Conclusion. Philosophie, Phénoménologie-sociale et sciences humaines
p. 205-212
Texte intégral
1Le « thème » du « quotidien » est devenu si courant que, bien plus que d’un « thème », l’on pourrait le tenir pour un véritable « paradigme ». Comment comprendre son émergence, et où situer sa « profondeur » ? Il est aisé de voir dans le « quotidien » le thème d’une philosophie déchue de ses prétentions de philosophie première, déçue de ses « grands récits », mais aussi de ses grands récits sur ses grands récits, déçue de tout. Objet d’une philosophie post-post-moderne — le seul réquisit étant dès lors de déconstruire sans cesse le discours tenu sur lui, pour préserver son intégrité et se garder d’en faire le dernier Signifié transcendantal — le quotidien serait notre ultime refuge. Point d’une chute plus ou moins violente depuis les « arrières-mondes », le quotidien comme terre ferme pour une pensée qui n’abandonne pas les armes mais refuse désormais de se battre contre des moulins à vent. Il importe dès lors peu que le sol ainsi atteint soit exalté comme celui d’une « vérité » — non seulement théorique, mais aussi pratique ou éthico-politique, s’exprimant dans une supposée révolte « quotidienne », sourde mais insistante, contre les pouvoirs établis —, ou qu’on le dénonce comme le lieu de toutes les illusions, et comme le théâtre d’une « colonisation du monde vécu » à laquelle on ne voit simplement plus comment l’on pourrait échapper. Car s’il est possible de lier ainsi la naissance de l’intérêt philosophique pour le quotidien à la critique des « idéaux métaphysiques », et à la volonté de prendre enfin acte de cette « réalité non-métaphysique par excellence : l’ici-bas »1, le lien entre notre époque et le quotidien, le quotidien faisant « époque », s’annonce peut-être depuis des horizons plus obscurs et plus lointains, exigeant dès lors une compréhension bien différente de ce qui, après tout, dépasserait peu le statut d’un simple constat.
2Ce constat, à bien des égards, paraîtra d’ailleurs naïf. Attribuer à la philosophie la « découverte » de la quotidienneté serait éluder le fait qu’en se tournant aujourd’hui vers elle comme vers son « thème », elle ne le crée pas pour autant de toutes pièces. Bien plutôt semble-t-elle reprendre à son propre compte un déplacement de l’intérêt théorique opéré depuis longtemps déjà par un tout autre type de « discours » : celui des « sciences humaines ». Cet « intérêt » des sciences humaines — de la sociologie notamment, dans sa vocation à en opérer la « synthèse » — pour la vie quotidienne des « sujets sociaux » et pour l’ordinaire de leur « rapport au monde », appartient manifestement, lui aussi, à l’air du temps. La philosophie y trouverait simplement l’occasion d’une « nouvelle alliance », d’un « repositionnement » dans le champ des « savoirs » en même temps qu’une redéfinition de ses prérogatives. Que la quotidienneté dessine ainsi, implicitement ou explicitement, l’espace où se constitue le syntagme « philosophie et sciences humaines », s’explique sans doute pour partie par le devenir des sciences humaines elles-mêmes. La révolution méthodologique qui, les animant depuis plus d’un demi-siècle, les engage sur la voie d’une interrogation critique de leurs propres fondements « objectivistes », croise irrémédiablement les vastes tentatives philosophiques de mise en question de « l’objectivité » moderne et du privilège du « théorique »2. Et la quotidienneté, située à l’horizon de ce double mouvement, établirait bien les conditions d’une rencontre où les sciences humaines, y gagnant comme un supplément d’âme, fourniraient en retour à la philosophie quelque chose comme un matériau empirique dont elle aurait désormais besoin pour asseoir sa légitimité.
