Chapitre 3. Contextes de recherche
p. 91-121
Texte intégral
1Les deux précédents chapitres ont montré que, bien que les processus de catégorisation semblent être universels en prison, les résultats sont nécessairement différents entre les prisons françaises et celle d'Angleterre et du pays de Galles. Ceci est dû en partie aux différences qui existent entre les systèmes légaux et l'organisation de la justice criminelle de chacun des pays et en partie également en raison des différences quant à leurs façons respectives de traiter les minorités religieuses et ethniques. Ce chapitre mènera l'analyse un pas plus loin en examinant les différences qui existent au niveau du traitement des questions relatives aux détenus Musulmans dans ces deux pays. Ce sera l'occasion d'étudier un grand nombre de contextes qui mettent en avant des questions relatives à l'Islam et aux prisons d'une manière spécifique – et distincte – selon le pays. En commençant par l'Angleterre et le pays de Galles, notre argumentation attribuera une importance spécifique à l'histoire des relations entre Église et État ainsi qu'au rôle de l'Église anglicane en tant que "courtier" des autres confessions au sein de la sphère publique. La deuxième partie du chapitre examinera la façon dont les doctrines constitutionnelles de la République française en matière de laïcité ont eu une influence sur le traitement des détenus Musulmans. Il s'agira également de mettre l'accent sur la façon dont les Musulmans ont été traités depuis les expériences coloniales de la France en Afrique et également sur un sentiment qui est largement répandu dans de nombreux secteurs de la société française, sentiment qui a tendance à associer les Musulmans avec l'extrémisme politique et parfois avec le terrorisme.
I. Le contexte de recherche en Angleterre et au pays de Galles
2Le traitement des Musulmans en prison n'est pas le genre de sujet qui a fréquemment fait la une des journaux ou encore qui a été une question prioritaire pour les politiciens britanniques. Cette question ne figure pas non plus dans un champ bien délimité de la recherche universitaire. En fait il y a eu peu d'enquêtes sur le sujet en Angleterre et au pays de Galles. À titre de comparaison, l'intérêt pour les questions relatives à l'incarcération des Musulmans a été bien plus important aux États-Unis – principalement en raison de controverses entourant les conditions dans lesquelles des Black Muslims ou des membres du mouvement séparatiste Nation of Islam ont été incarcérés. Ces controverses ont donné lieu à de nombreux procès et ont été à l'origine de la publication d'un grand nombre d'ouvrages juridiques. Ces questions juridiques n'ont pas eu d'écho au Royaume-Uni bien qu'un petit nombre de détenus en Angleterre et au pays de Galles ait été associé avec le mouvement Nation of Islam. En bref, les motifs qui sous-tendent une enquête approfondie du traitement des détenus Musulmans peuvent ne pas sauter aux yeux immédiatement.
3Néanmoins les questions concernant le traitement des Musulmans en prison ont, au cours de ces dernières années, pris une forme plus visible. Ces questions prennent des formes nombreuses et différentes et elles émergent d'un grand nombre de contextes. Chaque contexte génère sa propre formulation des questions relatives aux conditions dans lesquelles les Musulmans sont incarcérés. Aucun contexte n'a en lui-même une plus grande influence que les autres. C'est la conjonction de ces différents contextes qui rendent cette recherche opportune et importante.
A. État et Église
4En l'absence d'une constitution écrite au Royaume-Uni, la liberté de culte n'en est pas moins reconnue. En fait, le Human Rights Act de 1998 incorpore la Convention Européenne des Droits de l'Homme à la loi anglaise et écossaise, de sorte que la protection de la liberté de culte est désormais écrite dans la loi. Cependant, les représentants des principales églises chrétiennes, lesquels remplissent certaines fonctions publiques relatives à l'éducation et à la célébration des mariages, ont négocié un désengagement partiel par rapport à certaines clauses de la loi. En conséquence, le fait qu'un des membres du clergé de ces églises refuse de marier un couple homosexuel ou encore de nommer un athée à la tête d'une école religieuse ne sera pas considéré comme une infraction vis-à-vis de la loi de 1998. En d'autres termes, l'État britannique accepte le fait que des églises qui remplissent des fonctions publiques puissent avoir des valeurs et des doctrines qui seraient à mêmes de rendre incompatibles certains actes avec les lois destinées à rendre illégale toute discrimination. Seules les principales églises de Grande- Bretagne profitent de cette concession dans la mesure où elles sont les seules organisations religieuses qui remplissent des fonctions publiques au nom de l'État.
5Selon le spécialiste en droit Anthony Bradney (1993 : 158), la notion de liberté de culte en Grande-Bretagne repose sur l'hypothèse selon laquelle le pays présente une homogénéité religieuse : "Il s'agit d'un pays où tous sont pareils, dans lequel existent "nos traditions" qui "nous" unifient et "nous" séparent des autres nations. "Nous" savons qu'il existe une liberté de culte car "nous" pouvons pratiquer notre religion (ce que "nous" prenons à la légère) et si les autres sont différents, ils ne le sont pas de manière significative. Si les croyances religieuses des autres présentent des différences importantes, par exemple en ce qui concerne la façon dont ils envisagent la famille, les enfants, l'éducation ou toute autre chose, alors ceci indique que leurs croyances les font sortir du cercle magique des normes acceptables : ceci justifie le fait qu'il soient traités différemment".
6L'Église anglicane jouit en particulier de privilèges et de responsabilités depuis le xvie siècle en raison de son statut qui est reconnu par la loi. Les autres églises sont de nos jours tolérées dans le sens où elles sont implicitement autorisées à fonctionner en Grande-Bretagne sans qu'il y ait, de façon explicite, une quelconque légitimation constitutionnelle ou juridique. Comme Bryan Wilson (1995 : 101) l'a fait remarquer, la tolérance est néanmoins une forme de protection bien plus fragile qu'une garantie légale de liberté de culte.
7L'augmentation de la diversité religieuse depuis les années 50, particulièrement en Angleterre, a contribué à rouvrir les débats sur l'Église anglicane en tant qu'église établie ainsi que sur les avantages dont les principales églises chrétiennes jouissent dans la vie publique. Il ne s'agit pas de nier les tensions – où les projets de coopération – qui existent depuis longtemps entre l'Église anglicane, les Églises libres et l'Église catholique : nous faisons simplement observer que l'accroissement du nombre de bouddhistes, d'hindous, de Musulmans et de sikhs en Grande-Bretagne a rendu plus pressant le traitement des questions relatives à l'égalité entre religions. Il ne s'agit pas de remettre en cause le droit d'un citoyen à avoir des convictions religieuses. Cependant les questions relatives à la reconnaissance publique des traditions du culte majoritaire ont commencé à émerger dans la vie politique, aidées en cela par le lien qui existe dans certains cas entre religion et appartenance ethnique. Ces questions revêtent un caractère particulièrement aigu dans les prisons pour diverses raisons que nous examinerons plus loin. Cela découle du fait que certaines organisations chrétiennes jouissaient que ce soit de jure ou de facto d'un certain nombre de privilèges dans leurs relations avec les autorités carcérales. Les églises minoritaires insistent sur le fait qu'elles aussi devraient bénéficier des mêmes avantages en ce qui concerne la reconnaissance publique, le respect et les ressources. De fait, le gouvernement britannique encourage toutes les communautés religieuses à participer au processus d'élaboration des politiques publiques (O'Beirne, 2004).
B. Les Musulmans en Grande-Bretagne
8L'estimation du nombre de résidents Musulmans en Angleterre et au pays de Galles varie entre un million et deux millions. Le recensement de 2001 l'estime à environ 1,6 millions, soit 3 % de la population. La plupart des Musulmans britanniques sont soit des immigrés en provenance du Pakistan, de l'Inde, du Bangladesh et de l'Afrique de l'Est, soit les descendants de ces immigrés. À l'exception des demandeurs d'asile et des réfugiés en provenance de l'ancienne Yougoslavie, de la Somalie, de l'Afghanistan, de l'Irak et de certaines zones de l'ancienne Union soviétique, relativement peu de Musulmans ont eu, depuis les années 80, l'autorisation d'entrer au Royaume-Uni dans le but de s'y installer. Néanmoins, la population musulmane en Angleterre et au pays de Galles s'accroît en raison d'un taux de natalité supérieure à la moyenne nationale. Cela n'est pas une surprise en raison d'une proportion relativement importante de jeunes parmi les Musulmans britanniques. A ces chiffres viennent s'ajouter environ 10 000 convertis à l'Islam ; il s'agit de Blancs, d'Africains ou encore d'Antillais
9La répartition géographique des Musulmans n'est pas homogène en Angleterre et au pays de Galles. La plupart d'entre eux vivent dans les principales conurbations et villes d'Angleterre, avec des concentrations importantes dans certaines parties du Nord-Ouest, des Midlands et à Londres. Toutefois, le fait que le nombre de mosquées, d'organisations musulmanes et de commerces de nourriture halal continue à augmenter dans de nombreuses autres parties du pays laisse penser qu'un processus de redistribution interne commence à se mettre en place. Ces Musulmans qui sont nés en Grande-Bretagne et qui ont effectué toutes leurs études en Angleterre ou au pays de Galles commencent également à faire carrière ou à ouvrir des commerces qui dépassent les limites des métiers à prédominance manuelle ou liés aux services. Il ne s'agit pas de nier le fait que les Musulmans doivent faire face à un grand nombre d'obstacles et de formes de discrimination dans le monde du travail, mais plutôt d'insister sur le fait qu'une différenciation commence à émerger. Une petite minorité de Musulmans a déjà atteint un seuil élevé de prospérité et de sécurité matérielle alors que la grande majorité continue à se battre afin d'obtenir l'égalité avec leurs compatriotes blancs.
10Etant donné que la loi et les pratiques administratives en Angleterre et au pays de Galles attachent une si grande importance au contrôle et à la pénalisation de toute discrimination raciale ou ethnique, il est difficile d'identifier l'effet particulier des facteurs religieux (Lindley, 2002). Néanmoins, les Employment Equality Regulations (lois sur l'égalité face à l'emploi) qui ont pris effet en décembre 2003 rendent illégale toute discrimination selon des critères religieux dans le domaine de l'emploi ; en outre, les institutions éducatives, militaires et de santé se donnent beaucoup de mal pour favoriser un respect égal entre toutes les religions et toutes les cultures. En dépit du manque de statistiques officielles relatives à la discrimination religieuse, il existe de nombreux domaines pour lesquels les Musulmans britanniques peuvent affirmer, de façon justifiée, que leur position est inférieure à celle d'autres parties de la société britannique. Ils ressentent particulièrement un déséquilibre et une injustice en ce qui concerne le logement, l'éducation, l'emploi, le maintien de l'ordre et s'estiment également victimes d'une discrimination généralisée (Weller, Feldman et Purdam, 2001 ; Commission on British Muslims and Islamophobia, 2001 ; Anwar et Bakhsh, 2003).
