La répétition expérimentée par Campos430
p. 87-106
Texte intégral
1. Platonisme de l’idée et platonisme de la sensation
1Lorsque Pessoa cède la plume à Campos, il se livre notamment à une expérience poético-existentielle visant à faire resurgir le monde dans toute sa densité et à déterminer les conditions de possibilité d'une action humaine régénératrice. Il conjugue, pour ce faire, les données du sens externe et celles du sens interne. Les premières livrent l'objet dans sa netteté et sa précision – « il me satisfait de voir, / Petit, noir et clair, un paquebot qui entre. / Il vient là-bas, très loin, bien net »431 – au sens interne, sens de l'invisible, qui se l'approprie et fournit une vision spectrale de la profondeur de la chose, de son mystère : « Mais mon âme à moi se tient avec ce que je vois le moins »432. Campos procède en deux temps. Le premier moment est celui du platonisme de l'idée et vise à la production de la réalité antécédente par une sorte de dialectique ascendante : « le paquebot… se tient avec la Distance, avec le Matin, avec le sens maritime de cette Heure »433. Campos n'accomplit pas là le mouvement dialectique jusqu'au bout, qui chez Platon, mène au principe anhypothétique, au-delà de l'essence, ἐπέχεινα τῆς οὐσίας. Cette réalité antécédente, archétypique, le Quai Absolu, reste mi-idéelle, mi-réelle, suffisamment abstraite pour atteindre à un certain niveau de généralité et suffisamment concrète pour que le sens interne puisse s'en emparer :
Qui sait… si je ne suis pas déjà parti
Oui d'un quai, d'un quai en quelque sorte matériel,
Réel, un quai visible en tant que tel, un quai en réalité,
Le Quai Absolu…434
2Vient alors le second moment, relayé par le sens interne, celui du platonisme de la sensation, par lequel la chose, appropriée par la sensation, est réinvestie de son sens profond, lestée de son mystère. Cette réincorporation de sens dans la sensation peut arriver à faire défaut :
Je ne sais si je sens trop ou pas assez, je ne sais
S'il me manque un scrupule spirituel, un point d'appui dans l'intelligence,
Une consanguinité avec le mystère des choses….
Ou s'il existe un autre sens pour cela plus commode et heureux.435
3Mais pour peu que l'âme se tende et s'y efforce, vient dans un accès de nausée, le sens maritime de l'instant, préfigurant le mal de mer :
Mon âme à moi se tient …
Avec le sens maritime de cette Heure,
Avec la douceur douloureuse qui monte en moi comme nausée…436
4La nausée dit la séparation de la chose et de sa signification avant qu'elle ne soit reprise dans la sensation par le sens interne et ne devienne une chose signifiante. Comme chez le jeune homme dans La Répétition, la nausée exprime l'absence de sens :
Je suis à bout de vivre, le monde me donne la nausée ; il est fade et n'a ni sel ni sens… Où suis-je ? Le monde qu'est-ce que cela veut dire ? Que signifie ce mot ?… À quel titre ai-je été intéressé à cette vaste entreprise qu'on appelle la réalité ?...437
5Le poète sensationniste veut recouvrer le sens des choses et tente au moyen de l'idée d'en retrouver la continuité. Campos, en maints passages, nomme contiguïté la recherche de ce lien qui unit les hommes et les choses – ainsi à propos de W. Whitman : « Grand démocrate épidermique, contigu à tout en son corps et son âme… »438. Sa tentative n'est nullement un jeu esthétique gratuit, elle se veut expérience de la mondanité, qui aussi fondamentale et pourtant banale qu'elle puisse paraître, a été faussée par la modernité :
Car derrière le délire, je construis,
Car derrière les sensations, je pense…
Je ne veux pas d'intervalles dans le monde !
Je veux la contiguïté matérielle et pénétrée des objets !439
6À la démarche unifiante, s'ajoute la démarche diversifiante par laquelle les objets sont donnés dans leurs différences. Par une sorte de dialectique descendante, le platonisme de la sensation énoncé dès le début de l'Ode maritime dans les vers suivants,
Nous les hommes nous construisons
Nos propres quais de pierre actuelle sur les eaux véridiques,
Lesquels une fois construits se déclarent soudain
Choses-Réelles, Esprits-Choses, Entités en Âmes-pierre
 certains de nos moments de sentiment-racine
Lorsque dans le monde extérieur s'ouvre comme une porte,
Et que sans que rien ne se modifie
Tout se révèle divers.440
7fait retour vers le multiple : il fait le pont entre le Quai Absolu et le quai actuel en rattachant ce dernier et la sensation qui l'éprouve à ce qu'il y a de plus intérieur, le sentiment-racine, le sentiment-archétype, d'où tout procède :
Toutes les aubes sont l'aube et la vie.
Toutes les aurores rayonnent du même endroit :
Infini…
Toutes les joies des oiseaux viennent de la même gorge,
Tous les frémissements des feuilles appartiennent au même arbre,
Et tous ceux qui se lèvent tôt pour aller travailler
Vont de la même maison à la même usine par le même chemin…441
8et grâce auquel surgissent toutes les différences : tel quai livré par la sensation dans sa différence avec tel autre, bien qu'émanant et évalué à l'aune du seul quai. Toute chose rapportée à ce sentiment acquiert outre sa signification, une profondeur qui la dépasse : Esprits-Choses, Entités en Âmes-pierre ; elle participe avec toutes les autres au mystère de la vie qui, in fine, en constitue l'essence :
Ah, quelle essentialité de mystère et de sens figés
Par divine extase révélatrice
Aux heures couleur de silences et d'angoisses
N'est-elle pas le pont entre un quai quelconque et Le Quai.442
9À la différence de Caeiro pour qui une chose n'est qu'une chose, pour Campos, une chose est plus qu'une chose. Il y a une transcendance de la chose et le platonisme de la sensation renvoie à un nouvel organe : le sens du mystère. Aussi à la nausée caractéristique du non-sens succède l'angoisse devant la pluralité des possibles443 suscités par la multiplicité des façons de sentir (et dont W. Whitman sut se saisir en homme qui comprend et agit sur le monde) ainsi que devant l'impénétrabilité du sens (que sut percer W. Whitman). Campos souligne ainsi la non-coïncidence de la chose avec son tréfonds – ou plutôt son essence est cette non-coïncidence. « Tout quai est une saudade en pierre », écrit-il ; il excède sa propre manifestation, il remonte à plus loin que lui-même. Cela a pour corollaire la non-coïncidence du sujet et de l'objet, l'incapacité à appréhender la chose en dépit de « l'envie de pouvoir sentir cela différemment »444 : « Une saudade pour quelque chose,…/ Pour quel rivage ? quel navire ? quel quai ? / Au point qu'en nous la pensée se rend malade, / Et ne subsiste qu'un grand vide au fond de nous, /…/ Qu'une anxiété bien vague »445. La non-coïncidence est le mystère, mystère de l'étant et mystère du devenir, et suscite l'angoisse. Tout l'évoque chez Campos : il est question de séparation, de distance, d'intervalle, d'espace,
Et quand le navire se détache du quai
Et que l'on remarque d'un coup que s'est ouvert un espace
Entre le quai et le navire,
Il me vient, je ne sais pourquoi, une angoisse toute neuve,
Une brume de sentiment de tristesse…446
10espace symbolisant in fine la distance que l'individu entretient avec lui-même. Aussi la reproduction poétique qu'initie le poète sensationniste, suivant l'exemple de W. Whitman, se veut-elle une reprise de soi et du monde par laquelle serait comblé l'écart entre soi et le monde, entre soi et soi.