3Un tel diagnostic, pour partiel et partial qu’il soit par ailleurs, reste pourtant tout à fait équivoque. Et d’abord parce que le lien entre la quotidienneté et les sciences humaines vient peut-être de plus loin que de la contestation d’un primat de l’objectivité dans la « connaissance de l’homme » — bien plus loin, peut-être, que de la volonté désintéressée de connaître quoi que ce soit. Que le quotidien émerge d’abord comme problème politique, à travers son devenir-objet pour un pouvoir tant contraint que destiné à étendre son champ « plus loin que le bien public ne le demande », telle est, une fois de plus, la grande thèse de Foucault, qui concentre son analyse autour de deux foyers : celui, patent au tournant des xviie et xviiie siècles, de l’emprise du pouvoir politique sur les pratiques les plus quotidiennes de la vie et celui, plus ancien, se confondant approximativement avec l’avènement du christianisme codifié, du lien entre subjectivité et vérité — encourageant le sujet lui-même à mettre sa vie en discours dans l’examen des plus infimes recoins de son âme et du cours le plus ordinaire de son existence. Un passage de La vie des hommes infâmes donne de ce double mouvement une vue synthétique :
Pourquoi ce théâtre si emphatique du quotidien ? La prise du pouvoir sur l’ordinaire de la vie, le christianisme l’avait, pour une grande part, organisée autour de la confession : obligation de faire passer régulièrement au fil du langage le monde minuscule de tous les jours, les fautes banales, les défaillances même imperceptibles et jusqu’au jeu trouble des pensées et des intentions et des désirs. (…) Or, à partir d’un moment qu’on peut situer à la fin du xviie siècle, ce mécanisme s’est trouvé encadré et débordé par un autre dont le fonctionnement était très différent. Agencement administratif et non plus religieux ; mécanisme d’enregistrement et non plus de pardon. L’objectif visé était, pourtant, le même. En partie au moins : mise en discours du quotidien, parcours de l’univers infime des irrégularités et des désordres sans importance. (…) C’est un tout autre type de rapports qui s’établit entre le pouvoir, le discours et le quotidien, une tout autre manière de régir celui-ci et de le formuler. Naît, pour la vie ordinaire, une nouvelle mise en scène.3
4Or cette double polarité de différenciation « du » pouvoir, envers de sa progressive centralisation, en direction de la gestion « policée » du quotidien des populations d’une part, et de l’assignation d’identités individuelles d’autre part, en tant notamment qu’elles se donnent elles-mêmes à dire dans leur dimension ordinaire, il revient à Foucault de l’avoir pensée comme la condition de possibilité non seulement de l’émergence du quotidien comme champ de son application, mais aussi comme l’objet d’un nouveau type de « connaissance » : « Un certain savoir du quotidien a là une part au moins de son origine et, avec lui, une grille d’intelligibilité que l’occident a entrepris de poser sur nos gestes, sur nos manières d’être et de faire. »4 Or c’est justement ce nouveau type de « connaissance » qui signerait la naissance des « sciences humaines ». Si, comme l’écrivait Foucault dans Les mots et les choses, « Les sciences humaines (…) s’adressent à l’homme dans la mesure où il vit, où il parle, où il produit »5, leur émergence suppose en effet la constitution du champ où l’homme est pensé et se pense, s’objective et est objectivé en ces termes. Or c’est bien ce lien entre le développement d’un pouvoir sur le quotidien d’un côté — dont le « panoptique », utopie des nouvelles prérogatives du pouvoir, constitue comme le « schème opératoire » —, et de l’autre l’émergence de ce savoir « objectif » de l’humain, qui se trouve explicitement thématisé dans Surveiller et punir : le « réseau carcéral » de la société « constitue une des armatures de ce pouvoir-savoir qui a rendu historiquement possibles les sciences humaines. L’homme connaissable (…) est l’effet-objet de cet investissement analytique, de cette domination-observation. »6 Voilà pourquoi, dans la critique presque unanime de leurs fondements « objectivistes », dans leur attention sans cesse croissante au sens « ordinaire » de l’existence humaine et à sa dimension irréductiblement « subjective », les sciences humaines ne feraient que s’emparer de ce qui constitue historiquement leur propre.
