Initier à la communication interculturelle
p. 91-97
Texte intégral
1De nos jours, en Belgique, ainsi que dans d’autres pays européens tels que la France, la Grande-Bretagne, la Suisse, l’Allemagne et l’Italie, le constat d’une hétérogénéisation culturelle des élèves dans les classes secondaires – qui est due à une augmentation croissante des flux migratoires ‒ est bien réel et indiscutable. Ainsi, des élèves de nationalités et de cultures différentes se rencontrent et se côtoient quotidiennement durant les heures de classe, et souvent aussi en dehors de celle-ci, sans pour autant (re)connaître la différence, la richesse culturelle de leurs camarades. Pour aider ce public scolaire à se former à l’interculturel, nous lui proposerons de lire le roman de Dai Sijie, écrivain français d’origine chinoise : Balzac et la Petite Tailleuse chinoise. Dans ce dernier, les élèves découvriront, à travers les aventures de Ma - le narrateur – et de la Petite Tailleuse, un exemple de communication interculturelle dont la théorie, présentée par Margalit Cohen-Émerique, leur sera exposée dans un premier temps. Enfin, nous les inviterons à appliquer les trois principes de cette théorie sur le roman (trouver pour chaque principe de la théorie un extrait du roman) pour systématiser le savoir.
1. Trois principes fondant l’apprentissage de la communication interculturelle
2Selon Margalit Cohen-Émerique, pour se former à l’interculturel, trois attitudes sont à développer : la décentration, la compréhension ‒ ou la pénétration dans le système de l’autre ‒ et la négociation.
1.1 Décentration
3La décentration consiste à prendre conscience de ses cadres de références (ses propres systèmes de valeurs, présupposés, stéréotypes, idéologies, etc.) afin d’opérer une relativisation par rapport à ceux-ci, ce qui permet de pénétrer dans le système de l’autre.
1.2 Compréhension ou pénétration dans le système de l’autre
4La compréhension consiste à quitter ses propres cadres de références pour aller « se mettre dans la peau de l’autre » afin de découvrir ce qui, dans la culture de l’autre, s’organise autour de référents de base communs. Cela suppose donc une ouverture d’esprit et une curiosité intellectuelle.
5Concrètement, cinq voies existent pour essayer de comprendre et d’entrer dans le système de l’autre :
S’informer
6Il s’agit, dans un premier temps, de recueillir des informations sur la culture de l’autre par des lectures et des stages. Ensuite, dans un second temps, il convient de communiquer avec l’autre, en lui posant des questions sur la culture elle-même. Il s’établira alors une plus grande égalité entre les partenaires de la communication.
Écouter
7Écouter l’autre, tout en accordant une grande attention aux mots, aux expressions, aux figures rhétoriques, aux mots clefs, car ils sont susceptibles de véhiculer les valeurs culturelles de la langue maternelle, les valeurs structurant l’identité de la personne.
Développer des habiletés en communication non verbale
8Se détacher du contenu du message pour s’intéresser au contexte porteur de communication, au non-verbal. Il s’agit donc de se montrer attentif à la symbolique vestimentaire ou culinaire, aux représentations du corps, du temps, de l’espace, au langage paraverbal, aux objets symbolico-religieux, etc.
Voyager
9Pour mieux pénétrer dans le système de l’autre, quoi de mieux qu’une immersion dans le milieu de vie de l’autre : emprunter ses modes de vie, écouter de la musique locale, goûter aux produits du terroir, etc.
Prendre du temps
10Se connaître puis se placer dans le point de vue de l’autre exigent du temps. C’est un processus d’apprentissage qui nécessite du temps pour aboutir à une maturation.
1.3 Négociation/Médiation
11En cas de conflit entre les codes culturels, l’enseignant se doit d’endosser le rôle du médiateur entre, d’une part, l’école et, d’autre part, l’enfant et sa famille. Il lui incombe alors de dégager les points communs pour éviter tout affrontement où l’un impose son code culturel à l’autre.
2. Application sur Balzac et la Petite Tailleuse chinoise
2.1. Préliminaires : un mot sur l’auteur et l’œuvre
12Balzac et La Petite Tailleuse chinoise est le premier roman, largement autobiographique, de Dai Sijie (né en 1954, au Fujian, en Chine). En effet, comme les jeunes héros de son roman, il a été envoyé en rééducation durant son adolescence. Titulaire d’une bourse d’études pour partir étudier à l’étranger, il choisit alors la France (1984) où il a écrit ce premier roman directement en français (2002). Aujourd’hui naturalisé et résidant en France, il compte, avec Gao Xingjian et François Cheng, parmi les plus importants écrivains migrants d’origine chinoise.