11Parmi les événements qui ont favorisé l'émergence d'un sentiment de marginalisation et d'exclusion sociale chez les Musulmans britanniques, il convient de citer "l'affaire Rushdie" en 1988, l'hostilité grandissante envers les demandeurs d'asile qui a débuté dans les années 90, les graves émeutes de Oldham, Burnley et Bradford durant l'été 2001 ainsi que les répercussions des attaques aériennes menées par Al-Qaeda contre des bâtiments situés aux Etats-Unis le 11 septembre 2001. Parmi ces répercussions figurent l'introduction de nouvelles lois antiterrorisme, le Anti-terrorism Crime and Security Act (2001), et la détention préventive – sans chef d'accusation ou procès – de douze personnes de nationalité étrangère soupçonnées d'être impliquées dans des actes terroristes liés à des courants radicaux de l'Islam. De plus, 30 % des personnes ayant répondu à un sondage d'opinion ICM réalisé par téléphone et portant sur un échantillon de 500 Musulmans britanniques (il s'agissait d'un processus d'échantillonnage à deux étapes et "en boule de neige") en novembre 2001 ont indiqué qu'elles-mêmes ou bien un membre de leur famille avaient été victimes d'une attitude hostile ou d'insultes à la suite des événements du 11 septembre aux Etats-Unis1. Selon un récent sondage portant sur une population de 500 adultes Musulmans et réalisé en mars 2004 par ICM Research, 33 % des personnes ayant répondu ont indiqué qu'eux-mêmes ou bien des membres de leur famille avaient subi une attitude hostile ou des insultes de la part de non Musulmans en raison de leur religion2. Pareillement, selon un sondage réalisé en novembre 2002 sur un échantillon représentatif de 1 890 électeurs de toute la Grande- Bretagne, 84 % des sondés étaient d'accord avec l'affirmation suivante : "les non-Musulmans de Grande-Bretagne ont tendance à être plus méfiants envers les Musulmans britanniques depuis le 11 septembre de l'année dernière"3. Néanmoins, le même pourcentage de sondés estimaient qu'"il était possible pour les Musulmans de Grande-Bretagne et les personnes d'une autre confession de vivre en paix les uns avec les autres" ; et 69 % pensaient que "l'Islam est essentiellement une religion pacifique, les terroristes ne représentant qu'une petite fraction".
12Les lois britanniques accordent une protection limitée aux Musulmans en tant que groupe de personnes qui estiment être la cible d'une violence et d'une discrimination délibérée. Dans certaines circonstances, le Race Relations Act de 1976, le Race Relations Amendment Act de 2000 et le Human Rights Act de 1998 proposent des solutions contre la discrimination sur des critères raciaux. De plus, la politique du Prison Service en matière de relations raciales rend illégale toute discrimination pour des motifs religieux au sein des prisons. Néanmoins, on peut raisonnablement se demander si tous ces articles de loi, bien qu'ils soient louables, sont réellement dissuasifs en termes de violence contre les personnes ou de discrimination institutionnelle. Par ailleurs, les manœuvres anti-islamiques, anti-musulmanes et anti-asiatiques l'extrême droite de l'échiquier politique britannique ne sont ni moins fortes ni moins fréquentes en ce début de xxie siècle. Bien au contraire, des idéologues extrémistes prennent désormais pour cible des Musulmans dans les anciennes villes industrielles du Lancashire et du Yorkshire, suscitant ainsi de grandes inquiétudes, des désordres, et parfois de la violence, en particulier chez les jeunes Musulmans. Il ne fait pas de doute que ces considérations ont pesé dans l'esprit de 51 % des personnes qui ont répondu à un sondage commandé par la BBC en 2001 et qui étaient d'accord avec l'affirmation selon laquelle la Grande-Bretagne était une "société raciste" (sondage ICM pour BBC News).
13L'opinion publique sur les Musulmans en Grande-Bretagne n'a pas été étudiée en détail mais les résultats d'un sondage réalisé en juillet 2001 et portant sur l'islamophobie a montré que seulement 22 % des sondés, lesquels étaient issus d'un échantillon représentatif d'adultes britanniques, s'opposeraient à la conversion d'un de leurs proches à l'Islam. Le même pourcentage de personnes sondées a répondu que les croyances musulmanes avaient tendance à trouver des excuses au terrorisme. Il est malheureusement regrettable que les mass media aient une propension à accorder un intérêt bien plus grand à des nouvelles ou à des sujets traitant de l'extrémisme, du terrorisme et des leaders musulmans les plus controversés qu'à un Islam à tendance libérale ou modérée. Toutefois, une série de documentaires diffusés sur la BBC en juillet 2001 s'est efforcée de brosser un portrait plus équilibré des Musulmans de Grande-Bretagne. Par ailleurs, une série quotidienne de documentaires diffusés en 2003 sur Channel 4 et ayant pour sujet les préparatifs pour le pèlerinage à la Mecque a mis également l'accent sur la diversité des Musulmans et leurs préoccupations quant à la paix.
C. Augmentation du nombre des Musulmans incarcérés
14Le fait que le nombre de Musulmans, hommes et femmes confondus, purgeant une peine de prison en Angleterre et au pays de Galles ait pratiquement triplé entre 1991 et 2003, passant de 1 959 à 5 865 – alors que la population carcérale totale n'a augmenté que d'un tiers durant la même période – soulève de nombreuses questions. Entre 1991 et 2003, la part des détenus Musulmans au sein de la population carcérale totale est passée de 4,49 % à 8,05 %. On a également enregistré une plus grande diversité en ce qui concerne leurs origines nationales et les raisons qui les ont poussés à venir au Royaume-Uni. À titre d'exemple, la guerre civile en Somalie et dans l'ancienne Yougoslavie, le génocide en Afrique centrale, la guerre en Afghanistan et en Irak ainsi que les difficultés économiques dans certaines parties d'Europe centrale et d'Europe de l'Est ont contribué, ces dernières années, à augmenter le nombre de Musulmans demandeurs d'asile, de réfugiés, d'immigrés ou de candidats à l'immigration au Royaume-Uni. Immanquablement, certains de ces étrangers se sont retrouvés en prison, ce qui a accru la diversité de la population carcérale Musulmane. De fait, en 2003, les étrangers représentaient 24 % de la totalité des détenus condamnés originaires d'Asie du Sud et 31 % de tous les Noirs condamnés.
15Non seulement les détenus Musulmans sont très divers de par leur nationalité, mais ils le sont également de par leurs origines ethniques. En fait, l'origine ethnique des Musulmans au sein de la population globale est très différente de celle des Musulmans incarcérés. A titre d'exemple, environ un tiers des détenus enregistrés en tant que Musulmans en Angleterre et au pays de Galles sont noirs, alors que le recensement de 2001 a montré que seulement 2,2 % de la population totale était noire. Les personnes qui s'étaient identifiées en tant que "chinois ou autre" pendant le recensement correspondaient à 1,3 % de la population alors que cette catégorie représentait 26 % des détenus Musulmans. La proportion de détenus Musulmans blancs est de 12 % alors que les blancs représentent 91 % de la population totale, toujours selon le recensement de 2001.
16Les Musulmans originaires d'Asie du Sud représentent seulement 29 % de tous les Musulmans incarcérés alors que les gens ayant des origines sud asiatiques représentent 74 % de la totalité des Musulmans au Royaume-Uni4. Le stéréotype selon lequel les détenus Musulmans sont d'origine sud asiatique ou britannique-asiatique est par conséquent trompeur. Les affirmations concernant la surreprésentation de détenus Musulmans au sein des prisons d'Angleterre et du pays de Galles devraient par conséquent être soigneusement vérifiées (voir également Fitzgerald et Marshall, 1996 : 144). Il existe très certainement une surreprésentation de Musulmans au sein de la population carcérale mais beaucoup d'entre eux sont des étrangers et/ou originaires d'une autre partie du monde que l'Asie du Sud.
17Enquêter sur les raisons de l'accroissement du nombre de détenus Musulmans en prison, que ce soit en valeur absolue ou en proportion, ne faisait pas partie de nos objectifs. Il n'en reste pas moins que le Prison Service of England and Wales (PSEW) s'est retrouvé confronté à des changements importants concernant l'orientation religieuse de la population qu'elle doit maintenir derrière les barreaux en toute sécurité, que ce soit pour elle-même ou pour autrui. De nombreuses adaptations ont été nécessaires afin de répondre aux besoins d'un nombre croissant de prisonniers de confessions religieuses autres que chrétienne : formation des personnels de prison, élaboration des menus, configuration des chapelles et des aumôneries ainsi que le recrutement de Visiting Ministers (visiteurs religieux) d'autres confessions (ils sont appelés sessional chaplains depuis 2003).
18En outre, l'enquête que Beckford et Gilliat (1998) ont mené sur la politique des aumôneries de prison au milieu des années 90 a mis en évidence des problèmes qui ont ensuite été traités par le PSEW. Ces changements ont eu un impact particulièrement important en ce qui concerne la mise à disposition de lieux et de plages horaires visant à permettre aux Musulmans de pratiquer leur religion en milieu carcéral. Premièrement, Sir David Ramsbotham, l'ancien inspecteur en chef des prisons qui a récemment pris sa retraite, a insisté sur le fait que la dotation en équipements appropriés destinés à la pratique religieuse allait dans le sens de sa vision d'une "prison saine". Certains de ses rapports recommandaient de s'efforcer d'apporter des réponses positives à la diversité religieuse croissante enregistrée chez les détenus. Lors d'une réunion organisée en octobre 1999 à Londres par le Islamic Cultural Centre, il a approuvé les efforts fournis par des groupes musulmans et visant à faire en sorte que les détenus Musulmans aient la possibilité d'honorer leurs obligations religieuses. Deuxièmement, le Chaplain General (aumônier en chef) du PSEW qui a rejoint son poste durant l'été 2001, William Noblett, avait précédemment organisé l'aumônerie à la prison HMP Full Sutton selon une logique complètement multiconfessionnelle. Sa politique, ses pratiques avaient établi de nouvelles normes de coopération entre les aumôniers et les Visiting Ministers. Il y avait un espoir important que sa nomination à un poste de responsable au sein de l'administration carcérale se traduise par d'importantes avancées, notamment que les Musulmans – de même que les pratiquants d'autres cultes que ceux issus du christianisme – soient mieux intégrés au sein des aumôneries carcérales et ceci à tous les niveaux. Troisièmement, la création en 1999 d'un nouveau poste de Muslim Advisor to the PSEW (conseiller Musulman auprès de l'administration carcérale), création aussitôt suivie d'une nomination, constituait également une preuve que le Prison Service avait l'intention de donner davantage la parole aux Musulmans et d'améliorer la sélection des imams, leur formation, leur prise de fonction ainsi que leur rémunération pour leurs services en tant que Visiting Ministers, Sessional Chaplains5 ou, de façon plus radicale, aumôniers musulmans à plein temps.
