Chapitre III : Phénoménalité-sociale et neutralisation de l’ontologie — le quotidien en situations
p. 80-106
Texte intégral
§ 11. Ontologie et phénoménalité-sociale : La question « non ontologique » du quotidien et le problème phénoménologique de la « situation ».
1Le « social » semble placer le philosophe, dès lors qu’il tente d’en réfléchir les conditions et les implications ontologiques, devant une alternative dont il est symptomatique qu’elle puisse être conçue en des termes aussi simplistes que ceux de subjectivité et d’objectivité, ou de réalisme et d’anti-réalisme. Il y aurait là à se décider pour l’une ou l’autre de ces deux thèses « fondamentales » :
1/ Les faits sociaux ont une existence indépendante de nos croyances, préférences, actions intentionnelles ou non intentionnelles ; 2/ Les faits sociaux dépendent, pour leur existence, de nos croyances, préférences, actions intentionnelles ou inintentionnelles1.
2Une telle opposition, comme le rappelle J-L. Fabiani, fut mise en scène par Albert Ogien au milieu des années 80, dans une sorte de confrontation « fictive » entre Bourdieu et Garfinkel, laquelle, au prix d’une grande simplification, conduisit
au constat de l’antinomie des positions : d’un côté, il s’agit de décrire les situations à partir de la référence à des structures qui leur sont transcendantes ; de l’autre, il s’agit de décrire ce qui rend possibles les activités cognitives qui constituent les pratiques quotidiennes. Dans le premier cas, il existe un ordre préétabli. Dans le second, l’ordre est produit localement2.
3Cette scène, « pour une bonne part imaginaire », deviendra rapidement dominante dans la sociologie française — même si l’on peut dire que, sous cette forme, elle domine implicitement la scène sociologique en général, et ce depuis le début du siècle. Mais ce qui constitue la naïveté d’un tel débat ne tient pas d’abord à cette alternative ; car toute référence à la « socialité » place le sociologue devant le paradoxe de sa propre position ontologique. Dans sa volonté de s’emparer des phénomènes, la sociologie semble en effet contrainte de les traduire dans un cadre ontologique déterminé, décidant a priori de ce que sont, par exemple, les « acteurs », de ce qu’est leur « action », du « mode d’être » des « entités » qu’ils rencontrent, etc. Or, comme l’exprime justement J-M. Berthelot, « ce transfert tend à s’opérer le plus souvent selon un double implicite : sans que soit interrogée réellement l’ontologie ordinaire du discours ordinaire ; sans que soit explicitée l’ontologie savante du discours savant. » Dès lors cette « ontologie ordinaire » constitue-t-elle pour la sociologie « à la fois un non-lieu d’investigation et la condition sine qua non de compréhension de tout discours sur le social quel qu’il soit. »3 Mais précisément : si cette « ontologie ordinaire » fait problème, n’est-ce pas tout simplement parce que cette question ne se pose pas ?
4À vrai dire, c’est justement parce qu’il ne la pose pas que Goffman nous semble échapper à ce type de classification. Contre une position objectiviste qui réduirait la scène quotidienne à un théâtre où ne feraient que s’actualiser des structures en elles-mêmes transcendantes et comme telles jamais « données » aux « agents », mais aussi contre une position d’inspiration phénoménologique selon laquelle toute transcendance, qu’il s’agisse de celle, « donnée », des « objectités » de tous ordres, ou de celle supposée des structures sociales, se réduirait à des donations de sens subjectives ou intersubjectives qui s’ignorent comme telles et s’aliènent dans le monde du « pratico-inerte », Goffman propose d’étudier les pratiques quotidiennes, telles que nous en avons amorcé la description, comme un ordre phénoménal autonome, doté de propriétés spécifiques, et comme tel hétérogène à d’autres types d’ordres sociaux. Plutôt donc que de revenir à une subjectivité constituante ou à des structures symboliques transcendantes, il s’agira de décrire des situations sociales, indépendamment de la manière dont nous pouvons ontologiquement les réfléchir — réflexion ontologique qui seule nous pousse à déterminer la phénoménalité-sociale, conformément à cette opposition classique, comme « l’effet d’une donation de sens au sein d’une intersubjectivité transcendantale », ou comme « l’effet de l’actualisation inconsciente de structures déterminées ». Plutôt donc que de remonter du phénomène à ses instances subjectives ou intersubjectives de phénoménalisation, ou du phénomène à ses conditions de possibilités transcendantes-objectives, l’on se contentera ainsi de décrire le phénomène-social lui-même comme ce que nous faisons et disons. Or, nous l’avons établi dès notre introduction, le « nous » est ici d’une importance fondamentale. Car la seule manière de ne pas réintroduire d’ontologie dans le phénomène — de ne pas le décrire ni l’éclairer à partir notamment d’une perspective déjà transcendantale qu’on présenterait pudiquement comme une « phénoménologie de l’attitude naturelle » —, est bien de rechercher ce terrain partagé par la transcendantalité et la mondanéité — et par toute « attitude » ontologiquement déterminante —, espace « public » et neutre qui coexiste avec les diverses interventions possibles d’une raison ontologique « privée » capable de modifier le statut des phénomènes en leur conférant un « sens d’être ».