13Dans le contexte historique de la révolution culturelle chinoise, le roman illustre l’influence de la littérature française sur des adolescents chinois. C’est l’histoire d’une rencontre, celle de Ma et de Luo, deux jeunes lycéens envoyés en rééducation dans la montagne perdue du « Phénix du Ciel », avec une jeune paysanne quasi illettrée : la Petite Tailleuse. La lecture des livres interdits de Balzac, de Flaubert et d’Alexandre Dumas va les amener progressivement à la découverte des valeurs d’une autre culture dont ils ne soupçonnaient pas l'existence. À la fin de leur aventure, la Petite Tailleuse, transformée en fille belle et cultivée, s’en va vers les grandes villes, puisque
Balzac lui a fait comprendre une chose : la beauté d’une femme est un trésor qui n’a pas de prix.
2.2 Application
2.2.1 Décentration
14Arrivé dans le camp de rééducation, Ma, le narrateur, nous parle de lui :
Imaginez un jeune puceau de dix-neuf ans, qui somnolait encore dans les limbes de l’adolescence, et n’avait jamais connu que les bla-bla révolutionnaires sur le patriotisme, le communisme, l’idéologie et la propagande.
15Ma fait ici une expérience de décentration : il prend distance par rapport à lui-même, en réfléchissant sur soi-même, en étant un sujet qui se perçoit en tant qu’objet, porteur d’une idéologie : le communisme ‒ tout en relativisant les valeurs véhiculées par celle-ci comme le patriotisme ‒ pour mieux pénétrer dans le système de l’autre.
2.2.2 Compréhension ou pénétration dans le système de l’autre
16Ma et son ami Luo font la connaissance d’un autre rééduqué, Binoclard, qui, pour les récompenser d’un service rendu, leur passe un livre de Balzac. Voici la première impression de Ma :
Ba-er-za-ke. Traduit en chinois, le nom de l’auteur français formait un mot de quatre idéogrammes. Quelle magie que la traduction ! Soudain, la lourdeur des deux premières syllabes, la résonance guerrière et agressive dotée de ringardise de ce nom disparaissaient. Ces quatre caractères, très élégants, dont chacun se composait de peu de traits, s’assemblaient pour former une beauté inhabituelle, de laquelle émanait une saveur exotique, sensuelle, généreuse comme le parfum envoûtant d’un alcool conservé depuis des siècles dans une cave.
17Faisant montre de curiosité et d’attitude d’ouverture, Ma est prêt à s’approprier la culture de l’autre.
S’informer par des lectures
18« Ce petit livre s’appelait Ursule Mirouët ». Ma nous confie les effets provoqués par cette histoire d’amour française :
Brusquement, comme un intrus, ce petit livre me parlait de l’éveil du désir, des élans, des pulsions, de l’amour, de toutes ces choses sur lesquelles le monde était, pour moi, jusqu’alors demeuré muet.
19Une nouvelle vision de la vie - par la découverte du plaisir, du désir, de l’amour ‒ provenant d’une autre culture – française - s’ouvre ainsi à notre jeune héros chinois, grâce à la lecture de Balzac. Cependant, étant donné le contexte historique dans lequel se situe le roman - époque où la Chine se renferme sur elle-même, refuse tout contact avec l’Occident dont les valeurs, les modes de vie, selon Mao Tsé-Toung, sont susceptibles d’intoxiquer la jeunesse chinoise – une véritable communication avec l’autre (en lui posant des questions) s’avère impossible. La formation à l’interculturel se contentera donc de la lecture des œuvres occidentales traduites en chinois.
Écouter
20Ma, désireux de garder une trace de ce roman bouleversant, décide de copier mot à mot ses passages préférés sur sa veste. Luo, qui lui aussi a lu Ursule Mirouët de Balzac, s’était précipité pour se rendre chez la Petite Tailleuse et lui raconter cette histoire. À son retour, il rapporte au narrateur les effets produits sur leur amie :
Après que je lui ai lu le texte de Balzac mot à mot, me raconta-t-il, elle a pris ta veste, et l’a relu toute seule, en silence. [...] À la fin de sa lecture, elle est restée la bouche ouverte, immobile, ta veste au creux des mains, à la manière de ces croyants qui portent un objet sacré entre leurs paumes.
21L’attention maximale portée à chaque mot véhiculeur de valeurs et de représentations qui lui sont étrangères lui permet de s’ouvrir à un autre univers différent culturellement.
Développer des habiletés en communication non verbale
22Par hasard, nos deux amis découvrent un jour chez Binoclard une valise pleine de livres interdits. Ayant pris possession des romans, quelques œuvres des plus grands auteurs occidentaux du XIXe siècle, Luo fait alors un serment :
Avec ces livres, je transformerai la Petite Tailleuse. Elle ne sera plus jamais une simple montagnarde.