D. Organisations bénévoles pour le bien-être des détenus Musulmans
19L'histoire des liens entre le PSEW et les représentants de l'Islam au Royaume-Uni est longue mais leur coopération formelle n'a pas débuté avant le début des années 80. Durant la majeure partie des années 80 et 90 c'est l'Islamic Cultural Centre, situé à la mosquée centrale de Londres, qui s'est chargé de défendre les intérêts de la plupart des détenus Musulmans6. L'un de ses principaux dirigeants, Bashir Ebrahim-Khan, agissait en tant que principale personne référente pour toutes les questions concernant les besoins religieux, culturels, sociaux ou alimentaires des détenus. En sa qualité de Prison Affairs Co-ordinator (coordinateur pour les questions carcérales), c'est lui qui était chargé de négocier avec les directeurs des prisons ainsi qu'avec le personnel de l'administration carcérale ; il pouvait s'agir de la nomination de visiteurs religieux Musulmans, de l'authentification de la nourriture halal, de la détermination précise du début et de la fin du Ramadan et également de la fourniture d'exemplaires du Coran et d'objets liturgiques. De plus, c'est Ebrahim-Khan qui était le représentant des communautés musulmanes lors des diverses consultations, formelles ou informelles, organisées par l'aumônerie des prisons (Prison Service Chaplaincy). Avec les représentants des autres communautés religieuses, il s'est efforcé d'obtenir des changements en ce qui concerne les ressources, les locaux ainsi que le statut dont étaient susceptibles de jouir les détenus qui n'étaient pas de religion chrétienne. Il fut en effet l'un des rédacteurs d'un projet radical de révision de l'aumônerie carcérale, plan présenté au secrétaire d'État auprès du ministère de l'Intérieur lors d'une réunion à la Chambre des Communes en mars 19967. Il a également organisé en octobre 1999 une conférence d'un jour à l'Islamic Cultural Centre, conférence ayant pour thème "les dispositions religieuses prises au sein des prisons – les besoins des Musulmans". Le principal orateur, Sir David Ramsbothan, lequel était à l'époque inspecteur en chef des prisons de Sa Majesté, a apporté son soutien à la proposition d'une meilleure coordination des efforts visant à améliorer le soutien religieux et spirituel à destination des détenus Musulmans.
20Parmi les principales priorités de Ebrahim-Khan figuraient deux points spécifiques. Premièrement, il cherchait à améliorer la façon selon laquelle les visiteurs religieux Musulmans étaient nommés, formés et remboursés pour leurs services et les frais engagés. Il existait de grandes disparités entre les différents établissements en ce qui concerne, par exemple, leur promptitude à trouver un remplaçant lorsqu'un visiteur religieux démissionnait, leur volonté de nommer des remplaçants temporaires lorsque les visiteurs religieux étaient malades ou en congé de longue durée ou encore leur politique en matière de mise à disposition de clés pour les visiteurs religieux. Deuxièmement, il a fait campagne dès 1992 pour la création d'un nouveau poste salarié de conseiller musulman (Muslim Advisor) auprès du Prison Service. Il souhaitait qu'un tel conseiller doté du statut d'Assistant Chaplain General (aumônier général adjoint) prenne en charge la responsabilité du recrutement, de la formation et des conditions de travail des visiteurs religieux musulmans de même que la gestion des problèmes quotidiens relatifs aux obligations religieuses des détenus Musulmans.
21De façon ironique, le succès qu'a rencontré l'Islamic Cultural Centre suite à ses pressions visant à faire nommer un conseiller musulman auprès de l'administration pénitentiaire lui a fait perdre sa position dominante pour ce qui est de la désignation des visiteurs religieux musulmans. Le Prison Service a transféré cette fonction à un nouvel organisme, le National Council for the Welfare of Muslim Prisoners (NCWMP) qui a reçu le soutien du Iqra Trust, un organisme caritatif indépendant spécialisé dans l'éducation à l'Islam et les programmes de développement éducatif au Royaume-Uni ainsi qu'aux États-Unis. Le NCWMP, fondé en 1999, représentait un certain nombre d'organisations musulmanes nationales parmi les plus en vue et il est ainsi devenu l'organisme le plus directement impliqué dans la défense des intérêts des détenus Musulmans et des visiteurs religieux. Parmi les premières initiatives de l'Iqra Trust dans ce domaine figurait, aux environs de 1996, l'organisation d'un séminaire sur la formation des visiteurs religieux, séminaire auquel participa l'Assistant Chaplain General chargé des questions relatives aux autres cultes. Deux autres réunions furent organisées en 1997 ; elles avaient pour thème la formation des visiteurs religieux ainsi que les besoins spécifiques des Musulmans durant le ramadan et les fêtes qui lui sont associés. Il y eut un autre séminaire du même type en 1998 suivi d'une grande conférence en 1999, conférences organisées en coordination avec le Training Services division of the Prison Service (division des services de la formation de l'administration pénitentiaire). En d'autres termes, il existait déjà un passé de collaboration fructueuse entre l'Iqra Trust et le Prison Service (y compris avec l'aumônerie des prisons) avant que le premier conseiller musulman ne soit nommé durant l'été 1999.
22Selon Yousif al-Khoei (2001), l'un des principaux partisans du NCWMP, le travail du National Council consistant à rendre visite aux prisonniers ainsi qu'à apprécier la qualité de la vie religieuse des détenus était complémentaire de celui effectué par le Muslim Advisor (Conseiller musulman). Avec le recul, il semblait facile de prévoir que les relations entre le NCWMP et le Muslim Advisor ne seraient pas toujours nécessairement aisées. En effet, en dépit d'accords dans certains domaines et d'une coopération fructueuse en ce qui concerne notamment la question de la nécessité d'une meilleure formation des visiteurs musulmans ainsi que le recrutement d'imams à plein temps dans certaines prisons, il existait également des querelles relatives aux limites du champ d'action de chacun ainsi que des désaccords portant sur les stratégies politiques. Le NCWMP et le conseiller musulman ont endossé leurs responsabilités respectives à peu près au même moment sans qu'aucun des deux ne bénéficie du soutien sans réserve ni des nombreuses organisations musulmanes ni des principaux représentants de l'Islam au Royaume-Uni. Il en a résulté que le NCWMP et le conseiller musulman n'étaient pas toujours d'accord sur la meilleure façon d'obtenir un soutien afin d'accomplir leurs tâches au sein des prisons.
23D'une certaine manière, le NCWMP et le Muslim Advisor se trouvaient également en compétition dans leur quête du soutien de puissants groupes d'intérêts musulmans parmi lesquels figuraient le Muslim Council of Britain ainsi que la poignée de Musulmans qui avaient atteint les plus hauts échelons du Parlement et des partis politiques. En outre, le Conseiller musulman, en tant que fonctionnaire, devait rendre des comptes aux cadres dirigeants du Prison Service et était par conséquent sujet, indirectement, à une certaine forme de pression politique. À titre d'exemple, le tumulte qui a accompagné l'affaire Richard Reid, le Shoe Bomber, a bien failli nuire fortement aux intérêts des détenus Musulmans et des visiteurs religieux. Reid fut reconnu coupable d'avoir tenté d'utiliser des explosifs dissimulés dans ses chaussures afin de faire sauter un avion entre Paris et Miami en décembre 2001. Certains journalistes de presse et de télévision ont affirmé qu'il s'était converti à l'Islam en prison alors qu'il purgeait une peine au début des années 90 et que, par conséquent, les prisons anglaises constituaient un terreau pour l'extrémisme islamique. Une autre controverse potentiellement destructrice s'est développée à la suite des attaques perpétrées par des extrémistes Musulmans à New York et au Pentagone le 11 septembre 2001. À nouveau, il y eut des allégations selon lesquelles des visiteurs religieux Musulmans auraient été à l'origine de troubles au sein des prisons parce qu'ils y auraient prêché un Islam radical. Certains articles ont rapporté que des visiteurs religieux avaient été suspendus de leurs fonctions parce qu'ils étaient soupçonnés d'avoir fait circuler au sein de la communauté des détenus Musulmans des "écrits antiaméricains incendiaires" (Guardian, 29 décembre 2001). Après enquête, l'un d'entre eux fut réinstallé dans ses fonctions ; quant à l'autre, sa suspension s'avéra n'avoir aucun lien avec l'extrémisme (Muslim News, 3 janvier 2002).
24Le premier occupant du poste de Conseiller musulman a démissionné fin 2002 et a rejoint un poste de haut fonctionnaire en rapport avec les communautés religieuses dans une autre branche de la fonction publique ; il a été remplacé de façon temporaire par un aumônier musulman expérimenté travaillant deux jours par semaine à l'administration centrale de l'aumônerie. Résultat : la répartition des tâches entre le NCWMP et le Conseiller musulman est encore moins claire. Le conseiller a repris un grand nombre des tâches dont s'occupait précédemment Ebrahim-Khan et a consacré une grande partie de son temps à préparer ainsi qu'à surveiller le recrutement de la première génération d'aumôniers musulmans à plein temps au sein des prisons. Le NCWMP conserve ses fonctions en tant qu'organisme qui, d'une part, nomme les aumôniers musulmans contractuels (sesional chaplains) et, d'autre part, assure à la fois formation et soutien. Il participe également au Chaplaincy Council (conseil de l'aumônerie), le nouvel organe consultatif qui a remplacé en 2003 le Chaplain's General Consultation. Néanmoins, il est de plus en plus difficile pour ses membres d'obtenir des autorisations d'inspection des locaux destinés aux détenus Musulmans et, par ailleurs, il n'est pas du tout associé au processus de recrutement des aumôniers à plein temps. La question centrale consiste à savoir si le recrutement d'un conseiller musulman ainsi que l'accroissement progressif du nombre d'aumôniers musulmans à plein temps en milieu carcéral contribueront à terme à réduire l'implication directe d'organisations bénévoles musulmanes comme l'Iqra Trust, le Muslim Council of Britain ou le NCWMP en ce qui concerne les questions relatives au traitement des détenus Musulmans. Il était clair au milieu de l'année 2004 que les aumôniers musulmans à plein temps n'avaient que très peu recours aux services du NCWMP. De fait, certains d'entre eux étaient assez critiques et estimaient que ce dernier avait échoué en ce qui concerne la fourniture de services ou même de littérature religieuse aux prisonniers.
