La prescription appropriée chez la personne âgée
p. 32-45
Texte intégral
Je me suis rendu compte que j’avais pris de l’âge le jour où j’ai constaté que je prenais plus de temps à bavarder avec les pharmaciens qu’avec les patrons de bistrot.
Michel Audiard
1Ce texte reprend l’essentiel de l’exposé présenté par le professeur Anne Spinewine lors du colloque de la Chaire de médecine générale en novembre 2008. Réécrit sans en gommer le style oral1, ce texte mêle expérience clinique et compte-rendu d’études scientifiques pour aiguiser l’attention du praticien au moment de se pencher sur la feuille de traitement ou de rédiger son ordonnance.
Introduction
2Pourquoi une pharmacienne parle-t-elle de la prescription alors qu’elle ne prescrit jamais ? Cette contribution est celle d’une spécialiste en pharmacie clinique : cette discipline qui se développe actuellement en Belgique existe depuis longtemps dans les pays anglo-saxons. Son principe est le suivant : en milieu hospitalier, le pharmacien fait partie de l’équipe médicale et paramédicale et participe de façon active à tout ce qui concerne les décisions thérapeutiques, que ce soit la prescription, l’administration ou le conseil au patient, dans le but d’améliorer la qualité d’utilisation des médicaments.
3La prescription appropriée chez la personne âgée, c’est tout un programme ! Le graphique 1 montre le résultat d’une étude américaine, dans laquelle a été étudié le nombre des médicaments pris par le patient en fonction de l’âge.
4Le nombre de médicaments augmente en fonction de l’âge. La grande majorité des personnes de plus de 65 ans (hommes et femmes) prend au moins un médicament de façon chronique et un peu plus de dix pour cent d’entre elles prennent au moins 10 médicaments chroniques. Donc la polymédication est très fréquente, et par ailleurs souvent nécessaire. Les résultats de l’étude PHEBE2, menée en maisons de repos en Belgique montrent que la moyenne de médicaments prescrits par résident on parle ici des médicaments chroniques se situe aux alentours de 7 médicaments par personne ; et cela peut aller de zéro à malheureusement plus de 20 médicaments par jour et par patient. La polymédication est un problème qu’il faut prendre en compte ! On sait en effet que l’augmentation du nombre de médicaments accroit le risque d’événements iatrogènes.
5Les événements iatrogènes sont un réel souci dans la population âgée, plus encore que chez les adultes plus jeunes. Prenons l’exemple d’une patiente que nous avons rencontrée : une dame de 75 ans vivant à la maison et hospitalisée pour une chute avec fracture du poignet. La personne est réadmise aux urgences et réhospitalisée un mois plus tard pour un problème de décompensation cardiaque, alors qu’elle prenait les médicaments suivants :Glucovance® ,Cardioaspirine® , Isoten® , Coruno® , Temesta®, Clexane® depuis l’hospitalisation précédente et du Feldène® à la demande pour la douleur liée à la fracture. Estce une admission, ou plutôt une réadmission, iatrogène ? C’est toujours la première question que je me pose quand j’ai l’occasion de réévaluer un traitement pour une personne qui est admise à l’hôpital. Même si nous n’avons pas tous les éléments pour le confirmer de façon absolue dans ce casci, nous pouvons imaginer que la prescription du Feldène® n’était pas la meilleure solution dans ce cas. Cette personne atelle encore besoin d’un AINS un mois après une douleur pour fracture du poignet ? Par ailleurs, le piroxicam est loin d’être le meilleur choix comme AINS surtout chez les personnes âgées. J’en reparlerai un peu plus loin, il se trouve entre autres dans la fameuse liste connue sous le nom de « liste de Beers ». Il est aussi possible que la personne n’ait pas reçu toutes les informations dont elle aurait pu avoir besoin par rapport à la prise de ce médicament : connaît-elle la dose maximale ? La fréquence journalière pour la prise de ce médicament ? Ce sont d’autres motifs pour expliquer le caractère iatrogène de la réadmission. Notons que la prescription de Glucovance® devrait aussi être réévaluée dans un cas de décompensation cardiaque. Les conséquences de l’événement iatrogène présenté sont assez importantes puisqu’elle doit être réhospitalisée. Cela représente un coût pour elle-même et également pour la société, et de plus une diminution au moins temporaire de sa qualité de vie. La dernière question à se poser est : aura-t-on pu éviter cela ? Probablement, en améliorant d’une part la prescription, et d’autre part le conseil au patient.
