Justice comme égalitarisme catégoriel à la Roemer
Le cas de l'accès au diplôme d'enseignement supérieur en Belgique
p. 63-78
Texte intégral
Introduction : conception(s) de la justice
1Qu'est-ce qu'un fonctionnement juste/ équitable de la société en matière d'accès au diplôme d'enseignement supérieur ? Divers points de vue existent dans la littérature normative ou parcourent les discussions contemporaines.
Utilitarisme : seule compte la tendance moyenne des individus, toutes catégories confondues, à accéder à un résultat (ex: le diplôme) et à « l'utilité »1 qu'il génère. Cette tendance est souvent exprimée en pourcentage d'une cohorte accédant au dit résultat. La ventilation de ce pourcentage entre catégories d'individus (homme, femme...) importe peu :
Egalitarisme strict : on préfère une organisation qui assure l'égalité stricte de résultat (même si leur niveau moyen est plus faible). Selon cette perspective, il y a inéquité tant que les taux de diplomation ne sont pas égaux à 100 % ;
Egalitarisme de seuil : on préfère une organisation qui assure que tous accèdent à une scolarité minimale (ie, le primaire et le secondaire). Les inégalités potentiellement importantes au-delà, typiquement tout ce qui intervient au-delà la scolarité obligatoire, importent moins ;
Egalitarisme catégoriel2 à la J. Roemer (1998) : seules sont inéquitables les inégalités qui persistent – au sens où elles se répètent dans les statistiques – entre catégories d'individus définies par des traits hérités, non-choisis (hommes/femmes...). Les inégalités intra-catégorielles importent moins.
2Roemer (1998) déploie une conception de la justice en général (pas seulement en matière éducative) comme indépendance statistique entre résultats (revenus, réussite scolaire, état de santé...) et traits hérités. Roemer considère que les inégalités interindividuelles observées se décomposent entre inégalités acceptables parce qu'elles découlent quelque part des choix individuels et celles qui sont inacceptables parce qu’héritées ou liées à des traits qui eux-mêmes sont hérités comme le genre, l’ethnie d’origine, le revenu ou profil socio-économique des parents.
3Cette dissociation entre inégalités acceptables et inacceptables n’est pas une donnée absolue et historiquement figée. L’idée que l’on se fait de la part de responsabilité individuelle dans l’avènement d’un résultat (un certain revenu, un score scolaire, un diplôme, voire même un état de santé) varie dans le temps et l’espace. Elle recoupe en partie aussi les positionnements philosophiques et politiques. Ainsi les libertariens et les libéraux en général, auront tendance à imputer aux choix individuels un part plus importante des inégalités observées, tandis que les socio-démocrates, socialistes et marxistes, insisteront plus sur le côté déterminé et donc inacceptable des inégalités.
4Mais plus que le point de séparation lui-même, l’important est sans doute, dans le cadre de la présente communication, de comprendre les conséquences intellectuelles d’un tel découpage dans la manière d’interpréter des distributions de résultats. Du point de vue de l’équité à la Roemer, l’observation d’inégalités interindividuelles dans l'accès au diplôme ne suffit pas à conclure au caractère inéquitable de la situation. Ce sont les inégalités systématiques (au sens où elles apparaissent dans les statistiques) entre catégories définies par les traits hérités qui sont synonymes d’iniquité : un écart persistant entre autochtones et allochtones, hommes et femmes, chrétiens et musulmans, enfants de parents universitaires ou sans éducation scolaire, de parents riches ou pauvres…
1. Indicateurs d'iniquité à la Roemer dans le cas du diplôme d'enseignement supérieur en Belgique
5De nombreux observateurs et articles de presse dénoncent régulièrement le caractère « antidémocratique » de nos systèmes d'enseignement supérieur (Baus, 2005). L'accusation repose sur l'idée que les jeunes issus de milieux défavorisés – et le milieu est un trait hérité – continuent d'être largement sous-représentés sur les bancs des auditoires. Les comparaisons internationales suggèrent même que la Belgique, en termes de « démocratisation » de ses universités, fait moins bien que la plupart des pays à développement avancé (Educational Policy Institute, 2005)3.