E. L'appartenance ethnique
25Les Musulmans d'Angleterre et du pays de Galles, qu'ils soient ou non incarcérés, constituent non seulement une minorité religieuse mais également une minorité ethnique. Cela signifie que la plupart des 1,6 millions de Musulmans qui ont volontairement répondu à une question relative à leur religion lors du recensement de la population britannique en 2001, se plaçant eux-mêmes dans la catégorie "Musulmans", ont des origines nationales et culturelles différentes de celles de la majorité des Britanniques. Ils sont soit nés dans des pays comme le Bangladesh, l'Inde ou le Pakistan ou bien ont été élevés au Royaume-Uni par des parents qui provenaient de ces pays. Actuellement, à peu près 60 % des Musulmans britanniques sont nés au Royaume-Uni mais leurs familles et leurs communautés continuent à observer des règles sociales et culturelles qui diffèrent par certains aspects de celles partagées par la majorité des Britanniques. De plus, la plupart des Musulmans britanniques, à titre collectif ou individuel, conservent, à divers degrés, des liens avec le mode de vie sud – asiatique, – mode de vie dont ils se rappellent, qu'ils ont adapté ou encore inventé. Cela signifie que les Musulmans incarcérés dans les prisons d'Angleterre et du pays de Galles ont des approches distinctes de choses comme la moralité, la loyauté, la solidarité, la honte, la propreté ou la bienséance. Ces notions ne gouvernent pas de manière déterministe leur comportement et le mode de vie britannique a influencé leur façon de voir les choses. Néanmoins, de nombreux Musulmans britanniques continuent à honorer et à reproduire des schémas différents en ce qui concerne la pensée, les sentiments ou l'action, schémas qui reflètent les origines ethniques de leurs parents et de leurs grands-parents. Le traitement de détenus Musulmans conduit par conséquent à un questionnement sur la façon dont les prisons amplifient, remettent en question ou encore répriment les différences ethniques.
F. Le racisme dans un environnement postcolonial
26Une enquête sur les détenus Musulmans permet également d'expliquer la nature changeante des relations entre la Grande-Bretagne – c'est-à-dire l'ancienne puissance coloniale dans la plupart des pays d'Asie du Sud – et ses anciens sujets de l'époque coloniale et leurs descendants qui sont désormais résidents britanniques. En effet, les prisons – en tant que symbole physique du pouvoir de l'État – pourraient être considérées comme des lieux où les tensions et autres rancunes liées à un ordre postcolonial seraient les plus fortes. On pourrait s'attendre à ce que le racisme, dans le sens des préjugés et d'une discrimination visant des personnes en fonction de leur couleur de peau et d'autres caractéristiques phénotypiques, prospère dans des lieux comme les prisons où les routines de la catégorisation officielle et de la discipline sont soutenues par la menace et la réalité d'une coercition physique légitime. Dans la mesure où la grande majorité des Musulmans britanniques sont différents en ce qui concerne leur appartenance ethnique et leur apparence physique, alors, le traitement qu'ils reçoivent en prison – mais aussi leurs propres modes d'action – peut apporter un éclairage intéressant sur l'interaction entre religion, appartenance ethnique et "race" dans le cadre des suites du colonialisme. La classe sociale et le sexe sont deux autres aspects du contexte postcolonial qui ont une incidence sur la façon dont les détenus Musulmans vivent leur détention. Beaucoup de ces questions atteignent leur paroxysme lorsqu'il s'agit des perceptions, des discussions et des dénégations relatives au racisme. Au vu des signes selon lesquels le système de justice criminelle n'est pas totalement impartial d'un point de vue racial, que ce soit directement ou indirectement, à l'encontre des minorités noires et asiatiques, la question de savoir si les Musulmans britanniques sont traités équitablement revêt une importance supplémentaire.
G. Islamophobie
27Les allégations selon lesquelles les Musulmans britanniques seraient victimes d'une islamophobie ont commencé à apparaître à la fin des années 80, à peu près à l'époque où certains observateurs ont commencé à émettre l'idée que le racisme n'était plus une question de différences biologiques mais qu'il prenait une nouvelle forme basée sur les différences culturelles. Cela faisait partie d'une stratégie politique visant à conserver la séparation entre les catégories "noirs" et "asiatiques" afin de rendre compte plus fidèlement de leurs différentes expériences en matière de racisme en Grande-Bretagne. Des chercheurs ont ensuite rassemblé de nouveaux arguments qui viennent étayer l'idée selon laquelle l'hostilité envers l'Islam et les Musulmans s'est accrue de manière significative ces dernières années. Pendant le même temps sont apparus les signes d'une volonté croissante de la part des Musulmans britanniques de s'identifier avant tout en tant que "Musulmans" plutôt qu'en tant qu"'asiatiques", "pakistanais" ou encore "bangladais". La première fois que les Britanniques prirent conscience de ce mouvement vers une affirmation d'une identité musulmane et des intérêts spécifiques des Musulmans, ce fut dans le contexte des controverses qui entourèrent la publication du roman de Salman Rushdie (Les Versets Sataniques) en 1988, roman qui déclencha une hostilité de la part des Musulmans et donna lieu à une fatwa prononcée par l'ayatollah Khomeiny. Environ dix ans plus tard, il y eut à nouveau des signes de l'enracinement d'une identité musulmane lors des émeutes qui éclatèrent dans plusieurs villes du nord de l'Angleterre, émeutes qui commencèrent à Oldham en mai 2001 et se poursuivirent jusqu'en juillet 2001, à Bradford. Ce n'est pas un hasard si les mouvements politiques situés à l'extrême-droite de l'échiquier politique britannique prennent désormais pour cible les "Musulmans" au même titre que les "asiatiques", participant ainsi à renforcer l'identité que ces mouvements cherchent pourtant à ébranler.
H. Islam et extrémisme
28Le contexte dans lequel nous menions notre enquête sur les détenus Musulmans a changé radicalement le 11 septembre 2001, date à laquelle des terroristes d'Al-Qaeda ont lancé une série d'attaques coordonnées sur des cibles situées aux États-Unis. La perte de plusieurs milliers de vies que ce soit à bord d'avions détournés ou à New York, à Washington ou en Pennsylvanie a, plus que tout autre événement, contribué à suggérer qu'il existait des liens entre croyances islamiques extrémistes et conduite criminelle gravissime. La campagne militaire contre le régime taliban en Afghanistan, campagne ayant reçu le soutien des Nations Unies, les attaques contre des ambassades américaines et contre un navire de guerre au Yémen, le meurtre d'un journaliste américain au Pakistan, événement dont on a abondamment parlé, l'arrestation et la condamnation d'un converti à l'Islam ayant eu l'intention de faire exploser un avion à l'aide d'explosifs dissimulés dans ses chaussures, l'attentat à la bombe visant une boîte de nuit fréquentée par des touristes occidentaux sur l'île indonésienne de Bali..., tous ces éléments sont venus confirmer les soupçons de nombreux observateurs, soupçons selon lesquels les courants extrémistes de la pensée islamique ne sont que les symptômes les plus visibles d'une incompatibilité encore plus grande entre l'Islam et les démocraties occidentales modernes, leurs cultures et leurs économies. Étant donné que de nombreuses personnes soupçonnées d'avoir des liens avec ces événements – de même qu'un nombre croissant de Musulmans condamnés pour leur implication dans ces mêmes événements – sont actuellement incarcérés dans plusieurs pays, la question des Musulmans placés en détention suscite désormais un bien plus grand intérêt de la part des médias. Ce qui provoque particulièrement la controverse est le fait que l'on soupçonne certains Musulmans accusés de crimes de s'être convertis (ou bien d'être revenus) à l'Islam lors de précédents séjours en prison. Certains journalistes se sont par conséquent posé la question suivante : les prisons seraient-elles devenues un terrain propice pour le militantisme islamique ? Nous n'aurions probablement pas eu l'autorisation de mener notre enquête si nous avions formulé notre demande peu de temps après le 11 septembre 2001.
I. Problèmes au sein des prisons
29Ce serait commettre une grave erreur que de supposer que le fait d'étudier des Musulmans en prison était une question opportune simplement en raison des liens existant entre extrémisme islamique et actes terroristes. Un autre aspect du contexte de notre enquête est tout aussi important : il s'agit des problèmes auxquels doit faire face le PSEW (Prison Service of England and Wales). Bien avant que le taux d'accroissement de la population carcérale ne commence à monter en flèche au début des années 90, les prisons se retrouvaient fréquemment sur le devant de la scène pour des raisons qui n'avaient rien à voir avec les Musulmans. Il y a eu de nombreuses allégations (et aussi des enquêtes) concernant la surpopulation, le peu de temps accordé pour des contacts entre détenus, le laxisme dans le domaine de la sécurité, le racisme, la brutalité, le taux élevé de suicides, la mauvaise nutrition, les soins médicaux inadaptés, le traitement inhumain réservé aux femmes qui accouchent ainsi que l'impossibilité d'empêcher la circulation de drogues illicites entre les détenus. Un important programme de construction de nouvelles prisons, de réhabilitation de bâtiments existants et de signatures de contrats avec des sociétés privées pour la gestion de certaines prisons a réduit le risque d'un effondrement du PSEW. Des programmes de formation du personnel ainsi qu'un régime d'inspections internes indépendantes ont également contribué à régler certains problèmes graves. Néanmoins, l'accroissement de la population carcérale, la situation d'échec qui perdure en ce qui concerne la prise en charge efficace de problèmes bien enracinés ainsi que des problèmes de financement font que les prisons réapparaissent de temps en temps au premier rang des priorités de l'État. En 2002, le taux d'incarcération pour l'Angleterre et le pays de Galles atteignait 139 pour 100 000. Il s'agissait du plus fort taux en Europe occidentale. A la même époque, le Prison Service a reconnu qu'il n'était pas parvenu à atteindre six de ses quinze "principaux objectifs de performance", ce qui revenait à avouer que le système fonctionnait d'une façon qui était loin d'être satisfaisante. Par conséquent, toute considération relative au traitement des Musulmans en prison doit nécessairement prendre en compte ce contexte.
