Être motivé pour apprendre, apprendre à se motiver : comment peut-on devenir un lecteur « responsable » ?
Enquête sur la lecture de romans dans trois classes des trois dernières années du secondaire
p. 53-63
Texte intégral
1Les élèves du secondaire supérieur ont l’occasion et l’obligation, au cours de leur curriculum, de passer par la lecture de romans longs, notamment d’œuvres patrimoniales du XIXe siècle. Il me semble que cette lecture des textes classiques est essentielle dans leur parcours, et pas seulement du point de vue de l’enseignement du français. La lecture de textes littéraires difficiles et longs nécessite un investissement cognitif dans la durée. Elle impose la prise en compte de connaissances culturelles multiples qui rendent possible cette lecture et qu’en retour, la lecture rend accessibles. Elle ne peut se faire que si l’élève parvient à construire un rapport au texte qui oscille entre investissement affectif fort (que l’on assimile parfois à la lecture de loisir) et distanciation critique (ou lecture savante)1. Or, cette distanciation critique, loin d’être l’apanage du seul cours de français, est le mode de lecture prescrit en général en sciences humaines.
2À terme, on pourrait dire que le cours de littérature a aussi pour objectif de former un lecteur « responsable », c’est-à-dire un lecteur autonome, conscient qu’il doit adapter son mode de lecture au texte qui lui est imposé, fût-il long, et capable de mettre au service des textes les compétences et les connaissances dont il dispose pour en construire le sens. Je prétends qu’à travers la lecture de textes littéraires exigeants, nous contribuons à apprendre aux élèves à utiliser leur bagage culturel et leurs compétences pour donner du sens à l’ensemble des écrits qu’ils seront amenés à rencontrer dans leur vie d’adulte. Il ne s’agit pas de former des lecteurs savants, ou experts, mais des lecteurs qui ont conscience qu’un effort d’adaptation est nécessaire à la compréhension de certains textes et qui savent comment y consentir lorsque le besoin s’en fait sentir. C’est ce même effort qui leur permettra d’aborder des textes complexes, pas nécessairement littéraires, et les textes de cultures qui leur sont étrangères que notre monde globalisé ne manquera pas de leur offrir2.
3Faire lire des romans du XIXe siècle aux élèves du secondaire est donc à la fois fondé du point de vue institutionnel, utile du point de vue du développement des compétences, et très difficile. Nous savons bien que beaucoup d’élèves peinent à achever l’exercice même de la lecture. Or, cette difficulté fait rarement l’objet d’une recherche spécifique puisque les travaux dans le secondaire en didactique de la littérature portent plus souvent sur les œuvres brèves.
4L’étude que je présente ici est la première étape d’une recherche doctorale. Les effectifs sur lesquels ma recherche a porté ne permettent en aucun cas de produire des résultats quantitatifs. L’objectif de cette étude est d’analyser de manière qualitative les motivations qui animent ou non les élèves soumis à la lecture de romans imposés et de repérer des pistes qui seront plus amplement explorées dans la suite de ma recherche. Son originalité est de travailler sur les réactions des élèves en cours de curriculum, juste après la lecture des textes, et d’essayer de repérer des tendances d’un texte à l’autre, d’une classe à l’autre.
5Je commencerai par des généralités : méthode de recueil des données, description des classes observées, source de motivation de la lecture de loisir dans ces classes. Dans un second temps, je comparerai les réactions des élèves de quatrième dans la lecture de deux romans imposés : La petite fille de M. Linh de Philippe Claudel et Le dernier jour d’un condamné de Victor Hugo. Et, pour finir, je me pencherai sur les raisons de la (dé) motivation des élèves de cinquième qui devaient lire un roman de Zola au choix et des élèves de sixième qui ont lu 1984 de Georges Orwell.
