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Prescrire moins pour soigner mieux. Pilules bleues et bleus à l’âme

p. 12-15


Texte intégral

Aimer, c’est laisser être.
André Comte-Sponville

1Une histoire éculée raconte qu’un vieux couple recomposé se présente dans une pharmacie, s’inquiétant de la disponibilité de potions pour la toux, d’onguents pour les hémorroïdes ou de gélules revigorantes. Le choix paraît assuré, les produits de première fraîcheur, la préposée avenante. Au terme de leur enquête, on les entend s’interroger : « Bien d’accord, c’est ici qu’on dépose notre liste de mariage ? » Innocente, cette courte blague de potache illustre à merveille la place grandissante qu’occupe la pharmacologie dans l’imaginaire de nos vieux. Le pharmacien s’est progressivement substitué au médecin généraliste pour la prise en charge des tourments domestiques, considérés comme les salissures d’une existence proprette pour lesquelles existent mille et un remèdes peu onéreux, faciles et séducteurs. Cette démarche qui voit le docteur s’estomper derrière l’apothicaire conseil ne saurait surprendre : si le médecin était jadis « celui qui sait », avant de devenir celui qui diagnostique, qui opère, qui aide à naître et à mourir, il est devenu aujourd’hui « celui qui prescrit ». Ses ordonnances, visant à reculer le seuil du déclin, bénéficient d’un accueil d’autant plus favorable qu’il se voit soutenu par l’explosion démographique de jeunes retraités soucieux de rester performants et d’une industrie pharmaceutique exerçant une pression médiatique efficace.

2Le patient lui-même n’est-il pas peu à peu passé du statut d’être humain souffrant à celui d’un organisme en reconstruction permanente ? Un cristallin artificiel dans l’œil, une prothèse dans l’oreille, des capsules de hanche en titane, une valvule cardiaque physiologique, un défibrillateur implanté, ne constituent qu’une toute petite partie de l’ingénierie embarquée par nos seniors. Pour faire fonctionner correctement tout cela, une chimie variée s’est progressivement imposée, essentiellement régulatrice. Elle ramène aux normes la fréquence cardiaque, les chiffres tensionnels, le taux de graisse sanguine, l’uricémie et la glycémie, les fluctuations de l’humeur ou la durée d’érection supposée nécessaire à une vie sexuelle épanouissante.

3On peut s’interroger sur les vertus de cette « normalisation » de la personne âgée, l’amenant à vivre mieux en permettant son insertion sociale le plus tard possible, lui conservant une existence et un statut normaux au sein de la collectivité. Poussée à l’extrême, cette démarche s’inscrit dans une négation du déclin et une neutralisation de toutes ses manifestations, physiques ou mentales : la fatigue, les troubles de la mobilité, de la sexualité, mais aussi la tristesse devant la perte de sa jeunesse ou la révolte face à la perspective de sa disparition prochaine. Des enfants s’alarment lorsque leur vieille maman refuse d’allumer le téléviseur pour prendre connaissance des actualités. Ou s’inquiètent d’une démence débutante si elle réduit les contacts avec d’anciennes amies. Les vieux grognons dérangent, de même que les apathiques, les boiteux, les fugueurs ou les mélancoliques. Tousser ou avoir une respiration sifflante lors d’un concert philarmonique ne vous est guère pardonné, encore moins exhiber un visage édenté ou une obésité morbide. Un médicament existe pour chacune de ces situations perturbantes, que le médecin se voit incité à prescrire. Cette bienveillance médicale fait-elle le bonheur de nos seniors, et la prise en charge pharmacologique progressive de chacune de leurs défections ne se fait-elle pas dans certains cas au mépris d’une part de leur identité ? Sans vouloir leur attribuer une fonction essentielle, on peut se demander la part qu’ont prise la folie dans l’explosion créatrice de Van Gogh ou de Nietzsche dans les dernières semaines de leur existence, la cécité de Jorge Luis Borges, la surdité de Beethoven ou l’impotence de Paul Claudel qui résumait « Je ne vois plus ni n’entends, ne marche plus guère, c’est étrange comme je peux m’en passer ».

