Postface
p. 107-117
Texte intégral
1Paradoxale et inattendue pourrait paraître l'idée de rapprocher, fût-ce pour les opposer sur bien des points décisifs, Søren Kierkegaard et Fernando Pessoa. Le premier, penseur chrétien déclaré quoique luthérien rebelle, esprit méditatif autant que polémique, plume à la fois lyrique et satirique ; le second considérait que la religion chrétienne devait céder le pas à un « paganisme transcendantal » coloré de théosophie, d'occultisme et de futurisme, et il ne livra de bataille qu'au-dedans de lui-même au seul moyen du rêve qui est, disait-il le propre des esprits métaphysiques. De son vivant Kierkegaard fut au Danemark édité, admiré et critiqué, ridiculisé, incompris, réfuté, tenu de s'exposer et de se réexposer. Il mourut laissant volontairement inédits non seulement des ouvrages entiers parfaitement composés, mais aussi un Journal encore largement inédit en français qui le révèle tel qu'en lui-même au jour le jour. On y lit : Après ma mort « ma vie continuera de produire des effets extraordinaires. Beaucoup de choses que j'ai simplement esquissées dans les Journaux (Journalerne) auront une grande signification et exerceront une forte influence »558. Quand Pessoa mourut presque inconnu, il léguait sans commentaires à la postérité un amas de fragments qui, publiés près de cinquante ans plus tard, devaient s'imposer comme son chef d'œuvre559. Il était passé parmi ses contemporains « en espion… portant le masque de la ressemblance ». « C'était au point que l'on m'a toujours cru identique à moi-même » (433). Kierkegaard aussi s'était vu tel un espion : As if we were God's spies, mais « un espion au service du Très Haut »560. Sans avoir la même assurance que Kierkegaard (et Nietzsche) quant à l'avenir de ses écrits, Pessoa n'écrivait pas sans penser aux générations auxquelles il sera réservé d'entrevoir son vrai visage.
Je pleure sur ces pages imparfaites, mais les générations futures, si jamais elles les lisent, seront plus sensibles à mes larmes qu'elles ne le seraient à leur perfection – si je pouvais la réaliser-car elle m'empêcherait de pleurer, et par conséquent m'empêcherait même d'écrire. Ce qui est parfait ne se manifeste pas. Le saint pleure, et il est humain (64).
2Le poète portugais, dans sa jeunesse théoricien du sensationnisme, d'un cubisme littéraire qualifié d'intersectionnisme, aurait-il eu avec le penseur danois rescapé du romantisme et de l'idéalisme allemands d'autres affinités que d'être l'auteur d'une œuvre hétéronyme pour le premier, pseudonyme pour le second ? C'est ce qu'estime et analyse avec subtilité l'auteur de Pensée et existence. C'est qu'en effet la forme est ici particulièrement indissociable du contenu, le signifiant ne pouvant jouer pour lui-même comme dégagé du signifié. Ce qui se passe dans la langue et au long des pages, les ruptures de style dues à une multiplicité d'auteurs n'est pas sans rapport avec l'émiettement des significations, avec une pluralité d'univers poétiques, disjecta membra poetae. Caeiro n'est pas Campos, Reis n'est pas Soares. Mais alors que chez Kierkegaard (et chez Nietzsche), quoi qu'il en soit des dislocations et des fragmentations, un langage commun – les hautes paroles bibliques-ne cesse de soustendre et de recoudre le tout dans la forme comme dans le sens (vénéré ou contesté), chez Pessoa les pointes d'une modernité dégagée de toute lecture chrétienne provoquent le fourmillement des styles sur les vagues de la mode. On comprend dès lors qu'il a été possible, comme le fait ici A. Bellaiche, de déceler sous les plumes diverses quelques parentés d'ordre thématique affectées, cela va de soi, de divergences radicales quant au fond. Partout où la subjectivité est d'importance, disait Kierkegaard, la communication est une œuvre d'art. C'est ainsi que dans le heurt du subjectif et de l'objectif on peut se risquer, par exemple, à situer la subjectivité de Socrate entre l'objectivisme de Caeiro et l'intériorité à la seconde puissance sous le régime du paradoxe (supra, p. 63).