5Mais à vrai dire, ce débat sur le statut ontologique de la « socialité » dépasse le simple cadre de tel ou tel traitement du « social ». Car toute philosophie se définit par une question, ou une manière de questionner. Le propre de la philosophie, conformément au motif ontologico-herméneutique qu’elle mobilise dans son analyse de la quotidienneté, serait à cet égard de construire une question proprement philosophique et d’en faire en même temps l’expression la plus consciente d’elle-même d’une question que « tout le monde » se pose. Cette présence latente d’un questionnement en tout homme, qui règle ce que l’on a pris l’habitude de nommer son « ouverture au monde » et en prédétermine la teneur, qui fait du « donné » une réponse ou la matière possible de son remplissement, se trouve dès lors conçue sous la forme d’un certain « souci ». L’homme reçoit ainsi le souci qu’il mérite en fonction de la question que le philosophe pose pour lui. Mais en tant que philosophique, et malgré les mille variations de sa formulation, une telle question reste toujours la question de l’être, et ce « souci » par lequel on définit « l’homme en général », un souci ontologique. À cet égard, la critique de la question « Qu’est-ce que ? » au profit d’autres types d’interrogation — « Quel est le sens de ? », « Qui ?, Où ?, Quand ?, Comment ? », ou encore « qu’y a-t-il ? » — n’a sans doute pas essentiellement changé la « donne » ontologico-anthropologique : derrière le sens, le type ou les singularités, les circonstances ou l’« Il y a », c’est l’être que l’on cherche toujours à débusquer, en même temps que l’homme reste saisi comme un être soucieux de ce qui est. L’ouverture de l’être et à l’être dans et par la question ne fait dès lors que prolonger et accentuer cet être-en-souci-de-l’être, en même temps qu’elle clarifie ontologiquement cette pré-ouverture et se donne à elle-même son propre fondement. Or précisément, la quotidienneté — comme socialité humaine — ne saurait être saisie en et pour elle-même au prisme d’un tel « motif ». Non certes qu’il s’agirait par là de retirer à l’homme la prérogative qu’on lui avait accordée : car la phénoménalité-sociale n’est justement pas un mode d’être de l’homme, une manière d’être de l’homme déjà conçue préontologiquement, mais le plan phénoménal indifférent à l’ouverture « privée » que l’homme est également, lieu commun où ce fondement ontologique se trouve rejeté hors du « sens commun » par le fait même de cette « communauté » qui, dans l’immanence de son déploiement « phénoménal », trace ses propres « limites ». D’où, nous le notions avec Wittgenstein, son caractère intrinsèquement « déconstructeur » à l’égard de toute « métaphysique » — comme tentative de fondation de la communauté dans l’auto-fondation du questionnement ontologique —, d’où la fin de non-recevoir qu’elle lui adresse, et la manière désinvolte dont elle traite tout questionnement philosophique comme « déplacé », au sens exact où une remarque outrancière peut l’être au cours de la plus banale des conversations. Cet état de choses, toutefois, ne saurait ici constituer notre objet4, et c’est à reformuler la « question » et le « souci » propre à ce plan de phénoménalité-sociale qu’il nous faut bien plutôt nous attacher. Or, si nous avons tâché d’aborder une telle « socialité » en mobilisant une conceptualité éthologico-hiératique, cette référence à la « sacralité » des phénomènes-sociaux et à leur dimension rituelle, ne doit pas nous induire en erreur. Car le sacré, sous la forme éminente du sacré religieux, semble lui aussi avoir toujours été conçu comme un mode de l’être. Il suffit ici de se reporter aux déclarations de M. Éliade pour s’en convaincre : « L’homme religieux ne peut vivre que dans un monde sacré, parce que seul un tel monde participe à l’être, existe réellement. Cette nécessité religieuse exprime une inextinguible soif ontologique. L’homme religieux est assoiffé de l’être. »5 Et c’est cette obsession ontologique de l’homme en quête de sacré qui permettrait dès lors de lier entre elles ces deux dimensions hétérogènes : « Ontophanie et hiérophanie se rejoignent. »6 Pourtant, ce n’est ni à une telle soif ou obsession, ni à la question de savoir ce qu’il en est de l’être, que répond la « sacralité » quotidienne. Car le problème, le « souci » de l’homme quotidien, n’est pas de savoir ce qui est, ce qui est en général, ce qui est éminemment, ce qui possède le plus d’être et l’être « en premier » ou en second, mais simplement de savoir ce qui se passe, ici ou là, à tel ou tel moment, au gré des « motifs » qui se font tels qu’ils se font sur le « plan » de la phénoménalité-sociale. La véritable « question du quotidien » n’est ni « qu’est-ce que ? », ni « quel est le sens d’être de ? », ni « qu’y a-t-il ? » mais : « qu’est-ce qui se passe ? », ou plus précisément, pour biffer définitivement, d’une manière certes rhétorique, cette référence à l’être : « que se passe-t-il ? » Bien entendu, cette question en implique d’autres, et notamment les questions de « circonstances » elles-mêmes : qui ?, où ?, quand ?, etc. Mais l’important est qu’elles ne se réfèrent ni à l’être ni aux modalités de sa manifestation, mais au phénomène-social lui-même et à sa structure rituelle.
6Goffman l’a dit une fois pour toutes dans l’introduction de sa somme théorique, Les cadres de l’expérience :
Je fais l’hypothèse qu’en s’intéressant à une situation ordinaire on se pose la question : « Que se passe-t-il ici ? » Que la question soit formulée explicitement dans les moments de doute et de confusion, ou implicitement lorsque les circonstances ne menacent pas nos certitudes, elle est posée et ne trouve de réponse que dans la manière dont nous faisons ce que nous avons à faire.7
7Ce qui vient « combler » la « question du quotidien » n’est dès lors autre chose que notre manière de « définir » les situations que nous rencontrons, de phénoménaliser les phénomènes tels qu’ils doivent l’être pour se manifester tels qu’ils se font. Et si, comme le dit bien A. Ogien, Goffman réussit à « débarrasser l’explication sociologique de tout présupposé ontologique »8, c’est précisément dans cette mutation qu’il fait subir à la question ontologico-anthropologique traditionnelle. Sans doute les réponses qu’elle suscite ne sont pas nécessairement uniques ; bien des choses différentes « peuvent trouver place en même temps dans la plupart des “situations”. »9 Par exemple, les situations « peuvent avoir commencé à des moments différents et de manière désynchronisée. La question : “Qu’est-ce donc qui se passe ici ?” est donc déjà partiale si l’on prétend qu’elle recevra une réponse unique. » De même,
le fait de parler de la situation « maintenant » (comme on dit « ce qui se passe ici ») conforte la conviction du lecteur et de l’auteur qu’ils savent clairement et d’un commun accord ce qu’ils doivent entendre par ces termes. Pourtant, la durée que présuppose l’expression « maintenant » (comme l’espace présupposé par « ici ») est très variable d’une circonstance à l’autre et d’un participant à l’autre.10
8Mais peu importe : l’analyse doit être menée au cas par cas, et ne doit justement pas céder à la facilité consistant à se référer à une « attitude naturelle » supposée unitaire11 Le propre d’une phénoménologie-sociale animée par ce que nous nommions plus haut « béhaviorisme ontologique » sera donc de se focaliser non sur ce qui est, mais sur ce qui se passe à tel ou tel moment et dans tel ou tel lieu, et de réintégrer cette question en « l’homme » sous la forme d’un souci commun quant au sens de ce qui arrive socialement. Ainsi Goffman peut-il parler d’un « continuum de souci quant à la situation »12 : « moment après moment, les individus se préoccupent d’identifier ce qui se passe »13, de faire se passer quelque chose, ou d’exprimer leur position « vis-à-vis de ce qui se passe »14. Et précisément, « la vie sociale est organisée de telle sorte que nous pouvons généralement comprendre ce qui nous arrive et y prendre part. »15 À cet égard, l’ambiguïté de l’expression de « définition de situation », en tant qu’elle peut faire signe vers l’« action » de définir ou vers la perception « passive » d’une définition, n’est pas en elle-même pertinente. Car toute praxis, en tant que sociale, est « en soi visible », d’une visibilité qui, « active » ou « passive », la soumet aux exigences de ce que Goffman, dans la lignée de la tradition ethnométhodologique, nomme sa « réflexivité »16. L’étude de cette vie sociale ne prendra dès lors plus la figure d’une herméneutique, remontant de l’existence quotidienne de l’homme à ce qu’elle aurait pour essence de pressentir et par là même de cacher ; mais celle d’une description des phénomènes-sociaux, de la manière dont ils sont rituellement instanciés dans le temps, dans l’espace, dans les décors, dans les « vécus » des acteurs, et ce hors de tout souci d’atteindre une autre « réalité » que celle de « ce qui se passe ». Ainsi se dessine le lien entre la question « que se passe-t-il ? » et la phénoménalité-sociale : le phénomène-social, la « situation », est ce qui vient habiter le plan non-ontologique relatif au « souci quotidien » de ce qui se passe. À la question : « que se passe-t-il ? », la réponse est toujours : « tel ou tel phénomène-social ». À chaque « moment » de sa vie quotidienne, l’homme doit donc « définir » la situation dans laquelle il se trouve.
