Les racines culturelles de l'Europe
p. 239-243
Note de l’éditeur
Cet article constitue le Chapitre 5 du livre Interculturel : des questions vives pour le temps présent, Fernelmont : EME, 2007.
Texte intégral
1Cet article présente des arguments en faveur d’une explicitation des héritages culturels, religieux et humanistes de l’Europe, qui fondent les valeurs que celle-ci entend promouvoir. En reconnaissant en particulier sa dette culturelle à l’égard des trois religions du Livre, l’Europe, qui se réclame de son expérience historique pour développer chez elle un espace multiculturel et multilatéral, manifesterait son approche sereine du passé et sa conviction que la connaissance de celui-ci n’hypothèque en rien l’avenir. En outre, en affirmant que les trois religions du Livre sont constitutives de la culture européenne, elle exprimerait son souhait que, à titre programmatique, on se préoccupe davantage de l’inculture des jeunes, due en partie à l’ignorance des traditions religieuses, pour que, prenant conscience de la richesse de notre héritage, chacun puisse se l’approprier individuellement et collectivement dans un esprit d’ouverture à l’altérité.
2En visite officielle à Rome l’hiver dernier, Nicolas Sarkozy avait insisté sur les racines chrétiennes de la France. Son attitude avait suscité beaucoup de critiques du côté laïque. La visite du pape Benoît XVI ce week-end et son plaidoyer pour une laïcité ouverte ranime le débat sur la laïcité. Certains réaffirment l’idée selon laquelle toute référence à une religion serait en contradiction avec des législations nationales qui prévoient la séparation des États et des confessions.
3Attitude surprenante dans un pays, la France, où, en 1996, la réforme décidée par le ministre de l’Éducation nationale, François Bayrou, engageait l’introduction de la culture religieuse dans les programmes du collège et du lycée. Deux objectifs étaient alors particulièrement visés : un meilleur accès au patrimoine culturel européen et une prise en compte de l’aspect multiculturel et religieux de la société française. De même, en novembre 2001, le ministre de l’Éducation nationale, Jack Lang, sollicitait le philosophe Régis Debray pour la rédaction d’un rapport sur L’enseignement du fait religieux dans l’école laïque. À la base de ces préoccupations, il y avait un constat navrant : aujourd’hui, l’inculture religieuse des jeunes est telle que des pans entiers de notre patrimoine ne sont plus reconnus, décodés, compris. Ainsi voit-on des enfants confondre une Vierge de Botticelli avec une simple « meuf »…
4Contre toute forme d’amnésie, je souhaiterais rappeler que les héritages de l’Europe ont été d’abord nourris par les civilisations grecque et romaine, ensuite marqués par les religions du Livre et par les courants philosophiques des Lumières et du Romantisme. Car il me paraît essentiel d’ancrer les valeurs que l’Europe prétend défendre dans le terreau fertile de l’histoire qui les a constituées, une histoire dont on ne saurait sélectionner les données pour gérer le présent et pour construire l’avenir.
5Il ne s’agit donc pas de vouloir se référer à une transcendance, ce qui « correspond à la manière philosophique de concevoir un “Absolu” immatériel et transcendant, “délié” des contingences de l’histoire », représentation qui, selon Philippe Bacq (« Nommer Dieu ? » dans La Revue Nouvelle de février 2003), serait sous-jacente à la requête des Églises et qui conduirait à l’exclusion de la différence dans une société sécularisée. Il s’agit plutôt d’évoquer brièvement les événements historiques qui ont contribué à forger la culture et les valeurs européennes et qui déterminent aujourd’hui un espace de significations marqué par le pluralisme.