1. Recueil des données, présentation des classes
6Chacune des classes a été soumise à un questionnaire dans la semaine qui a suivi la date limite imposée par le professeur pour lire le roman long. J’ai pu observer les séquences consacrées aux romans lus en quatrième et en sixième, dans la même période, et j’ai mené des entretiens avec douze binômes d’élèves volontaires. Certains d’entre eux avaient été encouragés par leurs professeurs, soucieux de m’aider à diversifier le recrutement. L’échantillon d’élèves rencontrés est donc assez varié, tant du point de vue du niveau général des élèves (qui était un des critères du professeur) que de leur attitude face à la lecture (dont le professeur n’est pas toujours conscient). Les élèves de quatrième ont rempli un second questionnaire après la lecture du roman de Victor Hugo, Le dernier jour d’un condamné. Pour finir, j’ai recueilli les appréciations des professeurs sur le niveau général de chaque élève en français et sur ses performances particulières dans l’évaluation de la séquence consacrée au roman long.
7Quatre classes ont participé à l’étude, dans deux établissements différents, sur les trois derniers niveaux du secondaire : deux classes de quatrième, enseignées par le même professeur, en milieu rural, et des classes de cinquième et sixième, d’un établissement bruxellois, enseignées elles aussi par le même professeur. Notons tout de suite que la situation géographique rend les élèves de quatrième beaucoup plus dépendants de leurs parents pour se procurer des livres que leurs ainés bruxellois. L’effectif global en quatrième était de 41 élèves, mais seulement 28 d’entre eux ont répondu à l’ensemble des questionnaires. En cinquième comme en sixième, 22 élèves ont participé à l’étude. La cinquième avait un profil particulier : la moyenne d’âge des élèves était de 17 ans (15,1 pour les élèves de quatrième et 17,6 pour ceux de sixième) et beaucoup d’entre eux accusaient un retard scolaire d’au moins un an. Je resterai donc prudente quant à l’interprétation des divergences observées entre les classes, compte tenu des facteurs multiples que l’étude n’a pas permis de neutraliser.
8Une première partie des questionnaires, consacrée aux lectures extrascolaires des élèves, a permis de distinguer trois catégories de lecteurs : les « petits » lecteurs, qui ne lisent de romans que sur prescription scolaire, les lecteurs « moyens », qui pratiquent la lecture personnelle de romans surtout pendant les vacances scolaires, et les « gros » lecteurs, qui mènent de front lectures scolaires et lectures personnelles. Le classement s’est fait sur deux groupes de questions : « Quel est le dernier roman que tu as lu en dehors de ce qu’on te donne à lire à l’école ? Quand l’as-tu lu ? » et : « Quel était le livre précédent ? Quand l’as-tu lu ? (Plusieurs mois, plusieurs semaines, plusieurs jours, plusieurs heures avant ?) ». Dans les classes de quatrième, une question posée dans le second questionnaire (« Que lis-tu en ce moment ? ») m’a permis de contrôler la classification des élèves dans chaque groupe. Il va de soi que ces élèves lisent beaucoup d’autres écrits que des romans, ce que les questionnaires ont confirmé. Retenons de cette première donnée qu’on peut être très bon élève et petit lecteur, et qu’une grande quantité de lecture déclarée n’est pas toujours prédictive de bons résultats scolaires. Dans les classes de quatrième et de sixième, un élève sur deux est lecteur moyen, et l’autre moitié des élèves se partage entre gros et petits lecteurs, avec une légère prépondérance de gros lecteurs. Dans la classe de cinquième dont le profil a déjà été évoqué, les moyens lecteurs sont 40 %, les petits lecteurs sont très légèrement plus nombreux que les gros. Mes chiffres rejoignent d’autres études et ne sont donc pas une surprise3. En quatrième année, 35 élèves sur 42 déclarent lire des romans destinés à la jeunesse, dont 22 de manière prépondérante. Cette lecture est aussi très présente dans les classes de cinquième et sixième : 9 et 8 élèves en lisent sur 22 ; ce sont aussi bien des moyens que des gros lecteurs. À noter qu’Harry Potter est passé de mode, concurrencé par les héros de Pierre Bottéro et de Mel Cabot chez les plus jeunes élèves, et de Stéphanie Meyer dans toutes les classes. Cette année, le titre phare est Hunger Games, sans doute à cause de la sortie d’une adaptation cinématographique au printemps. L’analyse des réponses sur les titres de romans préférés montre que les petits lecteurs citent presque exclusivement des lectures scolaires. Et c’est chez les gros lecteurs que l’on rencontre le plus de diversité dans le choix des genres et des auteurs. La lecture imposée par le curriculum ne concurrence pas une lecture personnelle appréciée, mais elle la complète, voire la remplace lorsqu’elle est inexistante. Cette tendance est repérable dans les trois classes.
