Avant-propos
p. 11-13
Texte intégral
1Pessoa (1888-1935) a beaucoup écrit et peu publié : quelques recueils de poésie en anglais et en portugais, des manifestes, des préfaces et postfaces. Mais beaucoup a été légué à la postérité. Les hétéronymes sont en grand nombre (plus de cinquante) : celui-ci varie en fonction de la découverte, non encore achevée, de ses manuscrits, laissés au fond d'une malle. Bien que distincts par leur style, leur inspiration, paüliste, intersectionniste ou sensationniste, voire par leur idiome, ils mènent tous à Fernando Pessoa, dont ils préfigurent à titre expérimental, pour lui-même et pour ses contemporains, les diverses positions de la conscience dans l'existence. D'ailleurs, ne fit-il pas le projet, ainsi qu'il s'en épanche dans une lettre du 28 juillet 1932 à Gaspar Simões, de réunir dans un même ouvrage qu'il nommerait Fictions de l'interlude et « publié par [lui] et sous [son] propre nom », les quatre principaux hétéronymes : Alberto Caeiro, Ricardo Reis, Alvaro de Campos et Fernando-Pessoa-en-personne, ainsi qu'un ensemble de débats polémiques menés entre eux, la Discussion en famille.
2L'hétéronymie n'est pas un jeu gratuit où se manifesteraient des personnalités indépendantes totalement déliées de leur concepteur ; elle reste régie de l'extérieur par F. Pessoa le publicateur, qui n'intervient que parce qu'il les réunit dans le même ouvrage en un personnage éclaté à quatre faces, autre que F. Pessoa le publicateur – hétéronymie de l'hétéronymie qui demande à être dépassée, et qui constitue la tâche des temps à venir. Elle est en outre maîtrisée de l'intérieur par la présence de Fernando-Pessoa-en-personne mêlé aux autres hétéronymes et semble constituer les différentes variations possibles d'une même personne éminemment et existentiellement impliquée dans le débat qu'ils suscitent. Ce faisant, F. Pessoa s'inclut comme personnage hétéronyme à l'instar des autres – Fernando-Pessoa-en-personne – non comme auteur d'êtres fictionnels, mais comme fiction lui-même, sans doute pour alerter la conscience contemporaine que l'hétéronymie est la condition de l'homme d'aujourd'hui qui a oublié ce que c'est qu'exister.
3Bernardo Soares, l'auteur du Livre de l'intranquillité, ouvrage en prose et à ce titre exclu du recueil poétique des Fictions, s'inscrit dans la même démarche expérimentale que les autres hétéronymes. « Semi-hétéronyme », il est selon l'expression de Pessoa, une « personnalité littéraire » : il ne propose pas à l'instar des trois autres hétéronymes une option d'existence. Il est cet être intermédiaire qui se rapproche le plus de F. Pessoa, mais s'en éloigne néanmoins par l'identité qu'il se forge : il est un « rêveur exclusivement ». Il soumet tout au crible du rêve, censé apporter une autre vision de la réalité, en un sens plus réelle que la réalité elle-même, en ce qu'elle explore le tréfonds des choses, le mystère des choses qui existent, le profond mystère de la vie.
4Comme l'auteur de Message, Søren Kierkegaard (1813-1855) ressentit la nécessité de s'adresser à ses contemporains et hésita sur le même point, celui de la réception de ses écrits. Le pseudonyme Climacus, auteur du Post-scriptum définitif et non scientifique aux Miettes philosophiques avait déjà tenté dans ce même ouvrage, de jeter un Coup d'œil sur une tentative simultanée dans la littérature danoise. Prenant prétexte de la parution successive du Post-scriptum et de L'Alternative – dont l'auteur est le pseudonyme Victor Eremita – Climacus livre une brève recension commentée d'ouvrages judicieusement choisis, ceux de la production pseudonymique de Kierkegaard. Mais Kierkegaard ne s'exprimait pas là, dans le Coup d'œil, directement (c'est donc un pseudonyme, Climacus, qui commente d'autres pseudonymes) : aussi éprouva-t-il le besoin… « de déclarer une fois pour toutes aussi franchement, aussi ouvertement, aussi catégoriquement que possible, de ce qu'il en est de [sa] production, ce qu'[il] prétend être comme auteur »1. Il rédigea donc sous son propre nom le Point de vue explicatif (1849) mais renonça après maints balancements – qu'il expose de façon détaillée dans son Journal – à sa publication, craignant d'être pris pour un « extraordinaire » plutôt que pour un « pénitent ». Il opta en fin de compte pour une diffusion posthume (son frère Peter s'en chargea en 1859, quatre ans après sa mort) qui lèverait ainsi toute équivoque sur son existence présente et se contenta d'un bref compte-rendu, Sur mon œuvre d'écrivain, écrit en 1849 et publié en 1851 sous son propre nom.