3Pour le poète comme pour le philosophe, le déguisement tout relatif naturellement devait un jour cesser. Quand tombent les masques c'est, chez Kierkegaard, pour recourir au compromis d'une pseudo-dissimulation (Anti-Climacus), pour ensuite s'avancer à visage découvert dans un ultime combat. Lorsque Pessoa délaissa les divers théoricismes de ses débuts, il ne cessa pas de feindre – O poeta é um fingidor – mais il n'était plus qu'à demi masqué lorsqu'il se produisit, fût-ce au prix de quelque amputation, sous couvert de ses semi-hétéronymes qui ne lui sont plus que « miennement étrangers » (c'est son mot), et dont le principal est l'auteur du Livre, cette autobiographie sans événements. À l'opposé, l'œuvre et surtout le Journal de Kierkegaard fourmillent d'événements, d'épisodes, de rencontres, d'intrigues, l'essentielle étant une grande affaire d'amour. Ce qui n'est en rien le cas chez Pessoa qui cite Chateaubriand sous le masque de René : « On le fatiguait en l'aimant » (235). Songeant sans doute à sa courte aventure avec Ofélia, il note que l'amour nous opprime autant que la haine. Au-delà de l'antichambre de l'émotion, l'amour peut certes se faire tragédie, « n'oublions pas, cependant, que pour l'esthète les tragédies sont chose fort intéressante à observer, mais fort incommode à éprouver » (113). Dans un sidérant petit traité du non-amour (L'Amant visuel ou Anti-Éros, p. 485 sq.), il dit n'avoir aimé chez quelqu'un que le tableau, le pur décor. L'humanité ne peut être qu'un vaste motif décoratif, car on ne trouve la profondeur qu'en soi, dans sa propre conception des choses. « Voilà ce que, précisément, exige un moderne : se mirer, quelconque – servi par son obséquieux fantôme tramé de la parole prête aux occasions » (Mallarmé, Étalages).
4Malgré ces différences décisives quant à la biographie, tous deux furent des passionnés de l'écriture et de la publication, avec pour cette dernière la restriction de Soares, l'auteur des fragments inédits en acte de perpétuel essaimage : « Se publier – socialisation de soi-même. Quel besoin ignoble ! » (210). Pourquoi écrire ? Question naïve s'il en est, adressée à des êtres pour qui écrire est aussi vital que respirer, manger et dormir.
Car n'allez pas croire que j'écrive pour être publié, ni que j'écrive pour écrire, ni même pour faire de l'art. J'écris parce que c'est là le but ultime, le raffinement suprême, le raffinement, viscéralement illogique, de mon art de cultiver les états d'âme. … (J'écris) pour que cette prose donne une complète extériorité à ce qui est intérieur, pour qu'elle réalise ainsi l'irréalisable (p. 505).
5Il en va de même mais aussi différemment pour Kierkegaard.
C'est seulement quand je produis que je me sens bien. J'oublie alors tous les désagréments de la vie, toutes les souffrances, car alors je suis auprès de ma pensée et je suis heureux... Si tout cela, toute cette richesse de pensée qui est encore en mon âme doit être refoulée, ce sera un tourment, un martyre et je ne serai plus bon à rien561.
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6Le rapprochement des deux écrivains s'imposait en raison d'une commune méfiance à l'égard de l'autonymie, alors que le rapport de Pessoa à Nietzsche irait à la chose même et mobiliserait des enjeux proprement philosophiques. Le critique littéraire portugais E. Lourenço a procédé à cette double mise en scène562. Alberto Caeiro, ce « Zarathoustra exsangue » proclame à sa manière le grand Oui à la vie, et il y aurait chez Álvaro Campos quelque chose du surhomme. Mais Pessoa, dont l'allergie au christisme s'accordait au retour des dieux du paganisme, ne se laissait pas fasciner par le tragique de Dionysos ou du Crucifié, il n'a échappé à la folie que par l'abandon et par la crucifixion dans le rêve. Lourenço décrivait ainsi la présence obsédante de Nietzsche chez Pessoa avant d'esquisser un parallèle plus que risqué, selon nous, des trois poètes (les deux précités et Ricardo Reis) et des trois stades existentiels chez Kierkegaard. En revanche il soulignait opportunément ce qui sépare un auteur dont les œuvres ne représentent aucunement un cheminement vers un possible dénouement d'une part et, d'autre part, les pseudonymes kierkegaardiens qui sont au service d'une tactique délibérée. Cette différence n'est pas sans rapport avec ce qui distingue la tenue du singulier existant devant Dieu d'un moi qui ne peut être que « personne » (362) en l'absence de quelque face-à-face ayant valeur d'absolu.