9Un tel concept de « situation », toutefois, n’est-il pas ontologiquement trop chargé pour que nous lui accordions une telle place dans notre investigation « désontologisée » des phénomènes-sociaux ? Il s’avère à vrai dire important, afin d’en marquer la spécificité, d’en préciser la teneur au prisme d’une brève lecture de la version heideggérienne du même concept. Or, et indépendamment de quelques occurrences sur lesquelles nous allons revenir, il faut attendre le § 60 d’Être et temps pour qu’il y apparaisse enfin, après ce que Heidegger reconnaît lui-même comme une « omission » : « La déterminité existentiale du Dasein résolu à chaque fois possible embrasse les moments constitutifs de ce phénomène existential — omis jusqu’ici — que nous appelons la situation (Situation). »17 C’est dès lors comme un mode déterminé — l’authenticité — de l’ouverture du Dasein, de son « Là » ou de son « éclairci», que la Situation — au sens technique, et non au simple sens de « Lage » — se trouve thématisée. Là où le On, dit Heidegger, « ne connaît que la “situation générale” », et « se perd dans les “occasions” prochaines », le Dasein authentique accède à l’authenticité de la « situation », laquelle « est le Là à chaque fois ouvert dans la résolution — le Là en tant que quoi l’étant existant est là. »18 Pourtant, si au sein de la structure unitaire de l’être-au-monde, l’accent est ici mis sur le Là, et non sur « ce sur quoi » l’ouverture ouvre — à savoir le moment du « monde » —, c’est au contraire dans un rapport fondamental avec la mondanéité que la reprise temporale du concept de « résolution » permettra d’éclairer celui de « Situation ». Certes, cette « reprise » se présente là encore comme celle de l’ouverture en général. Mais précisément, dans le comprendre comme pouvoir-être projeté, c’est bien le monde lui-même qui s’annonce. À la temporalité inauthentique de la « préoccupation », comme présentification du monde ambiant, de son « usage » sur le mode du « maintenant »19, et de la « contrée » qu’il ouvre comme l’horizon de toute assignation spatiale de « place » d’un « complexe à-portée-de-main d’outils »20, Heidegger oppose en effet un présent authentique, lequel « appartient au devancement de la résolution » et se temporalise « à partir de l’avenir authentique ». Ainsi de « l’instant », comme « présent conformément auquel une décision ouvre la situation », rendant possible « l’échappée résolue, mais tenue dans la résolution, du Dasein vers ce qui lui fait encontre dans sa situation en fait de possibilités ou de circonstances de préoccupation. »21 Dès lors, chez Heidegger, la Situation est bien le monde lui-même tel qu’il se révèle dans l’instant, non plus comme ce grand réceptacle que le Dasein prendrait inauthentiquement pour modèle dans la compréhension qu’il a de lui-même, mais comme l’horizon du comprendre et moment structurel de l’être-aumonde.
10Mais si la situation « authentique » est bien le monde lui-même authentiquement compris dans sa mondanéité, comment déterminer a contrario le sens de la « situation inauthentique », quotidienne, « sociale » ? Serait-elle, en miroir, « le monde » inauthentiquement saisi ? Précisément pas, et la manière même dont Heidegger la désigne indique qu’elle est inassimilable au phénomène du « monde » comme corrélat d’un comprendre ontologique inauthentique, qu’il soit conçu comme « significativité » — horizon de sens au sein duquel peut se présenter l’étant comme « outil » —, ou comme la totalité de l’étant ouvert dans la « thématisation » protoscientifique et en vertu duquel l’étant fait encontre comme « sous-la-main ». Plus exactement, aucun des « modes d’être » dévoilés par l’analytique existentiale ne semble lui convenir — et les hésitations de Heidegger sont ici significatives. En effet, ce n’est pas d’abord au langage de la Zuhandenheit qu’il se réfère lorsque, pour l’opposer à la situation authentique, il tente de la thématiser, mais à celui de la Vorhandenheit, la présentant comme « une combinaison sous-la-main de circonstances et de contingences survenantes », « cadre sous la main où le Dasein surviendrait, ou dans lequel il ne ferait que s’insérer. »22 Pourtant, une telle conceptualité ne conviendrait que si la « situation quotidienne » était ouverte dans un « comprendre » qui, en rompant avec le monde ambiant et l’à-portée-de-la-main, accomplirait un « virage théorique ». Est-ce à dire qu’il n’y aurait de « situation sociale » que pour un Dasein « proto-scientifique » ? N’y a-t-il pas plutôt ici comme un « flottement » dans l’interprétation ontologique de la « situation inauthentique » ?
