16 octobre 2002
p. 15-26
Texte intégral
Introduction
1On peut sans doute dire trois choses à propos de la volonté, à savoir qu’il y a une évidence de la volonté, qu’en un sens il n’y a pas de définition de la volonté, et qu’il y a une indétermination fondamentale de la volonté. Tels seront les trois points que nous développerons.
2Prenons comme point de départ la définition de la volonté donnée par Maine de Biran dans l’Essai sur les fondements de la psychologie :
Le sens interne de l’effort ne peut […] être mis en jeu que par cette force intérieure et sui generis que nous appelons volonté avec laquelle s’identifie complètement ce que nous appelons notre moi.
Cette puissance de l’effort ou le pouvoir de commencer ou de continuer telle ou telle série de mouvements ou d’actions, est un fait de ce sens intime aussi évident que celui de notre existence même.1
3Le caractère indiscutable de la volonté est massivement marqué par le fait que ce que nous appelons ainsi relève d’un sens intime évident. Ce sens intime est évident parce qu’il se marque par une sensation purement interne, qui est celle de l’effort. Ainsi, pas plus que je ne peux discuter le fait d’avoir la sensation de faire un effort, de subir un contre-effort, une réaction à cet effort, je ne peux nier que j’ai une volonté, parce qu’il y va de moi-même. L’évidence est acquise, mais elle est en même temps l’absence d’une preuve de l’existence. La preuve de l’existence est le fait de mon existence redoublée par le fait de ma volonté. C’est alors cette notion de fait primitif qui fait l’ambiguïté de la volonté.
4Avant de tenter de décrire, ou de décrire la difficulté à décrire la volonté, nous allons essayer d’en fixer un certain nombre de traits indiscutables et de tracer pour ainsi dire l’image, l’esquisse de l’essence de la volonté.
5Le propre de la volonté, c’est qu’il suffit de vouloir pour pouvoir vouloir. Sur ce point, nous pouvons nous appuyer à nouveau sur Maine de Biran, qui parle de la volonté ou de « la puissance de l’effort » et qui ajoute à propos d’elle :
Dès qu’elle sent ce pouvoir elle l’exerce, en effectuant elle-même le mouvement. Dès qu’elle l’effectue, elle aperçoit son effort avec la résistance ; elle est cause pour elle-même et, relativement à l’effet qu’elle produit librement, elle est moi.2
6Cette force, qui est la puissance de l’effort, est la volonté. Pour Maine de Biran, la volonté est la puissance de l’effort ; c’est la force voulue, et le propre de cette force consiste en ce que « dès qu’elle sent ce pouvoir elle l’exerce ». Il n’y a pas d’écart.
7Nul ne définit sans doute mieux l’identification entre ce que je peux et ce que je veux, le fait que le vouloir est immédiatement vouloir le pouvoir, que les Stoïciens. Épictète, dans les Entretiens, écrit : « Rien n’est plus maniable qu’une âme humaine. » Pourquoi ? Réponse : « Il faut vouloir, et la chose est faite. »3
8Cette thèse est fondamentale. Le propre de la volonté est qu’il suffit de vouloir pour que le vouloir soit accompli. Le propre de la volonté est l’immédiateté, la simultanéité entre la décision de vouloir et l’accomplissement du vouloir. C’est le cas où la distinction entre le projet et l’accomplissement ou, mieux, entre le possible et l’effectif, est nul. Inversement, s’il suffit de vouloir pour que cela soit fait, seule une volonté peut empêcher une volonté de se réaliser en tant que volonté. Si je veux et que j’ai décidé de vouloir, alors je veux vraiment. Et donc seule une volonté peut renverser une volonté.
9Du reste, cette thèse se trouve aussi chez Épictète : « Qui peut vaincre une tendance, sinon une autre tendance ? un désir ou une aversion, sinon un autre désir ou une autre aversion. »4 Parce que dans « l’usage de mes représentations » en général et de mes volitions en particulier, « il n’y a là pour moi ni obstacle ni contrainte ; personne ici ne peut m’arrêter, personne ne peut me forcer à en faire un autre usage que je ne veux »5. Pour Épictète, « Zeus lui-même ne peut dominer ma volonté »6. Ma volonté est cette citadelle intérieure sur laquelle j’ai un empire absolu et qui « ne peut être vaincue que par elle-même »7. La volonté est libre par définition. Elle résiste et s’oppose à toute forme de contrainte.