6La théorie de la justice sous-jacente à ces considérations consiste donc à veiller à ce que chacune des catégories prises en considération (les filles υs les garçons, les riches vs les pauvres, les étrangers υs les nationaux, …) ait, globalement, la même probabilité statistique (ou chance) de décrocher un certain diplôme. Il s'agit de tendre vers une situation où les caractéristiques héritées n'affectent pas, en moyenne, la probabilité de décrocher tel ou tel diplôme. Nous examinons ci-dessus successivement la situation en Belgique en termes de diplôme et de revenu des parents.
1.1. Accès au diplôme supérieur et diplôme parental
7Nous utilisons le panel belge des ménages (PSBH4) : tout d'abord le questionnaire administré au printemps 2000. La grande originalité et le grand intérêt de ce questionnaire est qu'il interroge les individus simultanément sur leur diplôme le plus élevé et celui de leurs parents5. Nous disposons donc, via cette source, d'un trait hérité (nous retenons le diplôme terminal de la mère, généralement plus prédictif de la réussite ou l'échec scolaire) que nous pouvons croiser avec le résultat du jeune. Il nous est ainsi permis d’évaluer l'intensité de la relation entre l'un et l'autre, et de mesurer le degré d’inéquité.
8L'état de la société idéal, conforme à l'égalitarisme catégoriel de Roemer, serait celui où le niveau de diplôme de la mère n'a aucune influence sur la probabilité d'accéder à un certain niveau d'éducation. La réalité révélée par nos calculs est à l’évidence tout autre. Les graphiques 1 et 2 illustrent l'existence d'une forte inégalité inter-catégorielle d'accès au diplôme. En 2000, dans l'ensemble Wallonie-Bruxelles6, par rapport à un individu dont la mère a au mieux terminé le primaire, celui dont la mère est diplômée du supérieur a 34 % de chances en plus d'accéder au diplôme secondaire. Ce chiffre est de 14 % en Flandre. Le point positif est que l’écart selon le diplôme de la mère a diminué considérablement entre 1960 et 2000 (Graphique 1). Il était, en 1960, de 177 % en Flandre et de 99 % dans l'ensemble Wallonie-Bruxelles. En d'autres termes, l'accès au diplôme secondaire s'est considérablement démocratisé et est devenu plus équitable.
9La situation est moins favorable concernant l'accès au diplôme supérieur (universitaire ou non-universitaire, graphique 2). En 2000, dans l'ensemble Wallonie-Bruxelles, par rapport à un individu dont la mère a un niveau primaire, celui dont la mère est diplômée du supérieur a 153 % de chances en plus (2,5 fois plus) d’accéder au diplôme supérieur. Ce chiffre est de 135 %(2,3 fois plus) en Flandre. À la différence de celles du secondaire, ces valeurs n'ont pas véritablement diminué depuis 1960. Et ceci traduit la persistance d'un assez fort degré d'iniquité dans l'accès aux diplômes délivrés par l’enseignement supérieur.
10On notera enfin que la Flandre, au départ d'une situation en 1960 synonyme de plus grande iniquité d'accès, fait aujourd'hui mieux que l'ensemble Wallonie-Bruxelles. C'est tout particulièrement vrai pour l'accès au diplôme secondaire. Notons que l'on observe aussi une plus grande équité (relative) de l'enseignement secondaire en Flandre dans les études récentes sur les acquis en math, en sciences ou en lecture.
1.2. Revenu parental et accès au diplôme supérieur
11Les indices et anecdotes sont également nombreux pour suggérer que les publics qui fréquentent l'enseignement supérieur, singulièrement l'université, proviennent majoritairement de familles à revenu – un autre trait hérité – aisé, en tout cas supérieur à la moyenne. Le tableau 1, issu lui aussi du PSBH abonde dans ce sens. On y lit par exemple que 60,27 % des jeunes adultes issus de familles « riches » réussissent dans l'enseignement supérieur, contre seulement 27,27 % parmi les familles « pauvres » interrogées. Cet indicateur traduit en fait la même idée que ceux de la section précédente. Il n'y a pas non plus indépendance entre le revenu parental et la probabilité d'accéder au diplôme supérieur.
Note7
2. Soutenir le revenu parental au moment où se joue la réussite dans le supérieur ?
12Sur le plan statistique, revenus et diplômes parentaux véhiculent la même idée d'inéquité : celle d'une dépendance entre un résultat et un trait hérité.