* * *
30La conjonction de ces neuf contextes montre pourquoi la question du traitement des Musulmans en prison requiert une enquête méthodique et méticuleuse. Le sujet traité a gagné en urgence et en sensibilité au fur et à mesure que le projet avançait. Heureusement, aucun des événements imprévus et imprévisibles n'a généré d'obstacles insurmontables. Au contraire, les gardiens et directeurs semblent avoir davantage pris conscience de l'importance du projet à la lumière des événements qui se sont produits à la fois à l'étranger et sur le territoire national, événements qui ont mis la combinaison "Musulmans" et "prisons" au-devant de l'actualité et qui ont appelé une remise en question.
II. Le contexte de recherche en France
31La principale caractéristique de la relation qui existe entre religion et société en France est l'ensemble des valeurs et institutions républicaines et laïques regroupées sous le terme "laïcité". Elle trouve ses origines pendant puis après la Révolution française et, de manière plus spécifique, durant la IIIe République après 1871. Le résultat principal fut une loi séparant l'État et l'Église en 1905, loi qui continue à régir les relations entre l'État et la religion en France de nos jours (voir Poulat, 1987 ; Boepflug, Dunand et Willaime, 1996 ; Baubérot, 1997, 2000 ; Willaime, 2004).
A. Laïcité
32La laïcité, ou encore laïcisme républicain, contrairement aux apparences, revêt de nombreuses nuances quant à sa signification. D'un point de vue historique, au moins trois de ces nuances ont été en vigueur durant des périodes différentes de la République française. L'une d'entre elles enferme la religion et l'État dans une relation antagonique et mutuellement exclusive. Une autre ne fait aucune concession à la religion en matière institutionnelle mais, en pratique, elle fait preuve de flexibilité vis-à-vis des droits religieux. En ce qui concerne la dernière, la laïcité est interprétée comme une sorte d'attitude neutre ou agnostique de la part du pouvoir en place vis-à-vis de la religion. Tous les cultes sont censés être sur un pied d'égalité et l'État reconnaît bon nombre d'entre eux pour peu qu'ils respectent l'ordre public, le pluralisme ainsi que l'exclusion de la religion des institutions de la République, notamment dans les écoles publiques. D'un autre côté, comme le met en lumière Jean-Paul Willaime (2004 : 296, 330-33), le degré effectif de séparation (par opposition au point de vue idéologique ou juridique) entre Églises et État est ouvert à différentes interprétations. A titre d'exemple, la culture française reste à prédominance catholique. Les structures hiérarchiques et centralisées de l'État français semblent avoir été calquées sur celles de la première église moderne catholique ; la république continue à financer entièrement les activités religieuses en Alsace et en Moselle de même que dans certains territoires d'outre-mer. Des fonds publics sont affectés à l'entretien d'églises quand elles font partie du patrimoine culturel national. La laïcité, terme évasif, ambigu est potentiellement sujette à controverse. D'autres remarques sur son impact sur la religion au sein des prisons françaises seront formulées plus loin dans le présent chapitre ainsi que dans le chapitre 5, lequel évoque le rapport Stasi de 2003 (retour à une laïcité intransigeante), et également au chapitre 7 dans lequel nous aborderons ses implications en ce qui concerne le recrutement des aumôniers Musulmans.
33D'un point de vue historique, l'Église catholique était opposée à la laïcité mais, de façon progressive ; particulièrement depuis Vatican II, elle a été amenée à faire des compromis ; l'ancienne animosité envers la République française s'est muée en une nouvelle attitude qui apprécie la neutralité de l'État et se console grâce à l'autonomie de l'Église catholique (et de celle des églises chrétiennes en général) vis-à-vis de l'État.
34Étant donné le contexte de laïcité qui prévaut en France, il n'est pas surprenant que l'aumônerie constitue un aspect mineur du système carcéral français. Il n'y a qu'un seul fonctionnaire au sein de l'administration pénitentiaire qui exerce des responsabilités relatives aux aumôneries de l'ensemble des établissements. En outre, les directeurs régionaux décident, conjointement avec des représentants de la préfecture, s'il convient d'accepter ou de rejeter des propositions provenant des directeurs des différents établissements pénitentiaires, propositions relatives au recrutement et au paiement des aumôniers. Dans les faits, ce sont bel et bien les directeurs qui exercent un pouvoir discrétionnaire en ce qui concerne les ressources allouées aux besoins religieux et spirituels des détenus.
35Néanmoins, selon Thiébaud (2000), le Code de Procédure Pénale précise que les détenus doivent être informés, dés leur arrivée en prison, de la possibilité de rencontrer un représentant de leur religion et d'assister à des services religieux (Art. D 436). D'autres articles du code stipulent que les détenus doivent être en mesure de satisfaire leurs obligations religieuses, morales ou spirituelles (Art. D 432), d'écrire à leur aumônier en toute confiance (Art D 438), de garder des objets et livres religieux (Art. D 439) et de parler à leur aumônier en privé, ceci même s'ils sont placés en isolement (Art. D 437).
36Le nombre d'aumôniers en poste en juillet 2001, qu'il s'agisse d'aumôniers bénévoles ou rémunérés, s'élevait à 6358. Parmi ceux-ci, seulement 45 (7 %) percevaient un traitement pour travail à temps plein et 249 (39 %) pour travail à temps partiel. Les autres, au nombre de 341, sot 54 % du total, travaillaient en tant qu'aumôniers bénévoles. A ceux-ci venaient s'ajouter 190 aumôniers auxiliaires bénévoles qui aidaient les aumôniers lors des travaux de groupe. Les aumôniers catholiques représentaient 47 % de la totalité des aumôniers ; les protestants, 34 % ; les juifs, 10 % ; et les Musulmans 6 %. Parmi les autres aumôniers figuraient trois représentant des églises orthodoxes et deux bouddhistes.
37La proportion d'aumôniers rémunérés par l'administration pénitentiaire varie en fonction des communautés religieuses. Ainsi, 57 % des aumôniers catholiques, 32 % des aumôniers protestants, 48 % des aumôniers juifs et 50 % des aumôniers musulmans percevaient un traitement. Pour l'année 2000, le budget total alloué aux aumôniers s'élevait à 2 millions de francs français.
38La fin de la "guerre entre les deux France" (Poulat, 1987) ainsi que la relation relativement paisible entre la République et l'Église durant les dernières décennies ont donné naissance à un nouveau malaise : la tension qui jadis galvanisait la société française en deux moitiés antagoniques a disparu. Cette tension donnait du sens à la vie politique car elle structurait la base sur laquelle l'ordre public était bâti dans une société profondément marquée par des relations sociales conflictuelles à la suite de la Révolution française (Gauchet, 1998). Néanmoins, cette tension moindre entre État et religions ne s'applique ni aux nouveaux mouvements religieux controversés – copieusement dénigrés lors de discours officiels et qualifiés de dérives sectaires – ni, ce qui est plus important, à l'Islam. En tant que nouveau venu – et non des moindres – au sein de la société française, l'Islam doit faire face à de nombreux problèmes au sein de la sphère publique française.
- L'Islam est principalement la religion des Nord-africains et de leurs descendants ; les Turcs, bien que frappés d'exclusion économique dans les mêmes proportions que les jeunes d'origine nord africaine, ne proviennent pas des anciennes colonies françaises et ne sont pas encore radicalisés. Même après deux générations ou plus, "l'Islam des banlieues" continue à porter les signes douloureux de l'héritage colonial et de la difficile décolonisation de l'Algérie au début des années 60. Les Algériens ou les personnes d'origine algérienne représentent une part importante des Musulmans en France (environ 1,5 millions) (Amiraux, 2002). Le retour d'environ un million de Français en provenance d'Algérie à la suite de l'indépendance a fait naître chez eux un sentiment d'amertume envers les Algériens venus en France travailler dans l'industrie
- En Algérie, des islamistes radicaux ont cultivé, entre autres choses, un sentiment antifrançais, ce qui a donné davantage de grain à moudre à l'extrême droite française dans son combat contre les Musulmans ou les Nord-africains
- L'Islam est parmi toutes les religions celle qui semble poser le plus grand défi vis–à–vis de la séparation française coutumière entre les sphères publique et privée. Les principales institutions françaises rechignent à reconnaître toute communauté autre que la communauté nationale. Les communautés islamiques sont perçues comme une menace envers le modèle de citoyenneté individuelle, modèle qui a façonné l'histoire française durant les deux derniers siècles. Tous ces problèmes sont renforcés par la tendance actuelle, au niveau mondial, à un radicalisme de l'Islam. Font partie de ce courant la révolution iranienne (1979), la radicalisation du FIS (Front Islamique du Salut) en Algérie après le refus des dirigeants militaires algériens de reconnaître leur droit à gouverner le pays alors qu'ils avaient obtenu la majorité au parlement en 1992, et aussi le phénomène Al-Qaeda, en particulier depuis le 11 septembre 2001.
B. Problèmes spécifiques pour les prisonniers Musulmans
39Le système carcéral français, par comparaison à son homologue britannique, a la particularité de maintenir en détention des personnes inculpées d'association de malfaiteurs en relation à une action terroriste. Plusieurs centaines de ces personnes ont été arrêtées dans les années 90 et, depuis le 11 septembre 2001, l'on constate davantage d'arrestations, de condamnations et de longues peines de détention. Ils représentent une catégorie de "Musulmans" qui, jusqu'en 2002, n'était pas représentée dans les prisons anglaises, du moins à la même échelle qu'en France.
40Le système carcéral français se caractérise également par le fait que dans de nombreuses prisons situées près des banlieues défavorisées, banlieues où vivent de nombreux Musulmans, la proportion de détenus Musulmans est bien plus élevée que dans tout autre établissement. Selon l'administration pénitentiaire, la proportion de détenus Musulmans peut atteindre 70 à 80 %. Ce n'est pas le cas en Grande-Bretagne (voir les statistiques dans Beckford et Gilliat, 1998 ; Guessous, Hopper et Moorthy, 2000).
41Néanmoins, contrairement à ce que l'on constate dans les prisons d'Angleterre et du pays de Galles, l'Islam est très faiblement institutionnalisé au sein de prisons françaises, en partie en raison du concept de laïcité mais également par crainte de voir des détenus réclamer des droits qui pourraient remettre en question le statu quo au sein de la prison. Traiter l'Islam sur un pied d'égalité avec le judaïsme ou le christianisme pourrait générer d'autres réclamations susceptibles d'avoir des conséquences incontrôlables pour les prisons étant donné la situation de la plupart d'entre elles.