10Le propre de la volonté est donc qu’elle n’est jamais, en principe, en situation de ne pas se réaliser. Il faut absolument mesurer cette immédiateté de la volonté à elle-même pour entrer à la fois dans son évidence et dans le caractère énigmatique de celle-ci. La première position est le fait que la volonté n’advient immédiatement à elle-même que pour autant qu’elle délimite le champ de l’effectivité à quoi elle a à accéder. La volonté est toujours pouvoir de vouloir. Elle est toujours la réalisation de ce qu’elle veut, si on la considère comme pure volonté. Elle est immédiatement son accomplissement, parce que ce qu’elle veut n’est autre qu’elle-même.
11Il ne s’agit pas ici de l’inscription dans l’effectivité externe d’un nouvel état de choses qui correspondrait à un état de volonté. Les Stoïciens ne disent pas que je peux changer le monde si je le veux. Ils disent que je ne dois vouloir que ce qui dépend de moi, c’est-à-dire pas le monde, du moins pas ce qui dans le monde ne dépend pas de moi.
12Il y a donc une réduction du monde lui-même à la volonté qui est le prix à payer — et il n’est pas mince — pour que la volonté ne puisse jamais être vaincue sinon par elle-même. Le paradoxe selon lequel la volonté peut tout à condition de passer par pertes et profits ce sur quoi elle ne peut rien, si on l’entend de manière réaliste — pour ne pas dire naïve —, est proprement la thèse stoïcienne. Le stoïcisme consiste à dire que ce que je ne peux pas changer n’est pas dans l’horizon de la volonté. La volonté n’a pour horizon qu’elle-même. Voilà le stoïcisme, mais voilà aussi une réduction sérieuse et il faudrait pouvoir la décrire de manière systématique.
13C’est chez Corneille que nous trouvons l’illustration de la thèse stoïcienne. Dans Cinna, Auguste s’aperçoit qu’il a été trahi par ceux qu’il avait considérés comme ses plus proches amis, lesquels ont comploté pour le tuer comme César l’avait été par Brutus. Dans la scène 3 de l’acte V, vers 1693 à 1697, Auguste vient d’apprendre que Cinna et Émilie ont décidé son assassinat. Il s’exclame :
En est-ce assez, ô Ciel, et le Sort pour me nuire
A-t-il quelqu’un des miens qu’il veuille encor séduire ?
Qu’il joigne à ses efforts le secours des Enfers,
Je suis maître de moi comme de l’Univers.
Je le suis, je veux l’être.
14Ce « je le suis, je veux l’être » correspond exactement à la définition stoïcienne de la volonté : il suffit que je veuille l’être pour l’être. En fait, il faudrait dire : « je veux l’être, je le suis ». L’identité entre « je le suis » et « je veux l’être » est justement la prolepse de la volonté, car la volonté est toujours en avance sur elle-même. La volonté ne peut pas ne pas se réaliser. Ainsi, il suffit que je veuille pour que j’ai voulu. Cela, personne ne peut me l’enlever.
15Posons donc comme premier point que la volonté a pour propre cette prolepse, autrement dit qu’elle a toujours déjà transformé sa possibilité en effectivité. La volonté n’est pas mondaine pour cela. Le propre du monde, en effet, est que l’effectivité et la possibilité y sont toujours massivement distinctes. Le propre de la volonté, et c’est pourquoi elle n’est pas mondaine, c’est que l’effectivité coïncide toujours déjà avec la possibilité : si je peux vouloir, alors j’ai voulu, et la volonté comme telle est réalisée. Le monde ne se soumet peut-être pas à ma volonté, mais la volonté comme telle est réalisée. Mais si la volonté, comme prolepse, fait que sitôt qu’elle est possible, alors nécessairement elle est — et telle est la définition de Dieu chez Leibniz : Dieu est tellement possible qu’il ne peut pas ne pas être nécessairement —, si la volonté est effective dès lors qu’elle est possible, s’il est nécessaire qu’elle soit effective dès lors qu’elle est possible, si donc la volonté c’est le moi — retour à la thèse initiale de Maine de Biran —, si seule une volonté peut s’opposer à une volonté, et donc si seule une autre volonté peut vaincre la précédente volonté, il faudrait dire que non seulement il suffit de vouloir pour pouvoir vouloir, mais que jamais le moi ne pourra se dispenser de la volonté. Si la volonté est le moi lui-même, et s’il y a une voie d’accès au moi par la volonté — qui est aussi évidente que celle du cogito —, alors le moi ne peut pas ne pas vouloir.