11C’est ce que nous semble confirmer le § 33, où se trouve exposée la distinction entre le « comme » existential-herméneutique propre à l’explicitation de l’étant à portée-de-la-main et celui, apophantique, propre à l’énoncé « sur » l’étant sous-lamain. Car c’est dans une sorte d’entre-deux que la « situation sociale » se trouve ici mentionnée, entre-deux que Heidegger suggère alors comme « en passant », et qui ne sera exploré nulle part ailleurs dans le traité :
Entre l’explicitation encore totalement enveloppée dans le comprendre préoccupé et l’extrême opposé d’un énoncé théorique sur du sous-la-main, il existe bien des degrés intermédiaires. Énoncés sur des événements du monde ambiant, descriptions de l’a-portée-de-la-main, « rapports sur une situation », enregistrement et fixation d’un « état de fait », analyse de données, récit d’incidents… : autant de « propositions » qui ne sauraient être réduites qu’au prix d’une perversion essentielle de leur sens à des propositions énonciatives théoriques.23
12Or, de ce « plan situationnel » spécifique — présenté du reste par Heidegger comme le plan de « ce qui se passe »24 — et de ce « mode apophantique » du discours dans son rapport aux « événements » et aux « situations », rien n’est dit, si ce n’est qu’ils trouvent « leur origine dans l’explicitation circonspecte. »25
13Ainsi, alors que le passage à l’authenticité et la reprise temporale de l’analytique existentiale amorcent chaque fois une relecture, sur le mode de l’authenticité, des phénomènes déjà mis en lumière dans leur caractère inauthentique, la « situation », pour sa part, est d’abord présentée dans son authenticité, laissant dans l’ombre ce que pourrait bien être une « situation quotidienne », étant entendu qu’elle ne saurait simplement en être la version « inauthentique ». Mais si l’on ne trouve pas, dans l’analytique heideggérienne de la quotidienneté, de description des « situations quotidiennes », n’est-ce pas justement qu’elles occupent un « plan » échappant par principe à l’ontologie fondamentale et à son « dispositif » ontologico-herméneutique, lequel ne laisse se phénoménaliser d’un côté que le « monde » comme horizon d’une « éclaircie », d’un comprendre-projeté ontologique ou préontologique, authentique ou inauthentique, et de l’autre des étants qui font « encontre » sous cet horizon ? Et cette « absence » ne révèle-t-elle pas en retour que les « situations quotidiennes » ne relèvent ni du monde ni de l’étantité, ni par conséquent de l’ouverture ontologique au sein de laquelle ils se manifestent ? On notera à cet égard que, s’il faut attendre l’explicitation du phénomène de la Résolution pour qu’il acquière une signification technique et autonome, le § 45 fait déjà usage du concept de « Situation », sous la figure de la bien connue « situation herméneutique » caractérisant le « projet-compréhensif » en tant que pré-acquisition (Vorhabe), prévision (Vorsicht), et anticipation (Vorgriff)26. Or ce point nous semble là encore révélateur : conformément à la circularité propre à la Fundamentalontologie, toute situation est finalement une telle « situation herméneutique » implicite, comme ouverture d’un horizon. Ecartelé entre sa projection-compréhensive vers un horizon de « monde » et sa manière d’accueillir l’étant qui s’y manifeste, le Dasein heideggérien ne connaît donc de « situation » que celle, « herméneutique », de la précompréhension quotidienne de l’être, laquelle prend éventuellement le visage de la « situation-limite » lorsque, dans « l’instant », elle revient authentiquement sur elle-même27. Et c’est pourquoi l’ontologie fondamentale rate le sens des « situations quotidiennes » comme de la « quotidienneté » en général, telle qu’elle se révèle dans son indifférence à l’égard de tout « projet ontologique » que ce soit. Ce qu’exige dès lors la prise en compte de la « phénoménalité-sociale » dans son autonomie n’est pas une « conversion » philosophique de plus mais bien, conformément à notre définition du « phénomène-social », une simple attention à « ce que nous disons et faisons » quotidiennement, au déploiement réglé de ce qui se fait et ne se fait pas en toute indifférence ontologique.
14Plutôt donc que de concevoir la situation comme l’effet du rapport d’un projet et d’un monde, ou comme la caractérisation d’un projet du monde conscient de lui-même, elle doit au contraire être envisagé dans sa dimension locale, de manière à mettre à rebours l’accent sur ce qu’elle peut avoir de déconstructeur à l’égard du schème de la « totalité ». La situation n’est ni le monde ni l’Umwelt, mais un « phénomène » discret, aussi simple et prosaïque que « faire ses courses » ou « jouer aux cartes » ; non pas qu’il faille contester l’existence de telles structures totales : il s’agit simplement de reconnaître que les « situations » telles que nous les avons définies jouissent à leur égard d’une autonomie relative, qu’elles ne s’y réduisent pas, et que, bien au contraire, elles « bloquent » en quelque sorte la possibilité de telles totalisations. Ainsi nous faut-il renouer avec une certaine sobriété kantienne à l’égard du « monde », et cesser de considérer que dans la vie quotidienne, le monde nous serait « donné », même implicitement, affectivement, projectivement. À cet égard, B. Bégout a raison de rappeler cette belle déclaration de Bachelard :
Les formules être-au-monde, l’être du monde, sont trop majestueuses pour moi ; je n’arrive pas à les vivre. Je suis plus à mon aise dans les mondes de la miniature (…). En les vivant, je sens partir de mon être rêvant des ondes mondificatrices. L’énormité du monde n’est plus pour moi que le brouillage des ondes mondificatrices. La miniature sincèrement vécue me détache du monde ambiant, elle m’aide à résister à la dissolution de l’ambiance.28
15Et pourtant, même en miniature, un monde reste un monde ; tout monde veut sa totalité, toute « onde mondificatrice » va au tout pour libérer de l’étant. Ce que nous cherchons pour notre part à conquérir est un plan à notre mesure, au sein d’une approche « minimaliste » de la situation quotidienne, qui s’en tienne à sa « finitude », à sa localité, et lui confère une autonomie telle que nous puissions l’étudier en et pour elle-même, telle que chaque fois, sur le « plan » de la phénoménalité-sociale, nous la définissons. C’est ce concept de « définition de situation » qu’il nous faut maintenant tenter d’approcher plus précisément.
§ 12. Sens et portée du concept de « définition de situation ».
16On attribue généralement la paternité de ce concept à W. Thomas et F. Znaniecki, dans leur fameux ouvrage intitulé Le paysan polonais, considéré comme l’un des textes fondateurs de ce qu’il est convenu d’appeler la « première » école de Chicago.29 Dans l’usage qu’en font ces deux auteurs, le concept de définition de situation a essentiellement pour but de contrer toute idée de détermination sociale objective des conduites individuelles et collectives, en introduisant dans le rapport des « sujets » à leur « milieu » un facteur subjectif irréductible, conformément auquel ils ne sont jamais « déterminés » que par un environnement et une « situation » sociale qu’ils ont eux-mêmes définis30. Mais on voit dès lors clairement ce qui sépare un tel concept de « situation » de celui que nous proposons de mobiliser, les auteurs ne s’intéressant précisément qu’à de vastes changements sociaux et culturels, et non à des interactions limitées. Comme dans sa version existentiale, la « situation » dont il est alors question s’assimile au « monde » lui-même, en l’occurrence le « monde social » en tant qu’il est « perçu » et « assumé » par tel ou tel individu, telle ou telle communauté, et non à cet espace-temps délimité où se trouve phénoménalisé ce que nous nommons un « phénomène-social ». C’est pourquoi si le concept de « définition de situation » pénètre dans le vocabulaire de la sociologie interactionniste, de l’ethnométhodologie, et dans l’œuvre de Goffman, c’est au prix d’une transformation radicale, non seulement de son « échelle », mais aussi de sa signification31.
17Afin de nous en saisir, il s’agir donc d’abord de montrer, conformément à ce que nous avons annoncé, de quelle manière il échappe aux oppositions classiques actif/passif, subjectif/objectif, individuel/collectif.
18En premier lieu, nous emploierons indifféremment le concept de « définition de situation » pour désigner la « perception » d’un phénomène-social et « l’action » de le « phénoménaliser ». Définir la situation « Jouer aux cartes » sera pour nous tout autant jouer effectivement aux cartes que percevoir et identifier le phénomène « Jouer aux cartes » sans y prendre part soi-même. Ainsi, à la question « que se passe-t-il ? » répond à la fois la perception de « ce qui se passe », et le « faire se passer quelque chose » en le rendant « visible » : dans les deux cas, c’est bien le phénomène « jouer au carte » qui se trouve « instancié ». « Posséder » un phénomène-social, c’est à la fois pouvoir le phénoménaliser et pouvoir l’identifier, quoique l’on puisse évidemment dans certains cas percevoir un phénomène sans être soi-même « capable » de le « réaliser ».