7Alain Bellaiche va plus loin dans l'analyse de cette rencontre qui n'a pas eu lieu, puisque Kierkegaard n'est pas présent chez Pessoa comme l'est l'ombre de Nietzsche. Est particulièrement éclairante la distinction entre la pseudonymie faite de dialectique et de pédagogie et l'hétéronymie qui est heuristique, exploratoire et sans aucune teneur cathartique. « Immanquablement, l'édifice hétéronymique allait se construire comme déconstruction du moi » (supra, p. 17), du moi qui n'est personne, qui n'est que « ce trou dans du rien » autour duquel un cercle d'images « tournoie, sans autre but que tournoyer » (262). L'hétéronymie est par nature plurielle, les apparitions quasi spectrales des auteurs s'enchaînent les unes aux autres comme « un collier de perles sans fil pour les relier » (Campos). C'est à quoi s'oppose la discontinuité dans la continuité pseudonymique de l'écrivain Kierkegaard qui existe et n'est pas rien, sinon devant Dieu. « Dieu fait pression sur moi..., je suis sous séquestre ». Ce qui ne l'empêchait pas d'être maître de la situation à l'égard des pseudonymes puisqu'il reste « l'auteur dialectiquement rédupliqué des auteurs »563. « Jusqu'ici je suis un poète, absolument rien de plus et c'est une lutte désespérée de vouloir dépasser mes limites »564. Cependant, le moment devait venir de s'extérioriser autrement, lorsqu'il apparut que du point de vue chrétien l'important « n'est pas de produire, mais d'exister »565. « La dialectique qui me ligotait s'est dénouée, j'ose parler directement »566. Ce n'est pas sans embarras que lorsque Kierkegaard se voit conduit à mettre fin à la pseudonymie en passant à la communication directe, il médite sur ce que signifierait être plus que poète et dialecticien de génie, ce plus qu'il concède pouvoir être lui-même quantitativement, mais non qualitativement, à quoi seul peut prétendre le témoin de la vérité, qu'il soit Apôtre ou martyr567.
8Si, avec Kierkegaard, on entend l'existence comme processus d'appropriation dialectique, « le sujet pessoen... ne sait même ce "qu'est exister" », c'est un sujet » fondamentalement ontologiquement hétérogène à lui-même » (supra, p. 22). Sans méconnaître l'intérêt du Livre de Soares, où il ne voit qu'un « minutieux habillage biographique », A. Bellaiche s'attache surtout aux poètes (Caeiro, Reis, Campos), aux trois génies de cette coterie inexistante disait Pessoa. Avec comme fil conducteur les thèmes et concepts kierkegaardiens de primitivité, réflexion et surtout répétition, il dégage avec subtilité et précision le contrepoint philosophique ou, si l'on veut, l'armature du vitrail poétique. Il propose plusieurs parallèles concernant la déconstruction du moi (duplicité, dédoublement, émiettement, dépersonnalisation), non sans indiquer comment le poétique chez Pessoa résulte d'une profonde nécessité existentielle et représente une certaine forme de redoublement étrangère, évidemment, à l'idée kierkegaardienne d'une seconde puissance de la conscience, de l'éternel sans lequel il n'est de répétition que vaine et prosaïque. La libération du poids de l'actuel prend un sens différent si la structure de redoublement se traduit chez l'un comme réduplication existentielle et chez l'autre comme reproduction poétique (supra, p. 78 et suiv.). Le « Transcendantal de la vie » que Campos cerne dans le mystère et les flots des eaux nocturnes n'a d'autre contenu qu'un vaste passé porteur d'aucun avenir, privé d'Instant au sens kierkegaardien du terme. Existence absente, questionnement sans réponse pour le poète de l'Ode maritime, pari perdu pour A. Caeiro, l'homme-nature se voit délivré du poids de la conscience (supra, p. 61).