13Ils ne sont cependant pas équivalents du point de vue des politiques que l'on peut mener. Le revenu est un attribut aisément malléable. On peut (relativement) facilement augmenter le revenu d'une famille pauvre au moment où se pose la question de l'accès à l'enseignement supérieur. On ne peut pas, du moins pas aussi facilement et certainement pas aussi rapidement, augmenter le niveau de diplôme des parents. Que peut-on attendre de politiques visant à augmenter le revenu des familles au moment où se joue l'accès et la réussite dans le supérieur ?
14S'agissant d'action à mener – et plus seulement de constat – le sens critique commande cependant de ne pas se contenter de l'évidence communément admise ou de la corrélation simple mise en évidence dans le tableau 1. Si l'analyse économique amène à penser le revenu comme attribut malléable, elle enseigne dans le même temps que l'éducation n'est pas un « bien » comme un autre. On n'accède pas au diplôme comme on achète une veste, une voiture ou un téléphone portable.
15Certes, décrocher un diplôme suppose une dépense en temps et en argent. Les études supérieures, notamment universitaires, coûtent cher aux familles. Certes les droits d'inscription sont modestes au regard de ceux pratiqués ailleurs. Mais il faut prendre en compte les coûts de subsistance, les frais de logement (surtout pour l'enseignement universitaire). Ne négligeons pas non plus le manque à gagner. Le temps consacré à se former retarde l'entrée sur la marché du travail et donc le moment de la perception du premier salaire.
16Mais la grande particularité du « bien » éducation est qu'il doit être en bonne partie « produit » par le jeune lui-même. Les économistes ont coutume de dire que l'éducation est le résultat d'un « investissement » de l'individu en lui-même, via un effort cumulatif d'acquisition de savoirs et connaissances (Becker, 1964).
17On peut, moyennant finance, louer un kot, se procurer un ordinateur portable ou une voiture. On peut même se payer un professeur particulier ou une mise au vert avant les examens... Mais réussir une formation supérieure suppose aussi de la part du jeune compétence, capacité d'adaptation, motivation et effort intellectuel. Or aucun de ces ingrédients ne s'achète directement. Ils sont le résultat d'un processus cumulatif long et complexe. Certains économistes démontrent d'ailleurs que ce dernier débute dès les toutes premières années de la vie (Heckman & Carneiro, 2003). Il s'opère d'abord exclusivement dans le cadre familial, où le niveau d'éducation des parents joue un rôle décisif. Il se déploie ensuite à l'interface de la famille, de l'école, du quartier ou de la bande de copain(ine)s...
18Au terme de ce bref raisonnement, il apparaît que le pourquoi du caractère plus ou moins équitable d'un système d'enseignement supérieur renvoie à tout le moins à deux types de facteurs, qu'il convient d'essayer de départager :
le facteur monétaire de court terme : celui du niveau des revenus dont disposent le jeune et sa famille au moment où se joue la réussite des études supérieures ;
les facteurs de long terme, familiaux et environnementaux mais aussi motivationnels et cognitifs, correspondant au parcours et à l'acquis scolaires antérieurs, au niveau d'éducation des parents ;
2.1. L'analyse
19Départager la contribution de chacune de ces deux grandes catégories de facteurs est, à notre connaissance, un exercice qui n'a jamais été tenté en Belgique. Les données adéquates sont, il est vrai, plutôt rares. Le PSBH encore une fois, constitue une source qui, bien qu'imparfaite à maints égards, permet d'essayer de départager les éléments de court et de long terme exposés ci-dessus.
20La grande richesse de cette enquête est qu'elle informe simultanément sur les jeunes, le revenu familial, le niveau d'éducation des parents. Pour le jeune adulte, l'enquête renseigne le niveau de diplôme atteint (ou celui des études en cours) ainsi que la filière qu'il/elle a fréquentée dans le secondaire. En bref, le PSBH nous informe sur la réussite dans le supérieur ainsi que sur les éléments monétaires de court terme (le revenu familial contemporain des années où se joue la réussite dans le supérieur), mais aussi sur les facteurs non-monétaires de long terme susceptibles d'influencer cette réussite. Moyennant utilisation de la méthode statistique adéquate (décrite dans l'encadré ci-dessous), les données du PSBH permettent d'isoler la contribution propre de chacun de ces facteurs. En particulier, il devient possible de déterminer ce qu'il advient de la corrélation entre réussite dans le supérieur et revenu familial, une fois prise en compte l'influence de facteurs comme le diplôme du père et de la mère ou la filière fréquentée dans le secondaire.
21Sur le plan technique, quatre précisions s'imposent.