16Le propre de la volonté, c’est que jamais le moi ne peut s’en dispenser. Dans la Généalogie de la morale, Nietzsche expose sa thèse fondamentale : « eher […] das Nichts wollen als nicht wollen — Plutôt vouloir le rien que de ne rien vouloir ». La thèse est répétée et le livre se conclut sur ces mots : « Lieber will noch der Mensch das Nichts wollen, als nicht wollen — L’homme préférera encore vouloir le rien que ne rien vouloir. »8
17Saint Bernard de Clairvaux, dans son Liber de gratia et libero arbitrio, écrit à propos de la volonté :
Ipsam vero quia impossibile est de se ipsa sibi non obedire (nemo quippe aut non vult quod vult, aut vult quod non vult), etiam impossibile est sua privari libertate. Potest quidem mutari voluntas, sed nonnisi in aliam voluntatem, ut nunquam amittat libertatem. Tam ergo non potest privari illa, quam nec se ipsa. Si poterit homo aliquando, aut nihil omnino velle, aut velle aliquid, et non voluntate ; poterit et carere libertate voluntas.9
18Il est donc impossible que l’homme puisse une fois absolument ne rien vouloir — « aliquando, aut nihil omnino velle » —, c’est-à-dire vouloir sans volonté — « velle aliquid, et non voluntate ».
19Que veulent dire ces auteurs ? Ils veulent dire que la volonté ne peut pas ne pas s’exercer au point qu’elle ne puisse jamais ne pas vouloir et ne pas volontairement vouloir, et que si d’aventure la volonté était confrontée à la possibilité de ne rien vouloir — par exemple, si on lui ôtait la liberté, à supposer que ce soit possible, c’est-à-dire si on voulait lui imposer ce paradoxe que la volonté ne puisse plus vouloir librement —, dans ce cas, la volonté pourrait préférer, plutôt que de ne pas vouloir, vouloir le néant lui-même.
20C’est d’ailleurs ce qui se passe dans la morale pour Nietzsche, et c’est ce que les Stoïciens avaient thématisé sous le nom de droit au suicide. Si je ne peux plus rien vouloir librement, je peux encore vouloir le rien. On peut dès lors entendre la sentence de manière essentialiste — c’est la morale au sens de Nietzsche — ou de manière existentielle — c’est le sens des Stoïciens ; on peut l’entendre aussi théologiquement — au sens de saint Bernard de Clairvaux, le péché lui-même ne peut jamais abolir la liberté. Bref, la liberté est inamissible. Cette interprétation transcendantale de la liberté est marquée par l’analyse théologique de saint Bernard : même le péché originel ne peut pas nous priver de la liberté en tant que liberté de choix. Qu’est-ce que cela signifie ?
21Cela signifie que la volonté n’est pas nécessairement liée à des objets de la volonté puisqu’elle peut vouloir le néant. Elle n’est pas liée à un objet de la liberté. La volonté est liée essentiellement au je de la volonté. Elle est plus une détermination du je de la volonté — ou du moi, comme dit Maine de Biran —, qu’elle n’est effet sur le moi comme pouvoir de désirer (ὄρεξις), comme pouvoir de se mettre en mouvement (ὁρμήν), comme pouvoir de choisir (προαίρεσις). La volonté est moins une détermination de ce qui est voulu que de celui qui veut.
22La volonté n’est donc pas d’abord intentionnelle du bien. Elle n’est pas d’abord un effet en retour du bien comme désirable sur le pouvoir de désirer. Elle est d’abord une détermination transcendantale, c’est-à-dire une détermination inamissible qui fixe les conditions de possibilité du pouvoir de désirer lui-même. Autrement dit, la volonté n’est pas le pouvoir de désirer le bien. Elle n’est même pas un pouvoir d’accomplir des actes. Elle est d’abord une disposition de l’ego. Elle est d’abord une Stimmung, au sens où Heidegger explique que le Dasein est toujours accordé à. De fait, je suis toujours en accord avec une certaine disposition fondamentale à un moment donné. Le Dasein n’est jamais ni triste ni heureux : il est ou bien triste, ou bien heureux. Il est ou bien satisfait, ou bien en manque. Il est ou bien déprimé, ou bien en pleine forme. Il est ou bien courageux, ou bien lâche. Le Dasein n’est jamais neutre de ses dispositions — le Dasein se lève toujours de bon pied ou de mauvais pied le matin et il n’y a pas de Dasein qui ne se lève pas d’un pied ! Le Dasein a une Stimmung, il est toujours intoné. Il n’y a pas de neutralité transcendantale du Dasein.
