) dans le Papier VIII 2 B 150, 8 qui date de 1848.
49 J. Wahl, Études kierkegaardiennes, op. cit., p. 164.
50 E. Lévinas, Noms propres, op. cit., p. 89.
51 Ibid.
52 Ibid., p. 79.
53 Ibid., p. 86-87.
54 S. Kierkegaard, Trois discours édifiants (16 octobre 1843), SV3, t. IV, p. 67.
55 S. Kierkegaard, Crainte et tremblement, SV3, t. V, p. 22.
56 Voir H. Politis, Le concept de philosophie constamment rapporté à Kierkegaard, Paris, Éditions Kimé, 2009. Plus spécialement, le chap. 7, p. 281-332. Voir aussi H. Politis, Le vocabulaire de Kierkegaard, Paris, Éditions Ellipses, 2002, p. 18-21.
57 E. Lévinas, Noms propres, op. cit., p. 86.
58 Voir S. Kierkegaard, Miettes philosophiques ou une miette de philosophie, SV3, t. VI, p. 26-37.
59 Voir saint Paul, Philippiens 2, 1-11.
60 E. Lévinas, Quatre lectures talmudiques, op. cit., p. 18-19.
61 Ibid., p. 33-34.
62 Ibid., p. 167.
Auteur
Université Paris I, Panthéon-Sorbonne
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