19C’est dire en second lieu que la « définition de situation » pratiquée sur le plan de la « phénoménalité-sociale » échappe par principe à l’opposition du subjectif et de l’objectif. Il s’agit de décrire les phénomènes comme ce qui est « réellement vu et fait » par les agents sociaux en situation, en tant que ce qui est réellement vu et fait n’est ni une « objectivité » en attente de représentation subjective, ni une représentation subjective en attente — ou en marge — de ce qui se passe « objectivement ». Tel est déjà le sens de la théorie de la « congruence » de Garfinkel : ce qui est observé et ce qui est fait, ce qui se manifeste « objectivement » et ce qui est « représenté » sont une seule et même chose : « le gâteau est constitué par l’acte de couper lui-même. »32 Ainsi, définir une situation en phénoménalisant « activement » un phénomène, c’est faire se manifester un phénomène-social intrinsèquement « visible » — et ce même si personne d’autre n’est là pour le voir. Et de même, identifier un phénomène-social n’est pas se faire une représentation « subjective » de ce qui est, mais saisir ce qui se passe là où cela se passe, dans l’espace-temps délimité de la situation en question. Il arrive certes que nous nous trompions sur « de ce qui se passe » ; mais l’intérêt de l’investigation consacrée aux « illusions » mises en scène avec virtuosité par les farceurs, les escrocs ou les espions, est bien de révéler « l’objectivité », pour les individus, de leurs « définitions » de situation.
20C’est d’ailleurs la raison pour laquelle en troisième lieu, et en dépit de la « congruence » ou plutôt à cause d’elle, la situation conserve une « indépendance » par rapport à l’interaction qui la « définit », et qui ne peut en être séparée que par abstraction. En tant que la définition de ce qui se passe « n’est pas inventée par ceux qui y sont impliqués »33, elle survole sa propre phénoménalisation. On comprend dès lors l’impropriété de toute description des phénomènes-sociaux dans les termes d’une « synthèse » qui, pour « sui generis » qu’elle soit, relèverait de la mise en contact des éléments qui la composent — et ce parce qu’une telle approche supposerait toujours un primat ontologique des « individus », et nous engagerait à réduire « l’objectivité » de la situation sociale à une « apparence de transcendance » se constituant dans l’immanence de leurs « vécus », qu’ils soient psychologiques, transcendantaux, subjectifs ou intersubjectifs. De la même manière, mobiliser, comme le fait par exemple Simmel — ou à sa façon Mead — le concept d’« action réciproque »34, recouvre le fait que la situation sociale précède et, dans son « survol » de l’interaction, diffère en nature de son déroulement. Mais il ne s’agira pourtant pas, a contrario, de faire du « phénomène-social » un transcendantal « objectif » non donné comme tel, à titre de structure ou de propriété d’un champ social inconscient que les pratiques effectives ne feraient qu’actualiser. Car la « situation » est non seulement donnée comme telle aux individus, mais de plus donnée comme norme, comme ce qui règle en se donnant l’ensemble de l’interaction à laquelle ils participent, sorte d’étalon auquel ils ne cessent de se référer dans chacune de leurs postures.
21Sans doute la position de Garfinkel et de la tradition ethnométhodologique semblera beaucoup plus proche de celle que nous tentons d’adopter ici :
Ce qui est proprement ethnométhodologique dans les études de l’ethnométhodologie c’est que, pour n’importe quel événement social réel, elles montrent précisément comment, dans chaque cas concret, les membres qui disposent d’une compétence ordinaire coordonnent leurs activités de façon à produire, manifester, établir, dans les détails incarnés de leur vivre ensemble, des phénomènes d’ordre dont on peut rendre compte localement et naturellement.35
22Ainsi, le point de départ de l’ethnométhodologie serait bien le phénomène-social lui-même, son objectif étant dès lors de dégager, dans un regard analytique libre de toute ontologie préétablie, les « méthodes » permettant chaque fois aux « hommes ordinaires » de les produire, de les manifester, et de les respecter36. Mais il est ici crucial de comprendre qu’entre produire, manifester et respecter un phénomène, il n’y a ni contradiction, ni même différence : produire un phénomène-social, c’est le faire arriver tel qu’il arrive indépendamment de cette production, et c’est l’exigence d’identifier cet être-indépendant comme tel qui, dans un même mouvement, constitue l’origine de son intrinsèque normativité.
23Or c’est l’indissociabilité de ces trois traits qui, dans la posture ethnométhodologique, nous semble insuffisamment marquée. Ce point est d’ailleurs patent dans la manière dont Garfinkel décrit le projet ethnométhodologique dans son rapport conflictuel avec la sociologie durkheimienne. D’un côté, explique Garfinkel, « on a pu résumer la pertinence de telles recherches pour la sociologie en reformulant l’aphorisme de Durkheim comme suit : la réalité objective des faits sociaux est bien le phénomène fondamental de la sociologie ». D’un autre côté, « il faut appréhender cette réalité objective comme une réalisation pratique continue de chaque société, procédant uniquement et entièrement, toujours et partout, du travail des membres »37 — la tâche propre de l’ethnométhodologie n’étant dès lors que la description du « travail, réel et matériel, naturellement observable et descriptible, consistant à produire les “choses” observables dont parlait Durkheim »38, en traitant « les activités les plus communes de la vie quotidienne » comme « des phénomènes de plein droit », et avec pour fil directeur l’idée que ces activités, « par lesquelles les membres organisent et gèrent les situations de leur vie courante, sont identiques au procédures utilisées pour rendre ces situations “descriptibles” (accountable). »39 Ce concept d’« accountability », sur lequel il nous faudra revenir, marque bien le caractère normatif du processus : c’est parce que la nécessité d’identifier les phénomènes-sociaux fonde et se fonde dans leur « normalité » que leur phénoménalisation se trouve prise dans une relation interne avec leur possible description « rationnelle » ou « raisonnable », dans le langage même des membres qui les « définissent ». Mais dans cette mise en perspective des projets ethnométhodologique et durkheimien, on comprend qu’à la différence de Goffman qui, pour sa part, se propose d’exhiber un autre « ordre social », irréductible à celui qu’avait thématisé Durkheim, il s’agit plutôt pour Garfinkel de montrer que les « faits sociaux » durkheimiens eux-mêmes sont le fruit d’un accomplissement pratique réifié et n’ont ainsi qu’une apparence d’objectivité40. Ainsi serait-ce finalement illusoirement que les individus considèrent les phénomènes qu’ils « définissent » comme étant indépendants de leur définition. D’où en retour la nécessité d’élaborer une théorie critique de cette réification, de cette aliénation des individus dans le produit de leur activité sociale — l’ethnométhodologie se présentant bien comme une opération de « démystification » et de « désobjectivation » des catégories réifiées de « l’attitude naturelle », prenant parti pour la société instituante contre la société instituée, ou, dans le langage de Sartre, pour la praxis contre le pratico-inerte41.