23Si la volonté est d’une certaine manière une Stimmung, c’est que je ne suis jamais sans volonté. L’absence de volonté est encore une détermination de ce que nous appelons la volonté. Le fait de ne pouvoir plus rien vouloir, de n’avoir plus aucune volonté — le fait d’“être une loque” — est une détermination de la volonté. Et s’il suffisait de ne pas avoir de volonté pour régler le problème de la volonté, nous le ferions tous ! Le fait de dire : “je ne veux rien”, “je ne veux plus en entendre parler”, “je n’ai plus assez d’énergie pour vouloir quoi que ce soi”, “je ne veux pas décider”, cela même demeure un état de volonté.
24La volonté ne peut pas ne pas vouloir puisque, si elle ne veut pas, elle ne peut pas vouloir son néant même, le néant même de la volonté. En somme, pour ne pas vouloir, il faut vouloir ne pas vouloir, donc vouloir. Or, à tenter de ne pas vouloir, à tenter de ne vouloir pas, la volonté en vient en fait à vouloir le néant, ne pouvant annuler son vouloir propre. La suppression de la volonté prônée par Schopenhauer est en ce sens impossible : la volonté ne peut pas se suspendre sans se redoubler. C’est pourquoi il y a des dépressions de la volonté, des faiblesses de la volonté. Mais les faiblesses de la volonté ne sont pas la disparition de la question de la volonté. Elles sont la forme la plus évidente au contraire, la plus dramatique, la plus critique de la volonté. Nous voyons ce qu’est la volonté quand nous ne pouvons plus en user précisément.
25Ce point est fondamental. Je ne peux pas ne pas vouloir parce que la volonté, surtout quand elle est en crise, devient déterminante. Le moment où je m’aperçois que la volonté est une détermination essentielle du moi et que sans volonté je ne suis pas moi se voit précisément dans la situation de crise de la volonté. La volonté n’est pas une faculté : c’est un mode de l’ego, une modalité particulière de l’ego. Insistons-y.
26La volonté n’est pas une faculté dont je pourrais user ou ne pas user, bien user ou mal user. Qu’elle soit peut-être aussi une faculté, pourquoi pas. Mais elle n’est pas d’abord une faculté ! C’est un mode, le mode déterminant, fondamental du moi. L’épreuve en est d’ailleurs l’incapacité de vouloir. Si l’incapacité de vouloir nous dispensait de vouloir, alors on pourrait dire qu’elle est une faculté facultative. Mais comme l’incapacité de vouloir met en cause ma détermination par la modalité du vouloir, en un sens, je ne vois jamais autant que je suis ma volonté que lorsque je ne peux pas vouloir. Toute critique de la volonté comme faculté est alors une plaisanterie…
27Maurice Blondel, dans L’Action — sa thèse de doctorat —, soutient que « ne pas vouloir vouloir, c’est toujours vouloir »10 et précise d’emblée, dans une critique du schopenhauerisme vulgaire de l’époque — qui, si l’on veut, correspondrait à l’existentialisme des années 1945 : « Savoir qu’on ne veut rien, c’est ne rien vouloir. Et “je ne veux pas vouloir”, nolo velle, se traduit immédiatement dans le langage de la réflexion en ces deux mots : “je veux ne pas vouloir”, volo nolle. »11 Ainsi, dire « nolo velle », c’est dire “je ne veux plus entendre parler de vouloir”, donc « je ne veux pas vouloir ». Mais en réalité, « nolo velle » signifie « volo nolle », c’est-à-dire “je veux ne pas vouloir”. Nous revenons à la même conclusion que celle de Nietzsche.
28Blondel poursuit : « Le sentiment d’une absence de volonté implique l’idée d’une volonté qui ne veut pas et qui abdique. »12 Le sentiment « nolo velle » veut dire « volo nolle » ; et ce « volo nolle » est encore de la volonté. Même quand je veux ne pas vouloir, je veux encore le “pas vouloir”, donc je veux. Nous nous rapprochons bien ici de ce que Nietzsche soutient lorsqu’il affirme que l’homme préfère vouloir le néant que de ne pas vouloir. Pour ne pas vouloir, il faut d’abord vouloir. Ne pas vouloir, c’est toujours vouloir, et la volonté ne pouvant valoir contre elle-même, la volonté préférera vouloir le néant plutôt que de renoncer à vouloir. La volonté ne peut ni se suspendre, ni se déposer, puisqu’il lui faut, pour ce faire, toujours d’abord se présupposer. Plus elle veut contre elle — en tant que voulue —, plus elle s’impose comme telle — en tant que vouloir. Ainsi, je ne suis pas libre de ne pas vouloir — la phrase un peu facile de Sartre, « l’homme est condamné à être libre », trouve donc une limite.