Prescription (in)appropriée
6Bien que le titre parle de « prescription appropriée », je vais parler davantage de prescription inappropriée, non dans le but de juger, mais avec un objectif d’évaluation de la qualité et d’optimisation. C’est d’ailleurs toujours de cette façon que j’ai l’occasion de travailler avec les médecins et les infirmiers. Les effets iatrogènes font partie des grands syndromes gériatriques.
7Si on regarde un peu les chiffres de la littérature à ce sujet, les personnes âgées qui prennent des médicaments sont des personnes à risque et on sait que 20 % des hospitalisations en moyenne sont la conséquence d’un événement iatrogène. Certaines études vont jusque 30, voire 40 %, cela dépend de la façon dont les mesures sont faites. Les études concordent sur le fait que 50 % des admissions iatrogènes pourraient être évitées par une meilleure prise en charge au niveau du médicament : que ce soit au niveau de la prescription, de l’administration, du conseil au patient, de la compliance…
8En plus des conséquences cliniques associées aux événements iatrogènes, il y a également des conséquences économiques non négligeables. Une étude américaine a évalué que l’on dépense une somme supérieure à celle du prix d’achat du médicament pour prendre en charge les conséquences délétères liées aux événements iatrogènes. Il est donc intéressant du point de vue économique également d’optimiser la prescription médicamenteuse.
9Enfin, si l’on veut prévenir ces événements évitables, il faut savoir à quelle étape du circuit médicamenteux il faut agir. Le graphique 2 schématise les résultats d’une étude qui évalue une centaine d’événements iatrogènes, en milieu ambulatoire et en maison de repos.
10Un groupe d’experts a évalué quelle étape de l’utilisation du médicament était en cause dans l’événement iatrogène. Les deux étapes principales constituent la prescription et le suivi de la prescription. Dans une moindre mesure, on retrouve également la compliance et l’information au patient. Cela vaut donc la peine de prendre un peu de temps pour discuter de la prescription appropriée et de son suivi chez la personne âgée.
11Pourquoi la personne âgée est-elle plus à risque ? Tout d’abord, la co-morbidité implique une polymédication. Ensuite, il faut prendre en compte les modifications pharmacocinétiques et pharmacodynamiques liées à l’âge. Pour la pharmacocinétique, c’est surtout la diminution de la fonction rénale qui doit faire revoir les posologies à la baisse. Pour la pharmacodynamie, la sensibilité des personnes âgées est accrue pour une même dose d’un médicament : il y a donc lieu de commencer avec des doses plus faibles chez les personnes fragiles. Un autre point à prendre en compte est le manque de données scientifiques de type « evidence-based medicine » chez les personnes âgées fragiles. Les grosses études cliniques qui guident la pratique des prescriptions incluent parfois des personnes âgées, mais pas des personnes âgées fragiles gériatriques telles que vous les connaissez dans votre pratique. Il faut donc souvent extrapoler les données issues de populations plus jeunes et moins fragiles, ce qui pose des problèmes et peut augmenter le risque d’effets secondaires. Enfin, nous ne faisons qu’évoquer le problème de la compliance, qui peut être diminuée pour une toute une série de raisons, par exemple les trouble cognitifs, les limitations physiques, un coût trop élevé, etc.