9Dans ces premières réponses sur les lectures personnelles, on constate sans surprise que la motivation principale évoquée par les élèves de quatrième est l’immersion fictionnelle4 : ils insistent sur l’identification aux héros, l’intérêt de l’intrigue, le besoin de s’évader. Au contraire, un récit lent et la longueur des descriptions sont des facteurs de désamour. Pourtant, les mêmes descriptions dans un même roman peuvent avoir des effets inverses sur les jeunes lecteurs : ennuyer ou, au contraire, faciliter l’immersion fictionnelle par la force de l’évocation. Certains élèves de quatrième font preuve d’une véritable curiosité esthétique en se montrant soucieux de lire la version romanesque d’une histoire déjà connue. Les motivations des élèves de cinquième et de sixième sont très semblables, mais, dans les questionnaires des moyens et gros lecteurs, elles sont augmentées de critères qui étaient mentionnés de manière marginale en quatrième, chez les plus gros lecteurs. On remarque l’intérêt pour les romans engagés, ou qui permettent d’« apprendre quelque chose ». Quelques élèves évoquent le fait que le roman doit les faire réfléchir, les inciter à se poser des questions sur le monde. Plus les élèves de cinquième et de sixième lisent, moins leurs attentes envers les livres sont précises en ce qui concerne l’intrigue ou les personnages. S’il y a une évolution des motivations dans la lecture personnelle, elle semble autant liée à l’âge qu’à la quantité de romans lus : les petits lecteurs de sixième année décrivent de manière plus limitative ce qu’ils attendent d’une lecture que certains gros lecteurs de quatrième année. Mais c’est bien chez les gros lecteurs en fin de curriculum, en sixième, que la conception de la littérature développée à travers les questionnaires est la plus élaborée.
10Cette première analyse des motivations de la lecture personnelle nous apprend, d’une part, que la lecture scolaire n’est pas un obstacle à la lecture de loisir et, d’autre part, qu’il y a un lien entre les expériences de lectures cumulées (par le temps et par le nombre de livres lus) et la diversification des motivations des lecteurs.
2. Les élèves de quatrième face à leur premier roman classique
11Sur les 41 élèves de quatrième qui avaient répondu au premier questionnaire proposé en classe après la lecture de La petite fille de M. Linh de Philippe Claudel, 28 seulement ont aussi pu répondre, pendant une heure « de fourche », au questionnaire sur Le dernier Jour d’un condamné de Victor Hugo. Parmi ces 28 élèves, 22 ont déclaré avoir « aimé » le roman de Philippe Claudel alors qu’ils n’étaient plus que 9 pour Le dernier jour d’un condamné. Deux élèves ont déclaré ne « pas avoir aimé » le premier roman et 11 le second. Les autres élèves ont entouré les deux réponses. Pourtant, à la question : « es-tu satisfait d’avoir lu ce roman de Victor Hugo ? », 17 répondent par l’affirmative, et 4 regrettent d’avoir fait cette lecture. On voit donc un véritable renversement. Certains élèves de quatrième portent un jugement de gout défavorable à Victor Hugo, mais l’expression de leur satisfaction pourrait être interprétée comme un jugement de valeur positif. Il me semble que ces élèves distinguent bien les deux aspects (Dumortier, 2006).
12Ce premier résultat est assez difficile à interpréter : il n’y a pas de corrélation entre la satisfaction exprimée et le nombre de lectures déclarées par les élèves, ni avec leur niveau en français ou même les résultats qu’ils ont obtenus dans l’évaluation de la séquence ; pas de corrélation non plus avec leur préférence pour la lecture adulte ou leur facilité déclarée à lire des textes du XIXe siècle. Enfin, les 4 élèves qui regrettent leur expérience envisageaient la lecture en général comme une activité plaisante : leur réaction n’est donc pas une pétition de principe contre la lecture.