2. Une répétition sans contenu
11La répétition au sens où l'entend Campos vise à conjurer la fragmentation du réel, non la pluralité des choses, mais la dispersion du sens, sa dérive, sa volatilisation – « le monde et la saveur des choses deviennent un désert au fond de nous ! »447 – en l'arrimant à son élément originaire. Déjouer l'ivresse du Divers et retrouver l'essence de la vie maritime suppose que l'on considère « l'âme éternelle des navigateurs », « les eaux éternelles » sur lesquelles ils se meuvent, pour que se dégage l'âme de la vie maritime ou de la vie tout court, symbole d'une harmonie primitive :
Ô fuites continuelles, départs, ivresse du Divers
Âme éternelle des navigateurs et des navigations !
Coques réfléchies lentement par les eaux,
Quand le navire s'éloigne du port !
Flotter comme âme de la vie, s'en aller comme voix,
Vivre l'instant trépidemment sur des eaux éternelles…448
12La répétition restitue le réel, le sauve du chaos et redonne à l'existence sa substance et son sens comme mystère. Elle permet en effet un degré de visibilité supérieur qui rend le bateau tout proche dans son excessive distance :
Et le paquebot vient et entre, parce qu'il doit venir et entrer sans nul doute,
Et non parce que je le vois se mouvoir dans son excessive distance.
Dans mon imagination il est déjà tout proche et bien visible…449
13et fait surgir l'invisible du visible :
Tout steamer là au loin est un voilier tout proche.
Tout navire éloigné vu maintenant est un navire aux temps passés vu de tout près.
Tous les marins invisibles à bord des navires sur l'horizon
Sont les marins visibles de l'ère des vieux navires…450
14Elle procure en outre un degré d'intelligibilité supérieur où sens et intelligence, reflets de la scission de l'être, collaborent désormais et se fondent dans le même élan perceptif, en « une orgie intellectuelle à sentir la vie »451 :
Une rage d'aller à travers airs jusqu'aux étoiles…
Me transperce d'épingles secrètes sur toute la conscience de mon corps
Me fait mille fois me lever et me diriger vers Abstrait,
Vers Introuvable, Là-Bas sans restriction aucune,
La Cible invisible tous les points où je ne suis pas….452
15À ce degré d'intelligibilité accru correspond une réaction émotionnelle, la saudade, dichotomique en ce qu'elle fait le lien entre l'antérieur et le postérieur, l'interne et l'externe, l'invisible et le visible, l'infini et le fini. La répétition vise à dégager l'espace du sens compris comme la différence de la chose avec elle-même, avec sa réalité antécédente, et, si elle y parvient, à établir une parfaite coïncidence de la chose avec elle-même : « les navires vus de près… vus d'en bas… vus de l'intérieur,…/ les navires vus de près sont autre chose et la même chose, / Ils provoquent la même saudade et le même élan d'une autre façon »453 ; elle tire son impulsion de la saudade, affect de l'intervalle et aspiration à le combler.
16Cette intelligibilité plus haute, Campos cherche à l'obtenir en soustrayant la chose aux effets destructeurs du temps pour n'en considérer que le cœur. Campos use de deux moyens pour atteindre le tréfonds de la chose, son noyau d'invariabilité, et le dégager des sédiments du temps : la projection dans le passé et l'élargissement du présent. Le ressouvenir tout d'abord, vise au moyen de l'imagination, à faire retour sur cette réalité antérieure (i. e. première chronologiquement) et antécédente (i.e. première en terme de vérité). Mais l'imagination spatialise le moment comme le laisse transparaître Campos dans de nombreux passages : « tout navire éloigné vu maintenant est un navire aux temps passés vu de tout près »454. Spatialiser le temps (ou temporaliser l'espace), permet à l'imagination, par-delà la succession infinie du temps, de parvenir à une halte, de remonter à un moment de présence. Par exemple le steamer qu'il discerne ici (lieu) figure celui d' autrefois (temps) et évoque la vie maritime (présence, vérité de la chose). En revanche, lorsque Campos écrit que « tout quai est une saudade en pierre », il se réfère au quai immémorial, en dehors de tout ancrage temporel et spatial. Mais dans le premier cas (équivalence du temps et de l'espace), l'imagination conduit à une présence abstraite, vide de tout contenu, ce dont convient Campos derrière la métaphore de la créature qui n'arrive jamais – la réalisation de soi comme existant ou la fondation de la chose en vérité, qui n'aboutissent pas, aveu de l'échec de la répétition :
Et en moi tout frémit, toute ma chair, toute ma peau,
À cause de cette créature qui jamais n'arrive sur aucun bateau
Et qu'aujourd'hui je suis venu attendre au quai, par convocation oblique.455
17Dans le second cas, l'imagination propulse vers une éternité vide, négation de la succession, vers une présence éternelle sans passé ni avenir. Elle donne, en tout état de cause, un temps et un lieu, un présent et une présence, mais tous deux sont exempts de tout contenu concret et extérieurs à l'existence.
18Campos utilise un autre biais que la réminiscence pour percer le secret de la vie maritime en élargissant le présent : il précipite la succession par la superposition des sensations (tout sentir en même temps) en une quasi synchronie qu'il appelle la vie maritime, vie maritime de tous les temps passés et à venir :
Les eaux, les eaux m'appellent,
Les mers, les mers m'appellent.