5Réunir les œuvres de trois pseudonymes en un même ouvrage, les Fictions, ou proposer une « explication » de l'œuvre procède de la même intention : par la confrontation de trois personnalités bien distinctes, Pessoa cherche à inciter le lecteur à la réflexion – pour pouvoir agir en adéquation avec le monde d'aujourd'hui-à la découverte de ce sens de l'existence qu'il ne perçoit que comme mystère ; la recension des ouvrages pseudonymes que fait Kierkegaard dans le compte-rendu Sur mon œuvre d'écrivain vise à bien délimiter chacune des sphères, l'esthétique, l'éthique et le religieux pour amener au véritable telos de l'existence, le rapport absolu à l'absolu : la pseudonymie inférieure, d'ordre esthétique, parle le langage du lecteur pour en capter l'attention et le conduire au religieux, celui de la pseudonymie supérieure – Kierkegaard y déclare explicitement : « Mon œuvre d'écrivain est religieuse en sa totalité, du début jusqu'à la fin »2… « Ma préoccupation infinie c'est de faire entendre les exigences de l'idéalité »3. Dans le Point de vue explicatif, Kierkegaard se fait plus précis et distingue un premier groupe (production esthétique) comprenant Crainte et tremblement, La Répétition, Le Concept d'angoisse, les Miettes philosophiques (dont le pseudonyme, Climacus, est très proche de Kierkegaard lui-même) et dix-huit discours édifiants (publiés sous son propre nom) qui relèvent du domaine poétique et dont les catégories sont celles de l'immanence, par opposition au domaine religieux, un deuxième groupe avec le Post-scriptum définitif et non scientifique aux miettes philosophiques (dont le pseudonyme est Climacus) et enfin le troisième groupe (production strictement religieuse) dont le pseudonyme, Anti-Climacus est l'auteur de La Maladie à la mort et de L'École du christianisme ainsi que les Discours chrétiens (publiés sous son propre nom). Toutefois la pseudonymie comporte des variantes ; pour que la parole ne paraisse pas surgir de nulle part, le nom de Kierkegaard figure dans l'œuvre de Climacus comme éditeur : Kierkegaard consent à endosser une responsabilité littéraire. Si la pseudonymie consiste comme l'affirme Kierkegaard à « tromper pour amener au vrai », il maintient comme éditeur un lien avec le lecteur, signe que cette tromperie ne recouvre pas de noirs desseins. La parution par vagues des Discours édifiants concomitamment aux ouvrages pseudonymes devait servir de répondants à ces derniers (esthétiques ou au contraire éminemment religieux), faisant entendre une voix, certes non autorisée (Kierkegaard n'est pas pasteur), mais édifiante, celle de poète (du) religieux. Enfin, dernier prolongement, le posthume (concerne le Point de vue explicatif mais aussi son Journal) livre la clé d'interprétation du pseudonymique – et de l'ensemble de son œuvre – et l'on voit mieux les raisons de la non-publication de son vivant : l'exigence infinie du christianisme qu'il affirme tout au long de ses écrits et à laquelle il croit sans restriction, il ne sut l'appliquer dans toute sa rigueur à sa propre existence. Quant à l'anonymat, il le rejette comme « source profonde de la corruption moderne » et s'il le pratiqua une fois dans les Deux petits traités éthico-religieux, ce fut pour ne pas qu'ils fussent inclus dans l'œuvre et « pour indiquer la route à suivre, mais en signifiant au capitaine qu'il doit justement garder une certaine distance »4.
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Kierkegaard et la philosophie française
Figures et réceptions
Joaquim Hernandez-Dispaux, Grégori Jean et Jean Leclercq (dir.)
2014
La Vie et les vivants
(Re-)lire Michel Henry
Grégori Jean, Jean Leclercq et Nicolas Monseu (dir.)
2013