5Mais c’est dire — sans même préjuger de la pertinence de ce diagnostic —, qu’une telle « histoire » de l’émergence connexe du quotidien et des « sciences humaines » livre à la philosophie une tout autre tâche que celle d’opérer avec elles une « nouvelle alliance », aussi communes que puissent désormais sembler leurs tâches.
6Car, se tournant vers la quotidienneté comme vers leur « propre », elles reconduisent peut-être par là même leurs présupposés dont la philosophie se doit de se saisir sur un mode critique. En pensant cette co-genèse au sein de l’espace du « doublet empirico-transcendantal », c’est en effet à titre de problème ontologique fondamental que Foucault l’exhibait :
Le mode d’être de l’homme tel qu’il s’est constitué dans la pensée moderne lui permet de jouer deux rôles : il est à la fois au fondement de toutes les positivités et présent, d’une façon qu’on ne peut même pas dire privilégiée dans l’élément des choses empiriques (…). Ce fait est sans doute décisif pour le statut à donner aux « sciences humaines », à ce corps de connaissances (…) qui prend pour objet l’homme en ce qu’il a d’empirique.7
7Et en effet : dès son apparition chez Cabanis en 1796, le projet « anthropologique », comme « synthèse de l’étude physique, intellectuelle et morale de l’homme », se conçoit non seulement comme « prolongement » de la philosophie, mais aussi et surtout, dans une réitération originale du projet que Hume exposait déjà dans l’introduction du Traité de la nature humaine8 — et dans une anticipation paradoxale du « tournant anthropologique » du questionnement kantien9 —, comme son supposé achèvement : « Connaissance totale de la réalité, au niveau du sujet de cette connaissance qui parvient finalement à se prendre lui-même comme objet »10. Emboîtant le pas aux « sciences humaines », serait-ce ainsi un retour à « l’empirique » qu’accomplirait la philosophie en se tournant vers la quotidienneté ? La quotidienneté serait-elle l’autre nom d’un des termes du « doublet » ? On connaît le diagnostic porté par Heidegger, bien avant Foucault, sur les sciences de l’homme et sur leur « circularité » caractéristique : pour autant que, comme modes différenciés d’une « anthropologie », elles objectivent l’homme lui-même, cet étant, fondement de toute région ontologique dans son essence de pré-dévoilement de l’être, s’en trouve rabaissé au rang de région ontique — l’ouverture ontologique aux autres régions et à la régionalisation en général se trouvant dès lors elle-même interprétée sur le mode ontique d’une connaissance « naturalisée »11. Et c’est pourtant bien par une analytique de la quotidienneté que « commence » Être et temps, c’est au sein même de la Fundamentalontologie que se trouve situé son problème. Loin donc que la quotidienneté engage la philosophie à assumer le « doublet » et à se tourner, dans une alliance non critique avec les « sciences humaines », vers son terme « inférieur », n’est-elle pas plutôt, pour autant qu’on la pense radicalement, le fil directeur rendant possible et la mise en question de ce « doublet » par celle de l’espace ontologique au sein duquel il s’institue, et par là même une redétermination en profondeur de la « socialité » que de telles « disciplines » prennent toutes en vue, quoiqu’à des degrés divers ?