Les lointains, élevant une voix corporelle, m'appellent,
Et les époques maritimes toutes bien ressenties dans le passé, appel sur appel.456
19Mais il se perd dans la confusion qu'il a fait naître : « Je me perds tout entier de moi-même »457. Si pseudonymie et hétéronymie ont effectivement une fonction expérimentale, il semble que Pessoa utilise Campos pour évacuer une pareille conception du temps relativement au monde dont il perçoit peu à peu l'issue infructueuse. Le sensationnisme se voulait être un accès direct au monde, mais il semble qu'il le manque. Sans doute peut-il être considéré comme une étape obligée en vue de son propre dépassement. Dans Le Concept d'angoisse, Vigilius Haufniensis approfondit les conceptions du temps envisagé comme succession ou éternité, comme n'étant pas le temps de l'existence, mais celui du rêve ou de l'imagination et livre quelques pistes utiles à méditer à l'homme moderne post-sensationniste. Climacus explicite le processus : si on considère le temps dans la succession, on le voue à l'inexistence d'un point (et à l'action qui souhaite s'y inscrire à l'inconsistance), frontière sans épaisseur entre ce qui n'est plus et ce qui n'est pas encore. Climacus ajoute du reste que la division présent-passé-avenir, considérée relativement au temps, est arbitraire car il n'y a pas de point fixe dans le temps à partir duquel on puisse situer un avant et un après ; aussi Campos préfère-t-il tout regarder avec l'œil du passé, passé qui serait porteur d'une vérité initiale, absolue et éternelle :
Quand on définit avec justesse le temps comme la succession infinie458, on n'a semble-t-il qu'un pas à faire pour le caractériser comme présent, passé et futur. Mais cette distinction est inexacte, si on la met dans le temps lui-même, car elle ne paraît que grâce à la relation du temps avec l'éternité et à la réflexion de l'éternité dans le temps. Si l'on pouvait trouver dans la succession infinie du temps un point fixe, un présent, qui pût départager, la division serait très correcte. Mais tout moment, comme la somme des moments, étant processus (un écoulement), aucun moment n'est présent, si bien qu'il n'y a dans le temps ni présent, ni passé, ni futur.459
20Si Campos veut maintenir la division du temps en ses trois dimensions, il doit user d'un autre biais. Climacus argumente :
Si l'on croit pouvoir maintenir cette division, c'est que l'on spatialise un moment – mais la succession infinie se trouve de ce fait arrêtée… Mais même ce procédé n'est pas correct, car même pour la représentation, la succession infinie du temps est un présent infiniment vide (ou la caricature de l'éternel).460
21Le présent que Campos croyait pourtant saisir dans la sensation, se trouve réduit à « un concept infiniment vide », soit comme « disparition infinie » – et aucune action n'a prise sur le réel – soit comme éternité, qui est suppression de la succession, mais que Climacus décrit comme « un progrès sur place »461. L'expérience de Campos aura été salutaire pour mettre en lumière l'impasse de sa tentative. Climacus révèle qu'il est en revanche une autre conception du temps où l'instant, celui de l'action humaine sur soi et sur le monde, prend quelque consistance lorsqu'il s'ordonne autour d'une valeur transcendante, à savoir, pour Climacus, l'élève en christianisme, l'irruption de Dieu dans le temps :
Mais l'instant n'est pas une simple détermination du temps dont le propre est uniquement de passer, d'où suit que s'il doit être déterminé par l'une des modifications se manifestant en lui, il est le temps passé. Par contre si le temps et l'éternité entrent en contact, ce doit être dans le temps et nous avons l'instant.462
22Cette valeur transcendante dont Campos dit qu'elle habite en l'homme (l’idée absolue – et en cela elle est aussi immanente) est rejetée par Campos dans le passé plutôt qu'accueillie dans le présent comme fin de l'action humaine. Il appartiendra aux hommes de bonne volonté, soucieux de leur propre régénération ainsi que de celle de leur époque, de prolonger le chemin entamé par le poète sensationniste et d'en dépasser les thèses.
3. La répétition : vaincre l’absurde
23Kierkegaard et Pessoa recherchent tous deux la voie d'un dépassement de l'homme, d'une réconciliation avec lui-même, englué dans la quotidienneté et avec le monde. La répétition constitue la catégorie censée opérer ce dépassement. À première vue, tout sinon l'intention, semble séparer ces deux auteurs sur ce point. Kierkegaard consacre deux ouvrages, La Répétition et Crainte et tremblement, centrés respectivement sur les figures de Job et d'Abraham. Pessoa évoque dès Message, la nécessité d'entreprendre « la quête de qui nous sommes en la distance de nous-mêmes »463. Bien qu'ils se meuvent l'un et l'autre dans des sphères différentes, l'éthico-religieux pour le premier et l'esthétique pour le second, nous pouvons cependant discerner un parallélisme dans leur démarche. La répétition vise chez Kierkegaard à réaliser le saut du religieux, le redoublement – ou reproduction poétique – chez Campos, à effectuer le saut de l'éthique, même si pour ce dernier, ses écrits, loin de constituer des ouvrages d'éthique, n'en ont pas moins l'ambition de forger de nouvelles valeurs dignes de la modernité. Si pour Pessoa, à travers ses hétéronymes, la reproduction poétique fournit un substitut à la répétition existentielle, elle en constitue également un paradigme à l'homme d'aujourd'hui épris d'action et soucieux de « jouir de sa vie en accomplissant bon nombre de rêves »464 : bien que demeurant dans le medium de l'imagination, Campos a une visée directement concrète, non pour lui-même (il ne le peut), mais pour ceux à qui il s'adresse et exhibe à titre d'exemple, le cas de Walt Whitman.
24Job, dont Kierkegaard nous dit « qu'il se trouve aux confins de la poésie »465, voit la répétition réalisée. Bien qu'il n'ait commis aucune faute, il reçoit un châtiment : tout ce qu'il possède lui est retiré. Il refuse de se sentir coupable comme le lui suggèrent ses proches ; « il se sait innocent et pur au fond de son cœur, où il le sait aussi avec l'Éternel ; pourtant toute la réalité le réfute »466. Il ne veut pas céder à l'injonction de la raison qui cherche à trouver une faute derrière tout châtiment. Sa grandeur réside en ce que sa passion de la liberté – qui caractérise W. Whitman – lui fait rejeter les explications trop simplistes de la raison. « Il possède la conscience que Dieu même ne peut lui enlever, bien qu'il la lui ait donnée »467 et garde confiance en Dieu. Ce qu'il vit est une épreuve et cette épreuve le met face à Dieu : ses tribulations n'ont de sens qu'en vertu d'un élément transcendant :
La tourmente s'est apaisée… l'Éternel et Job se sont compris, ils sont réconciliés,… Job est béni et a reçu tout au double. – C'est ce qu'on appelle une répétition … Il y a donc une répétition. Quand apparaît-elle ? Ce n'est pas facile à dire en quelque langage humain. Quand s'offrit-elle à Job ? Quand toute certitude et vraisemblance humaines concevables firent défaut. Peu à peu, Job perd tout ; l'espérance s'efface ainsi par degrés… Au point de vue de l'immédiat, tout est perdu.468
25Job est le paradigme de la vie réconciliée : il reçoit de Dieu ce qu'il avait perdu. Mais cette réconciliation n'est offerte que comme répétition, reprise. Celle-ci n'est pas une nouveauté, mais un re-nouveau par lequel l'individu recouvre son unité perdue.