22Un, la tranche d'âge examinée. Dans l'enquête PSBH, nous retenons les jeunes de 20 à 24 ans, soit un total de 564 individus susceptibles de réussir ou non dans le supérieur.
23Deux, le terme « réussite dans le supérieur » correspond, parmi ces jeunes adultes de 20 à 24 ans, à deux cas de figure. Celui (majoritaire) où le jeune adulte est en possession du diplôme d'enseignement supérieur. Mais aussi celui (minoritaire) où il est toujours aux études. Nous assimilons ce dernier aux individus ayant réussi, considérant qu'ils ont une forte probabilité de décrocher le diplôme et étant, à 20 ans et plus, toujours dans le supérieur.
24L'hypothèse paraît raisonnable s'agissant de l'accès au diplôme supérieur en général. Elle est plus contestable pour le diplôme universitaire. C'est une faiblesse qu'il faut garder à l'esprit au moment de l'interprétation des résultats.
25Trois, notre stratégie d'identification de l'effet du revenu repose sur le fait qu'au sein (par exemple) de la catégorie « jeunes dont la mère a au plus un diplôme secondaire inférieur », le niveau de revenu disponible par individu peut varier considérablement. Heureusement pour notre question de recherche, il n'y a pas correspondance parfaite entre diplôme des parents et revenu. La première ligne du Tableau 2 illustre clairement la chose. Si parmi les familles dont la mère est peu diplômée 36,8 % peuvent être qualifiées de « pauvres », on observe simultanément que 15,7 % sont « riches »8. C'est cette variation intra-catégorielle du revenu qui permet de saisir correctement l'influence du revenu sur la réussite dans le supérieur.
26Quatre, le revenu utilisé dans l'analyse correspond au revenu disponible total dans la famille. Il se compose donc des salaires et traitements nets, des allocations sociales et des éventuels revenus supplémentaires. Et cela pour tous les membres du ménage (incluant les éventuels grands-parents, oncles et tantes vivant sous le même toit). Précisons encore que la distribution du revenu utilisée correspond au revenu par tête au sein du ménage : soit le revenu total du ménage divisé par le nombre d'individus formant le ménage/la famille.
Méthode d'estimation de la part de la population contrainte par la faiblesse du revenu familial
27La méthode utilisée dans le cadre de cette étude a été conçue et appliquée initialement à des données américaines par Carneiro & Heckman (2002). Son but est de calculer le pourcentage d'individus qui n'accède pas au diplôme d'enseignement supérieur en raison de la faiblesse relative du revenu dans le ménage, à l'âge où se joue cette question (18 ans et plus). Elle a ensuite été appliquée à des données britanniques par Daerden et alii (2004).
28Le principe de base de cette méthode consiste à classer les jeunes adultes en fonction du quartile de la distribution du revenu familial.
29L'hypothèse que font Carneiro & Heckman (2002) est que les jeunes issus de familles appartenant au quartile le plus élevé (Q4) ne sont pas contraints par le manque d'argent – par définition – s'agissant de réussir l'enseignement supérieur. Ils utilisent donc le taux de réussite dans l'enseignement supérieur de ces individus « riches » comme référence9. Et l'estimation des effets du revenu procède de la mise en évidence d'une baisse du taux de réussite lorsque l'on descend dans la hiérarchie des revenus : du 4ème quartile vers le 3ème (Q3), puis le 2ème (Q2) et le 1er (Q1) : mais après avoir pris en compte l'effet des facteurs non-monétaires de long terme comme le niveau d'éducation des parents ou celui de l'acquis scolaire antérieur.
30La méthode économétrique, telle que nous l'appliquons nous-mêmes ici, peut se résumer sous la forme de l'équation [1]. La variable à expliquer correspond pour chaque individu i présent dans le PSBH à une variable binaire (Yij), prenant la valeur 0 en cas de non-accès au diplôme supérieur et 1 en cas d'accès. Cette variable est régressée sur le quartile k du revenu (Qi k) mais aussi sur un vecteur de variables Fij contrôlant pour le type j de contexte ou d'environnement dans lequel le jeune a évolué (éducation de la mère et de la grand-mère maternelle), ou son passé scolaire (filière fréquentée dans le secondaire).