29Une chose est certaine : l’homme n’est pas libre de ne pas vouloir. Je ne peux pas vouloir ne pas vouloir. Donc le vouloir est une modalité, et non pas une faculté du moi. Vouloir est une manière, pour le moi, d’être. Ce point se déploie dans plusieurs thèses.
30Je ne peux pas ne pas vouloir parce que la volonté est toujours libre. Une volonté qui ne serait pas libre est une contradiction dans les termes. Une volonté qui n’est pas libre n’est pas une volonté ou ne s’appelle plus une volonté. Dans ces cas-là, on parle de tendance, de pulsion, de désir, de mouvement, de conatus…, mais pas de volonté. Car une volonté n’est pas un désir : c’est un désir qui est voulu, c’est-à-dire libre. La volonté est donc toujours une volonté de choix. Il n’y a pas de volonté sans libre arbitre.
31Le propre de la volonté comme libre arbitre, c’est qu’elle n’admet pas de degrés. Si la liberté équivaut à la volonté, la volonté est donc toujours une volonté qui choisit. La volonté comme choix s’appelle techniquement le libre arbitre — l’arbitrage libre. Le libre arbitre est le pouvoir de dire “oui” ou “non”. Or, ce qui est remarquable dans ce pouvoir, qui est binaire, est qu’il n’admet pas d’intermédiaire. C’est pourquoi la volonté est toujours réalisable. En réalité, il n’y a qu’un seul degré de l’approbation ou de la dénégation : quand je dis “oui”, je dis “oui” ; quand je dis “non”, je dis “non”. Formellement, il n’y a qu’une seule façon de dire “oui” et une seule façon de dire “non”.
32Cette thèse est développée par Descartes dans la Méditation Quatrième. Notre libre arbitre formaliter est infini ; il n’est même pas surpassé par le libre arbitre divin en tant que tel. Ainsi, l’enfant a autant de libre arbitre que Dieu. On trouve également dans le Nouveau Testament l’expression décisive selon laquelle “oui” a toujours le sens de “oui”, “non” a toujours le sens de “non”, ainsi qu’une belle précision, à savoir que la seule chose qui mette en danger la liberté est de prétendre que l’on peut dire ni “oui” ni “non”. « Que votre oui soit oui, que votre non soit non 1313 dit l’Épître de Saint Jacques, ou encore : « Aussi vrai que Dieu est fidèle, notre langage avec vous n’est pas oui et non »14 trouve-t-on dans la Deuxième Épître aux Corinthiens. On ne peut pas dire à la fois “oui” et “non”. Cette expression allemande courante “Jein ” — Ja + Nein —, équivalente au français “noui”, est philosophiquement impossible. On ne peut pas dire les deux à la fois. Le libre arbitre n’admet pas de degrés. Il obéit au principe du tiers exclu.
33Le verbe vouloir ne peut avoir un sens que s’il est conjugué à la première personne. Quand je dis “je veux” ou “nous voulons”, je sais au moins ce que vouloir veut dire. C’est seulement à la première personne de l’indicatif présent que vouloir a un sens. Dire “je voudrai” ne veut rien dire quant à la volonté. Je ne peux pas dire “je voudrai”, car je ne sais pas si demain je voudrai. Quand je dis “je veux”, il s’agit d’un performatif. Il suffit de dire “je veux” pour que je veuille. Je me suis engagé. Mais dire “demain je voudrai” ne performe rien, ne prouve rien, n’accomplit rien, parce que je ne sais pas ce que je voudrai demain. Quant à dire “je l’ai voulu”, “je le voulais vraiment”, c’est dire manifestement qu’on ne le veut plus maintenant. On a cessé de le vouloir, donc on ne le voulait pas vraiment. Bref, on n’accomplit pas le vouloir en disant “je le voulais vraiment” ou “je le voudrai”. On n’accomplit le vouloir qu’au présent. Quant à dire “il veut”, “tu veux”, c’est justement ce que je ne sais pas. Est-ce qu’autrui veut vraiment quand il dit qu’il veut ou est-ce qu’il me ment ? Je ne peux pas le savoir. Je ne peux que lui faire confiance.
34Le verbe vouloir ne gagne son sens plein — celui voulant qu’il suffit que je veuille pour que j’effectue le vouloir — qu’au présent. Le caractère de la volonté est précisément qu’il suffit de le dire pour le faire. Vouloir, c’est dire que quand je le dis, je le fais. Répondre “oui” à la question : “Voulez-vous m’épouser ?”, c’est déjà se marier, le jour du mariage important peu. On a là le performatif par excellence. Et vouloir est un performatif pour une double raison, et parce qu’il n’admet pas de degrés — c’est “oui” ou c’est “non” —, et parce qu’il faut vouloir en première personne — hic et nunc. L’acte de vouloir est un performatif. Il est au présent de l’indicatif, il est à la première personne.