24Or c’est précisément ce primat des pratiques sur leurs produits qui s’avère « sociophénoménologiquement » problématique. Car dans la lignée de Goffman, la « pratique » ne nous semble pas être extérieure à la situation ou au « phénomène » qu’elle produit, mais appartenir à ce phénomène. Et c’est le phénomène-social lui-même, et non sa « production » — pour autant qu’elle soit conçue comme en étant « séparée » —, qui s’avère « accountable ». Certes, en déplaçant la problématique sociologique du couple subjectif/objectif en direction des pratiques ordinaires des individus, Garfinkel parvient efficacement à mettre entre parenthèses la détermination ontologique des phénomènes-sociaux, et ainsi leur saisie « en tant que » modes d’une subjectivité, ou « symptômes » d’une structure latente — qu’elle soit d’ailleurs objective ou subjective, etc. — et ce précisément parce les pratiques elles-mêmes sont conçues comme autonomes, et notamment autonomes à l’égard des individus qui les effectuent42. Mais ce ne sont pas d’abord les pratiques qui sont autonomes, mais les phénomènes-sociaux qu’elles produisent et dont elles dépendent. À notre sens, la réduction de la situation sociale à sa « production », son statut d’« effet » de pratique — et finalement le primat ontologique de la pratique sur le phénomène qu’elle produit — constitue donc encore un rabattement ontologique qui fait violence à l’autonomie du phénomène saisi comme ce qui se fait tel que cela « se fait ».
25Et certes, les ethnométhodologues eux-mêmes paraissent revendiquer une telle « autonomie » pour le phénomène-social, dans sa double dimension « descriptive » et « normative ». Ainsi du phénomène « faire la queue » tel que l’étudie E. Livingston dans Making sense of ethnomethodology :
L’objet social (…) paraît surplomber les actions de ceux qui le produisent et être plus grand qu’elles. C’est un « objet », la chose reconnue que ceux qui font la queue produisent. Et cet objet est de part en part un objet moral : il est bon et juste qu’il soit tel qu’il est (…). Les actions de ceux qui produisent un objet social sont ainsi contraintes par cet objet qu’ils sont en train de produire (et de produire de telle façon qu’ils peuvent l’observer, en rendre compte, etc.) (…). Cet objet social a une présence transcendante, mais cette présence est perçue, par ceux qui le produisent, comme inhérente aux caractéristiques produites de l’objet lui-même. Ceux-ci font ce qu’ils font pour maintenir et préserver cette présence manifestée et c’est ce qui confère à l’objet sa présence transcendante.43
26Mais ici, l’objet social « paraît » seulement surplomber les individu ; et ce « paraître » oriente ensuite toute l’analyse : on montrera que la transcendance de l’objet se constitue dans l’immanence des pratiques, et plutôt que de focaliser le travail de description sur le phénomène-social lui-même, on en viendra irrémédiablement à se placer du côté de l’accomplissement pratique des agents. Louis Quéré, dans un article important destiné à bien marquer ce qui rapproche, mais aussi sépare les perspectives de Goffman et de Garfinkel, insiste clairement sur ce point : alors que Garfinkel, dans une lignée pragmatique, mais aussi en phase avec une sociologie phénoménologique comme celle de Schütz, envisage l’interaction comme un transcendantal, comme « le milieu de la construction sociale concertée, de l’objectivité des faits et de l’unité du monde d’un côté, de l’identité subjective (self) des individus et de leurs collectifs d’appartenance de l’autre », c’est à un « ordre » donné de phénoménalité que s’intéresse au contraire Goffman. Et alors que dans un cas, « on ne trouvera jamais que des rapports intersubjectifs et jamais des choses sociales », dans l’autre, c’est « l’objectivité » de ce que nous avons pour notre part nommé la « phénoménalité-sociale » qui prévaut, tant sur les individus que sur leurs « interactions »44. Dès lors, là où Garfinkel met l’accent sur la pratique, mais pour « l’incorporer dans la problématique wébérienne et post-wébérienne de la sociologie compréhensive », Goffman fait valoir le phénomène-social tel qu’il se fait, à laquelle se « rapportent » certes les pratiques quotidiennes en tant que rituelles, mais en tant qu’elles y appartiennent45.
27Cependant, pour n’être pas « subjective », la « définition de situation » n’en est pas pour autant « objective ». Car l’un des enjeux principaux — et l’une des plus grandes difficultés phénoménologiques — du concept de « définition de situation », est de ne jamais opposer « ce qui se passe » et le « sens » de « ce qui se passe ». Il faudrait ici revenir à l’exemple que nous analysions plus haut : définir une situation comme « baptême », ce n’est pas interpréter des mouvements « physiques » et « objectifs » comme ayant, en outre, le sens « baptême ». C’est d’ailleurs la raison pour laquelle lorsque nous parlons de « percevoir » un phénomène, de « visibilité », d’« intuition », etc., nous ne faisons absolument pas référence à une quelconque théorie, fût-elle phénoménologique, de la « perception ». Sur le plan où nous nous situons et où se font et se défont les « motifs » de la phénoménalité-sociale, nous n’avons ni appareil sensitif ni même de corps, si l’on entend par là tel ou tel étant ontologiquement posé et supposé jouer le rôle d’intermédiaire entre les situations et nous. Si nous percevons les phénomènes-sociaux tels qu’ils se manifestent en eux-mêmes et à partir d’eux-mêmes, si nous « voyons » ce que nous faisons en tant que nous le faisons tel que cela se fait, ce n’est certainement pas avec les yeux, bien que ce ne soit pas non plus avec autre chose. Nous retirons de ce qui se passe une certaine « impression », au sens ordinaire du terme, mêlant du perceptif, de l’affectif, du sensori-moteur, sans qu’il faille pour autant attribuer à ces traits phénoménaux un quelconque support ontologisé, sans d’ailleurs qu’il soit même légitime de se poser la moindre question à leurs propos. Cela ne signifie certes pas qu’il n’y ait pas de problématique « quotidienne » du « corps » ; simplement, conformément au plan où doit être menée l’analyse, ce n’est précisément pas du « corps » qu’il s’agit, mais de tout ce qui, sur ce plan phénoménal, se manifeste comme « visible ». Il s’agit notamment de s’opposer fermement à l’idée selon laquelle la « définition de situation » serait une « extériorisation » de certaines informations, de certaines attentes et exigences, de la part d’un « acteur », le corps — ou le « visage » — jouant ici le rôle de medium expressif entre son « intériorité » et le sens global de la situation sociale. Car au prisme d’un tel schème interprétatif, non seulement nous