12Comment définir une prescription appropriée ? Barber, en 1996, inclut 4 notions différentes :
une notion d’efficacité ;
une notion de sécurité : c’est souvent un problème dans cette population qui est plus à risque ;
une notion de coût : le budget « médicaments » augmente avec le nombre de molécules à prendre ;
le choix du patient, qu’il est important de respecter lorsque c’est possible.
13Par opposition, on appelle « prescription inappropriée » trois types de prescriptions : en anglais « over-, under-, misprescribing- ». On donne trop de médicaments, ou trop peu, ou on donne ce qu’il faut mais pas de la façon la plus adéquate. Je vais définir chacune de ces catégories et détailler ce que j’entends par ces termes.
Quand on prescrit trop…
14L’« over-prescribing » ou sur-prescription est la prescription d’un médicament sans indication valable. Les médicaments qui entrent les plus souvent dans cette catégorie sont divers. Les premiers sont certainement les neuroleptiques, surtout pour un patient en maison de repos. Les autres sont les inhibiteurs de la pompe à protons, les antidépresseurs, et les laxatifs. Ils sont régulièrement prescrits sans indication valable ou pour une durée de temps trop longue. Il y a un donc un intérêt – mais cela prend souvent du temps – à se poser la question quand on revoit un patient polymédiqué : y-a-t-il une indication valable pour chaque médicament pris ?
15Une étude anglaise3a évalué cette sur-prescription, en particulier pour les neuroleptiques et les laxatifs, en comparant les patients en maisons de repos et les patients vivant à domicile. Elle a inclus environ 700 personnes âgées de 65 ans et plus. Les chercheurs ont examiné les prescriptions de neuroleptiques et n’ont pas trouvé d’indication valable en maisons de repos dans un dossier sur trois, et dans un dossier sur dix pour les patients à domicile. Les chiffres sont un peu plus élevés pour les prescriptions de laxatifs, un patient sur deux en maison de repos, un patient sur trois à domicile.
16Comment décider de la validité de l’indication d’un neuroleptique chez une personne âgée ? Des critères intéressants sont repris dans la « OBRA REGULATION ». Ils sont, entre autres, utiles pour la prescription des neuroleptiques chez les patients déments. Par exemple, l’errance seule, ou l’agitation sans danger pour le patient ou pour le soignant, n’est pas une indication valable pour prescrire un neuroleptique en maison de repos. Revenons à l’étude PHEBE, qui montre le pourcentage de prescription des psycholeptiques, principalement les benzodiazépines, les neuroleptiques, et les antidépresseurs. On voit que, en moyenne, une personne sur deux prend un antidépresseur voire même deux antidépresseurs. Les résultats sont similaires pour les laxatifs. Jusqu’à 70 % des personnes reçoivent au moins un psycholeptique. La pertinence de la prescription n’a pas été étudiée, mais la discussion de l’étude PHEBE fait l’hypothèse d’une sur-prescription de ces classes de médicaments pour les personnes âgées au vu des chiffres obtenus (voir graphique 3).
Quand on prescrit de façon inadéquate
17Le « mis-prescribing » est une prescription jugée sous-optimale en fonction de différents critères. Le premier est celui de la dose, car, comme nous l’avons évoqué plus haut, il y a chez les personnes âgées des modifications pharmacocinétiques et pharmacodynamiques. Par exemple, 300 mg de ranitidine chez un patient qui a une clearance rénale de 30 ml/min. est une dose trop élevée, qui peut donner par exemple de la confusion. Cent soixante milligrammes d’aspirine pour la prévention cardiovasculaire chez une personne qui a un antécédent d’ulcère risque de provoquer une récidive : on pourrait se contenter d’une dose de 80 mg par jour. À côté des doses trop élevées, il peut aussi y avoir des doses trop basses. Par exemple, un traitement est initié avec une dose faible pour s’adapter aux caractéristiques de la personne âgée, mais ensuite la dose n’est pas majorée et donc le traitement peut être moins efficace que souhaité (par exemple en ce qui concerne l’utilisation d’un inhibiteur de l’enzyme de conversion dans l’insuffisance cardiaque).