31Yij= α +β1 Qi1 + β2 Qi2 + β3 Qi3 + ∑jλjFij+ ui [1]
32Notons que la diminution potentielle de la réussite Yij du fait de la baisse du revenu est directement mesurée par la valeur des βk estimés. Par exemple, β1 mesure l'effet sur la réussite du fait d'appartenir au 1er quartile (Q1) de la distribution du revenu familial par rapport au 4ème quartile (Q4).
33Une première estimation de ce modèle consiste à ignorer les facteurs dits de long terme (Fij). On estime alors les écarts « bruts » de taux de participation entre quartiles de revenu : ceux que l'on obtient lorsque l'on mesure, sans autre précaution, le rapport entre revenu familial et fréquentation ou réussite dans le supérieur.
34Les estimations suivantes sont réalisées avec introduction graduelle des variables susceptibles de capter l'effet des facteurs de long terme (Fij). Elles fournissent des valeurs βk « purgées » de l'effet de ces facteurs.
35La dernière étape consiste à calculer – pour chacune des séries de β estimées – le pourcentage total d'individus contraints (PIC), soit la part des jeunes dont on peut penser qu'ils ne décrochent pas le diplôme d'enseignement supérieur du fait de la faiblesse relative du revenu familial.
36PIC = 0,25β1 + 0,25β2+ 0,25β3 [2]
37La pondération des coefficients à 0,25 découle directement de la définition d'un quartile. Précisons enfin que l'équation [2] peut être calculée en prenant toutes les valeurs de β estimées, ou uniquement celles que l'analyse économétrique révèle significatives sur le plan statistique (càd. différentes de 0 avec une forte probabilité).
3. Résultats
38Les principaux résultats de notre analyse sont présentés dans le Tableau 3. Le première partie de ce tableau (3 premières colonnes de chiffres) concerne le supérieur dans son ensemble. La deuxième partie (3 dernières colonnes de chiffres) se rapporte à l'universitaire. La raison de cette distinction, déjà présente dans le tableau 1, est qu'il est a priori possible que les barrières financières opèrent différemment selon le type d'enseignement supérieur. Précisons que ce tableau contient l'estimation du pourcentage total d'individus contraints (PIC), soit la part des jeunes d'une classe d'âge dont on peut penser qu'ils ne réussissent pas dans l'enseignement d'enseignement supérieur du fait de la faiblesse relative du revenu familial.
39Est d'abord présentée la valeur de PIC calculée à partir des taux de participation « bruts » : ceux que l'on obtient sans que l'effet des facteurs non-monétaires de long terme ne soient pris en compte (Tableau 3, partie 1, 1ère ligne, 1ère colonne). Le calcul suggère alors qu'un peu plus de 17 % des jeunes belges ne réussissent pas le supérieur en raison de la faiblesse du revenu familial. De manière un peu inattendue, ce pourcentage n'est que de 13,6 % dans le cas l'université.
40Mais l'essentiel n'est pas là ! Le premier résultat à mettre en exergue (Tableau 3, ligne 1) est que le pourcentage d'individus contraints par la faiblesse du revenu familial diminue de moitié voire plus (de 17,06 à 7,05 % pour l'ensemble du supérieur : de 13,6 à 3,23 % pour l'universitaire) lorsque l'on tient compte du niveau d'éducation de la mère. La prise en compte additionnelle du diplôme du père fait chuter ces pourcentages plus encore. Dans le cas de l'enseignement universitaire, ils deviennent même nuls. Le deuxième résultat important (Tableau 3, lignes 2 & 3) est que ces pourcentages diminuent aussi lorsque l'on tient compte du passé scolaire. Lorsque l'on restreint l'analyse aux individus qui ont terminé l'enseignement secondaire (toutes filières confondues) on enregistre une baisse sensible du pourcentage d'individus contraints (de 17,06 à 12,06 % pour l'ensemble du supérieur : de 13,6 à 12,9 % pour le seul universitaire). Une diminution encore plus forte s'observe lorsque l'on se limite aux individus en possession d'un diplôme de la filière générale de transition10. Dans ce cas, et indépendamment du niveau d'éducation des parents, le pourcentage d'individus contraints devient nul, suggérant que les variations du revenu n'ont plus aucun effet sur la réussite.
41On est dont tenté de conclure qu'en Belgique, au début des années 1990, très peu de jeunes étaient empêchés de poursuivre des études supérieures pour des raisons financières. Certes, de prime abord, les taux moyens de fréquentation sont plus faibles parmi les jeunes issus des familles à faible revenu (Tableau 1). Mais l'apport principal de notre analyse est de dire qu'il s'agit là avant tout d'une simple corrélation, sans contenu causal robuste. Car après avoir pris en compte l'effet du diplôme des parents ou encore celui du parcours scolaire antérieur, l'augmentation du revenu familial n'a plus, en soi, d'effet bénéfique sur la réussite.