9Durant les années qui séparent la mort de Kierkegaard (Copenhague 1855) de celle de Pessoa (Lisbonne, 1935), époque de la production et de la première réception de l'œuvre de Nietzsche, se font entendre le chant du cygne du romantisme, les controverses sur le nihilisme, l'essor et boursouflement des avant-gardes futuriste et surréaliste. Le concept de nihilisme n'apparaît pas chez Kierkegaard, mais c'est bien à l'expérience d'un non-sens généralisé que se réfèrent certains moments de son analyse du désespoir. En termes kierkegaardiens : c'est avec la perte du sens propre du terrestre, du temporel qu'à tout jamais s'effondre aussi le sens de l'éternel. E. Lourenço n'hésitait pas à voir en Pessoa un des plus authentiques représentants du nihilisme moderne, tout en concédant qu'en ce trait de l'époque pouvait se lire son envers : un combat jamais victorieux contre l'envahissante absence totale de sens. Après l'étape préparatoire de l'hétéronymie, estime A. Bellaiche, a pu se produire « le sursaut et le saut libérateur de Bernardo Soares » qui, à la différence de Campos (supra, p. 92), ne voulait pas « se faire le chantre du nihilisme » (supra, p. 39). Reste à déterminer quelle forme de nihilisme européen, parmi l'éventail déployé par Nietzsche, pourrait se reconnaître chez Pessoa. Certainement pas, nous semble-t-il, le nihilisme incomplet, car c'est Pessoa qui parle avec le Baron de Teive, lequel n'entendait pas substituer aux dieux antiques « les dieux des irréligions modernes », et qui ne disait croire « ni à la Vierge Marie, ni à l'électricité »568. A fortiori n'y voit-on pas trace du nihilisme actif ou extatique qui parviendrait à inverser la volonté de néant en vouloir de l'éternel retour. On ne risquerait guère d'être contredit en parlant simplement d'un nihilisme dit de passivité esthétique569. Dans l'Ode maritime, le poète rêve de « s'éveiller à des jours plus immédiats que les jours de l'Europe », et, sur un « grand quai plein de peu de gens », de s'embarquer « autant qu'il est possible hors de l'Espace et du Temps ».
10C'est sans doute chez Álvaro Campos que se perçoit le plus d'accents nietzschéens. Dans la revue Athena fondée par Pessoa (n ° 3-4,1924) il opposait à l'esthétique aristotélicienne de la beauté selon l'intelligence qui capte en séduisant, l'esthétique de la force selon la sensibilité qui subjugue en dominant. Mais ces accents provocateurs s'accordent sans plus au nihilisme du Dernier homme qui dit : qu'est-ce que tout cela en clignant de l'œil570. Ainsi dans Lisboa revisited (1923) :
Non : je ne veux rien.
Je vous l'ai dit, je ne veux rien
N'essayez pas d'en tirer des conclusions !
La seule conclusion c'est mourir.
Ricardo Reis est aussi le poète du consentement au rien :
Je n'aurai d'autre déplaisir
Que celui, continu, de vivre,
Voyant bien qu'avec le jour tarde
Ce qu'on espère, qui n'est rien.
Si tôt passe tout ce qui passe
Et devant les dieux meurt si jeune tout ce qui
Meurt ! Tout est si peu !
Rien n'est savoir, tout est fiction,
Vis entouré de roses, aime, bois,
Et tais-toi. Le reste n'est rien.571
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11En faisant apparaître côte à côte les poètes hétéronymes et les pseudonymes kierkegaardiens, A. Bellaiche fait voir comment Pessoa se glisse entre la déréliction de l'expérience du vide et l'exubérance surfaite du trop-plein d'énergie. Il va jusqu'à déceler dans le rejet de tout dualisme métaphysique le mouvement d'une nouvelle ontologie où la coappartenance du non-être à l'être se traduirait en démultiplications incessantes, le nom propre étant constamment scindé, l'orthonymie ne pouvant qu'être encore et toujours dévorée par l'hétéronymie. Alors que le Climacus kierkegaardien est à mi-chemin entre l'esthétique et le religieux, entre le Soi guetté par le désespoir et le Moi qui vit en transparence son rapport à la puissance qui l'a posé, Pessoa ne peut passer de la démultiplication hétéronymique à un moi unifié. « Le moi pessoen ne coïncide pas avec lui-même ; il n'a pas d'identité propre » (supra, p. 33). Ils sont nombreux, en effet, chez Soares-Pessoa les textes sur l'inexistence du moi, sur le vide, sur l'intervalle qui se creuse entre moi et moi.
Moi, ce qui est réellement moi, je suis le puits sans parois, mais avec la viscosité des parois, le centre de tout avec du rien autour ((262).