13Pour comprendre ce qui a motivé la satisfaction des élèves dans cette première lecture d’un roman classique, je ferai un détour par l’analyse bien connue qu’a faite Viau des facteurs de motivations dans une activité scolaire (Viau, 2009, p. 24). Nous savons que la motivation est liée a) à la conscience que l’élève a de la valeur de l’activité, b) à l’idée qu’il se fait de sa compétence et c) au degré de contrôle qu’il pense avoir sur le résultat.
- La valeur de l’activité pour l’élève, dans le cas qui nous occupe, peut être directement liée à l’intérêt qu’il porte au texte. Les élèves satisfaits évoquent en effet à la fois leur intérêt pour l’histoire, mais aussi pour la façon dont elle est racontée, leur curiosité voire leur fascination pour le monde carcéral décrit, et leur empathie pour le héros. Les lecteurs déçus par leur lecture n’ont pas réussi à s’identifier au personnage, estiment les descriptions trop longues, et surtout leur curiosité est insatisfaite parce que l’on ne connait pas les raisons de la condamnation du personnage principal, et qu’il n’y a aucun retournement de situation, l’exécution aura bien lieu. Mais d’autres éléments valorisent (ou dévalorisent) cette lecture aux yeux des élèves. Les lecteurs satisfaits évoquent souvent le fait qu’ils avaient à lire le texte d’un grand écrivain, tandis que les lecteurs déçus affirment que le texte n’a pas modifié leur opinion quant à la peine de mort. Bien entendu, la motivation extrinsèque que représente l’enjeu de l’évaluation n’est citée comme motivation unique que par les élèves qui n’ont pas apprécié l’expérience. Enfin, 6 élèves sur les 28 qui ont répondu au questionnaire déclarent ne jamais parler de leurs lectures à leur entourage. Sur ces 6 élèves, 5 n’ont pas aimé lire le texte, et un seul est satisfait de l’avoir fait5. Les élèves les plus satisfaits se sont moins identifiés au héros et tiennent compte d’autres caractéristiques du texte que du seul déplacement de l’intrigue ; ils adoptent une attitude plus distanciée, qui se rapproche de la lecture littéraire. Pour les élèves insatisfaits, l’impossibilité de s’immerger dans le texte de Victor Hugo est vécue comme un échec de leur lecture, ou de l’écrivain. Par ailleurs, ces mêmes élèves sont ceux qui ont plus souvent l’occasion d’échanger sur leurs lectures avec leur entourage, et aussi ceux qui ont une conscience de la valeur littéraire et patrimoniale du texte. Au contraire, les élèves déçus sont gênés par la distance qu’il y a entre le roman d’Hugo et leurs attentes en lecture (que nous connaissons par leurs réponses sur leurs lectures personnelles).
- En ce qui concerne l’idée que l’élève se fait de sa propre compétence, les premiers questionnaires révélaient qu’après une séquence consacrée à des nouvelles de Maupassant, aucun élève ne jugeait « très difficile » la lecture d’un texte du XIXe siècle. Les petits lecteurs étaient d’ailleurs à cet égard plus confiants que les gros (peut-être étaient-ils moins conscients de l’étayage apporté par le professeur dans cette activité). Cette confiance peut expliquer en partie le fait que la quantité de lecture déclarée ne soit pas en relation directe avec le degré de satisfaction : aucun petit lecteur n’était parti perdant dans cette expérience. Par ailleurs, les élèves avaient déjà lu des poèmes romantiques de Victor Hugo, et la lecture du roman était intégrée à une séquence sur l’argumentation illustrée par un sujet de société : l’abolition de la peine de mort. Aucun élève n’a éprouvé le besoin de se documenter pour comprendre le texte. Si certains notent des difficultés de langue (beaucoup ont été surpris par l’usage de l’argot), aucun ne déclare ce texte trop difficile.