6Rappelons d’abord l’importance de la connaissance du passé pour comprendre les civilisations et le système de valeurs et de références qu’elles développent. Comme le faisait remarquer une de mes collègues, Clémentine Faïk-Nzuji, à propos de l’Afrique,
Si nous admettons que le thérapeute remonte à la petite enfance du patient pour y déceler les causes de ses traumatismes, nous devrions de même admettre que pour une société humaine, c’est dans son histoire, qui couvre plusieurs générations, qu’il faut rechercher les causes de ses déséquilibres,
7et j’ajouterai « de ses réussites ». Une telle connaissance doit donc être aussi complète que possible et porter aussi bien sur les zones d’ombre que sur les zones de lumière. Les exemples qui illustrent ce type de démarche ne manquent pas. Ainsi, l’Allemagne a accepté de revisiter son passé et de faire contrition pour les crimes commis sous le nazisme, ce qui en a fait un partenaire honorable et honoré de l’aventure européenne. La connaissance du passé tel qu’il est devient de cette manière un facteur d’apaisement, pourvu toutefois qu’elle s’établisse dans des conditions sereines : il ne convient pas que le thérapeute se transforme en justicier et accable son patient de reproches au moment où celui-ci accepte de se confronter à sa fragilité ! C’est pourquoi on comprend mal la dérision dont ont parfois fait l’objet les actes de repentance exprimés par le pape Jean-Paul II à l’égard du peuple juif, des protestants et des scientifiques symbolisés par Galilee, alors que, par ce biais, l’Église catholique admettait n’avoir pas été toujours à la hauteur des valeurs dont elle s’affirmait dépositaire.
8En second lieu, il importe de souligner que, nonobstant l’usage ou, en l’occurrence, le non-usage, qui en est fait, l’histoire n’est pas vouée au service de la morale – les « leçons de l’histoire » sont rarement écoutées –, à l’édification du Prince ou à la promotion des idéologies et des intérêts ; elle ne doit pas être confondue avec les reconstructions de la mémoire qui entretiennent avec le passé une relation affective et militante et il ne lui revient pas de sélectionner dans le passé qu’elle reconstitue les éléments dont la signification sera revue en fonction des exigences du temps présent. Au contraire, l’histoire se veut responsable d’un savoir « scientifique », c’est-à-dire universellement acceptable, dans la mesure où elle est régie par « la possibilité d’établir un ensemble de règles permettant de contrôler des opérations proportionnées à la production d’objets déterminés », pour reprendre les termes de Michel de Certeau. Elle est en même temps consciente des limites de son objectivité : les choix de l’historien pèsent inévitablement sur la définition de la matière à analyser, sur les critères utilisés, sur les interprétations qui sont avancées ; aussi peut-on affirmer avec Alexandre Faivre que « l’objectivité en histoire est le fruit d’intersubjectivités partagées, corrigées et rectifiées ».
9Le rôle des religions du Livre dans l’élaboration de valeurs fondatrices de l’Europe – importance de l’individu, égalité, justice, mise à distance du sacrifice –, fait partie de l’histoire de l’Europe, comme en font partie la Renaissance, qui, à travers une relecture des auteurs antiques, a distingué les domaines du sacré et du profane, et les Lumières qui ont laïcisé les valeurs d’égalité des personnes, de liberté, de respect de la raison, de justice. Ces étapes de notre cheminement méritent dès lors d’être reconnues, car elles n’impliquent aucune restauration d’un ordre ancien. L’évocation de la valeur patrimoniale des trois religions du livre ne constitue en rien une apologie de celles-ci. En revanche, l’identité européenne n’est pas compréhensible si on ne tient pas compte de la révélation monothéiste qui se produisit au Moyen-Orient. Les religions révélées n’ont pas cessé de diffuser en Europe la foi dans le Créateur et, parallèlement, ont agi comme un ferment civilisateur. Elles ont ainsi contribué à la naissance de cultures très riches dans chacune des nations européennes où elles ont été présentes. Dans sa Grammaire des Civilisations, Fernand Braudel a bien montré que le christianisme a été et reste une des composantes majeures de la pensée européenne, et même de la pensée rationaliste qui s’est constituée contre lui et à partir de lui. Athée, un Européen est encore tributaire d’une éthique et de comportements psychiques puissamment enracinés dans une tradition chrétienne.
10Largement diffusé dans l’Empire romain, le christianisme en est devenu la religion officielle trois siècles après la naissance du Christ. Au moment des grandes migrations germaniques des IVe-VIIIe siècles, il s’affirme comme la civilisation du monde antique qu’il a assumée. Du Xe au XIIIe siècle, l’Église entière est entraînée par un mouvement puissant qui est aussi celui de la poussée économique, de la montée sociale d’une Europe active. Après la guerre de Cent Ans, qui a constitué un repli brutal sur tous les plans, les XVIe et XVIIe siècles vont vivre sous le signe de passions religieuses et de querelles spirituelles. Au XVIIIe siècle, l’élan matériel accompagne un mouvement scientifique et philosophique qui se dresse contre l’Église, au nom du progrès et de la raison.