42Ce résultat est-il spécifique à la Belgique ? Pas vraiment. Daerden et alii (2004) étudiant la décision des jeunes britanniques de poursuivre des études au-delà de 16 ans11, en utilisant données et méthodes similaires aux nôtres, concluent que tout au plus 3 % des jeunes sont contraints par la faiblesse du revenu familial. Carneiro & Heckman (2002), examinant la situation des USA – où pourtant les droits d'inscription sont significativement plus élevés qu'en Europe – obtiennent des ordres de grandeur comparables, tant en termes de participation que de réussite.
Note 12
4. Conclusion et enjeux politiques
43L'accès au diplôme d'enseignement supérieur reste, en Belgique, fortement inéquitable au sens de Roemer. Les traits hérités, tel le niveau de diplôme des parents, singulièrement celui de la mère, continuent d'affecter très fortement la probabilité de décrocher ce précieux sésame.
44Comment corriger cette inéquité ? Peut-on, en particulier attendre des politiques visant à aider financièrement les familles – comme le maintien des allocations familiales ou les abattements fiscaux pour enfants de plus de 18 ans aux études – qu'elle corrige le fort degré d'inéquité observé ? La question se justifie par l'importance de ces aides. La Belgique se distingue des pays voisins par l'ampleur relative de l'aide financière indirecte aux étudiants c’est-à-dire l'aide qui s'adresse à leur famille. Le budget que le gouvernement fédéral a consacré à ces politiques s'élève à 700 millions d’euros. L'OCDE estime qu'en 2006 une famille belge ayant des enfants dans l'enseignement supérieur reçoit 988 € en abattements fiscaux et 2437€ en allocations familiales.
45L'observation récurrente d'une forte corrélation entre le revenu familial et la fréquentation de l'enseignement supérieur peut être interprétée comme la conséquence de deux catégories de facteurs : i) le niveau de revenu dont les familles disposent au moment où leurs enfants sont en âge de le fréquenter – c'est ce que les économistes nomment la composante monétaire de court terme : ii) le niveau socioculturel de la famille (en particulier le niveau d'éducation des parents) ou encore le niveau de compétences et de motivation acquis par le jeune au terme de sa scolarité obligatoire – la composante non-monétaire de long terme.
46En étudiant des données d'enquête collectées en 1992, nous arrivons à la conclusion que la deuxième catégorie de facteurs jouait, à l'époque en Belgique, un rôle prépondérant. Lorsque les taux de participation entre jeunes issus de familles inégalement riches sont purgés de l'influence des facteurs de long terme (comme le diplôme de la mère ou du père, ou encore le passé scolaire) les écarts tendent tout simplement à disparaitre. Ce résultat doit bien entendu être interprété avec toutes les précautions d'usage. Il se trouve néanmoins confirmé par nos travaux plus récents, incluant des données de panel, permettant l'estimation de modèles à effets-fixes individuels, portant sur la Belgique mais aussi l'Allemagne, la Pologne, la Hongrie et le Royaume-Uni (Vandenberghe, 2006). Soulignons également qu'il est conforme à ceux obtenus à l'étranger, en Grande-Bretagne et aux USA (Carneiro & Heckman, 2002 : Dearden et alii, 2004).
47Quelle lecture faire de ces résultats en termes plus politiques ? Avant toute chose qu'il est incorrect de penser que l'on peut facilement corriger le caractère inéquitable du supérieur belge en majorant l'aide financière aux familles avec enfants de 18 ans et plus. Les résultats de notre étude suggèrent qu'une majoration des allocations familiales ou des abattements fiscaux – les deux principales politiques de soutien au revenu de ces familles actuellement en vigueur – ne modifierait pas fondamentalement le profil des publics réussissant dans le supérieur. Par extension, on peut douter de l'effet d'une politique qui consisterait à étendre à l'après 18 ans l'allocation de rentrée scolaire, laborieusement mise en place au début de l'été 2006.