- Enfin, le contrôle que l’élève pensait avoir sur l’activité (nous nous intéressons ici à la mise en œuvre de stratégies métacognitives pour mener à bien la lecture)6 a été vérifié dans le questionnaire. Encore une fois, il y a un contraste entre les stratégies des élèves satisfaits, qui évoquent une mise en condition dans le calme et le silence, et les lecteurs déçus, qui ont tenté de « se mettre à la place du condamné » ou de rythmer leur lecture en fonction du nombre de pages restant à lire, voire de sauter des pages puis de revenir dessus. Deux stratégies me semblent particulièrement intéressantes. Un élève a lu le texte à voix haute, pour le plaisir. Un autre évoque le fait que, Victor Hugo étant un grand écrivain, on peut lui faire confiance pour écrire quelque chose d’intéressant. Comme plusieurs élèves en entretien affirment accorder aux livres une chance de les intéresser en se forçant à lire un certain nombre de pages avant de porter un jugement, on peut en déduire que ce degré de confiance accordé à Hugo ne contribue pas seulement à donner de la valeur à la lecture, mais est aussi une méthode métacognitive pour s’encourager à persévérer dans la lecture, à donner une chance au texte.
14On peut conclure que les élèves qui ont trouvé une satisfaction à la lecture du texte d’Hugo en attendaient une expérience intellectuelle, culturelle, esthétique. Ces élèves n’étaient pas tous les plus gros lecteurs ni les mieux cotés. Au contraire, les élèves déçus pointent ce que le texte ne leur a pas apporté, et qu’ils attendent en général d’une lecture de loisir : l’évasion, une intrigue haletante, un personnage attachant. À ce stade du curriculum, la possibilité pour les élèves de lire ce premier roman classique et d’en tirer une certaine satisfaction dépend certes de la quantité de lectures qu’ils ont accumulées, mais aussi, et peut-être surtout, de leur capacité à se confronter à des valeurs (culturelles, esthétiques et morales) qui ne leur sont pas familières.
3. La lecture imposée en cinquième et sixième années
15Les élèves de cinquième devaient lire un roman de Zola, au choix, et ceux de sixième 1984 d’Orwell. Sans surprise, à la question « Avez-vous été intéressé(e) par le dernier roman que vous aviez à lire pour le cours de Français ? », 11 élèves de cinquième sur 22 ont répondu par la négative, contre 3 en sixième. Cette question était complétée par deux autres : « Qu’avez-vous apprécié dans ce texte ? » et « Qu’est-ce qui vous a gêné ? ». La longueur des réponses à la seconde question et le faible taux de réponse à la première s’agissant du roman de Zola sont éloquents. De toute évidence, Zola n’emporte pas l’adhésion des élèves de cinquième alors qu’Orwell a intéressé ceux de sixième. On peut supposer que le gout vient avec l’âge… ou que Zola accroche moins qu’Orwell. On pourrait aussi supposer que le recrutement de la classe de cinquième a beaucoup contribué à cette plus faible adhésion. Mais les élèves de sixième année, qui sont passés par la lecture d’un roman de Zola en cinquième, l’évoquent très souvent dans les questionnaires comme une épreuve difficile. La désaffection pour Zola n’est donc pas seulement propre à la classe de cinquième observée, ce dont tout professeur qui enseigne la littérature du XIXe siècle est bien conscient.
16Si nous nous intéressons aux facteurs de démotivation dans la lecture imposée des deux romans, on constate qu’ils sont presque les mêmes dans les deux classes : les élèves déplorent la longueur des descriptions qui les ont empêchés de « rentrer dans l’histoire », certains ont été choqués par quelques scènes et d’autres évoquent la difficulté d’adhérer à la vision du monde proposée par le texte (que ce soit Nana de Zola, ou 1984, dont le mode de révolte du personnage, par l’écriture, a semblé peu convaincant). Quelques élèves des deux classes regrettent d’avoir manqué de temps, pointant surtout en entretien le fait que ce genre de lecture impose une organisation dans la durée dont ils n’ont pas été capables (concrètement, plusieurs élèves reconnaissent se procurer les romans à la dernière minute). Enfin, on note au passage que les trois élèves de sixième année qui n’ont pas trouvé 1984 intéressant déclarent ne jamais parler de leurs lectures avec leur entourage (donnée que nous avions déjà observée en quatrième).