18À propos du choix d’un médicament, l’équipe de Beers a publié en 19914, sur la base d’un consensus d’experts américains et canadiens, une liste des médicaments considérés comme inappropriés chez la personne âgée car le risque lié à leur utilisation est supérieur au bénéfice attendu. Cette liste a été mise à jour deux fois depuis lors, la dernière date de 2003. On y trouve une série de médicaments commercialisés en Belgique (voir tableau 1).
19Par exemple :
des médicaments avec des propriétés anti-cholinergiques : ils augmentent le risque de confusion, de sédation, de chute ;
les anciens antihistaminiques que l’on donne soit pour un problème d’allergie, soit parfois pour un problème de trouble du sommeil (par exemple la diphenhydramine). Ces médicaments sont inappropriés parce qu’ils possèdent des propriétés anti-cholinergiques. Il faut leur préférer un antihistaminique plus récent sans activité anti-cholinergique si on souhaite traiter un problème allergique ;
les benzodiazépines qui ont une très longue durée d’action avec un métabolite actif : le clorazépate, le diazépam, le flurazépam ont une demivie va parfois jusqu’à plusieurs jours chez la personne âgée.
d’autres benzodiazépines ont une demi-vie intermédiaire, par exemple le Temesta® ou le Xanax®, mais il faut veiller à la dose journalière : par exemple 3 mg par jour de lorazépam devient une dose assez importante avec un risque majoré d’effets secondaires ;
certains antidépresseurs, par exemple l’amitriptyline (Redomex®), sont considérés comme inappropriés à cause – à nouveau – des propriétés anti-cholinergiques trop prononcées. Les auteurs proposent d’utiliser plutôt la nortriptyline, un autre antidépresseur tricyclique qui a des propriétés anti-cholinergiques moindres. La fluoxétine est un ISRS à longue demi-vie, qui a un métabolite actif et qui est très souvent impliqué dans les interactions médicamenteuses (il est substrat de plusieurs enzymes de cytochrome P450). Le citalopram est un meilleur choix chez la personne âgée pour traiter une dépression ;
l’amiodarone a été ajoutée à la dernière version de la liste. Les experts ont estimé qu’il manquait de preuves d’efficacité en gériatrie, cela s’ajoutant au risque de prolongation de l’intervalle QT. Par ailleurs, les interactions médicamenteuses sont importantes puisque il s’agit d’un substrat, et dans une certaine mesure d’un inhibiteur, du cytochrome P450.
20Malgré son intérêt, on ne peut pas réduire la prescription inappropriée en gériatrie à la liste de Beers. Cette liste nous donne des signaux d’alerte, mais il faut aller voir plus loin.
21Les médicaments à propriétés anti-cholinergiques sont souvent délicats à utiliser chez la personne âgée, or ces médicaments sont plus nombreux qu’on ne pourrait le penser. Si on réalise une recherche transversale à partir du mot « anti-cholinergique » dans le répertoire commenté des médicaments5, apparaît une longue liste de médicaments. Ces médicaments sont utilisés pour traiter différents types de problèmes, comme par exemple le syndrome de Parkinson, des problèmes respiratoires, des problèmes gastro-intestinaux… Certains sont en vente libre (sans prescription). Là se joue le rôle du pharmacien d’officine, qui doit pouvoir attirer l’attention par rapport aux risques liés à l’utilisation de ces médicaments chez les personnes âgées.