12Et cependant, dans ce Livro do Desassossego - où se déploie la fureur contenue de cet inapaisement qui a contraint le français à créer le néologisme d' intranquillité (les dictionnaires devront un jour l'intégrer en guise d'hommage à Fernando Pessoa) – dans ce livre où les pensées s'essaiment à force de redites et de rétractions, le lecteur ne peut s'empêcher d'entendre une voix, un écrivain qui se livre lui-même comme Amiel, ce praticien du travail de « la conscience de la conscience » (119), mais aussi un « philosophe » qui prend ses distances à l'égard du Baron stoïcien (p. 502-506) particulièrement à propos de la souffrance (thème kierkegaardien majeur). Au terme d'un autoportrait que les inexactitudes historiques flagrantes rendent plus vivant que nature, il conclut :
Telle est ma morale, ou ma métaphysique, autrement dit, tel je suis : le Passant intégral, de tout et de son âme elle-même... miroir sensible tombé sur le sol et tourné vers la diversité du monde. Après tout cela, je ne sais si je suis heureux ou malheureux ; et cela ne m'importe guère » (208, le18 septembre 1931).
13On ne peut que partager l'impression de Richard Zenith, auteur d'une belle Introduction au Livre de l'intranquillité, qui trouvait chez les trois masques « qui ne se distinguent presque plus de celui qui les a créés..., l'aspect le plus poignant, le plus auto-analytique de toute l'œuvre de Pessoa » :
À la fin des années 1920, Pessoa a transformé son ironie en instrument susceptible de révéler son être intime, au lieu de l'occulter, il a procédé à la consolidation de son œuvre en même temps qu'il se décontractait, " se laissait aller " littérairement, afin de parvenir plus directement à celui, pensait-il, qu'il était peut-être572.
14On comprend qu'A. Bellaiche ait prêté une attention particulière à Álvaro de Campos, notamment à son Salut à Walt Whitman. Mis en œuvre sous le signe de l'identité stoïcienne de Dieu et du monde, le projet poétique parviendrait chez le poète américain à coïncider avec le projet existentiel, « rare exemple d'une totale symbiose entre le littéraire et le biographique » (supra, p. 80). Qu'il s'agisse de la fusion du poétique et du vécu, de l'idéalité et de la réalité, la proclamation de la divinité du monde, de la continuité entre le divin et l'humain en vient chez Campos à achopper sur « l'absurde immense du monde, la dure ineptie des choses » (cité, supra, p. 85). Il fut de mode au Portugal de considérer Campos comme un précurseur de l'existentialisme du fait qu'avant Camus il faisait de l'expérience de l'absurde, un des mots-clés de la conscience de l'époque. Soares lui aussi mentionnait « l'apothéose de l'absurde », mais en blâmant ceux qui vont répétant que l'absurdité, le néant est tout ce que l'on peut retirer de la vie. « Retirer ? Pour quoi faire ? Pour emporter où ?... Seul un matérialiste peut prononcer une telle phrase » (150). L'absurdité généralisée est ce qui nous empêcherait « d'en arriver à cet état d'âme qui commence lorsqu'on éprouve la douce fureur de rêver » (371).
15Sans doute « la semi-hétéronymie n'est-elle pas un désaveu de l'hétéronymie », rappelle A. Bellaiche à propos du registre double, poésie et prose. On devine ce que sous-entend Pessoa notant dans un texte publié en 1931 : « Je crois vraiment que, dans un monde civilisé idéal, il n'y aurait pas d'autre art que la prose » (227). Dans « le mémorial des limbes », sous-titre de la préface du « livre le plus noir de toute notre littérature », E. Lourenço note que chez Pessoa « le texte en prose est moins éloigné de sa parole profonde que toute poésie... c'est le livre de la non-vie de Bernardo Soares, autant dire de la " vraie vie " de Fernando Pessoa » (Le Livre, p. 12). Pessoa a tenté un essai de clarification qui se trouve utilement reproduit dans l'Appendice du Livre de l'intranquillité, et où il dessine les traits des semi-hétéronymes, le troisième étant le Campos post-futuriste. Il mentionne alors le niveau inférieur des personnalités, dont les idées et les sentiments diffèrent des siens, et le niveau supérieur qui est celui du prosateur Bernardo Soares. Si celui-ci n'est pas encore totalement Fernando ipse, il s'en faut de peu. Et il conclut que chez les auteurs des Fictions de l'interlude « la poésie prédomine (alors) qu'en prose il est plus difficile de " s'autruifier " » (p. 560). C'est pourquoi Le Livre reste l'ouvrage majeur. « Je suis en grande partie la prose que j'écris » (193). « Dans la prose, nous parlons en toute liberté. Nous pouvons y inclure des rythmes musicaux, et néanmoins penser » (227).