26Campos est particulièrement sensible à ce premier thème, celui de la réconciliation et avoue dans le poème dédié à son modèle, rechercher ce « point de la conscience / Dans lequel le paysage se transforme / Et commence à nous intéresser, à nous secourir, à nous secouer »469. Certes Campos a réussi, en théorie du moins, à s'émanciper des contraintes de la pensée et de sa fausse rationalité, lorsqu'elle est mal appliquée, qui fait de préjugés ou de partis pris des vérités intangibles, grâce à l'enseignement de son maître Caeiro. Mais seule la mort pourra l'en affranchir véritablement, à l'instar de Job, durant sa vie : « Ah, me voici libre ! / Ah, j'ai brisé toutes / Les chaînes de la pensée »470. Il reconnaît en outre ne pas disposer d'élément transcendant qui fonde cette réconciliation : le nihilisme de l'époque a tout évacué, il ne peut que le déplorer, sans proposer de substitut – « Notre incertitude païenne privée de joie, / Notre faiblesse chrétienne privée de foi, / Notre bouddhisme inerte, privé d'amour pour les choses, privé d'extases, / Notre fièvre, notre pâleur, notre impatience d'êtres faibles… »471 – et il finira par dépit, par l'endosser : « Il n'y a pas de Dieu, ni de vie, ni d'âme distincte de la vie »472. Il indique ainsi en négatif, lui qui posait le primat de la vie, cette tâche essentielle pour ses contemporains qu'il n'a pas su accomplir, être un moi : « Vive moi parce que je suis mort ! Vivat ! / Je suis Moi »473. De même, s'adressant à W. Whitman qui, lui, sut le faire – sans qu'on sache comment – il ne parvint pas à surmonter les contradictions de la vie, « l'absurde immense du monde, la dure ineptie des choses »474. Partout dans le Salut est affirmée la vacuité des choses, l'impossibilité à trouver une direction vers laquelle orienter son action, a y donner un sens, à s'affirmer dans sa singularité d'individu – être un moi unifié et singulier. Cette impossible affirmation de soi est directement mise en relation par Campos à un élément transcendant qui donne à la vie ordre et harmonie, mais dont il ignore la nature et qu'il nomme provisoirement Dieu, pour le récuser (car dit-il, des parallèles ne se rencontrent jamais), à charge pour le lecteur de réemprunter cette voie inaboutie pour le moment :
Qu'a donc été mon être entier ? Une immense aspiration vaine –
Réalisation stérile à partir d'un impossible destin –
Machine de fou pour réaliser le mouvement perpétuel,
Théorème d'absurde pour la quadrature du cercle…
Absurde aspiration à la rencontre des parallèles Dieu-vie.475
27Ce second thème est évoqué en Crainte et tremblement dans le personnage d'Abraham. Contre toute vraisemblance, sa femme étant stérile, il reçut de Dieu la promesse d'une descendance. Lorsque survint l'enfant tant désiré, Isaac, il entendit l'appel de Dieu lui demandant contre toute attente de sacrifier Isaac. Abraham continua à croire en la promesse et il reçut son fils pour la seconde fois : il vécut un redoublement :
Il crut en vertu de l'absurde, car il ne saurait être question de calcul humain ; et l'absurde, c'est que Dieu qui lui demandait ce sacrifice, devait révoquer son exigence un moment après. Il fut alors assurément surpris par l'issue, mais par un double mouvement, il avait rejoint son premier état, et c'est pourquoi il reçut Isaac avec plus de joie que la première fois.476
28Abraham a cru, espéré, et tout retrouvé en vertu de l'absurde, tel est le paradoxe. Nous avons là un double mouvement : un acte d'affirmation de soi (Abraham suspend l'éthique en s'apprêtant à commettre un meurtre) et un acte de fondation en Dieu, la perte du fini, puis à nouveau le recouvrement du fini. Il y a bien redoublement puisque Abraham retrouve Isaac, mais ce qu'il a retrouvé l'est à un niveau supérieur car il a alors gagné l'infini. Il a vaincu l'absurde – mais Campos ne le put. Cet absurde n'est pas seulement intrinsèque à la vie comme le souligne justement Campos, mais relève aussi d'une maladie de l'esprit à la recherche de fausses transcendances, qui veut y voir ce qu'elle n'est pas. À l'instar de Campos dans Le Départ, véritable hymne à la mort, Kierkegaard soulignera que la vraie répétition ne saurait jamais être accomplie que dans l'éternité ; du reste, pour l'illustrer, il n'aura recours qu'à des figures bibliques.
4. La reproduction poétique : retrouver le sens du possible
29La répétition, dont le sens profond, rappelons-le, réside dans l'acte de recouvrement du moi – même si ce terme, utilisé de façon spécifique par Kierkegaard n'est pas employé par Campos – « surgit lorsqu'il y a contradiction entre l'idéalité et la réalité »477. Dans la réalité seule où tout est donné, où tout est immédiat, il ne peut y avoir de répétition, mais au mieux similitude, identité. De même, dans l'idéalité seule, l'idée « est et reste la même »478 sans qu'on puisse parler de répétition. La répétition se produit lorsque idéalité et réalité se touchent ; elle suppose deux mouvements, le mouvement du possible et le mouvement du réel. Pour être commise, une action droite suppose d'abord d'être pensée, puis d'être exécutée scrupuleusement selon ce qui a été pensé. Deux registres sont donc sollicités, celui de l'idéalité et celui de la réalité entre lesquels l'existant opère constamment un mouvement de va-et-vient. C'est ce qu'explique clairement Climacus dans le Post-scriptum :
Sur le terrain esthétique et intellectuel, une réalité n'est comprise et pensée que lorsque son esse est ramené à son posse. Sur le terrain éthique, la possibilité n'est comprise que lorsque chaque posse est réellement un esse. Quand l'esthétique et l'intellect vérifient, ils protestent tout esse qui n'est pas un posse, quand l'éthique vérifie, elle condamne tout posse qui n'est pas un esse.479
30Le poète ramène à l'idéal auquel doit se rapporter toute action, mais l'existant ne peut s'en suffire : il a pour charge d'en imprégner le concret de la vie. À sa façon, Campos évoque lui aussi ce double mouvement. Parlant de W. Whitman, il écrit : « Funiculaire de l'Olympe jusqu'à nous et de nous vers l'Olympe »480. Il n'y a rien de surprenant que le poète Campos, s'adressant à un autre poète qui fut plus qu'un poète en ce qu'il accomplit ce double mouvement, privilégie l'idéal au réel, le domaine du possible à celui de l'action :
Dans tes vers, au bout d'un certain temps, je ne sais plus si je lis ou si je vis,