17Deux points particuliers cependant apparaissent dans les questionnaires. D’une part, Zola a mauvaise presse ; il est présenté comme le parangon de l’ennui dans certains questionnaires de sixième, et au moins une élève de cinquième reconnait avoir entendu des commentaires décourageants au moment de sa lecture. Zola souffre donc d’une réputation qui a joué auprès des lecteurs de cinquième exactement le rôle inverse de la réputation de Victor Hugo auprès des élèves de quatrième. D’autre part, les élèves rencontrés affirment en entretien être très conscients de l’importance de se former une culture par la lecture de textes classiques, mais en même temps, les questionnaires révèlent en sixième qu’un tiers d’entre eux n’est plus capable de citer rapidement sans erreur un titre d’un roman du XIXe siècle. Certains ne parviennent donc pas à atteindre des objectifs qu’ils déclarent importants pour eux. Zola souffre donc aussi peut-être d’une mauvaise prise de conscience des spécificités historiques et culturelles dans lesquelles s’inscrit le texte (puisque les élèves ont oublié à quelle époque il appartenait…). Dès lors, ils ne peuvent pas attendre du texte autre chose que ce qu’ils attendent de tous les littéraires du XIXe, et le projet de Zola a été bien compris de certains élèves qui peuvent en parler brillamment en entretien. Les cotes obtenues n’ont d’ailleurs rien d’alarmant. On peut alors émettre l’hypothèse que les connaissances que les jeunes lecteurs ont commencé à construire sur ce type de littérature ne sont pas encore assez solides pour servir d’étayage à une lecture autonome.
18Lorsqu’on interroge les élèves sur leurs stratégies pour mener à bien leur lecture, beaucoup avouent des stratégies d’évitement (lecture de passages, survol, lecture de résumés). Mais beaucoup aussi décrivent des attitudes plus efficaces : le fait de prendre son temps (qui est bien reconnu, mais peu pratiqué), la prise d’informations sur l’auteur, le contexte ou le texte. Certains élèves de sixième décrivent aussi un effort de compréhension et d’interprétation du texte qui s’appuie sur d’autres connaissances, extrêmement diversifiées : les connaissances construites au cours de français, y compris dans les années précédentes, mais aussi au cours d’histoire, d’autres fictions (films ou romans), d’autres textes du même auteur ou contemporains, et l’actualité. Cette dernière stratégie émane des plus gros lecteurs, qui sont aussi les lecteurs satisfaits de leurs expériences, et elle est de toute évidence l’un des objectifs du cours observé. Ainsi, j’ai été surprise de constater que, lorsque le professeur demande aux élèves de réagir sur un texte lu en classe, beaucoup de réponses spontanées des élèves sont justement des propositions de mise en perspective des extraits lus. Ceci conforte l’hypothèse que c’est cette capacité à convoquer les connaissances les plus diverses, voire les connaissances directement liées au cours, qui manque encore aux élèves de cinquième qui rencontrent des difficultés dans la lecture de Zola.
19Si nous voulons conclure sur cette partie de l’enquête, on peut affirmer que c’est dans la classe de sixième que les stratégies les plus efficaces pour lire un texte littéraire et l’apprécier ont été mises en place. Ces stratégies reposent sur un prérequis évident : pour donner du sens à un texte en l’insérant dans un réseau de connaissances, il faut avoir déjà construit son réseau (donc, il faut avoir lu), ce qui est un des effets du curriculum. On peut aussi relever l’extrême importance de ce qui se dit sur le texte avant que les élèves ne le lisent, l’importance des échanges sur la lecture entre pairs ou avec les proches. Enfin, le facteur essentiel dans l’accueil que les élèves feront à un texte est leur capacité à renoncer à une attente stéréotypée, ce dont se sont montrés capables quelques élèves de quatrième dans toutes les catégories de lecteurs, et uniquement quelques moyens et gros lecteurs en cinquième et sixième années.
4. Conclusion
20Pour développer des compétences en lecture…, il faut lire. Or, nous avons confirmé que l’école offre la seule occasion pour certains élèves de lire des œuvres longues, et suscite ainsi un engagement cognitif de longue haleine. Nous souhaitons à présent tester des dispositifs qui viseront à encourager cette pratique et à augmenter la motivation des élèves. Plusieurs pistes s’ouvrent.