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16Dans son Journal de 1836, Kierkegaard allergique à la spéculation abstraite admirait le caractère passionné des romantiques, il traçait son chemin entre l'antiquité païenne et ce romantisme teinté de christianisme qui fascinait encore les esprits. Il notait aussi que ce qu'il y avait de dialectique dans le romantisme s'exprimait « en réfraction infinie »573. Pour lui, romantisme était synonyme de romantisme allemand, alors que Pessoa pensait exclusivement aux romantiques français. Quant à Nietzsche il voyait l'ensemble. Citant Flaubert et Wagner il observait : « Entre 1830 et 1850, la foi romantique dans l'amour et dans l'avenir se transforme en aspiration au néant »574. Si entre Kierkegaard et Pessoa proximité il y a, elle pourrait aussi avoir trait au romantisme auquel Pessoa disait appartenir de cœur, bien qu'il eût davantage admiré l'ordre classique où les dieux païens eux-mêmes se reposent de leur mystère. Le romantique se gouverne à la fois par les ressorts cachés de l'ironie et par les effets de la mélancolie, cette mélancolie qui permit à Kierkegaard de se tenir à l'écart de lui-même et de parcourir poétiquement en compagnie des pseudonymes « tout un monde imaginaire » (supra, p. 19). C'est aussi sous le coup d'une mélancolie assaisonnée de saudade portugaise que Pessoa, semblant décrire la tactique kierkegaardienne, lucidement se dédouble, se démultiplie en multiples figures hétéronymes.
Et au milieu de tout cela, rien ne m'échappe – ni physionomie, ni costume, ni gestes. Je vis tout à la fois leurs rêves, leur vie instinctive, et leur corps comme leurs attitudes. Dans un vaste mouvement de dispersion unifiée, je m'ubiquise en eux, et je crée et je suis, à chaque moment de nos conversations, une multitude d'êtres, conscients et inconscients, analysés et analytiques, qui s'unissent en un éventail large ouvert (305).
17Quand Pessoa faussait compagnie au romantique, qui vit maladivement de l'exacerbation du désirable, c'était pour trouver refuge dans le rêve, la pire mais aussi la moins dangereuse des cocaïnes, disait-il. Dans Le Gai savoir Nietzsche opposait à la morbidité du pessimisme romantique le pessimisme dionysiaque, symptôme d'une force vitale nouvelle, d'une grande santé. Cette humanité à venir devait supplanter les deux plus nobles formes d'humanité qu'il ait rencontrées, « le chrétien parfait et l'artiste parfait d'idéal romantique »575. Pessoa se résigne à laisser couler entre ses mains lasses « le sable aux grains menus des certitudes abolies ».
Dans ces moments où je comprendrais même les ascètes et les solitaires – si j'étais capable de comprendre des gens qui emploient tous leurs efforts à des entreprises marquées au coin de l'absolu, ou dont les croyances peuvent inciter à de tels efforts -, je créerais, si je le pouvais, toute une esthétique de la désolation.
18Le mal profond qui ronge Pessoa est l'ennui qui se fait mélancolie quand tout est là et que le temps est quasiment suspendu. Dans Le Livre il est longuement décrit avec une sorte de lucidité acharnée qui rejoint parfois les trois cercles de l'ennui dans l'analyse phénoménologique que fit Heidegger de la temporalité vécue576. L'homme qui sent son abandon, son néant, son vide devient si malheureux, disait Pascal, qu'il s'ennuierait même sans cause d'ennui par l'état propre de sa complexion. L'analyse de l'ennui avait été particulièrement fouillée chez Kierkegaard. Il opposait à la souffrance, qui peut tenir la conscience en éveil, la souffrance pétrie d'ennui quand elle s'étend en eaux stagnantes sous le signe du « rien de nouveau sous le soleil » (Coupable ? - Non coupable ?). Un ennui qui ne serait qu'indolence géniale prête à rire, mais s'il fomente un panthéisme démoniaque, il est la source de tous les maux, vertige sans fin du regard qui glisse sur toutes choses, reposant sur le rien (La culture alternée). Dans Le Concept d'angoisse, le démoniaque prend aussi les traits de l'ennui comme continuité dans le rien, morosité quasi complète, proche de la mort (Uddøethed), sorte d'état d'extinction qui caractérise l'angoisse devant le bien. Mais c'est dès Le Concept d'ironie que l'ennui s'était imposé comme caractéristique du romantisme : « éternité d'une continuité sans contenu, béatitude sans jouissance, profondeur de simple surface, satiété affamée ».