C. Indépendance des directeurs de prison
42À ses facteurs vient s'ajouter un autre trait caractéristique du système carcéral français : la grande indépendance dont jouissent les prisons en ce qui concerne l'interprétation du concept de laïcité et la mise en place de règles propres en fonction des préférences affichées par leurs directeurs. À titre d'exemple, dans l'une des prisons où nous avons enquêté, nous n'avons pas eu l'autorisation de rencontrer des détenus car, comme il nous l'a été précisé après coup, le directeur, un homme âgé proche de la retraite, souhaitait éviter les "problèmes". Même si cette explication n'est peut-être que partielle, elle n'est pas totalement infondée. Dans cette prison, nous n'avons pas essuyé un refus explicite, mais les responsables ont usé de lourdeurs administratives et ont refusé à plusieurs reprises de donner suite à nos demandes, du moins dans un délai raisonnable. Par contraste, dans une autre prison, le directeur était une personne à l'esprit ouvert qui a fait tout son possible afin de faciliter notre enquête. Dans la troisième prison, l'une des plus grandes en Europe, nous nous sommes vus refuser l'entrée dans l'établissement pendant un certain temps et ceci en dépit de l'autorisation que nous avions reçue de la part du ministère de la Justice et de l'administration pénitentiaire. Cependant, après plusieurs mois d'attente et grâce à la coopération de l'un des principaux cadres qui se trouvait être d'origine africaine, nous avons pu librement accéder à la prison afin d'y mener notre enquête.
43L'autonomie considérable dont jouit chaque directeur de prison dans sa façon d'interpréter la laïcité peut apparaître comme une provocation pour les détenus qui se rendent compte que les règles du jeu sont en grande partie dictées par les administrateurs des prisons plutôt que par des règles communes à l'ensemble des établissements. Ceci semble être en contradiction par rapport au système étatique français, système bien connu pour sa tradition jacobine et son centralisme. Toujours est-il que dans les trois prisons où nous avons été en mesure de mener notre enquête, de même que dans celles où il nous a été impossible d'entrer, les préférences personnelles du directeur et des cadres dirigeants couplées, bien entendu, à l'histoire de la prison et à sa situation géographique, semblaient avoir une incidence importante à la fois sur la façon dont était interprétée la notion de laïcité et sur les droits des Musulmans au sein de chacune des prisons.
D. Incertitudes statistiques
44Une autre différence qui existe entre les systèmes carcéraux français et anglais a trait aux statistiques. En Angleterre, on demande aux personnes entrant en prison de déclarer leur religion de façon à ce qu'ils puissent recevoir un soutien religieux approprié, y compris en ce qui concerne leurs besoins alimentaires. En France, depuis la deuxième moitié des années 90, il est illégal de demander à quiconque de déclarer son orientation religieuse ; par ailleurs, il n'existe aucune donnée officielle relative à l'identité ethnique ou religieuse des Français en général ou, plus particulièrement, des personnes maintenues en détention. De ce manque de données officielles relatives à l'appartenance ethnique et à la religion au sein des établissements pénitentiaires, il s'ensuit qu'il n'existe pratiquement aucun commentaire officiel sur ces phénomènes. À titre d'exemple, les rapports annuels de l'administration pénitentiaire ne font aucune référence à l'appartenance ethnique et formulent seulement quelques brèves observations relatives à la religion comme le nombre d'aumôniers rémunérés et non rémunérés, le budget alloué à l'aumônerie ainsi que les tâches devant être accomplies par les aumôniers et leurs auxiliaires aux termes des articles D432 à D439 du Code pénal. Ce manque d'intérêt pour ce qui touche à la religion ou à l'appartenance ethnique a une autre conséquence : les chercheurs sont condamnés au silence sur ces points. Le résultat est le suivant : les analyses, par ailleurs excellentes, de l'évolution démographique de la population carcérale en France n'ont pas la possibilité de prendre en compte les variations de sa composition d'un point de vue ethnique ou religieux (voir par exemple Tournier, 2000). Il serait impensable en France de mener une enquête officielle calquée sur la National Prison Survey réalisée en 1991 par le ministère de l'Intérieur britannique (Walmsley, Howard et White, 1992). Les résultats de cette enquête nous furent particulièrement précieux dans la mesure où ils ont facilité la comparaison entre les détenus d'Angleterre et du pays de Galles et la population générale en termes de composition ethnique.
45Les seules données statistiques susceptibles de nous donner une idée du nombre de Musulmans incarcérés en France sont celles relatives aux nationalités. La portée de ces statistiques reste néanmoins très limitée dans la mesure où il ne serait pas possible d'opérer des distinctions entre des Français d'origine nord-africaine de religion Musulmane et les autres citoyens français. Une autre possibilité permettant de dénombrer le nombre de Musulmans consiste à compter le nombre de détenus qui observent le jeûne du Ramadan. Les responsables des cuisines au sein des prisons connaissent ce chiffre. Néanmoins, certains Musulmans n'observent pas le jeûne du ramadan (environ 20 % selon l'aumônier musulman de la Prison B) ; d'autres abandonnent leur jeûne avant la fin du mois et d'autres encore n'informent pas le personnel des cuisines qu'ils observent ce jeûne et se procurent leurs propres aliments. En dépit de ces considérations, le nombre de ceux qui informent le personnel des cuisines de leur jeûne peut nous donner une idée approximative du nombre de Musulmans placés en détention.
46Les seuls éléments qui nous permettent avec plus ou moins de certitude d'identifier les détenus Musulmans, ce sont les noms des détenus.
47Néanmoins, dans certains cas (dans peu de cas, en fait), certains Musulmans ont des noms français. Cela est dû au fait que dans certaines familles, dans les années 70 et 80, on pensait que le fait de donner un nom français aux enfants faciliterait leur intégration au sein de la société française.
48Cela ne remet cependant pas en question le fait que les noms sont le meilleur indicateur permettant de comptabiliser les détenus Musulmans au sein des prisons françaises. Certains convertis ont choisi des noms arabes mais, étant donné que leur nom officiel est français, ils sont identifiés sous ce patronyme en prison Le personnel carcéral qui travaille directement au contact des détenus est également susceptible d'avoir une idée assez précise du nombre de détenus Musulmans placés sous leur responsabilité ; toutefois des personnes travaillant au sein d'une même aile peuvent avoir un avis légèrement différent en ce qui concerne le nombre de détenus Musulmans. D'une manière générale, le manque de données statistiques relatives à la religion ne nous permet pas d'avancer un chiffre précis en ce qui concerne le nombre de détenus Musulmans incarcérés en France.
49Ainsi, il n'existe pas en France de statistiques officielles concernant le nombre de détenus Musulmans ou appartenant à toute autre confession ou origine ethnique ; néanmoins, des estimations officieuses permettent de penser que le pourcentage de Musulmans au sein des prisons représente entre 50 et 60 % de la population carcérale totale. Pourtant, les Musulmans ne représentent que 7 % de la population française si l'on estime que leur nombre se situe entre 4 et 5 millions9. S'il s'avère que les Musulmans représentent effectivement 50 % de la population carcérale globale en France, laquelle s'élève à 50 000 détenus, cela signifie qu'ils y sont proportionnellement sept fois plus nombreux que dans la population générale. Dans certaines prisons – dans deux des trois établissements que nous avons visités –, la proportion de Musulmans parmi les détenus dépasse même 50 %. Selon certains gardiens qui étaient directement en contact avec les détenus, ce taux pouvait atteindre 70 à 80 % dans certaines ailes de la prison. Dans tous les cas, s'il se vérifie que plus de la moitié de la population carcérale est musulmane (ou d'origine musulmane) et que les gardiens, dans leur grande majorité, ne connaissent rien à l'Islam, alors cela signifie que les prisons françaises ne sont pas parvenues à s'adapter aux grandes mutations de la population carcérale.
E. L'ambiguïté de la laïcité
50Chaque prison semble interpréter la laïcité de sorte que le concept s'adapte à sa propre structure et qu'il reflète sa propre histoire ainsi que son positionnement social. Parmi les problèmes qui découlent de la pratique de l'Islam à l'intérieur de la prison, problèmes qui génèrent une tension avec le concept de laïcité, il convient de citer : les prières collectives quotidiennes, les tapis de prière (il est interdit de se déplacer avec l'un d'entre eux en prison), les repas pendant le Ramadan, la viande halal en vente dans les magasins des prisons, la fourniture de viande halal en provenance de l'extérieur, la fourniture d'une boussole (un objet métallique qui ne peut ni être reçu par la poste ni être remis par une personne extérieure) destinée à déterminer la direction de la Mecque lors des prières quotidiennes, l'observance des obligations religieuses (principalement les prières quotidiennes) durant les heures de travail en prison, la fourniture d'exemplaires du Coran aux bibliothèques des prisons, la question des femmes Musulmanes placées en détention et portant le foulard.
51Il semble que les responsables des prisons françaises n'aient aucune solution concrète à ces problèmes. Beaucoup d'entre eux refusent de les aborder de façon formelle et se réfugient derrière la laïcité et la nécessité de conserver une sphère publique laïque en prison. Mais ceci génère de nombreux problèmes pour lesquels les membres du personnel carcéral du niveau hiérarchique inférieur, c'est-à-dire les surveillants qui sont constamment en contact avec les détenus, doivent trouver des compromis. Lorsque ces problèmes deviennent trop difficiles à gérer (quand par exemple des détenus refusent d'obéir et de quitter leur cellule en signe de protestation vis-à-vis de leur situation), des responsables plus hauts placés interviennent et prennent des sanctions. Tout ce processus est en quelque sorte l'otage de l'ambiguïté du concept de laïcité : si de trop nombreux problèmes apparaissent dans quelque prison que ce soit et que les médias s'en emparent, il se peut alors que les cadres se voient imposer une sanction, sanction pouvant aller jusqu'à leur renvoi, de la part de leurs supérieurs de l'administration centrale. Par conséquent, la politique qui prévaut est la suivante : il faut faire en sorte que les problèmes qui surviennent au sein des prisons soient résolus sans que les autorités externes et les journalistes en particulier y soient associés.
52Mais cette politique a ses limites et dans de nombreuses prisons abritant des Musulmans, il devient de plus en plus urgent de mettre en place de nouveaux modes opératoires. D'une certaine façon, la laïcité française se base sur une norme double : de la fermeté dans la déclaration de principe mais une certaine dose de flexibilité quant à son application effective. Dans le système scolaire par exemple, bien que le principe de laïcité ait été clairement posé vis-à-vis de l'Église catholique, des aumôneries ont néanmoins vu le jour au sein des écoles publiques. Dans le même ordre d'idées, le jour qui a été choisi en tant que jour de repos hebdomadaire, le dimanche, est le même que celui de l'Église catholique et ceci bien que certains farouches adeptes de la laïcité aient suggéré de le remplacer par un autre jour de la semaine, notamment le mercredi. Depuis ses origines, la laïcité se caractérise par une intransigeance en ce qui concerne les principes et une flexibilité dans la pratique (Baubérot, 2000).