ne retrouverons jamais tout ce qui est effectivement « vu » d’une situation comme « rapportable » à un ou plusieurs individus qui la composent, mais de plus, nous ne pourrons nous faire des individus situationnellement engagés qu’une conception étriquée, les cantonnant dans les limites ontologiquement déterminées de leur enveloppe charnelle. Il nous faut ici nous souvenir de ce que Goffman disait plus haut de la personne, et plus précisément de sa « face » : « La face n’est pas logée à l’intérieur ou à la surface de son possesseur, mais (…) elle est diffuse dans le flux des événements de la rencontre. »46 La perspective doit dès lors être inversée, et ce renversement est essentiel : dans l’étude de la ritualisation de la vie quotidienne, nous ne chercherons jamais comment un individu porte par sa « personne » — corps et âme — certaines indications à la visibilité de la situation sociale, mais nous nommerons « face » ce qui, dans la visibilité-sociale d’une situation donnée, se trouve rapporté à une personne déterminée. Nous ne présumerons donc pas par exemple de ce qu’est dans la vie quotidienne « le corps », ni même de ce qui y est « corporel » ou « spirituel », « spatial » ou « temporel », etc., et tenterons de l’apprendre de la seule chose qui nous y soit effectivement « donnée » : la phénoménalité-sociale de la situation. Si l’on veut conserver ici le concept d’« expression », il ne faudra l’entendre que dans son acception propre aux derniers textes de Merleau-Ponty : non pas comme l’extériorisation d’une intériorité, mais comme la modulation d’une « visibilité en soi » traversant comme telle l’ensemble des « niveaux de réalité » ou des « régions ontologiques »47. Or ce point doit dès maintenant nous permettre de préciser ce que signifie « faire se passer quelque chose », « phénoménaliser un phénomène » ; car il ne s’agit jamais, phénoménologiquement, d’accomplir certains mouvements ayant par ailleurs, pour nous ou pour ceux auxquels ils s’adressent, un certain « sens », mais d’intervenir « directement » sur le sens en tant qu’intrinsèquement perceptible au sein d’une visibilité anonyme qu’autrui vient effectivement « capter » là où elle est. Non seulement, par conséquent, la définition de la situation n’est pas une interprétation, mais elle ne s’adresse de surcroît jamais à un « interprétant » : elle est la manière dont nous voyons ou faisons ce qui se passe tel que cela se fait « en soi » sur le plan de la phénoménalité-sociale.
28Enfin, et pour les mêmes raisons, le concept de « définition de situation » échappe à l’opposition de l’individuel et du collectif. D’une part, « phénoménaliser » un phénomène consiste soit à le manifester dans une visibilité « en général » telle qu’elle s’adresse à tout « sujet » possible, soit à l’identifier comme tel ou tel en tant qu’il est par essence social et identifiable par tous. D’autre part, la « définition de situation » est elle-même un phénomène éminemment « collectif », exigeant le plus souvent une coopération : soit une coopération « passive », lorsqu’un individu « perçoit » la définition de situation d’un autre individu et lui fait savoir qu’il la saisit et l’accepte ou non, soit une coopération plus active lorsque des individus définissent ensemble une situation, qu’ils jouent dans ce processus un rôle identique ou différent. Il nous faut donc abandonner le point de vue abstrait qui prendrait l’« acteur individuel » comme point de référence. Même si, bien souvent, les phénomènes-sociaux présentent une dissymétrie — un ou plusieurs individus se chargeant plus particulièrement de les « définir » pour un ou plusieurs autres leur servant à cet égard de « public » —, il s’agit toujours d’une coopération pour produire et maintenir la situation elle-même en tant qu’elle transcende tous les participants. Comme le dit Goffman, « il existe habituellement une sorte de division du travail de définition », un travail « d’équipe »48, de telle sorte que tous les participants « contribuent ensemble à une même définition globale de la situation »49. Et dans tous les cas, le phénomène-social défini reste intrinsèquement « public », public pour tous les « membres » d’une communauté qui possèdent la « compétence » requise, et partagent les mêmes « possibilités ». Comment dès lors lier plus précisément cette conception du phénomène-social avec l’idée, pour nous capitale, selon laquelle les sujets sociaux se définissent d’abord par ce qu’ils peuvent faire ? Et quel est ici le sens de cette « possibilité » ?
§ 13. « Définitions de situation » et « possibilités sociales ».
29Pour répondre à cette question, il est nécessaire de revenir une fois encore à Wittgenstein. Dès 1929, il note en effet que « dans la phénoménologie, il s’agit toujours de la possibilité, c’est-à-dire du sens, non de la vérité et de la fausseté. »50 Mais si, conformément à la thèse centrale de Wittgenstein, le sens réside dans l’usage, alors la possibilité en question n’est qu’une possibilité d’usage — une délimitation de ce qui « peut » et ne « peut pas » se faire. Certes, le problème semble ici exclusivement « langagier » ; mais si l’on accepte, avec Wittgenstein, de compter « comme appartenant au langage tout fait dont le sens d’une proposition présuppose l’existence »51, alors cette approche de la possibilité ouvre sur tout autre chose qu’une simple question de « philosophie du langage ». Afin d’illustrer ce point, citons ici un passage bien connu des Recherches philosophiques :
Nous avons l’impression que nous devrions percer à jour les phénomènes : Notre recherche cependant n’est pas dirigée sur les phénomènes, mais, pourrait-on dire, sur les « possibilités » des phénomènes. Ce qui veut dire que nous nous remettons en mémoire le type d’énoncés que nous formulons sur les phénomènes. Ainsi Augustin se remet-il en mémoire les divers énoncés que nous formulons sur la durée des événements, leur passé, leur présent ou leur avenir. (Ces énoncés ne sont naturellement pas des énoncés philosophiques sur le temps, le passé, le présent et l’avenir). Nos considérations sont donc grammaticales.52
30Comme on le voit, il n’est pas d’abord ici question des « possibilités » du langage, mais bien de celles des « phénomènes ». Mais en quoi, précisément, seule la description « grammaticale » de notre usage ordinaire de tel ou tel énoncé permet-elle d’accéder à leurs possibilités propres ? En ceci, nous l’avons vu, que ce qui peut et ne peut pas se faire avec le langage — que ce qui, dans le langage, fait ou ne fait pas « sens » — renvoie intrinsèquement aux « phénomènes » qui, à cet égard, constituent autant de circonstances dans lesquelles nous employons « sensément » tel ou tel énoncé.