21D’abord, nous avons pu établir que le texte imposé lui-même est moins déterminant dans la motivation en lecture que le discours ambiant et la possibilité de mobiliser des connaissances indispensables à la compréhension du texte. Il semblerait donc opportun de travailler sur les représentations que les élèves ont du roman imposé de manière à (ré)orienter leurs attentes. Par ailleurs, en plus d’apporter aux jeunes lecteurs les informations dont ils ont besoin pour situer le texte, ne s’agirait-il pas d’ancrer explicitement ces nouvelles connaissances dans des savoirs plus anciens, plus transversaux ou culturellement plus proches, de manière à les rendre mobilisables au moment de la lecture ? Autrement dit, les dispositifs d’amorçage et d’accompagnement de la lecture ne gagneraient-ils pas à être autant développés et étudiés que les dispositifs d’exploitation des textes ?
22Ensuite, l’un des facteurs de motivation récurrent dans l’enquête est le rôle des échanges sur la lecture, avec les pairs ou dans les familles. Ce fait est déjà bien connu. Les dispositifs reposant sur les buts sociaux de la lecture mériteraient donc d’être développés, mieux étudiés encore, et diversifiés.
23Enfin, à mes yeux, le facteur déterminant mis à jour dans cette étude est la capacité de certains élèves à accueillir la nouveauté en lecture, tandis que d’autres n’arrivent pas à dépasser des attentes très stéréotypées. Il conviendrait donc de travailler davantage sur des dispositifs qui permettent aux élèves, d’une part, de prendre de la distance par rapport à leurs propres stéréotypes et, d’autre part, de maitriser les codes mis en œuvre dans les romans classiques pour créer de nouvelles attentes.
24Le paradoxe pourrait bien être qu’en promouvant ces lectures d’un autre âge et qui ont été stigmatisées comme spécifiques d’une classe dominante à la culture trop normative, nous contribuions à développer la capacité des élèves à accueillir le non-conforme, le nouveau, l’inconnu.
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Références bibliographiques
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Schaeffer, J.-M. (1999). Pourquoi la fiction ? Paris : Seuil.
Viau, R. (2009). La motivation en contexte scolaire (2e éd.), Bruxelles : De Boeck.
Notes de bas de page
1 Cette oscillation est la définition même que Jean-Louis Dufays donne à la notion de lecture littéraire. Pour plus amples informations, je renvoie à Dufays (2011), et à Dufays, Gemenne et Ledur (2005, pp. 87-97).
2 Umberto Eco décrit dans Lector in fabula comment le lecteur mobilise son encyclopédie intérieure pour collaborer avec le texte littéraire. Or, c’est en convoquant cette même encyclopédie qu’un lecteur peut prendre la distance critique nécessaire à une lecture scientifique.
3 On peut lire par exemple « Synthèse de l’enquête sur la lecture et les loisirs multimédia des collégiens(ne)s et lycéen(ne)s ». Enquête « Centre national du livre/Direction du livre et de la lecture » réalisée par Ithaque, juin 2007.
Disponible sur internet : http://www.centrenationaldulivre.fr/?Synthese-de-l-enquete-sur-la (site consulté le 10 juin 2012).
L’enquête la plus complète est bien sûr celle de Christian Baudelot, Marie Cartier et Christine Detrez (1999). Le nombre des élèves gros lecteurs dans mon enquête est sensiblement plus élevé parce que seuls des élèves de l’enseignement général ont été interrogés.
4 Voir la description de l’immersion fictionnelle chez Jean-Marie Schaeffer (1999, pp. 179-198). Sur les différents types d’identifications, je renvoie à Hans-Robert Jauss (1990) et Vincent Jouve (1992), qui insistent sur le fait que l’identification, souvent décriée comme une dérive dans l’étude littéraire, est un des modes de lecture par lequel passe tout lecteur, et a des effets bénéfiques ou régressifs suivant les cas.
5 L’importance des interactions sociales dans la lecture a bien été expliquée dans un article de Stéphanie Mascré, dans la revue Échanges, octobre 2011.
6 Je tiens compte ici uniquement des facteurs dont les élèves avaient effectivement le contrôle : le choix de l’édition, qu’ils n’évoquent pas, la gestion du temps imparti et les stratégies de maintien de l’attention au cours de la lecture.
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