35La volonté est donc insubstituable. Je ne peux pas vouloir non plus par personne interposée. En ce sens, la discipline est la force principale des armées, car une seule volonté est appliquée par d’autres. Mais l’obéissance est justement la mise entre parenthèses de la possibilité de désobéir, c’est-à-dire du libre arbitre. Si l’on veut qu’il y ait substitution, que l’un veuille pour tous, il faut que les autres ne veuillent pas : telle est l’obéissance. Mais les autres ne sont alors plus des sujets, au sens strict du terme. Par conséquent, la volonté suppose l’insubstituabilité, et donc l’individuation.
36Maine de Biran écrit dans son Essai sur les fondements de la psychologie :
l’effort voulu et immédiatement aperçu constitue expressément l’individualité, le moi, ou le fait primitif du sens intime. […] Le sens de l’effort n’a été désigné jusqu’ici sous aucun titre spécial précisément parce qu’il est le plus intime ou le plus près de nous, ou plutôt parce qu’il est nous-mêmes.15
37Biran ajoute : « Quant à la volonté de l’homme ou la puissance de l’effort, elle demeure indépendante dans le for intérieur, hors de toute atteinte comme de toute incitation du dehors. »16
38Ainsi, la seule identification possible de l’individu est ce qui ne peut pas être attribué à un autre, c’est-à-dire la volonté. La volonté est telle que je ne peux pas rester moi-même si on me l’ôte.
39C’est d’ailleurs une question essentielle dans l’éthique actuelle de savoir quand une personne a disparu. Que peut-on ôter à la personne, à l’individu, c’est-à-dire à l’insubstituable, à ce qui peut n’être remplacé par rien d’autre, sans le supprimer comme tel ? Que peut-on remplacer sans que la personne change ? Quelles sont les facultés que l’on peut maintenir sans que la personnalité s’en trouve altérée ? Nous répondrons que seule la volonté ne peut pas être substituée. Il n’y a pas de “greffe de la volonté” qui soit possible, personne ne peut vouloir à la place de quelqu’un d’autre. On peut éventuellement faire tout ce que l’autre devrait faire s’il voulait ce qu’il devrait vouloir, toute la chaîne peut être substituée — on peut soigner autrui malgré lui, le désintoxiquer malgré lui, le rendre heureux malgré lui… —, mais ce qu’on ne peut pas faire pour lui, c’est vouloir tout ce qu’il lui faudrait vouloir. Cela, personne ne peut le faire à sa place. Et puisque ce n’est que cela qui peut le guérir, vouloir, on ne peut pas le guérir à sa place !
40La volonté n’est pas substituable. Il n’y a pas de palliatif au libre arbitre de l’autre parce qu’il s’agit du for intérieur (forum). La volonté est le lieu où le possible et l’effectif coïncident. Elle est le lieu qui définit l’intériorité. La critique de l’intériorité est sans doute justifiée lorsque l’intériorité porte sur la représentation, sur la conscience de soi. La conscience de soi suppose en effet la représentation de soi — avoir conscience de soi, c’est avoir une connaissance de soi, c’est donc se représenter soi-même —, elle suppose un écart qui est l’écart de la représentation, l’écart du sujet et de l’objet. Du coup, la conscience de soi n’est pas interne, elle est toujours déjà externe. La conscience de soi est une intériorité contradictoire, et c’est pourquoi je ne peux pas rendre compte de cette intériorité. Si la conscience de soi n’était pas déjà extérieure, il faudrait qu’elle soit immédiate, et donc inconsciente ! La seule véritable intériorité serait inconsciente. Dans ce cas-là, on n’en pourrait rien dire non plus. En somme, la conscience de soi est parfaitement contradictoire si on base ce for intérieur sur la connaissance, interprétée elle-même comme représentation.
41Le propre de la volonté, elle, est qu’elle est la disparition de l’écart de la représentation. Si la volonté est possible, elle est effective. Elle est donc toujours déjà réalisée comme volonté sitôt qu’elle est formulée comme volonté. Elle est, en ce sens, le lieu de la coïncidence avec soi, parce que l’on ne peut pas la séparer de soi. Toujours à l’œuvre, toujours égale à elle-même, la volonté est toujours le lieu de l’identité. La volonté a un caractère nécessaire et insubstituable. La volonté assure l’individuation. C’est pourquoi je suis en danger quand je ne sais pas ce que je veux. Quand je ne sais pas ce que je veux, je ne sais pas en fait qui je suis. Et si je ne veux plus ce que je voulais, c’est qu’il ne s’agit plus de moi. Il faut donc dire que la volonté est irréductible parce qu’elle opère une réduction. Je peux réduire les autres facultés du moi, mais pas la volonté.