8À vrai dire, derrière cette question se cache rien de moins que celle de la spécificité que la phénoménologie est prête à reconnaître aux « sciences humaines ». Non plus certes au prisme de l’opposition classique entre « expliquer » et « comprendre », mais au fil d’un problème qui nous semble plus principiel parce qu’il touche immédiatement à leur statut ontologique : les sciences humaines, à l’instar des sciences de la nature — ou plutôt, à l’instar de la manière dont les sciences de la nature se réfléchissent philosophiquement, et non nécessairement de leur « fonctionnement » social, c’est-à-dire quotidien —, se fondent-elles effectivement sur l’« ouverture » par la subjectivité transcendantale ou le Dasein d’une région ou d’un domaine de la « réalité » au sein de laquelle l’étant « homme » se « manifeste » comme un « objet » à connaître ? À la lumière de nos développements, la thèse phénoménologique selon laquelle toute « science » suppose l’ouverture d’une région où l’étant dont elle fait son « objet » peut se manifester ne mérite-t-elle pas aujourd’hui un nouvel examen ? Déjà présente chez Husserl, précisément dans son étude des différentes « attitudes » ou Einstellungen, c’est Heidegger qui, en en faisant dans Être et temps le fondement du « concept existential de la science »12 nous semble lui avoir fourni un fondement ontologique-fondamental rigoureux. Chaque science se définirait ainsi par une certaine modalité du « comprendre » ouvrant un a priori sur le tout de l’étant, de telle sorte que « l’étant thématique y [soit] découvert comme de l’étant peut être seulement découvert : dans le projet préalable de sa constitution d’être », et se voie « contraint » de montrer un « visage » qui lui soit conforme.13 D’où ce qui, en effet, semble apparaître comme leur intrinsèque circularité. Mais l’alternative ici suggérée — entre une analytique philosophico-ontologique de la finitude humaine comme fondement de l’ouverture ontologique, et d’autre part la projection « objectivante » et circulaire, par les sciences de l’homme, de cette même ouverture dans « l’ouvert »14 — présuppose peut-être déjà trop. Car c’est toujours d’ouverture ontologique qu’il s’agit : dans un cas, de l’instance transcendantale à son être et notamment à son être « social » ; et dans l’autre, d’une région déterminée où l’homme se présente comme un étant « substantiel » à « connaître », et à connaître notamment comme socialement « conditionné » dans l’ensemble de son existence, y compris « connaissante ». Mais précisément : les « sciences humaines et sociales » sont-elles, comme le suggère la phénoménologie classique dans son analyse critique de la « posture anthropologique », des sciences comme les autres, caractérisées par un certain type de « thématisation », par le déploiement d’un projet ontologique déterminant le mode d’être conformément auquel l’étant « homme » se présente ? Leur « spécificité » ne relèverait-elle pas plutôt du fait que, conçues dans leur forme la plus pure, les sciences de l’homme échappent au doublet empirico-transcendantal parce qu’elles ne supposent aucune « ouverture » préalable, pas plus précisément que l’existence quotidienne de l’homme dans la phénoménalité-sociale qu’elles prennent pour « objet » ?
9Telle est bien la double thèse que nos analyses nous ont préparés à reconnaître, en même temps qu’elle en guidait implicitement la progression : d’une part, l’existence « sociale » de l’homme n’est pas le fruit — encore moins le fruit « gâté » — d’une telle ouverture ; et d’autre part, les sciences de l’homme elles-mêmes, pour autant qu’elles visent l’explicitation de l’homme — de l’homme seulement homme — par lui-même, ne se caractérisent pas essentiellement par une ouverture de ce type. Mais à vrai dire, il n’y a là qu’une conséquence de l’exigence première formulée dès notre introduction : celle de prendre au sérieux le concept même de « phénomène-social ». C’est parce que la phénoménologie, dans sa visée ontologique principielle, prend en vue l’ouverture de la phénoménalité avant de se saisir du problème de la socialité, qu’elle ne peut après coup le traiter qu’à titre d’ontologie régionale — se mettant ainsi à l’abri de ses effets en retour potentiels quant à sa propre manière d’interroger l’apparaître de ce qui apparaît. Ou plus précisément, c’est pour autant qu’elle se contente d’appréhender le social dans le phénomène, qu’elle se coupe du problème de la socialité propre à la phénoménalité elle-même. Dès lors au contraire que c’est à cette socialité de la phénoménalité que nous donnons la parole, dès lors que c’est bien elle que nous laissons se révéler, dès lors par conséquent que nous lui donnons l’occasion de se montrer en et à partir d’elle-même — hors du cadre que lui fixe une instance transcendantale subjective ou intersubjective normant la phénoménalisation des phénomènes « en général » — alors s’impose cette évidence : phénomène en tant que social et social en tant que phénomène, le phénomène-social est ce que nous partageons, non pas parce qu’il dériverait d’une quelconque communauté d’essence et de fondement fixant des conditions similaires à ce qui se manifeste, mais bien plutôt en ce qu’il échappe à de telles conditions et reste indifférent à leur égard : est commun ce qui est entre nous, non ce qui en nous s’avère identique, fût-ce une « attitude » déclarée « naturelle ». Et à vrai dire, à la lumière d’une telle alternative se manifeste la fonction falsificatrice de ce concept même d’« attitude naturelle » en tant que, établissant une fausse continuité entre la première et la seconde acception de la communauté, il gomme leur différence radicale.