19L'ennui qui fut celui de René traversa le XIXe siècle pour aboutir au raffinement de des Esseintes et à la nausée plus plébéienne de Roquentin. Mais il y a aussi l'ennui du constamment nouveau qui n'est que travestissement de la permanente identité de tout (122). Il y a l'ennui du désabusé selon L'Ecclésiaste : nihil novi sub sole, tout n'est que vanité (446). La longue et très articulée réflexion du 1er décembre 1931 (263) détache l'ennui de la trop fameuse « angoisse métaphysique » pour le réduire à la surabondante vacuité des choses et du chaos, et surtout à la vacuité de l'âme (381). Mais il peut aussi arriver que sous le poids d'un ennui qui paraît proche de la folie se fasse jour un début de sagesse mettant fin à l'oppression et ouvrant sur « un lieu plus vaste que mon âme » (426).
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20Pessoa s'aventure fréquemment dans les parages de la philosophie et, particulièrement dans ses Fragments d'autobiographie (251), de la métaphysique qui, selon Nietzsche, n'est autre pour la modernité que l'ombre de Dieu577, de la métaphysique dont l'auteur pseudonyme de La Répétition enregistrait à la fois l'intérêt et l'échec578 ? Il n'est plus de « théories métaphysiques qui puissent nous donner, pour un instant, l'illusion d'avoir expliqué l'inexplicable » (177), aucun système n'est plus défendable depuis que « la liberté de discussion a traîné sur la place publique tous les problèmes métaphysiques », depuis que la critique scientifique des textes a réduit la Bible et les Évangiles « à un fatras de mythes » (175). On se souvient de Kierkegaard, au début du Post-scriptum de 1846, disant que la critique théologique et exégétique avait ouvert une parenthèse qui ne serait pas refermée avant le retour du Fils de l'Homme, car l'ouvrage serait plus long que celui des Anglais qui entreprenaient de creuser un tunnel sous la Tamise, et que de toute façons le travail n'aiderait en rien le savant ou l'ignorant à se rapprocher d'un pas de la foi. Appartenant à une génération qui a reçu en héritage l'incrédulité à l'égard de la foi chrétienne, Pessoa ne voyait pas quelque nouveau paganisme représenter un retour aux religions anciennes. « Nous avons perdu cette religion qui était la nôtre, et toutes les autres du même coup » (306). Toutefois, jusque dans le creux de ce moment historique reste acquis que pour tout esprit normal subsiste « la croyance en Dieu, mais aucune croyance en un Dieu défini (473). « Dieu, c'est que nous existions, et que tout ne se ramène pas à cela seulement » (22). On peut voir là quelque rudiment de religion naturelle, non loin de la religiosité À selon Kierkegaard. « Ce que l'on appelle Dieu… est en fait un mode humain d'exister, une sensation de nous-mêmes dans une autre dimension de l'être » (76).
21Pessoa ne peut se passer du nom de Dieu alors qu'aucun Maître, aucun Christ, aucun Bouddha, aucun Apollon, aucun Dionysos ne lui montre la voie. Sa seule certitude est qu'il appartient à la vie, non à « la Réalité qui n'appartient qu'à Dieu » (458), étant entendu que la vie est un songe qu'au milieu de nos errances nous peuplons sans « jamais d'arrêt définitif ! Jamais l'union avec Dieu ! » (178). C'est la vie d'un fleuve descendant sa propre pente « toujours plus loin vers l'inconscient, vers le lointain, sans aucun sens – hormis Dieu » (92). Le manque d'un dieu véritable se fait prison infinie que « nulle part on ne peut fuir » (225). Ne restent en présence finalement que l'émotion aux prises avec le rythme des phrases, les exigences du style, le choix de mots. Si l'émotion est claire on parle des Dieux, si elle est profonde le nom de Dieu s'impose, si elle se fait pensée on traite du Destin (87). Il n'est de pensées que d'émotion (196).