22Le troisième critère de « mis-prescribing » concerne les interactions entre médicaments. Devant une liste de dix médicaments pris par le même patient, on se dit qu’il y a probablement une série d’interactions médicamenteuses mais il n’est pas facile de les identifier, de les anticiper. Il y a deux types d’interactions :
Les interactions pharmacodynamiques : deux médicaments prescrits ensemble peuvent avoir un effet additif, synergique, ou antagoniste. L’effet additif s’observe par exemple lors de la combinaison de deux AINS, deux benzodiazépines, deux opiacés. Inévitablement, on majore le risque d’effets secondaires sans réellement augmenter l’efficacité. D’autres situations sont moins connues. Par exemple, la combinaison d’aspirine ou d’AINS avec un ISRS est assez fréquente : or les ISRS ont une activité antiplaquettaire. Plusieurs études d’observation ont maintenant été publiées, qui montrent que l’association de ces deux types de médicaments augmente le risque d’hémorragie gastro-intestinale parce que l’effet antiplaquettaire est majoré. La combinaison d’un inhibiteur d’enzyme de conversion et de la spironolactone majore le risque d’hyperkaliémie, surtout lors d’une diminution de la fonction rénale et/ou de la présence de diabète. Le dernier exemple est celui d’un antagonisme pharmacologique, et est plus typiquement gériatrique : il consiste en une association de donépézil (Aricept®) avec une autre molécule anti-cholinergique. Le donépézil ayant pour but d’augmenter la concentration d’acétylcholine dans la fente synaptique, si on donne un anti-cholinergique en même temps (par exemple pour traiter une incontinence urinaire), on risque d’avoir une annulation de l’effet recherché, que cela soit pour un médicament ou pour l’autre. Des études ont montré qu’il était fréquent après une prescription de donépézil de prescrire un anti-cholinergique parce que la personne développait de l’incontinence urinaire – qui est sans doute liée à la prescription d’inhibiteur de l’acétylcholine-estérase.
Les interactions pharmacocinétiques sont un sujet plus difficile à appréhender. Au sein du cytochrome P450 (CYP450), le 2D6, le 3A4, le 2C9 et le 2C19 sont les iso-enzymes les plus fréquemment impliquées. Le répertoire commenté des médicaments résume les principaux substrats, inducteurs et inhibiteurs de chacun de ces iso-enzymes. Il serait possible d’en parler longtemps, mais l’essentiel est d’identifier les molécules qui sont le plus à risque. On y retrouve par exemple les azolés, certains anti-arythmiques, comme l’amiodarone, les anticoagulants, certains antibiotiques.
23Comment gérer ces interactions ? Il est parfois possible au sein d’une même classe de médicaments de choisir une molécule plutôt qu’une autre en fonction d’un moindre risque d’interaction. Par exemple, au sein de la classe des statines, le risque d’interaction pharmacocinétique est moins important avec la pravastatine, qui est éliminée principalement par voie rénale, contrairement à la simvastatine qui est éliminée par le CYP3A4. D’autre part, une prescription d’itraconazole va poser problème en association avec la simvastatine, alors que le risque est moindre avec la pravastatine. Chez un patient polymédiqué avec plusieurs médicaments qui passent par le CYP450, ce type de choix est important pour limiter le risque d’interaction médicamenteuse. Il en est de même avec les macrolides : l’azithromycine a un risque beaucoup moins élevé d’interaction que l’érythromycine. Au sein de la classe des ISRS, le risque est le plus élevé avec la fluoxétine et dans une moindre mesure également avec la paroxétine. Par contre, le citalopram a un risque plus faible que les deux autres ISRS. Parmi les antiH2, la cimétidine est plus à risque d’interactions que la ranitidine.
24Il est possible de faire ce genre de choix dans les classes citées, ce qui n’est pas le cas pour toutes les classes médicamenteuses. Enfin, il importe de ne pas oublier la phytothérapie, par exemple le millepertuis, ou les médicaments non soumis à prescription (MNSP, ou « médicaments de comptoir ») qui peuvent également intervenir dans des interactions médicamenteuses. Les patients ne donnent pas toujours facilement ce type d’information, mais il est important d’y penser lorsque se produit un événement iatrogène.