53La capacité d'adaptation du concept de laïcité (sans qu'il s'agisse de concéder un quelconque changement important du point de vue de ses principes) a été mise à rude épreuve dans le dernier quart du xxe siècle. Le développement de l'Islam, la politique de décentralisation, la fin de l'économie nationale ainsi que le passage de règles françaises à des règles européennes ont eu pour effet de produire une "laïcité défensive". Ses protagonistes ont tendance à refuser tout compromis et à insister de façon rigide sur les règles du système français au sein des écoles, des prisons et du secteur public en général. Il en a résulté un refus d'accepter toute diversité culturelle et l'interdiction de porter un quelconque symbole religieux (en particulier musulman) au sein de la sphère publique. La France est probablement le seul pays occidental qui peut exclure de ses écoles publiques toute fille portant un foulard et ceci simplement au titre de la laïcité. Toutefois les motifs habituellement évoqués pour ce type de renvoi font également état de prosélytisme religieux et du refus de la part de ses filles de participer aux activités sportives, en particulier lorsqu'il s'agit de natation. Au sein des prisons, l'Islam a tendance à être nié dans la mesure où les prisons sont des institutions publiques et ont par conséquent l'obligation de suivre les règles publiques de la laïcité. Cependant, la réalité impose une certaine dose de flexibilité : comment gérer le problème de la nourriture, comment faire face au problème des prières ainsi qu'à la radicalisation religieuse ?
54Le dernier problème est commun à de nombreux pays européens, mais une interprétation agressive de la laïcité dans le cas de la France en raison d'une crise culturelle au sein de la société française et du refus de reconnaître certains principes musulmans, principes considérés comme contraires aux principes de laïcité, rend la situation plus tendue que dans de nombreux autres pays européens. Le refus de reconnaître que quelque communauté que ce soit en dehors de la nation puisse venir s'interposer entre l'individu et l'État a pour effet de mettre certaines personnes parmi les plus vulnérables dans des situations difficiles. C'est la raison pour laquelle des groupes algériens, lesquels ne constituent pas à propre en parler une communauté, posent la plus grave menace communautaire à l'État français. Contrairement aux Chinois, aux Portugais ou encore aux Turcs, ils ne forment pas une communauté. Le "communautarisme" des jeunes d'origine nord africaine, en particulier ceux qui souffrent d'exclusion économique, qui sont stigmatisés d'un point de vue social et qui résident dans les banlieues défavorisées, provient du fait qu'ils ne reçoivent pas une aide économique suffisante de la part de l'État10 et qu'ils ne peuvent pas compter sur une quelconque assistance de la part de leur communauté (parmi les Nord-africains résidant en France, les Algériens sont ceux qui sont les moins bien organisés d'un point de vue social). L'"islamisation" au sein des banlieues françaises défavorisées fonctionne comme une religion qui viendrait se substituer à des communautés inexistantes, et c'est la raison pour laquelle ce processus est particulièrement répandu dans les banlieues. En devenant des Musulmans actifs, ces personnes qui éprouvent un mécontentement social recherchent une forme de communauté qui viendrait compenser la carence d'un groupe social capable de leur donner à la fois identité et dignité à l'intérieur d'une société où ils ne comptent que très peu, où ils sont considérés comme quantité négligeable. Mais dans la mesure où toute communauté visible en France est considérée comme étant à la fois suspecte et susceptible de poser une menace vis-à-vis de l'identité nationale, l'islamisation se heurte à une forte hostilité. Cette hostilité a augmenté en raison des actions perpétrées par des Musulmans radicaux dans la région sud-méditerranéenne et aussi en raison des liens historiques existant entre la France et l'Algérie.
55Dans tout autre pays européen, les communautés musulmanes sont tolérées (non sans certaines difficultés), mais en France toute fille portant un foulard est susceptible d'être immédiatement qualifiée d'"intégriste" ou de "fondamentaliste" pour être finalement exclue culturellement de la société. De la même manière, les véritables communautés qui existent en France (comme les Turcs ou les Portugais) doivent s'efforcer de rester invisibles vis- à-vis de la sphère publique, de rester cachées afin d'échapper à la diabolisation. Ce qui est paradoxal en France, c'est que lorsque les communautés existent bel et bien, elles n'ont aucune visibilité publique ; et lorsque la visibilité communautaire est à son paroxysme, il n'existe aucune communauté si ce n'est au sens symbolique. D'un autre côté, étant donné que la visibilité publique est refusée aux communautés, lorsqu'une communauté potentielle commence à rechercher une légitimité (comme c'est le cas pour les communautés islamiques nouvellement constituées), elle est poussée à une certaine forme de radicalisation dans la mesure où elle est automatiquement qualifiée d'"extrémiste" ou de "fondamentaliste". Au nom d'une laïcité régressive, inflexible et nullement désireuse de faire preuve de tolérance vis-à-vis de groupes de solidarité, on en vient à refuser à toute communauté les bases minimales lui permettant une existence pacifique.
56Parmi les points qui posent problème, il convient de citer le port du voile dans les prisons pour femmes, la prière collective et même la question de la nourriture halal pour les détenus. Tous ces points sont traités par les autorités carcérales comme étant des choses qui vont à l'encontre de la laïcité et qui, par conséquent, sont illégales. Porter un foulard au sein d'un établissement pénitentiaire est considéré par les directeurs de prison comme étant incompatible avec le principe de la laïcité ; les autorisations pour la prière du vendredi ne sont pas accordées ; on ne recrute pas d'aumôniers musulmans par peur du radicalisme et du fondamentalisme. Tout ceci a pour effet de pousser les détenus Musulmans à adopter une attitude plus radicale et à se rebeller contre une direction qui leur refuse le droit fondamental de pratiquer leur religion (droit qui, soit dit en passant, est reconnu formellement par les lois sur la laïcité qui prévoient la liberté de culte). En bref, à l'heure actuelle, il existe une relation dialectique entre peur de l'Islam et inflexibilité de la part des autorités carcérales. Cette dialectique contribue à son tour à exacerber la rébellion chez les détenus qui sont constamment confrontés à la tentation de défier les autorités car celles-ci ne leur reconnaissent pas le droit de pratiquer leur religion. Le personnel carcéral doit ensuite gérer les comportements hostiles de certains des détenus.
57L'Islam représente un nouveau challenge pour l'ensemble du monde occidental, challenge dont les aspects multiples, à la fois culturels et sociaux, demandent encore à être compris, traités et en quelque sorte traduits selon les termes en usage dans la tradition démocratique. Mais en France, l'Islam représente un challenge encore plus grand vis-à-vis de la société dans la mesure où la sphère publique est bâtie de telle sorte qu'elle radicalise la frange de la population musulmane qui se sent davantage stigmatisée que dans de nombreux autres pays européens.
58Une comparaison entre la France et l'Angleterre sur la base des règles imposées en prison et des seuils de tolérance vis-à-vis des Musulmans permet d'illustrer de façon claire ces problèmes. Au sein des prisons britanniques, il est reconnu que les détenus Musulmans ont le droit de disposer de nourriture halal dans la mesure où il s'agit pour eux de satisfaire à leurs obligations religieuses. Ce droit n'est pas reconnu en tant que tel en France. Des degrés de tolérance plus ou moins grands existent vis-à-vis de cette question en fonction des prisons. Seul le minimum est assuré : un plat différent est proposé lorsque du porc figure sur le menu. Il n'existe néanmoins aucune reconnaissance d'un quelconque droit à une nourriture spécifique sur la base de fondements religieux, ni pour l'Islam, ni pour le Judaïsme. Dans les prisons anglaises et galloises, le droit à la prière collective est également reconnu. Dans la pratique, il n'existe aucune disposition similaire en France. La prière collective du vendredi n'avait lieu que dans l'une des trois prisons où nous avons enquêté ; ceci était dû en partie à l'attitude favorable du directeur vis-à-vis des questions religieuses et de son interprétation libre de la laïcité, interprétation qui contraste par rapport à la rigidité que nous avons observée dans les autres établissements.
59Le hijab (voile) est autorisé dans les prisons d'Angleterre et du pays de Galles alors qu'en France il est tout simplement interdit hormis dans les cellules. Le directeur de la section féminine de la Prison 2 a résolu la question du voile de la manière suivante : "la règle, c'est qu'elles peuvent le porter à l'intérieur de leurs cellules mais pas lorsqu'elles se déplacent dans la prison ou encore durant les cours, les activités sportives ou bien la promenade. La règle de la laïcité est claire : pas de voile". Le directeur semble ne pas savoir que le hijab est principalement destiné à être porté au sein de la sphère publique et qu'il est inutile dans la sphère privée, du moins entre épouses, avec leur mari et leurs enfants. La laïcité s'applique alors d'une façon qui ne laisse aucune marge de manœuvre aux femmes musulmanes qui croient à la nécessité de masquer leurs cheveux au nom d'un dogme religieux. La plupart des pays européens accordent cette tolérance aux femmes musulmanes et les autorisent à porter un hijab conformément à leurs convictions religieuses.
60L'Islam en tant que tel représente un problème pour la laïcité comme l'a reconnu un directeur adjoint de la Prison 3 : "L'Islam est un sujet délicat pour nous. Nous rencontrons de nombreux problèmes avec les détenus du GIA [Groupe Islamique Armé, une branche militaire du FIS, Front Islamique du Salut, qui s'est développée après que les militaires Algériens aient refusé d'accepter un majorité parlementaire au début des années 90] qui font de la provocation. J'irais jusqu'à dire : ce n'est pas une religion (dans leur cas), il s'agit de politique. Les autres personnes qui nous posent problèmes sont les convertis. Ils sont très visibles, portent de longues barbes et sont très exigeants. Durant un certain temps, nous avons eu des problèmes avec l'appel à la prière pour les Musulmans. Nous avons dû placer certaines personnes en isolement. Mais alors, d'autres détenus se sont mis à appeler à la prière depuis leur fenêtre. Je dirais que nous connaissons des difficultés avec l'Islam et même avec la religion en général. La prison est un établissement laïc. Tout le monde devrait être considéré de la même façon, même si quelques distinctions doivent être faites. En principe, nous ne devrions pas prendre en compte la religion des détenus. Ce travail revient aux aumôniers. Mais il nous faut cependant gérer les repas, par exemple. Lorsqu'ils entrent en prison, nous demandons aux détenus s'ils mangent ou non du porc. Il s'agit de questions sur la religion mais nous n'osons pas demander à quiconque s'il est Musulman ou non".