23Parmi les romans que Luo lui lit, Madame Bovary plaît particulièrement à la jeune fille qui, s’inspirant de la lecture, s’essaie à la mode vestimentaire des Françaises :
Luo m’avait dit qu’elle s’était confectionnée un soutien-gorge d’après un dessin qu’elle avait trouvé dans Madame Bovary.
24La Petite Tailleuse se montrant non seulement attentive aux mots, au contenu, mais aussi au non-verbal – la symbolique vestimentaire par laquelle la culture française peut s’exprimer – parvient ainsi à vivre de l’intérieur ce qu’une personne culturellement différente vit elle-même.
Voyager
25Pour mieux se mettre dans la peau de l’autre, s’approprier la culture française du dedans, la jeune fille eut l’idée de jouer le rôle d’un des personnages romanesques d’Alexandre Dumas dans une pièce improvisée. Elle raconte à Ma :
Nous voulions faire une petite sieste, mais je n’arrivais pas à fermer les yeux, je pensais encore à cette scène. Tu sais ce qu’on a fait ? On a joué, comme si Luo était Monte-Cristo, et moi son ancienne fiancée, et qu’on se retrouvait quelque part, vingt ans après. C’était extraordinaire, j’ai même improvisé un tas de trucs, qui sortaient tout seuls, comme ça, de ma bouche. Luo aussi était complètement dans la peau de l’ancien marin.
Prendre du temps
26C’est ainsi que les quelques mois de lecture de l’œuvre de Flaubert et de Balzac, en particulier, ont transformé la paysanne passive et sans connaissance en une femme épanouie, moderne. Le narrateur raconte :
Je me rappelle aussi le nouvel an occidental de cette année-là. Ce n’était pas vraiment une fête, mais un jour de repos national. Comme d’habitude, nous étions allés chez elle, Luo et moi. Je faillis ne pas la reconnaître. En entrant chez elle, je crus voir une jeune lycéenne de la ville. Sa longue natte habituelle, nouée par un ruban rouge, était remplacée par des cheveux courts, coupés au ras des oreilles, ce qui lui donnait une autre beauté, celle d’une adolescente moderne.
27Luo, chuchota alors à l’oreille du narrateur : « On n’a pas fait quelques mois de lecture pour rien ».
28La Petite Tailleuse, métamorphosée, veut désormais découvrir le monde non plus grâce aux livres mais avec ses propres yeux :
Selon lui [= le père de la Petite Tailleuse], sa fille avait secrètement obtenu du comité directeur de la commune tous les papiers et attestations nécessaires pour entreprendre un long voyage. C’était seulement la veille qu’elle lui avait annoncé son intention de changer de vie, pour aller tenter sa chance dans une grande ville.
2.3. Négociation/Médiation
29Ici, il serait plus approprié de parler de « choc culturel » que de conflit entre deux codes culturels. En effet, les deux cultures entrant en contact ne cherchent pas s’évincer réciproquement. Au contraire, nos jeunes protagonistes chinois, tout en gardant leur identité, s’enrichissent des apports d’une culture différente – française – grâce notamment à la lecture. En fait, ils ont expérimenté ce qu’on appelle un « choc culturel », dont la définition proposée par Margalit Cohen-Émerique correspond parfaitement à leur situation :
Le heurt avec la culture de l’autre, c'est-à-dire ce qui nous paraît le plus déroutant et le plus étranger chez l’autre, joue comme miroir révélateur de sa propre culture et des zones les plus critiques dans la rencontre.
30Le choc culturel, continue-t-elle, est :
[…] une réaction de dépaysement, plus encore de frustration ou de rejet, de révolte et d’anxiété, en un mot, une expérience émotionnelle et intellectuelle, qui apparaît chez ceux qui, placés par occasion ou profession hors de leur contexte socioculturel, se trouvent engagés dans l’approche de l’étranger ; ce choc est un moyen important de prise de conscience de sa propre identité sociale dans la mesure où il est repris et analysé.
31En conclusion, il a fallu quelques mois d’apprentissage à travers la littérature occidentale pour arriver à une connaissance progressive de cet autre, de la culture française. Cette formation à l’interculturel s’est achevée pour Ma et la Petite Tailleuse par une ouverture vers le monde : le départ de la jeune fille pour la grande ville et l’écriture de ce roman, destiné aux lecteurs du monde entier, relatant le pouvoir de la culture et des connaissances apportées par la lecture.
32Cet article a été déposé sur le site d’Alain : http://www.alainindependant.canalblog.com/tag/colles
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