Je ne sais plus si mon lieu réel est dans le monde ou dans tes vers.481
31Il s'agit en effet pour Campos, et telle nous semble être la visée du redoublement pessoen, d'accréditer le possible, de l'imaginer comme réalisable – « je peux être tout »482 – et d'en faire un mobile pour la volonté – « ou je peux n'être rien, ou être quelque chose »483 – même si cet effort est sans terme – « Infini ! Univers ! Terme sans terme ! Quelle importance ? »484 – et ne mène nulle part, à charge pour le lecteur, car Campos ne le peut, de trouver le chemin qui ramène au concret et qui conduise à soi, à l'instar de W. Whitman auquel il s'exprime ainsi : « Dieu Terme de tous les objets qu'on imagine et c'est bien toi »485. Le passage par l'imagination est une étape préalable : il me fait évaluer chaque esse en fonction d'un éventuel posse ; il n'est pas pour Campos pure fantasmagorie, « Car derrière le délire [il] construit, / Car derrière les sensations [il] pense »486. Le possible est le réel si je le veux et W. Whitman en fournit un exemple éloquent, lui, le chantre des « concrets absolus »487, absolus tant quantitativement, qui rassemblent « la totalité éparse de ce qui intéresse le monde »488, que qualitativement : « Que rien ne manque et pas même le manque »489. Il importe au poète de libérer le possible : « Je veux vivre en liberté à travers les airs,…/ Je ne veux pas de serrure aux portes », jusqu'au comportement le plus débridé, jusqu'à la forme la plus extrême de vouloir du moi,
Qu'on me déverse des poubelles,
Qu'on me jette dans les mers…
Rien que pour n'être pas simplement en train d'écrire ces vers.490
32« quitte à le perdre – à être esclavagisé »491 – sachant que les véritables entraves sont celles que l'on s'applique à soi-même et ne sont le fruit d'aucune nécessité. : « Couvrez-moi de chaînes à cette fin que je les brise »492. Chanter W. Whitman, c'est ramasser toutes les possibilités, « tous les modes de toutes les émotions, tous les caractères de toutes les pensées »493, recueillir l'infini de la possibilité que nous ne savons saisir et qui se présente démultiplié en autant d'actions, en autant de Moi – « un cortège de Moi jusqu'à toi pétaradent »494 – cultiver une capacité à pouvoir toute chose, un pouvoir de pouvoir. Cet impératif, pour paraître chimérique – c'en est une folie, « Folie parce qu'il n'y a pas assez de vie en un seul pour qu'il soit tous »495, il n'en est pas moins une tâche, tâche de l'homme moderne, qui en cela suit les pas de W. Whitman : « Ah ! Toi qui as tant chanté, tu as laissé tout à chanter »496.
33À travers sa volonté de tout sentir, le poète sensationniste Campos cherche à éprouver sa capacité à pouvoir, à tout pouvoir. Peut-être indique-t-il aussi, sans toutefois en discerner les contours, la voie de son propre dépassement : retrouver par tous les devenirs possibles pour y confirmer son être, sa vérité initiale, saisir dans le foisonnement de la possibilité, celle qui les contiendrait toutes et qui serait la seule possible car la seule susceptible de lui faire recouvrer cette réalité antécédente. La vie maritime est l'occasion pour Campos de se projeter dans « l'Abstraite Distance » et d'entreprendre ce parcours régressif où se confondent toutes les origines :
S'en aller, s'en aller, s'en aller une bonne fois !...
Tout mon corps se jette en avant !
Je dévale tout au long de mon imagination en cataractes !
Je me piétine, je rugis, me précipite !
Mes aspirations éclatent en écume
Et ma chair est une lame se fracassant sur les rochers.497
34À cette fin, le recours au rêve et à l'imaginaire vise à séparer dans la chose le tréfonds et l'actuel, et c'est contre l'actuel et le réel qu'il a justement évacués que se brisent ses aspirations : le devenir rêvé se heurte au rocher de l'existence. Mais tous ces devenirs qu'il endosse un par un, en tous temps et en tous lieux (« Je veux m'en aller avec vous, / En même temps avec vous tous / Dans tous les lieux où vous êtes allés »498), lui confèrent une existence collective (« Venez tous comme en un »499), en surplomb de toute existence particulière et en opposition avec elle. Endosser une existence collective signifie s'assimiler le monde, exister le monde (« tenter l'aventure indéfinie, vers la Mer absolue, pour réaliser l'impossible ! »500) pour en pénétrer le secret dynamisme interne vital (« Je me perds tout entier de moi-même, je ne suis plus à vous, je suis vous »501), le réduire à son seul flux vital pour « sentir se métamorphoser son humanité »502 : « le monde entier n'existe plus pour moi ». Les différences particulières s'effacent, seule s'écoule la vie une et inchangée – être le « pirate-résumé » qu'ambitionne Campos exprime et récapitule toute la piraterie, toute la vie maritime – et les oppositions s'équivalent – être le pirate-résumé et la « victime-synthèse ».
35C'est donc à un apprentissage de l'existence que vise à introduire le projet poétique de Campos. N'étant pas en mesure de se hisser jusqu'à la figure de W. Whitman qui symbolise la vie, sans qu'il sache comment il y est parvenu (« Pour te chanter… / Le mieux c'est de chanter la terre, la mer, les villes et les champs- / Les hommes, les femmes, les enfants… »503), Campos tente à tout le moins de la libérer de tous les carcans qui l'étouffent comme il le lui confie :
Toi interposé, libéré, déployé, envoyé
Interposition, libération, envoi, déploiement
Interposeur, libérateur, déployeur, envoyeur.504
36L'époque, dans laquelle il s'englobe, est décadente (« décadents, voilà ce que nous sommes »505), et lui-même se décrit comme « exagérément superflu…, inutile, épuisé, improductif, prétentieux, amoral »506. Son projet libérateur est avant tout une critique du nihilisme (nihilisme que Campos résume dans la formule « Tout ou rien »507 et dont il garde quelques traces en lui) de l'homme moderne : « Allons-nous en de l'Être lui crie-t-il, larguons d'un coup, définitivement, le Village-Vie, la Banlieue-Monde de Dieu »508, lui qui préfère se réfugier dans les essences, dans l'Être qui nie la vie. « En partant, je retourne »509, ajoute-t-il : en quittant cette vie petite, chétive, morcelée, il embrasse une vie qui s'étend aux confins de l'univers et qui, dans son dynamisme, relie tout, les choses entre elles (« la synthèse-univers »), le moi avec lui-même.