25Un autre type de « mis-prescribing » concerne les interactions médicaments-maladies. Un médicament peut aggraver une pathologie ou une condition préexistante. Les événements iatrogènes sont plus souvent la conséquence d’une interaction médicament maladie que d’une interaction médicament médicament. Bien que cela puisse paraître étonnant, c’est la première chose à analyser lorsque l’on revoit le traitement d’un patient âgé hospitalisé : quels sont les médicaments qui peuvent augmenter le problème, par exemple la chute, chez cette personne âgée ? Il n’est pas toujours possible d’arrêter le traitement qui peut être mis en cause, mais parfois il est possible de diminuer les doses, ou de choisir une molécule alternative avec un risque moins élevé. Les chutes sont un très bon exemple : il y a toute une panoplie de médicaments qui en augmente le risque, principalement les médicaments à visée cardiovasculaire et les psychotropes. D’autres exemples résident dans la prescription d’anti-cholinergiques chez une personne constipée, ou chez une personne avec une rétention urinaire. Certains médicaments augmentent le risque de troubles cognitifs, le risque d’insomnie, le risque d’hypertension. L’interaction médicament maladie est extrêmement fréquente. Une étude réalisée avec 200 personnes admises au sein d’un service de gériatrie a examiné la prescription établie en ambulatoire : 60 % des personnes avec un antécédent de chute au cours des 6 derniers mois prenaient une benzodiazépine de façon chronique6. La prescription de benzodiazépines est une vraie problématique dans la population âgée. Il est évidemment difficile d’arrêter ce genre de médicaments chez les personnes qui en prennent depuis plus de dix ans, mais ce n’est pas impossible. Une diminution progressive est à envisager, parfois jusqu’à l’arrêt, surtout lorsqu’ils donnent des effets secondaires, tels que les chutes, les troubles cognitifs, ou d’autres. Une étude européenne a évalué le coût de la prise en charge des chutes et fractures liées à la prise de benzodiazépines, principalement chez les personnes âgées : il se situe entre 1,5 et 2,2 milliards d’euros par an7. En France, il y a chaque année environ 20.000 chutes chez les personnes âgées de 80 ans et plus. S’ensuivent plus ou moins 1.800 décès par an8. Cela montre l’importance du problème des chutes et des médicaments qui peuvent les favoriser. Nous avons réalisé un essai d’arrêt progressif des benzodiazépines chez des personnes âgées à risque, qui avaient des effets secondaires liés à ce traitement, en proposant un schéma dégressif, avec l’accord et la participation des patients. Le résultat a été positif chez 25 à 30 % des personnes, ce qui est intéressant quand on voit le nombre de personnes qui prennent des benzodiazépines. Nous reparlerons de concordance plus loin : lorsque le patient est impliqué dans ce genre des décisions, qu’il comprend la raison de ces changements, il est possible d’arrêter les médicaments bien que l’on pense souvent que le patient y est très attaché.
26Mentionnons enfin les problèmes liés à une administration peu adaptée au patient : les problèmes de déglutition acquis, qui empêchent d’avaler un gros comprimé que l’on ne peut pas croquer ; quelqu’un qui a des problèmes de vision et à qui on prescrit des gouttes ; prescrire un médicament trois fois par jour alors qu’il y a une alternative sous forme de comprimés à libération contrôlée une fois par jour. Ce sont des choses relativement simples, mais auxquelles il faut penser.