10Or c’est justement à conférer à ce diagnostic un versant positif que nous nous sommes ici attelé : loin qu’elle puisse nous livrer le sens de ce qui nous est commun, c’est au fil de ce commun lui-même — à l’intrinsèque socialité de la phénoménalité — qu’il nous faut demander le sens de ce que la phénoménologie a toujours improprement visé sous le titre d’« attitude naturelle ». Mais si tel est le cas, ces quelques remarques acquièrent un nouveau relief. D’une part parce que si, selon la formule initiale de Schütz, « les sciences sociales empiriques trouvent leur fondation véritable non pas dans la phénoménologie transcendantale, mais dans la phénoménologie constitutive de l’attitude naturelle », alors seule cette différence — sur laquelle entendait se fonder, mais sur un mode « positif », la sociologie naissante — entre ce que nous partageons et ce qui nous est transcendantalement propre, rend possible le projet d’une « fondation phénoménologique » des « sciences humaines et sociales », et ce, nous l’avons montré, dans la double dimension de la « quotidienneté » justement indiquée par Foucault : celle des pratiques ordinaire et de la mise en intrigue quotidienne de soi. Mais d’autre part parce que si cette différence du naturel et du transcendantal — quels que soient les déplacements qui scandent son histoire — est le fondement de toute démarche phénoménologique dans sa visée ontologique la plus pure, cette dernière exige elle-même une réforme au prisme de la redétermination du problème de « l’attitude naturelle » auquel notre approche de la socialité quotidienne nous a permis de procéder.
11Sans doute, à cet égard, la phénoménologie des « phénomènes-sociaux » que nous avons tenté de déployer semblera anecdotique ; sans doute la phénoménalité-sociale elle-même paraîtra tout à fait « superficielle » en regard de ce qui constitue la tâche propre et ultime de la phénoménologie. Mais ce « détour » lui est nécessaire, s’il est vrai que ce qui exige d’être pensé ne peut se manifester que dans le « retour » au lieu que ce « détour » nous permet de circonscrire. Heidegger lui-même, à plusieurs reprises, éprouva le besoin de clarifier cette nécessité. Revenant ainsi, dans Les concepts fondamentaux de la métaphysique, sur le statut de l’analytique de la quotidienneté dans l’ontologie-fondamentale, il écrit :
Je partais de ce que nous avons quotidiennement en main, ce que nous utilisons et manipulons, et cela de façon telle que nous ne savons rien de la singularité de cette façon d’agir, et que, quand nous devons la décrire, nous l’interprétons aussitôt de travers avec des concepts et des questions qui proviennent d’un autre domaine (…). Mais il ne m’est jamais venu à l’esprit de vouloir, par cette interprétation, soutenir et démontrer que l’essence de l’homme consistait dans le fait de manier cuillère et fourchette ou de voyager en tram.15
12Et bien plus tard, dans un passage de la Lettre sur l’humanisme :
Ce qui est dit dans Sein und Zeit (…) sur le « on » n’a nullement pour objet d’apporter seulement au passage une contribution à la sociologie. (…) Ce qui est dit du "on" contient bien plutôt, sur l’appartenance originelle du mot à l’Etre, une indication pensée à partir de la question portant sur la vérité de l’Être.16