37Campos ne désespère pas du rôle de la poésie dans la régénération des esprits car l'art, dit-il, est une espérance510. Et s'il reconnaît qu’« un train d'enfant… tiré par une ficelle a plus de mouvement réel que nos vers »511, l'art ne peut cependant être un substitut à la vie : il l'anime, lui donne un sens, et assure cohésion à toutes ces choses qui, séparées, forment ensemble la synthèse-univers : « À quoi sert l'art qui veut être la vie sans la vie qu'il veut être »512. Mais chanter la vie, c'est lui donner vie, même à partir d'une position de retrait où elle apparaît affaiblie et dévaluée : « Je sais que te chanter ainsi n'est pas te chanter… me chanter moi, c'est te chanter toi »513. Essayer de chanter la vie, avouer son incompétence à le faire – « dire que je ne peux pas te chanter, c'est te chanter encore » – c'est ainsi maintenir le fil qui nous relie à elle. Le poème suprême, lui, est vie, il ne la remplace pas puisqu'il en est l'image :
Ce qui m'inonde de fureur…
C'est de ne pouvoir remplacer mon rythme qui imite le chant de l'eau
Par la fraîcheur réelle de l'eau au contact de mes mains.514
38et c'est pourquoi il englobe tout. Il rend superflus tous les poèmes comme autant d'approches partielles et étriquées, il rend superflue la vie elle-même515 puisqu' il la contient tout entière : il la re-saisit dans sa spontanéité. Le redoublement poétique fait de la vie un poème – « Tu chantais tout et en toi tout chantait » – et Campos nous le donne à entendre afin que son écho s'amplifie en chacun d'entre nous. Il recèle une spontanéité qu'aucune imagination ne saurait imaginer :
Moi je sens que tout ce que j'ai désiré est resté au dehors de ce que j'ai imaginé
Car bien que j'aie tout désiré, tout m'a manqué.516
39Et, si manque il devait y avoir, c'est de spontanéité et d'ouverture à la vie (« Car tout est une seule vitesse, une seule énergie, une seule ligne divine »517). La spontanéité, l'immédiateté, est la seule voie, le seul chemin, même si le sensationnisme est une propédeutique, un apprentissage à la vie – « il n'y a qu'un chemin pour mener à la vie, et c'est la vie »518 une voie – expérimentale, un chemin balisé, le seul praticable bien qu'il n'ait jamais été emprunté et qui reste à découvrir, « le chemin du sans-chemin », devenir pur que rien ne contrarie, vie par excellence : « Ô chemin du sans-chemin ! / Terminus au Sans-Arrêt »519.
5. La reproduction poétique : l’obstacle du réel
40Mais s'il importe pour lui-même et pour ses contemporains de réapprendre à vivre, Campos ne peut se résigner à laisser la vie abandonnée à l'absurde et se demande dans quelle mesure elle peut répondre aux soucis de la modernité. Il reste fasciné par la signification de l'existence, par son mystère, qui se manifeste à nous comme étant l'absurde, et tente dans une position de retrait propre à celle de l'observateur, d'en révéler la nature. La sensation lui fournit quelques points de contact avec la vie qui lui permettent de la recréer artificiellement dans le laboratoire de l'imagination. Mais en faisant l'impasse du réel, du concret, il passe de l'Idée à l'Idée : il tente d'abord d'établir un lien entre chaque chose particulière et son idée de référence :
Ah quelle essentialité de mystère et de sens figés…
N'est-elle pas le pont entre un quai quelconque et Le Quai.520
41Plus généralement, il s'efforce de déterminer les spécificités de la vie maritime, « cette vie meilleure »521 qu'il recherche. Campos s'interroge sur la vie d'autrefois et conçoit la vie moderne comme reproduction de la première, mais plaçant toute authenticité dans cette dernière, le concret est envisagé comme irrémédiablement perdu : chaque réalité est saisie comme déréalisée, comme l'envers de sa réalité : « les navires vus de prés sont autre chose et la même chose »522. La vie maritime n'est pas faite de ce qui la compose, mais de ce que le temps (et l'imagination) décompose en ne laissant subsister que la plus subtile abstraction. L'abstraction produite par le travail de l'imagination permet à Campos de franchir le décalage temporel entre les deux époques et d'établir une continuité entre elles. Le retour au concret qu'opère épisodiquement Campos,
Ah ! quelle joie, quelle joie d'en finir une bonne fois avec mes rêves !
Voici de nouveau le monde réel, si secourable pour les nerfs !
Le voici à cette heure matinale où entrent les paquebots qui arrivent tôt.523
42lui procure la distance suffisante pour s'installer comme observateur d'une réalité, la vie maritime, qui lui demeure extérieure :
Bon voyage, mon pauvre ami d'occasion, qui m'as fait la faveur
D'emporter avec toi la fièvre et la tristesse de mes rêves,
De me restituer à la vie afin que je te regarde, que je te voie passer.524
43Ainsi Campos ne tentera-t-il jamais le saut de la répétition qui consiste à exister conformément à l'idée puisque le concret de l'existence est soit abstrait dans le rêve ou l'imagination, soit soustrait, mis à distance de l'existence elle-même.
44Cependant le redoublement poétique vise à simuler sinon à suppléer la répétition authentique qui, elle, se déploie dans le réel. La sensation exacerbée stimule l'imagination qui à son tour aiguise la sensation pour atteindre ce point-limite où le moi se transforme à l'image de ce qu'il simule (« le rut sadique et ténébreux de la stridente vie maritime… éclate »525… « Tout mon cerveau explose »526). Dans la profondeur des eaux avec lesquelles il se confond, il croit découvrir la vérité de son for intérieur et attendre ce cri primitif, « le cri ancien »527, ce « cri très ancien »528, ce « vociférant appel »529 qui rattache son enfance à celle de l'humanité, qui relie le passé au présent pour lui donner consistance. Pour parvenir à ce point, Campos crée en lui une saturation des sensations (« toute la vie maritime ! tout dans la vie maritime / S'infuse dans mon sang toute cette subtile séduction »530) et tarit la sensation – ses « sens se noient – par la sensation :
Peu à peu le délire des choses maritimes me saisit
Le quai et son atmosphère me pénètrent physiquement,
Le clapotement du Tage monte sur moi jusqu'à noyer mes sens,
Et je commence à rêver, je commence à m'envelopper du rêve des eaux…531
45L'ivresse du réel l'éloigne encore davantage du réel dont il ne subsiste que l'écho (« Mon âme s'est épuisée, il ne reste en moi qu'un écho »532). Mais alors la porte s'ouvre « sur le Mystère »533. Le tréfonds a été atteint : l'« heure maritime » n'est qu'une « béance »534 au fond de l'être. Campos a bien été tenté de surmonter sa condition, de dépasser la sensation, mais il le fait au moyen de la sensation : il ne disposait pas du principe transcendant – Campos parle du « Transcendantal de la vie »535 – qui lui permît de donner sens à la vie et éviter le repli vers l'imaginaire. Ce principe, Campos ne le possède que négativement, comme mystère – « l'énorme mystère très humain des vives eaux nocturnes »536 – et perd ainsi tout dynamisme, toute sa force propulsive capable de projeter l'individu vers un avenir : il n'apparaît que sous la forme du révolu, de l'irrémédiablement perdu :
Et mon enfance heureuse au fond de moi s'éveille telle une larme ;
Mon passé resurgit, comme si ce cri maritime
Etait un parfum, une voix, l'écho d'une chanson
Qui viendrait réclamer à mon passé
Ce très lointain bonheur qui plus jamais ne sera mien.537
46Ce qui signifie que tout avenir est définitivement obturé : toute authenticité est située en arrière dans un retour à l'origine, vers ce point situé « en nul recoin de l'espace », « en nul endroit du temps »538. En revanche, la répétition selon Kierkegaard – même si ce dernier concède qu'elle n'est véritablement réalisée que dans l'éternité et non dans la temporalité – est une transfiguration du passé dans le présent, où le passé est re-pris et devient nouveau dans le concret de l'existence (re-création), selon les paroles de l'Évangile : « De sorte que par le Christ, on est une création nouvelle : ce qui est ancien a passé ; voici que tout se renouvelle » (2 Cor. 5, 17). La répétition ne concerne pas quelque chose du passé se produisant de nouveau, mais le passé qui devient nouveau au moment où il revient. Rien n'est changé, mais tout est devenu nouveau. La répétition est ainsi bien ancrée dans le réel et dans le temps, ce qui n'est pas le cas de la reproduction poétique de Campos qui tente, en désespoir de cause, de fusionner, de fondre le rêve et la réalité : « mes rêves m'ôtent légèrement les mains des yeux »539… « et je rouvre soudain mes yeux que je n'avais pas fermés »540.