48Mais alors que faire ? Beaucoup de choses sans aucun doute. Car conclure que le revenu familial ne joue pas un rôle prépondérant aux âges où se joue la réussite dans l'enseignement supérieur, ne signifie pas qu'il n'en joue aucun auparavant. Dans le supérieur, peut-être est-il trop tard pour espérer influencer la réussite par la voie financière. Il reste cependant parfaitement concevable que le revenu joue un rôle plus marqué à un stade moins avancé du parcours scolaire : le maternel, le primaire ou le secondaire. Cette question mériterait une étude complémentaire. Quantité d'améliorations devraient aussi intervenir « à l'interne » de l'enseignement secondaire, primaire voire maternel, pour réduire la (très) forte relation entre origine socioculturelle et acquis scolaires, mise en évidence par les études internationales de l'OCDE et de l'IEA13 (Vandenberghe, 2002, 2004). Mais discuter sérieusement cette question excède notre domaine de compétences.
Bibliographie
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Bibliographie
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Waltenberg, F. & Vandenberghe, V. (2006) What does it take to achieve Equality of Opportunity ? An Empirical Evaluation Based on Empirical Data, forthcoming in Economics of Education Review.
Notes de bas de page
1 Traduisez par bonheur, satisfaction...
2 Connu sous le label « Equality of Opportunity » dans la littérature économique.
3 Les auteurs de l'étude ont collecté plusieurs indicateurs comme le taux de participation au système universitaire de la tranche d'âge concernée, son taux de réussite global et, surtout, l'indice d'équité dans l'éducation (le degré de sur-représentation des étudiants provenant de catégories socioculturelles favorisées). « Le résultat est catastrophique pour notre enseignement, dénonce le recteur de Saint-Louis. Tous indicateurs confondus, la Belgique (les 2 Communautés confondues) se classe douzième sur treize pays étudiés dans cette deuxième comparaison. Elle est même treizième sur treize pour le seul indicateur d'équité. Notre enseignement serait donc le moins démocratique de l'ensemble des pays développés! » (Baus, 2005)
4 En anglais, Panel Survey of Belgian Households.
5 C’est à ce genre de question que nous pensons lorsque nous proposons de collecter de l’information sur la démocratisation des études dans le cadre de l’enquête INS/Eurostat.
6 Nous n'avons pu distinguer Bruxelles de la Wallonie en raison du trop faible nombre d'individus interrogés à Bruxelles que pour estimer valablement le modèle logistique dont les résultats sont présentés ici.
7 En statistique, un quartile est chacun des 4 intervalles qui divisent et ordonnent les données triées en 4 parts égales, de sorte que chaque partie représente 1/4 de l'échantillon de population.
8 Vraisemblablement en raison de la hauteur du revenu de leur conjoint.
9 Il est à noter que ce taux parmi les « riches » n'est jamais égal à 100 %. Ce qui suggère que nombre de jeunes issus de familles « riches » n'accèdent pas au diplôme supérieur pour des raisons autres que l'argent familial.
10 Depuis l'introduction du rénové, tous les élèves qui terminent l'enseignement général de transition ou le technique de transition, ont la possibilité de « transiter » vers le supérieur. Pour ceux qui terminent les filières du technique ou du professionnel de qualification, l'accès (uniquement au supérieur court) est conditionnel au fait d'avoir réussi une 7ème secondaire.
11 L'âge de fin de la scolarité obligatoire en Grande-Bretagne.
12 Depuis l'introduction du rénové, tous les élèves qui terminent l'enseignement général de transition ou le technique de transition, ont la possibilité de « transiter » vers le supérieur. Pour ceux qui terminent les filières du technique ou du professionnel de qualification, l'accès (uniquement au supérieur court) est conditionnel au fait d'avoir réussi une 7ème secondaire.
13 International Association for the Evaluation of Educational Achievement.
Auteur
Vincent Vandenberghe est docteur en Sciences Economiques et professeur au département d’economie de l’Université catholique de Louvain. Il est actuellement administrateur au sein de la Direction de l’Emploi et des Affaires Sociales de l’OCDE. Il a écrit de nombreux articles dans des revues scientifiques ainsi que plusieurs rapports à l’adresse des responsables politiques de l’enseignement et de l’emploi.
GIRSEF-IRES, Université catholique de Louvain
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Tanguy Struye de Swielande
2011
Un enseignement démocratique de masse
Une réalité qui reste à inventer
Marianne Frenay et Xavier Dumay (dir.)
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Arguing about justice
Essays for Philippe Van Parijs
Axel Gosseries et Philippe Vanderborght (dir.)
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