61C'est là où l'ambiguïté de la laïcité en matière religieuse apparaît clairement : en théorie, la sphère publique ne devrait tenir aucun compte de la religion mais, dans les faits, elle doit accepter quelques compromis. La volonté de faire des compromis semble néanmoins très faible ; cela découle de facteurs à la fois internes et externes comme la peur des groupes d'islamiques radicaux tels que le GIA et Al-Qaeda, les mouvements extrémistes dans de nombreuses parties du monde islamique et l'attitude défensive de nombreuses personnes qui se montrent sceptiques envers le nouveau monde en formation, en particulier envers un monde où les idéaux français d'une universalité dénuée de fondement religieux sont remis en question. Tous ces facteurs apportent une nuance défensive et conservatrice à l'idéal de la laïcité, laquelle est de plus en plus fréquemment définie d'une façon restrictive. Au lieu de se diriger vers une reconnaissance des communautés ouvertes dans le but de combattre celles qui sont fermées sur elles-mêmes, la laïcité défensive porte un regard méfiant sur tous les nouveaux phénomènes religieux ou communautaires. On refuse toute diversification sociale ou culturelle au nom du mythe d'une nation homogène qui refuse de reconnaître l'existence de groupes minoritaires afin de défendre l'universalité.
62Le seul moyen pratique qu'a trouvé le système carcéral français afin de gérer le problème de l'Islam a consisté à recruter des surveillants d'origine nord africaine, lesquels comprennent bien mieux que les autres surveillants quels sont les besoins culturels des détenus Musulmans. À titre d'exemple, le directeur adjoint de la Prison C pensait que le problème des détenus Musulmans pouvait être partiellement résolu en recrutant du personnel en provenance des DOM-TOM ou encore issus des familles d'anciens immigrés : "Avant, les choses étaient différentes. La plupart du temps, les surveillants qui étaient recrutés pour travailler au sein du service public provenaient des classes ouvrières ; il s'agissait par exemple d'anciens mineurs. Il y avait de nombreux Polonais. Maintenant, les choses commencent à changer. Cela transformera les relations entre la direction et les détenus Musulmans".
63Cette solution au problème des relations entre les directeurs de prison et les détenus Musulmans semble être satisfaisante sous de nombreux aspects mais ne résout toutefois pas le problème principal : faire accepter l'Islam en tant que religion à part entière par de nombreux établissements pénitentiaires français – il s'agit de la religion de la majorité des détenus dans certaines prisons – et faire en sorte que les prisons s'adaptent à cette réalité.
64Le principal problème dans les prisons françaises consiste à évaluer comment la laïcité, telle qu'elle est interprétée et appliquée par la direction, est perçue, retravaillée puis réinterprétée par les prisonniers. Dans le cadre de nos objectifs de recherche, il y a globalement trois types de détenus :
- des étrangers sans réelle expérience de la culture française ; par exemple, des immigrés illégaux : certains cherchaient à traverser la Manche afin de rejoindre l'Angleterre, d'autres ont été arrêtés alors qu'ils étaient en transit en France et d'autres encore ont été interpellés dans un autre pays puis remis à la police française conformément à un traité d'extradition mutuelle. Beaucoup d'entre eux ne parlent pas le français ou n'en possèdent que des rudiments ;
- les étrangers en provenance d'anciennes colonies françaises d'Afrique du Nord ou d'Afrique noire. Parmi eux figurent des personnes originaires du Maghreb et qui sont venues en France pour y travailler illégalement sans qu'ils y aient nécessairement de la famille proche. Mais il en existe d'autres dont les frères ou sœurs sont des citoyens français mais qui, pour diverses raisons, n'ont pas eux-mêmes la nationalité française ;
- des citoyens français d'origine africaine (des Noirs et également des Nord-Africains) qui représentent la deuxième ou troisième génération d'immigrés. La plupart d'entre eux vivent dans les banlieues défavorisées.
65La façon dont les détenus comprennent le concept de laïcité ne reflète pas nécessairement leur origine culturelle ou sociale, ni même leur âge. Ils font montre d'une grande palette d'attitudes vis-à-vis de la laïcité, de son rejet ou de son intériorisation. Comme nous le verrons à partir des entretiens qui seront analysés dans les chapitres suivants, les différences culturelles entre ces deux dernières catégories ne sont pas importantes. Leurs modes de vie sur le territoire français sont très similaires et le fait qu'ils possèdent ou non la citoyenneté française ne crée pas de différences majeures quant aux sentiments subjectifs qu'ils éprouvent vis-à-vis de leur situation. La principale différence qui existe entre ces deux catégories est la suivante : les citoyens français se voient accorder de nombreux droits, ce qui n'est pas le cas pour les étrangers. En ce qui concerne les questions religieuses, les deux groupes présentent des similitudes quant à leur réaction vis-à-vis de la laïcité, dans leur attitude vis-à-vis du système carcéral français et également dans leur compréhension de l'Islam et de ses obligations. Cela ne signifie pas pour autant qu'ils se comportent tous de la même manière, bien au contraire, mais leurs idées en ce qui concerne l'Islam ainsi que leurs attitudes vis-à-vis des autorités carcérales et de la société française en général dépendent de facteurs autres que leur seule nationalité. En dépit des garanties qu'offre la citoyenneté française aux détenus, ceux qui sont d'origine nord-africaine ont tendances à se sentir avant tout arabes, essentiellement parce qu'ils sont considérés comme tels et stigmatisés en tant que tels. C'est la raison pour laquelle notre analyse n'opère pas de distinction entre les citoyens français d'origine nord-africaine – ou aussi, pour certains, d'origine noire-africaine – et les Nord-africains qui vivent en France depuis longtemps.
66Il existe un autre problème : dans de nombreux cas, même ceux qui réagissent face à la laïcité française et la rejettent sont susceptibles de découvrir qu'ils sont directement influencés par celle-ci. Il est impossible de comprendre leur approche de la religion et leurs relations vis-à-vis d'eux-mêmes ou vis-à-vis de leurs autres "frères de religion" sans prendre en compte la façon dont ils intériorisent le concept de laïcité (dans un sens positif ou négatif). C'est la raison pour laquelle leurs points de vue vis-à-vis de la religion ne sont pas simplement des concepts ou des notions externes qui doivent être traitées comme des facteurs secondaires. Même lorsque leur attitude vis-à-vis des règles françaises concernant la religion est empreinte de dénigrement, les détenus nord–africains continuent à agir d'une façon qui est doublement liée à leur culture : d'une part, leur façon d'agir est empreinte de l'héritage culturel qu'ils ont reçu de leurs parents maghrébins ; d'autre part, elle reflète la culture française qu'ils ont intériorisée principalement par le biais de l'école et de leur vie quotidienne.
67Dans tous les cas, ces détenus – et ils représentent la majorité absolue dans les prisons où nous avons enquêté – qui sont soit des Français d'origine maghrébine, soit des Nord-Africains qui partagent une culture similaire, ont une appréhension religieuse de la réalité qui ne semble pas être liée de façon significative au fait qu'ils jouissent ou non de la citoyenneté française. Ceci est particulièrement vrai pour les "jeunes des banlieues", comme les appellent de nombreux sociologues et journalistes français.
Conclusion
68Bien que notre recherche ait été centrée, que ce soit en France ou bien en Angleterre et au pays de Galles, sur un sujet apparemment précis – la façon dont chaque pays traitait les Musulmans incarcérés –, ce chapitre a montré que ce sujet revêt des significations extrêmement différentes en fonction des pays étudiés. En fait, les questions relatives aux détenus Musulmans se présentent sous des formes très différentes. Les discours générés par ces questions ont également des caractéristiques distinctes. Notre raisonnement nous amène à penser que ces différences sont loin d'être accidentelles. Elles sont en fait conditionnées – quoi que non déterminées – par des ensembles complexes de facteurs qui ont été façonnés par des siècles de tension, de luttes et de compromis entre les forces de la religion et de la politique. En conséquence, la façon dont sont perçus et traités les détenus Musulmans est fortement affectée par le contexte sociétal. Le chapitre suivant analysera en détail les politiques et pratiques institutionnelles qui ont été mises en place afin de répondre à l'accroissement du nombre de Musulmans dans les prisons françaises, anglaises et galloises au cours des dernières décennies. A nouveau, les éléments que nous avons recueillis indiquent que ces politiques et pratiques obéissent aux logiques spécifiques de gestion des minorités religieuses et culturelles de chacun de ces pays.
Notes de bas de page
1 L'étude avait été commandée par BBC Radio
(http://www.bbc.co.uk/radio4/today/reports/archive/features/muslimpoll.shtm) [visite du site le 19/3/03].
2 http://www.icmresearch.co.uk/reviews/2004/guardian-muslims-march-2004.htm [visite du site le 30 Mai 2004].
3 Comportements envers les musulmans britanniques, un sondage commandé par l'Islamic Society of Britain et réalisé par Yougov, novembre 2002 (accès en ligne :
http://www.isb.org.uk/iaw/docs/SurveyIAW2002.pdf) [site visité le 19/3/03].
4 Recensement en Angleterre et au pays de Galles, 2001.
5 Les représentants des communautés religieuses – autres que ceux des principales églises chrétiennes – qui assuraient les services religieux, l'enseignement, les groupes d'études et le soutien pastoral en prison étaient appelés Visiting ministers jusqu'à ce que l'aumônerie du Prison Service décide en 2002 de leur attribuer le titre plus global de "sessional chaplains".
6 En outre, la Fondation Al-Khoei a commencé à défendre les intérêts religieux du petit nombre de détenus musulmans Shi'a en 1994.
7 Document disponible en ligne :
http://www.angulimala.org.uk/Religion%20in%20Prisons%20(Disc%20Paper).pdf [consulté le 3/9/2003].
8 Selon 'Administration pénitentiaire : rapport annuel d'activité 2000' :
http://www.ladocumentationfrancaise.fr/BRP/024000162/0000.pdf [consulté le 10/9/03]
9 Boyer (1998) estime que le nombre de musulmans en France se situe aux alentours de 4 155 000. Il les répartit selon les catégories suivantes : 2,9 millions d'origine nord-africaine parmi lesquels 1,55 million en provenance d'Algérie, 1 million du Maroc et 350 000 de Tunisie. De plus il y a 315 000 musulmans originaires de Turquie et 250 000 d'Afrique noire. 100 000 autres proviennent du Moyen-Orient et environ 350 000 sont des demandeurs d'asile politique. Voir également Frégosi ( 1998).
10 La plupart d'entre eux n'ont pas eu un emploi leur ouvrant le droit à prestations ; et ceux âgés de moins de 25 ans n'ont pas droit au RMI (Revenu minimum d'insertion).
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Les Musulmans en prison
en Grande-Bretagne et en France
James A. Beckford, Danièle Joly et Farhad Khosrokhavar
2005