47L'ancien revient, non comme nouveauté mais comme chose périmée : la reproduction poétique n'obtient que le retour du même, un passé duquel il est impossible de s'échapper et qui rend prisonnier dans une « centrifuge aspiration » – « Et zut, lance Campos, ne pouvoir agir en accord avec mon délire »541. L'individu n'en ressort pas changé à l'instar d'Abraham ou de Job : la répétition ne se produit pas, la métamorphose n'a pas lieu, même s'il l'appelle de ses vœux : « je veux… sentir se métamorphoser au large mon humanité »542 : le moi s'est déplacé dans un medium autre que celui de l'existence concrète, il s'est métaphorisé. Pour Campos, la métaphore est une métamorphose avortée, fruit du redoublement poétique : « Moi, écrit-il, qui si souvent me sens aussi réel qu'une métaphore »543... « Moi le contradictoire, le fictif, le baragouin, l'écume »544.
48La répétition échoue en s'abîmant dans l'imaginaire – « l'imagination me fait mal »545 – elle n'en conserve pas moins ses acquis : la répétition pessoenne est une propédeutique à la répétition véritable ; elle inscrit en creux le lieu d'une transcendance, un principe pour le moment occulté qui hausse l'existence jusqu'à la plénitude et pour lequel elle est prête à s'immoler :
Déchirez-moi, tuez-moi, blessez-moi !
Ce que je veux c'est emporter dans la Mort
Une âme débordant de Mer…
Qu'on m'arrache la peau, qu'on la cloue sur les quilles.
Et puissé-je sentir la douleur des clous au point de la sentir sans cesse à jamais.546
49Campos, Christ des temps modernes, donne sa vie en sacrifice à la vie : « Faites de moi toutes vos victimes réunies ! / Comme Christ a souffert pour tous les hommes, je veux souffrir »547. L'exaltation de la vie passe chez Campos par son exacerbation. Car qu'est-ce la vie sinon un agir et un pâtir jusqu'à la férocité. Férocité envers une vie amoindrie qui n'est que l'ombre d'elle-même : « Ah ! la sauvagerie de cette sauvagerie. J'emmerde / Toute vie pareille à la nôtre, qui n'est rien de tout ça »548. Férocité des pirates qui enfreignent les lois de ce monde malade pour y installer, en pure gratuité, la manifestation paroxystique de la vie car la vie n'a d'autre fin qu'elle-même :
Je m'efforce et réussis à appeler de nouveau devant mes yeux au fond de l'âme…
La furie de la piraterie, des massacres, la soif quasiment dans la bouche, des pillages,
Du massacre inutile des femmes et des enfants,
De la torture gratuite, rien que pour nous distraire, des passagers les plus pauvres,
Et le plaisir sensuel de casser, disloquer les choses que les autres chérissent le plus.549
50La répétition échoue pour Campos : le moi imaginaire déborde le moi concret. Mais, dans une certaine mesure, chez Kierkegaard aussi, et pour d'autres motifs, vu qu'elle n'est jamais véritablement atteinte dans la temporalité. La répétition ne s'y réalise pas, non pas en vertu du medium (l'imagination) où se déploie l'existence comme chez l'hétéronyme, mais en raison de la finité de l'homme : l'existence excède les limites du moi, argument que relève également Campos : « toute la rage de ne pas contenir tout cela, de ne pas détenir tout cela… »550 De rares fois, précise Kierkegaard, l'existant parvient à réaliser la synthèse de fini et d'infini (il est l'un et l'autre, au même titre qu'il est corps et âme) et donc à accomplir la répétition, et c'est dans l'Instant que le temps et l'éternité entrent en contact : « le temps interrompt constamment l'éternité » et « l'éternité pénètre sans cesse le temps »551. Contrairement à Campos, l'éternel est en avant, il est l'avenir, et non en arrière sous la forme du passé. L'instant est pour Kierkegaard « atome d'éternité » par opposition au temps successif de Campos. Il acquiert consistance et durée : il est l'Heure qu'invoque Campos et non plus le moment étriqué sur lequel il bute (cf. « le rut impotent des moments »), ainsi que ce dernier le constate avec beaucoup de lucidité : « Or je suis un convalescent du Moment »552.
51La pseudonymie kierkegaardienne se déploie à l'intérieur d'une pensée téléologique : la relation absolue à l'absolu. L'hétéronymie pessoenne, elle, n'obéit à aucun telos ; elle le recherche. Si toutes deux se présentent comme des expérimentations, la première vise, dans ses écrits esthétiques, à une purgation – « une évacuation nécessaire » – de l'immédiat et de l'imaginaire et à une exposition du religieux (ouvrages d'Anti-climacus), la seconde, toute à sa quête est d'abord exploratoire. Aussi la question du redoublement – exister dans ce que l'on pense – prend-elle un visage différent : le redoublement est inscrit dans l'hétéronymie ; la pseudonymie, quant à elle, est de nature dialectique : elle invite le sujet à sa tâche éminente dans l'existence, la répétition. Les hétéronymes sont des modes d'actualisation fictifs et le redoublement qu'ils accomplissent est un dédoublement car il s'effectue dans le medium de la pensée (la vie considérée comme objet) et non dans le medium du réel comme devenir (l'existant considéré comme sujet) : « la conscience redoublée, écrit R. Bréchon553, aboutit à l'illusion et fait de la vie un songe… elle freine aussi le passage à l'acte » c'est-à-dire au véritable redoublement dans le concret de l'existence. Le sujet pessoen cherche à être autre, le sujet kierkegaardien veut devenir un autre : la pseudonymie par opposition à l'hétéronymie est un univers sans je psychologique : elle tente de dégager des types universels de subjectivité, des idéalités existentielles : « j'ai fait parler et entendre, explique Kierkegaard554, l'individualité réelle en sa fiction qui produit elle-même sa propre conception de la vie qu'elle représente ». Être autre signifie expérimenter une capacité de pouvoir, un pouvoir de pouvoir, ce que permet le redoublement-dédoublement c'est-à-dire la bipolarité créée par le rêve entre soi et soi – à charge pour le lecteur de réaliser la répétition véritable à partir d'un telos que Pessoa ne détenait pas ou n'entrevoyait que de façon confuse : une « ultra-transcendance »555 que J. Balso trouve chez Campos, ou un « outre-Dieu »556 (alem-Deus). La pseudonymie forme « un système des possibles existentiels »557 corrélés à chaque type de telos, esthétique, éthique ou religieux, c'est-à-dire relatif ou absolu. Ce ne pouvait être le cas de l'hétéronymie dont les figures qu'elle met en avant renvoient soit au présent anhistorique, intemporel, (Caeiro) ou à un présent sans épaisseur concrète (Campos, « convalescent du moment »).