Prescrire trop peu ? !…
27Il arrive qu’il y ait une absence de prescription alors qu’il y a une indication de maladie à prévenir ou à traiter. Ce n’est pas rare. Une des raisons de cette sous-prescription est dénommée « âgisme » : on considère que la personne est trop âgée, que cela ne vaut plus la peine de lui donner, par exemple, une prévention par aspirine/anticoagulant alors que le patient est en fibrillation auriculaire, ou que cela ne vaut pas la peine de donner un bétabloquant après un infarctus du myocarde parce que la personne a 85 ans. Ces discussions sont difficiles, mais il importe de ne pas prendre en compte uniquement l’âge de la personne pour décider d’une abstention de prescription. Il s’agit de considérer l’ensemble de la personne, avec ses souhaits, son espérance de vie, sa qualité de vie. La considération d’ensemble peut justifier une non-prescription mais pas l’âge seul… bien que cela se passe parfois en pratique. Quelles pathologies sont sous-traitées ? Il s’agit principalement de l’ostéoporose, de la fibrillation auriculaire, de la cardiomyopathie ischémique, de l’insuffisance cardiaque et de l’infarctus du myocarde. Dans une moindre mesure, il faut également ajouter le diabète, la douleur et la dépression. Puisons quelques chiffres dans l’étude dont je vous ai parlé9et qui porte sur 200 patients : ils sont similaires à d’autres données publiées. Nous avons trouvé que 72 % des patients avec ostéoporose ne reçoivent pas de traitement, qu’il s’agisse de biphosphonate, de calcium ou de vitamine D. Le but n’est pas de prolonger la vie en prescrivant le médicament, mais d’améliorer la qualité de vie. Lorsque l’on pense aux conséquences d’une chute en termes de fracture, cela vaut la peine de s’attaquer à la sous-prescription dans l’ostéoporose chez les personnes âgées. Pour les pathologies cardiovasculaires, environ 40 % de personnes souffrant de fibrillation auriculaire ne reçoivent ni anticoagulant, ni aspirine. À nouveau, il est intéressant de raisonner en termes de qualité de vie, en imaginant les conséquences d’un AVC.
28Le sujet est un peu délicat mais il est important d’en parler pour y penser davantage. Prendre en charge la sous-prescription signifie donner un médicament de plus à la personne, augmenter, alourdir son traitement. Dans les révisions de traitement que nous réalisons dans le service de gériatrie, nous sommes parvenus à une réduction de 2 à 3 médicaments par patient résidant en maison de repos et de soins en nous attaquant tant à la sur qu’à la sous-prescription (avec, au départ, en moyenne 12 médicaments par personne). Certains médicaments sont ajoutés, d’autres retirés, souvent progressivement. Cela permet d’avoir un traitement qui est de meilleure qualité, parfois moins lourd pour la personne.
29Pour parvenir à une prescription appropriée, nous avons déjà parlé des indicateurs de Beers. Parmi les autres indicateurs existants, il est intéressant d’en mentionner deux. Tout d’abord, le « medication appropriateness index » (MAI), publié aux USA, et que nous avons utilisé dans le cadre de nos recherches. Il est très complet pour évaluer la qualité de la prescription mais il prend donc aussi beaucoup de temps. Pour chaque médicament prescrit à un patient, dix questions sont posées, dont les suivantes : y a-t-il une indication valable ? Le choix est-il correct ? La dose est-elle correcte ? Les modalités de traitement sont-elles correctes et pratiques pour le patient ? Y a-t-il des interactions ayant un effet délétère, tant médicament médicament que médicament maladie ? Y a-t-il une duplication de traitement, la durée est-elle correcte, et le coût est-il minimal ? Cet outil est validé et contient suffisamment d’instructions pour être fiable d’une personne à l’autre.
30Ensuite, les critères ACOVE sont des critères de qualité de soins applicables aux personnes âgées fragiles, mis en place aux USA. Une partie de ces critères se réfère à la prescription, y compris à la sous-prescription. Par exemple, pour une personne qui présente de l’arthrose et qui a besoin d’un traitement antalgique, le médicament de premier choix devrait être le paracétamol. Les critères ACOVE sont relativement faciles à appliquer et concernent toute une série de médicaments et de pathologies.
31Avec les critères de MAI, on retrouve entre 20 et 84 % de patient ayant au moins une prescription à optimiser, 84 % de patients ayant au moins un médicament dont la dose n’est pas adaptée. Un patient sur trois prend un médicament de la liste de Beers. Soixante pour cent des patients avec un antécédent de chute prennent une benzodiazépine. Enfin, avec les critères ACOVE, on retrouve une sous-prescription chez environ 1 patient sur 2. Ces chiffres sont comparables à d’autres. Sur la base de ces chiffres, il y a donc une marge de manœuvre importante pour améliorer l’utilisation des médicaments dans la population âgée.