42Au moment où il a admis l’opération de la réduction, Husserl a aussi admis que, sur ce terrain, Descartes l’a précédé. Le doute cartésien est bien en effet l’esquisse d’une réduction. Or, quelque chose échappe à la réduction cartésienne : la certitude de l’ego cogito. Mais l’ego cogito cogite et c’est pour cela qu’il est. Comment est alors le cogito quand il se met à douter ? Il ne cogite plus sur le mode de la sensation, puisque toutes les informations sensibles sont mises en doute, de même l’imagination, de même l’entendement. Tout ceci est mis en doute. Il reste le doute lui-même. Le cogito est un dubito — Descartes utilise d’ailleurs par deux fois, dans La recherche de la vérité, la formule « dubito, ergo sum »17. Je cogite sur le mode d’une cogitation qui n’a pas de cogitatum certain, donc je cogite sur le mode du doute, car le doute est une cogitation qui n’affirme pas son cogitatum. Je sais que je pense, mais je sais que je ne pense rien de certain, donc je pense sans rien penser. « Cogito sum » veut dire « dubito sum ».
43Mais que signifie penser sans connaître ? Comment Descartes explique-t-il que nous puissions nous livrer à cet exercice un peu particulier qui consiste à appréhender des objets, à les voir et à ne retenir de l’acte de les penser que l’acte lui-même, et non ce que nous pensons grâce à lui ? Les objets ont leur puissance d’attraction et de séduction. L’objet peut avoir de l’évidence, de la beauté, de la bonté, et il est très difficile de résister au mouvement d’approbation de l’objet. Il est très difficile de penser l’objet en se disant “je le pense, mais pas touche !”, “je ne le pense pas pour la chose que je pense, mais uniquement pour le plaisir de penser”. La plupart du temps — et nous avons bien raison —, nous nous laissons aspirer par l’objet de l’évidence, c’est-à-dire l’objet du désir, même s’il est obscur. Comment puis-je dès lors résister ?
44Descartes dit dans sa Meditatio Prima : « voluntate plane in contrarium versa, me ipsum fallam »18, c’est-à-dire que je me tromperai moi-même par ma volonté tournée à l’envers. Ainsi, au lieu d’adhérer à ce que je pense, ma volonté va le refuser. C’est donc la volonté qui intervient ici. Dans la Synopsis, le résumé des Meditationes de prima philosophia, Descartes écrit : « Mens quae, propria libertate utens. »19 En outre, au § 6 des Principia Philosophiae, on peut lire dans le titre : « Nos habere liberum arbitrium. »20 Bref, Descartes met en avant le doute comme la condition de possibilité du libre arbitre — Principia —, de la volonté — Meditatio Prima — et de la liberté — Synopsis. Tout y est. Je peux douter alors des plus grandes évidences — 2 + 2 = 4, le principe de contradiction, etc. —, comme résister à toutes les évidences. Le doute est la volonté libre. Cette volonté est le seul moyen d’opérer la réduction. Husserl dira la même chose : la réduction est affaire de volonté. Dans les Ideen I : « La tentative universelle du doute tombe sous le pouvoir de notre entière liberté. »21
45Husserl et Descartes soutiennent par conséquent que la réduction suppose la volonté, ce qui veut dire que toute réduction est volontaire. Ce qui exerce la réduction, ce que la réduction produit et ce que le non-réduit atteste est l’immanence. C’est l’immanence qui est certaine, qui est acquise au terme de la réduction. Si ce qui exerce la réduction est la volonté, celle-ci est par suite l’immanence absolue. C’est pourquoi la volonté n’a pas d’exception. C’est pourquoi on ne peut ni la suspendre, ni en sortir : c’est elle qui suspend le reste ! C’est pourquoi elle est l’individuation insubstituable. La volonté est l’immanence radicale. En langage deleuzien, la volonté est le plan d’immanence.