4La normalité ainsi reconquise est parfois artificielle : comme le souligne Louis Lambrichs1 « elle correspond non pas à une restauration du sujet, mais à son effacement, au moins partiel. Elle débarrasse en partie le malade de ses symptômes encombrants (ce qui est en effet, aussi, la demande du malade, sa demande urgente, même), c’est vrai. Mais elle le fait au prix de sa liberté. La véritable guérison devrait être aussi subjective : car il ne s’agit pas seulement pour l’homme de trouver un travail et de se fondre dans la foule, il est question pour l’individu de retrouver un équilibre subjectif, ce qui signifie notamment supporter d’être ce qu’il est devenu, s’accepter et se comprendre, être capable de nouer des liens solides, supporter et surmonter ses handicaps ou ses angoisses, s’épanouir affectivement, se projeter dans l’avenir. Et à ce besoin, aucune drogue ne peut répondre. Une drogue peut tout au plus faire oublier à l’homme son besoin de restructuration subjective. Faire oublier à l’homme qu’il est un homme. »

Le médecin comme passeur de sens

« Vos mères vous ont dit que les phares sont là pour éclairer l’océan ; n’en croyez rien, ils sont là pour dire aux marins où ils sont. »

5On prête la phrase à Tabarly, qui tenait ces mots de son professeur de navigation. La devise du marin au long cours disparu en mer peut inspirer le corps médical au contact de ses patients les plus âgés. Ne sont-ils pas pareils à ces marins perdus en quête de gardiens de phare ? Ici comme ailleurs, la technique a progressivement remplacé l’être humain, et la présence rassurante pour les naufragés d’un homme, oublié comme eux au milieu de la tourmente des flots déchaînés, se fait rare : si les phares guident toujours les navigateurs, le plus souvent ils n’abritent plus de gardien. Comme ce dernier, le médecin devra-t-il se faire l’outil d’une technologie triomphante ou au contraire, modestement, contre vents et marées, être à l’image de ces hommes qui inlassablement illuminaient l’océan pour offrir une route aux voyageurs et assurer une présence rassurante ? Face à un patient fragilisé et apeuré, ne devra-t-il pas se résoudre à abandonner la croyance qu’il n’éclaire pas l’océan pour accepter bien plus modestement de dire aux naufragés de la vie où ils en sont, et devenir simplement un passeur de sens, fonction tout aussi fondamentale à défaut d’être prestigieuse ?

Une médecine partagée

6Transmettre la signification d’une souffrance, d’un handicap, d’un deuil n’appartient toutefois pas au seul médecin. Personne, fut-il le plus compétent des chirurgiens ou des pharmacologues, ne possède la totalité des clés. Comme le suggère l’allégorique Jardin de la Princesse à Kyoto où l’eau, le ciel, l’arbre et la pierre ne se laissent jamais voir ensemble d’un seul point de vue, mais bien trois par trois, la vérité médicale ne peut s’appréhender entière. Ainsi que me l’écrivait avec une grande justesse un patient âgé affligé par une épouvantable névralgie du trijumeau, « L’étape du diagnostic lève déjà en elle-même une quantité de craintes qui ne peuvent que renforcer le caractère d’enfermement des douleurs. La prise en charge par un être humain qui vous redonne confiance fait le reste ». Expliquer la nature d’un mal, fournir une écoute et une parole explicative, sont déjà un traitement, que peuvent renforcer d’autres techniques, parfois controversées par la science médicale pure et dure. Que l’acupuncture soulage n’étonne plus guère, et son efficacité peut s’avérer durable car la douleur c’est comme les taons : quand elle sent que la partie est perdue, elle déserte le territoire et ne revient plus avant un bon moment. Il en va de même de l’approche psychothérapique, des soins de physiothérapie, de la médecine manuelle ou de la simple empathie qu’ont en partage tous ceux et celles qui ont fait du soin aux personnes une raison de vivre.

7L’apprentissage de la médecine suit parfois des méandres inattendus. Je me trouvais ainsi un jour sur un trottoir de Singapour, intrigué par une diseuse de bonne aventure qui, au terme d’une consultation de trottoir, glissait invariablement un minuscule papier résumant ses recommandations dans le creux de la main des personnes qui la consultaient. Elle y joignait un geste expressif signifiant « Maintenant allez-y, volez, vous êtes libre, sortez de vous, la guérison se niche en vous et nulle part ailleurs » ou du moins est-ce ainsi que j’interprétai à l’époque la signification de cette entrevue thérapeutique originale. J’observais les visages au départ plissés par l’inquiétude se libérer progressivement, comme sous l’effet d’un puissant anxiolytique. L’effet produit par le contact avec la paume de la main du petit message soigneusement roulé était plus surprenant encore, un merveilleux sourire répondant à la prise de congé de la chiromancienne. Les médicaments ne constituent pas le seul neurotransmetteur accessible au soignant : il faut savoir utiliser la panoplie des gestes, des paroles, des écrits qui expliquent, signifient et apaisent si on veut rendre à la personne qui décline une santé non seulement animale, mais humaine.

Notes de bas de page

1 Louise L. Lambrichs, La vérité médicale, Éditions Laffont, Paris, Pluriel 1993, 470 p.

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