52Même si la vision kierkegaardienne reste problématique, elle n'en constitue pas moins un débouché possible au projet existentiel de Campos, solution qu'il appartient désormais aux temps présents de creuser et de poursuivre, en lui donnant éventuellement les inflexions nécessaires pour répondre aux défis de la modernité. Kierkegaard et Pessoa, en dépit de l'orientation différente de leur pensée, ont une finalité commune, la régénération de l'individu, qu'elle passe par le religieux ou non.
Notes de bas de page
430 Nous utiliserons généralement à propos de Campos les termes de répétition ou de redoublement employés par Kierkegaard, même si ceux de reproduction poétique paraissent plus justifiés.
431 Ode maritime, p. 213.
432 Ibid.
433 Ibid.
434 Ibid. p. 214.
435 Le Passage des heures, p. 302.
436 Ode maritime, p. 213.
437 La Répétition, OC 5 p. 67 / SV III, 261.
438 Salut à Walt Whitman, p. 258.
439 Ibid. p. 264 et 265.
440 Ode maritime, p. 214.
441 Le Passage des heures, p. 286.
442 Ode maritime, p. 215.
443 « Quand nos entrailles se nouent / Et qu'une vague sensation semblable à une peur / - La peur ancestrale de s'éloigner et de partir, / La mystérieuse crainte ancestrale de l'Arrivée et du Nouveau- / Nous rétrécit la peau et nous écœure… » (Ode maritime, p. 216).
444 Ibid. p. 216.
445 Ibid.
446 Ibid. p. 214
447 Ibid. p. 218.
448 Ibid. p. 215.
449 Ode maritime, p. 216-7.
450 Ibid. p. 219.
451 Le Passage des heures, p. 294.
452 Ibid. p. 286.
453 Ode maritime, p. 217.
454 Ibid. p. 219.
455 Ode maritime, p. 217.
456 Ibid. p. 220.
457 Ibid. p. 229.
458 C'est-à-dire à la façon de Hegel.
459 Le Concept d'angoisse, OC 7 p. 185 / SV IV 391-2.
460 Ibid.
461 OC 7 p. 186 / SV IV 392-3.
462 Ibid. OC 7 p. 187 / SV IV 393.
463 Message, p. 1269.
464 Ode maritime, p. 240.
465 La Répétition, OC 5 p. 72 / SV III 267.
466 Ibid. p. 74 / SV III 269.
467 Ibid. p. 75 / SV III 270.
468 Ibid. p. 78-9 / SV III 274, 275.
469 Salut à Walt Whitman, p. 273.
470 Le Départ p. 318.
471 Le Passage des heures, p. 305.
472 Le Départ, p. 318.
473 Ibid. p. 314.
474 Salut à W. Whitman, p. 273.
475 Ibid. p. 271.
476 Crainte et tremblement, OC 5 p. 129 / SV III 98.
477 De omnibus dubitandum, OC 2 p. 361 / Pap. IV B1 p. 50.
478 Ibid.
479 OC 11 p. 23 / SV VII 312.
480 Salut… p. 266.
481 Ibid. p. 260.
482 Ibid. p. 261.
483 Ibid.
484 Ibid.
485 Ibid. p. 267.
486 Ibid. p. 264.
487 Ibid. p. 263.
488 Ibid.
489 Ibid.
490 Ibid. p. 265.
491 Ibid.
492 Ibid.
493 Ibid. p. 266.
494 Ibid.
495 Ibid.
496 Ibid.
497 Ode maritime, p. 221.
498 Ibid. p. 223.
499 Ibid.
500 Ibid. p. 222.
501 Ibid. p. 229.
502 Ibid. p. 223.
503 Salut à W. Whitman, p. 276.
504 Ibid. p. 267.
505 Ibid. p. 271.
506 Ibid. p. 272.
507 Salut… p. 270.
508 Ibid. p. 271.
509 Ibid.
510 Ibid. p. 274.
511 Ibid.
512 Ibid. p. 277.
513 Ibid. p. 275.
514 Ibid. p. 282.
515 « Poème qui soit tous les poèmes
Qui rende superflus d'autres poèmes
Poème qui rende superflue la Vie » (ibid. p. 278).
516 Le Passage… p. 290.
517 Ibid. p. 288.
518 Le Passage… p. 293.
519 Salut… p. 271.
520 Ode maritime, p. 215.
521 Ibid. p. 219.
522 Ibid. p. 217.
523 Ode maritime p. 238.
524 Ode maritime, p. 242.
525 Ibid. p. 221.
526 Ibid. p. 225.
527 Ibid. p. 226.
528 Ibid. p. 220.
529 Ibid. p. 221.
530 Ibid. p. 217.
531 Ibid. p. 219.
532 Ibid. p. 233.
533 Ibid. p. 237.
534 Ibid. p. 233.
535 Ibid. p. 233.
536 Ibid.
537 Ode maritime, p. 233.
538 Ibid. p. 238.
539 Ibid. p. 233.
540 Ibid. p. 238.
541 Ibid. p. 230.
542 Ibid. p. 233.
543 Le Passage… p. 291.
544 Ibid. p. 292.
545 Ibid. p. 290.
546 Ode maritime, p. 224.
547 Ibid. p. 232.
548 Ibid. p. 230.
549 Ibid. p. 236.
550 Le Passage, p. 294.
551 Le Concept d'angoisse, OC 7 p. 188 / SV IV 395.
552 Opiarium, p. 194.
553 L'Innombrable, C. Bourgois éditeur, Paris 2001, p. 69 et 71.
554 Première et dernière explication, OC 11 p. 301 / SV VII, 616.
555 Pessoa, le passeur métaphysique, Seuil, Paris 2006, p. 144.
556 R. Brechon, op. cit. p. 100.
557 A. Clair, Pseudonymie et paradoxe, Vrin, Paris 1976, p. 27.
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Kierkegaard et la philosophie française
Figures et réceptions
Joaquim Hernandez-Dispaux, Grégori Jean et Jean Leclercq (dir.)
2014
La Vie et les vivants
(Re-)lire Michel Henry
Grégori Jean, Jean Leclercq et Nicolas Monseu (dir.)
2013