11Mais, même à partir de ce moment, la pensée européenne ne se conçoit que dans le cadre d’un dialogue avec le christianisme. Cette perspective est essentielle pour la compréhension de l’humanisme, aspect fondamental de la civilisation occidentale. Orientée à la fois vers l’étude et l’action, cette forme d’éthique exalte la grandeur du génie humain et la puissance de ses créations. Dès ce moment, la foi éventuelle doit s’accommoder de la confiance en l’homme. La Renaissance s’écarte du christianisme du Moyen-Âge en ce sens que, désormais, c’est sur la terre que l’homme doit organiser son royaume. Pour reprendre les termes de Nietzsche, cette conviction nouvelle préside à la mise en place de toutes les forces positives de la culture moderne : libération de la pensée, victoire de la formation intellectuelle sur le privilège de la naissance, enthousiasme pour la science, délivrance de l’individu…
12C’est dans ce climat que la Réforme s’oriente vers le droit au libre examen et la critique historique des textes sacrés. C’est aussi l’esprit humaniste qui est à la base de la Révolution française, la seule à avoir eu un sens européen et mondial, avant la Révolution russe de 1917. Aujourd’hui encore, cet humanisme donne à l’Européen une attitude d’ouverture à l’universel avec une vision intégrale de l’homme dans un climat de liberté et de coopération entre créateurs, qu’il s’agisse de responsables religieux, d’artistes, de chercheurs scientifiques, d’artisans ou de simples citoyens. Pour les chrétiens, cet humanisme n’est nullement incompatible avec leur foi puisque c’est en raison du fait qu’il a été créé à l’image de Dieu que l’homme est appelé à transcender l’univers en devenant créateur à son tour.
13De même, le judaïsme n’est pas seulement une religion, c’est aussi une culture. Les juifs, notamment en Allemagne, ne restèrent pas indifférents à l’humanisme et à la Réforme ; en Italie, ils participèrent à la Renaissance. Spinoza et certains marranes remirent en cause l’édifice du judaïsme rabbinique. C’est sur cet arrière-plan de crise que le judaïsme européen allait voir le jour, sous la houlette de Mendelssohn. Le judaïsme est devenu une religion d’Europe après avoir reçu le legs spirituel et intellectuel de l’hellénisme ; il put, dans ces conditions, maintenir et développer sa tradition philosophique médiévale jusqu’à l’époque moderne.
14Quant à l’islam, c’est par une révolution culturelle qu’il a pénétré en Europe. L’Espagne du IXe au XIIIe siècle a pu réaliser la féconde symbiose des trois cultures : juive, chrétienne et musulmane. À l’Université de Cordoue s’élabora, pour toute l’Europe, la science moderne, expérimentale et mathématique. Alain de Libera (Le monde diplomatique, juillet 2002) a souligné l’occultation des sources arabes de la pensée européenne, qui, selon lui, est l’effet d’un discours xénophobe qui cherche à faire croire que les Arabes ont été, sont et seront toujours étrangers à l’Occident :
Ce qui n’est jamais entré dans la culture occidentale latine ou chrétienne et qui reste scolairement et socialement occulté, c’est, par exemple, la philosophie politique, le laïcisme, le rationalisme réformateur de l’islam et de la pensée arabo-musulmane, dont les ancêtres sont, pourtant, des penseurs de l’Andalousie médiévale, comme Ibn Badjdja (Avempace), Ibn Toufayi (Aboubacer) ou Ibn Rouchd (Averroès).
15Si l’on souhaite construire « une société sécularisée, pluraliste, dans laquelle on déploierait une référence, non pas à une transcendance, mais à l’apport des religions, comme quelque chose d’ouvert et d’inachevé », il s’agit de reconnaître la place de l’islam non seulement dans l’histoire de l’Europe occidentale, mais aussi dans celle des Balkans, partie intégrante de l’empire ottoman du XVIe au XIXe siècle.
16En définitive, si je souhaite que les religions du Livre soient explicitement reconnues comme constitutives de la culture européenne, c’est pour que, à titre programmatique, on se préoccupe davantage de l’analphabétisme religieux des jeunes, mais aussi et surtout pour prévenir tout retour aux utopies rêvant « d’hommes nouveaux » privés de racines, et pour lutter contre l’amnésie ethnocentrique qui nourrit à la fois le discours xénophobe des extrêmes droites européennes et le repli anti-occidental des fondamentalistes de tous bords.
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