Alors que, par nature, je ne suis nullement porté à la métaphysique, j'ai connu des jours d'angoisse intense, et même physique, à tourner et retourner des problèmes métaphysiques et religieux... Je me suis vite aperçu que ce que je croyais être la solution du problème religieux revenait à résoudre un problème émotif en termes rationnels (332).
22Pseudonymie et hétéronymie sont toutes deux de l'ordre de l'expérimentation. La première est orientée vers un telos absolu et met en mouvement une dialectique qui implique « une évacuation nécessaire de l'immédiat et de l'imaginaire ». La seconde est exploratoire et n'est polarisée par aucun telos, Pessoa n'entrevoyant au passage que de façon confuse « un "outre-Dieu" (alem-Deus), une "ultra-transcendance" » (supra, p. 106).
23Outre-Dieu est un des cinq poèmes orthonymes de 1913.
Il est passé
Il est passé hors de Quand
De Pourquoi, et de Passant...
L'univers est sa trace...
Et son ombre c'est Dieu579..
24Qu'en est-il de cette ombre, de cette figure onirique qui ne fait que venir en passant se glisser entre moi et moi ? Que la fuite des dieux ne soit pas synonyme de disparition, qu'un événement (Ereignis) puisse toujours se produire qui ait lieu entre le passage des dieux et l'histoire de l'humanité, c'est ce que suggérait Heidegger580. « Le "dernier dieu" dont parle Heidegger devrait pouvoir être compris en ce sens : Qu'il vienne ou qu'il s'en aille – et peut-être sa venue est-elle faite de son départ –, son passage fait un signe. Il est "im Vorbeigang" : il est de passage, ou il est en passant. C'est en passant qu'il est »581.
Notes de bas de page
558 1849, X, 2 A 277.
559 Fernando Pessoa, Le Livre de l'intranquillité (Bernardo Soares), trad. F. Laye, Christian Bourgois, Paris, 1999. Tous les renvois à ce livre mentionnent, entre parenthèses dans le texte, le numéro du fragment, l'indication de la page n'étant faite que lorsqu'il s'agit des Grands textes ou de l'Appendice non numérotés.
560 Citation du Roi Lear, 1838, II A 804, 1848, IX A 142.
561 1847, VII A 222.
562 Edouardo Lourenço, Fernando Pessoa, Roi de notre Bavière, traduit du portugais par A. de Faria, Paris, Librairie Séguier, 1988.
563 1848, IX A 195. OC XI, p. 304.
564 1849, X, 1 A 510.
565 1853, X, 5 A 105.
566 1848, IX A 298.
567 1849, X, 1 A 316 et 351.
568 Fernando Pessoa, L'Éducation du stoïcien par le Baron de Teive (1999), trad. Françoise Laye, Paris, C. Bourgois, 2000, p. 31
569 Nietzsche, 1887, 9 [35].
570 1886, 5, [71, 11]. Ainsi parlait Zarathoustra, Prologue, 5.
571 Fernando Pessoa, Œuvres poétiques, éd. Patrick Quillier, Gallimard, « La Pléiade », Paris, 2001, p. 145, 148.
572 R. Zenith, Postface à L'Éducation du stoïcien..., p. 101-102.
573 1840-1841, III A 92.
574 1886, 5 [50].
575 1885, 2 [180].
576 Heidegger, Les concepts fondamentaux de la métaphysique. Monde-finitude-solitude, trad. D. Panis, Paris, Gallimard, 1992, p. 124-251.
577 Nietzsche, Le Gai savoir, éd. M. B., de Launay, OPC V, Paris, Gallimard, 1982, p. 628.
578 Kierkegaard, Oeuvres complètes V, p. 21
579 Œuvres poétiques, p. 1200.
580 Heidegger, Beiträge zur Philosophie (1936-1939), V. Klostermann, Frankfurt am Main, 1989, p. 27.
581 J. L. Nancy, Des lieux divins, TER, Mauvezin, 1987, p. 7.
Auteur
M. J. Colette est professeur émérite de l'Université Paris I (Panthéon-Sorbonne) et président d'honneur de l'Association Søren Kierkegaard. Il est l'auteur de plusieurs ouvrages sur Kierkegaard, parmi lesquels Histoire et absolu, essai sur Kierkegaard (Desclee de Brouwer, 1972) et Kierkegaard et la non-philosophie (Gallimard, 1994).
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