46On ne peut pas sortir de la volonté en somme. La volonté opère la réduction, dans l’attitude théorique comme dans l’attitude pratique. Elle est le non-réductible. Insubstituable, sans degrés, elle est l’immanence invincible. La volonté est l’instance de l’immanence invincible. Je ne doute donc jamais de ma volonté et je sais pourquoi. Je ne doute jamais de ma volonté, parce que je ne doute que par volonté. D’où suit que toute réfutation de la volonté libre est impossible. Elle n’est possible qu’en assumant un point de certitude à partir duquel la critique se fera. Pour critiquer la volonté comme immanence invincible, il faut partir d’un point de vue plus immanent et plus irréductible que la volonté. Or, le doute le plus radical s’appuie sur la volonté de douter et ne peut pas toucher la volonté de douter. Soit, la volonté de douter peut encore douter d’elle-même, puisque je peux vouloir douter de la volonté. Mais je ne peux pas plus mettre en danger ma volonté et en sortir en voulant douter de ma volonté qu’en voulant ne pas vouloir. Vouloir ne pas vouloir, c’est encore vouloir. Vouloir douter de ma volonté, c’est évidemment vouloir. On ne peut mettre en cause la volonté que si l’on peut se dispenser de vouloir. Or, se dispenser de vouloir revient à renoncer à dire “je”. Supposons une philosophie qui ne soit pas écrite à la première personne et qui réfute la volonté. Peut-on dire alors que l’immanence irréductible de la volonté est prouvée ? Elle le sera si quelqu’un est convaincu, et s’il y a quelqu’un à convaincre, c’est quelqu’un qui dira “oui” ou “non”. Il y aura donc encore une volonté. Bref, il n’est pas possible de réduire l’immanence de la volonté : elle est l’immanence elle-même, elle est la réduction.
47Il n’est pas possible non plus de mettre en cause la volonté libre, parce qu’elle est le performatif par excellence. Même « je pense », même « je suis » dépendent de celui-là. Même chez Descartes et, en un sens, chez Husserl, la réduction dans le domaine théorique dépend de la volonté. Bref, toute critique de la volonté la présuppose. Ne pas vouloir, c’est d’abord toujours vouloir. L’homme ne peut pas ne pas vouloir. Il ne dépend pas de moi de vouloir ne pas vouloir. La seule chose que la volonté ne puisse pas vouloir, c’est sa propre disparition. La volonté peut vouloir tout, sauf la fin de la volonté. Tout dépend de la volonté, sauf le caractère irréductible de la volonté. Il n’est pas possible de douter de la volonté. Aussi n’est-il pas possible de dire “je ne peux pas vouloir”. C’est une contradiction dans les termes, de la même façon que “je veux” est un toujours performatif. Et les Stoïciens ont parfaitement raison de dire que l’on peut tout m’enlever sauf ma volonté. Il n’y a que moi-même qui puisse m’enlever ma volonté. Je suis le seul qui puisse renoncer à exercer sa volonté dans tel ou tel domaine, et ma volonté ne peut m’être enlevée par nul autre que moi. La volonté que je peux déployer sans aucune définition est telle que je ne peux vouloir qu’en première personne et que la volonté est irréductible. Dans ces conditions, je ne peux me séparer de ma propre volonté.
Notes de bas de page
1 Maine de Biran, EFP, p. 123.
2 Ibid., p. 134.
3 Épictète, Ent., IV, 9, 16, p. 1091.
4 Ibid., I, 17, 24, p. 849.
5 Ibid., III, 24, 69, p. 1027.
6 Ibid., I, 1, 23, p. 810.
7 Ibid., I, 29, 12, p. 874.
8 Nietzsche, Généalogie de la morale, dans Sämtliche Werke. Kritische Studienausgabe, Munich, Deutscher Taschenbuch Verlag, 1980, t. 5, p. 339 et 412.
9 Bernard de Clairvaux, Liber de gratia et libero arbitrio, II, 5.
10 Maurice Blondel, L’Action (1937), Paris, PUF, coll. “Bibliothèque de philosophie contemporaine”, 1963, t. 2, p. 167.
11 Ibid., p. 47.
12 Ibid.
13 Jc 5.12.
14 2Co 1.18.
15 Maine de Biran, EFP, p. 118.
16 Ibid., p. 123.
17 Descartes, La recherche de la vérité par la lumière naturelle, AT X, p. 523.
18 Descartes, Meditatio Prima, AT VII, p. 22.
19 Descartes, Synopsis, AT VII, p. 12.
20 Descartes, Principes de la philosophie, I, § 6, AT VIII-1, p. 6.
21 Husserl, Idées directrices pour une phénoménologie et une philosophie phénoménologique pures, t. I : Introduction générale à la phénoménologie pure, trad. fr. de Paul Ricœur, Paris, Gallimard, 1950, § 31, p. 97.
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