Comment optimiser la prescription ?
32Une première possibilité consiste à imposer une certaine régulation : cela se traduit chez nous par les critères de remboursement. Aux USA, il existe une régulation assez restrictive pour la prescription des neuroleptiques en maison de repos, qui a permis de diminuer la prescription de ces médicaments. Mais ce n’est certainement pas la méthode la plus efficace pour améliorer la prescription des médicaments et il y a un problème d’acceptation.
33Une autre méthode consiste dans la formation et le feedback : donner une ou plusieurs heures de cours sur la prescription appropriée a-t-il un effet ? La réponse est non… sauf si la formation s’accompagne d’un feedback personnalisé, si elle est clairement proactive, si elle se base sur des exemples concrets et si elle est multidisciplinaire.
34La collaboration interdisciplinaire est un autre moyen : j’ai parlé de mon rôle en tant que pharmacien clinicien à l’hôpital. Dans toutes les maisons de repos aux USA et en Australie, un pharmacien doit revoir une fois par mois le traitement des résidents, en collaboration avec le médecin. Cette collaboration a permis une certaine amélioration dans l’utilisation des médicaments et une diminution des événements iatrogènes. En maison de repos, il est important également d’impliquer les infirmiers, car ils sont parfois amenés à prendre des décisions ou à proposer certains médicaments, par exemple le laxatif, ou le psychotrope à la demande.
Conclusion
35Nous pouvons conclure en rappelant les questions essentielles à se poser pendant la consultation :
Y a-t-il une indication valable ?
Peut-on arrêter certains médicaments ?
Y a-t-il un risque de cascade médicamenteuse chez ce patient ?
36Enfin, il est essentiel d’avoir une communication efficace avec les autres prescripteurs, que ce soit en milieu hospitalier ou en extra hospitalier.
37Terminons par une brève évocation du « patient empowerment » et de la concordance. La concordance est un concept différent – et plus intéressant – que celui de compliance. La compliance est une situation où le patient prend ses médicaments comme le médecin a dit qu’il devait les prendre. Avec la concordance, le médecin et le patient arrivent à un accord sur les médicaments que le patient doit prendre et la façon de les prendre. Le patient joue donc un rôle dans l’établissement de son traitement. Il est raisonnable d’envisager qu’un patient ne souhaite pas qu’on lui prescrive un onzième médicament parce qu’il éprouve déjà des difficultés à s’en sortir avec 10 médicaments. La concordance deviendra, je pense, un des indicateurs du futur, car il est essentiel de pouvoir prendre en compte l’avis du patient, quand c’est possible. Cela mènera à un meilleur résultat pour tout le monde.
Notes de bas de page
1 Isabelle Dagneaux, Chaire de médecine générale, et Anne Spinewine.
2 Étude PHEBE, rapport KCE 2007
3 Fahey et al., BMJ 2003 ;326 :580
4 Beers et al., Arch Int Med 1991 ; 151 : 182532 and 1997 ; 157 : 1531
5 Sur le site de CBIP: www.cbip.be
6 Spinewine et al., JAGS 2007.
7 Panneman MJ et al., DrugsAging. 2003 ; 20(11) : 8339
8 Pariente A et al., DrugsAging. 2008 ; 25(1) : 6170
9 Spinewine et al., JAGS 2007
Auteur
Anne Spinewine est pharmacien clinicien et docteur en Sciences pharmaceutiques (UCL). Elle est responsable du développement de la pharmacie clinique aux Cliniques universitaires de Mont-Godinne. Elle assure également une charge académique d’enseignement et de recherche autour des thèmes de la qualité d’utilisation des médicaments et de la pharmacothérapie.
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