13Et pourtant les « limites » de l’ontologie-fondamentale résident peut-être dans l’insuffisante radicalité avec laquelle ce « détour » se trouve « pratiqué » — et pour une seule raison : ce que ce détour nous montre se trouve saisi à partir de ce dont il se « détourne », et comme le mouvement même de s’en détourner. Malgré les déclarations de principe des premiers paragraphes d’Être et temps, malgré les réquisits méthodologiques qui y sont clairement exposés, la quotidienneté s’y trouve encore « interprétée de travers avec des concepts et des questions qui proviennent d’un autre domaine » — celui, précisément, de la question de l’être elle-même. C’est au contraire comme ce « reste » de « phénoménalité-sociale », irréductible à toute ouverture ontologique que ce soit et corrélative de la simple question de « ce qui se passe » en « situations » que nous avons tâché pour notre part de l’aborder. Resterait dès lors à accomplir l’essentiel : répéter la question de l’être au prisme de qui, en marge du dispositif heideggérien, se manifeste comme une telle « non-ontologiefondamentale ».17
Notes de bas de page
1 B. Bégout, La découverte du quotidien, op. cit., p. 9.
2 Cf. sur ce point V. Descombes, Le même et l’autre. Quarante-cinq ans de philosophie française (1933-1978), Paris, Minuit, 1979, p. 76 sqq.
3 M. Foucault, « La vie des hommes infâmes », dans Les cahiers du chemin, n°29, 15 janvier 1977. Repris dans Dits et écrits II, Paris, Gallimard, « Quarto », 2001, p. 245.
4 Ibid. p. 248.
5 M. Foucault, Les mots et les choses, Une archéologie des sciences humaines, Paris, Gallimard, « Tel », 1990, p. 362.
6 M. Foucault, Surveiller et punir. Naissance de la prison, Paris, Gallimard, « Tel », 1993, p. 356-357.
7 Cf. M. Foucault, Les mots et les choses, op. cit., p. 355-356.
8 Cf. D. Hume, Traité de la nature humaine, t. I, trad. fr. A. Leroy, Paris, Aubier, 1946, p. 58-59.
9 Cf. I. Kant, Logique, AK, IX, 25, trad. fr. A. J.-L Delamarre et F. Marty, Œuvre philosophique III, Paris, Galllimard, « La Pléiade », 1986, p. 1296-1297.
10 Cf. sur ce point B. Karsenti, L’homme total, Sociologie, anthropologie et philosophie chez M. Mauss, Paris, PUF, « Pratiques théoriques », 1997, p. 5-6.
11 Cf. par exemple M. Heidegger, Kant et le problème de la métaphysique, trad. fr. A. de Waelhens et W. Biemel, Paris, Gallimard, 1953, § 37.
12 Cf. pour l’exposé de ce concept, M. Heidegger, Sein und Zeit, op. cit., § 69 b).
13 Ibid., p. 362 ; trad. fr., op. cit., p. 251.
14 Cf. M. Foucault, Les mots et les choses, op. cit., p. 365.
15 M. Heidegger, Les concepts fondamentaux de la métaphysique, op. cit., p. 266-267.
16 M. Heidegger, « Lettre sur l’humanisme », trad. fr. R. Munier dans Questions III et IV, Paris, Gallimard, « Tel », 1990, p. 72.
17 C’est ce que nous avons tenté de faire dans notre Quotidienneté et ontologie, op. cit., auquel nous renvoyons une dernière fois le lecteur.
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