31Soit l’énoncé courant « je n’ai pas le temps » ; on ne se demandera pas à quoi un tel énoncé se réfère, sur quel mode nous pouvons « posséder » le temps, ce que le temps doit être pour que nous puissions l’« avoir » ou non ; on ne se demandera pas non plus de quoi une telle « manière de parler » est la « métaphore », et à quoi se réfère alors le sens « propre » qu’elle « transpose » ; mais on se remémorera corrélativement la manière dont nous employons cet énoncé et la situation dans laquelle nous l’employons, le jeu de langage auquel l’énoncé appartient comme un « coup » légitime, le phénomène global du « ne pas avoir le temps », avec l’ensemble de ses composantes. En d’autres termes, si la grammaire d’un énoncé révèle d’elle-même de la possibilité des phénomènes, c’est que ce dernier ne peut lui-même se révéler que comme l’ensemble des « traits critériologiques » en fonction desquels nous utilisons communément de manière sensée tel ou tel énoncé. Une « possibilité logique », en ce sens, n’est rien d’autre qu’une règle grammaticale délimitant le sens et le non-sens de l’emploi d’un énoncé eu égard au phénomène dans et à l’occasion duquel nous l’utilisons. Dès lors, et loin de ne concerner que le langage — comme s’il pouvait, précisément, être séparé des conditions pratiques de son usage — le concept de « possibilité logique » fait bien plutôt signe vers une grammaire des pratiques en général, elle-même conçue comme la description de ce qu’il est sensé de faire ou de ne pas faire, avec ou sans le langage — description de « ce qui se fait et ne se fait pas » selon la situation considérée, ensemble de règles qui nous permet en retour d’« identifier » à quel jeu de langage nous jouons, ou, précisément, de « définir une situation sociale » comme « normale ». Le « je peux » phénoménologique laisse alors la place à un « on peut » logique. Si une proposition est « logiquement possible » pour autant que, au sein d’un jeu de langage déterminé, « la grammaire logique autorise la formation de cette phrase »53, l’on dira de même qu’une action est logiquement possible lorsque les règles d’un jeu social déterminé en autorisent l’accomplissement — c’est-à-dire lorsqu’elle « fait sens » dans une situation sans menacer l’« identifiabilité » et la « normalité » de son propre « sens ».
32Soit le phénomène-social : « jouer aux cartes ». Au sein de son « espace logique »
- de ce qui peut ou ne peut pas se faire lorsqu’on le fait et « pour » le faire — il est par exemple « possible », logiquement possible, de mélanger ses cartes, mais au contraire logiquement impossible de les manger, de les déchirer ou autre chose de ce type. Non que cela soit « physiquement » impossible ; simplement, cela contrevient à ce que nous appelons « jouer aux cartes », n’est pas un « coup » admis dans ce jeu
- de sorte que nous ne « définissons » alors plus la « situation » comme celle de « jouer au carte ». Tel est précisément ce qui rend visible l’intrinsèquement socialité d’un tel phénomène : « Si je disais : “Je n’appellerai plus cela…”, le sens véritable serait que la balance de mon jugement a brusquement basculé »54, dit Wittgenstein. Mais cette balance du jugement, c’est justement ce qui nous est commun — le fameux « accord sur les jugements » du § 242 des Recherches philosophiques55 — c’est-à-dire ce que nous faisons et ce que nous disons en faisant ou pour faire ce que nous faisons tel que cela « peut » se faire et se dire. Sans doute un tel concept de « possibilité logique » a-t-il, chez Wittgenstein, une portée stratégique dépassant largement la nécessité d’une délimitation de ce que nous avons nommé « phénomène-social ». Car la confusion du « conceptuel » et du « réal » — propre, nous l’avons vu, à « la métaphysique » — prend ici un tour tout à fait singulier : si personne n’interpréterait une proposition du type : « Lorsque l’on joue aux cartes, on ne peut pas les manger », comme l’énoncé d’une incapacité physique à avaler quoique ce soit56 — il est difficile de comprendre qu’un grand nombre de « problèmes métaphysiques » naissent d’interprétation non moins absurdes que celle-ci — comme lorsqu’on tire des implications ontologiques d’une formule telle que : « Seul celui qui comprend peut savoir qu’il comprend ».57
33Ce procédé général, consistant dès lors à remplacer systématiquement la proposition « on ne peut pas » par « il n’y a aucun sens à dire… »58, ou bien « il n’y a pas dans tel ou tel jeu »59, et ce dans le but de dénoncer dans chaque cas des « confusions métaphysiques », ne nous concerne toutefois pas ici — ni la question des éventuelles limites de sa validité. Ce qui importe est plutôt la manière dont ce concept de « possibilité logique » permet de reformuler à nouveaux frais la question de la subjectivité telle qu’elle se pose sur le plan de la « phénoménalité-sociale ». Car il ne se formulera dès lors qu’à travers la seule question : que peut quelqu’un ? Que peut tel ou tel individu ? Ou tel ou tel groupe d’individus ? De quoi est-il « capable » ? On ne saurait sous-estimer la résonance spinoziste de cette formule, ne serait-ce que pour mieux marquer ensuite la spécificité qu’elle acquiert dans le cadre de l’œuvre wittgensteinienne : il y a plus de différence entre un cheval de course et un cheval de labour qu’entre un cheval de labour et un bœuf. L’individualité de l’individu n’est plus pensable en termes de genre prochain et différence spécifique, et doit être saisie au prisme de ce qu’il ce qu’il fait et peut faire, et des affects dont il est capable en fonction de ce qu’il peut60 Mais sur le plan de la phénoménalité-sociale sur lequel nous nous situons ici, la « possibilité » ici en jeu n’est ni la « puissance » d’un mode de la substance, ni la possibilité « causale », ni la possibilité vide générale d’une métaphysique du possible décalquant celui-ci du « réel », ni celle, phénoménologicoontologique, d’une ouverture à l’être décidant des modalités de rencontre de l’étant : la possibilité en question est une possibilité « logique », possibilité de participation à tel ou tel phénomène-social tel qu’il « se fait ». La question « que peut un individu ? » doit dès lors être entendue comme celle de savoir de quel jeu de langage il s’avère capable, de quels « phénomènes » il possède les « possibilités ». Ainsi définira-t-on un individu par cette possibilité logique de jouer tel ou tel jeu de langage, de phénoménaliser tel ou tel phénomène-social. Et c’est à proportion de ce déplacement du problème de l’individualité que devra être reposé celui de « l’intersubjectivité », non pas en termes d’empathie, mais dans ceux d’une « composition des puissances » — devenues « logiques » —, ou d’une compossibilité et d’une co-opération logique.
34Ainsi du cas insigne de l’amitié : « Que je puisse être l’ami de quelqu’un, cela tient à ce qu’il a les mêmes possibilités que moi, ou des possibilités semblables. »61 L’amitié ne relève pas d’une communauté d’opinions ou d’idée, mais d’une harmonie des pouvoirs, d’une concordance entre les jeux de langage que les amis sont capables de jouer ensemble, d’une capacité à « co-opérer », et ainsi à se « comprendre » — pour autant que « comprendre » signifie maîtriser les « possibilités » des mêmes phénomènes. Mais d’autres « cas-limites » — comme ceux du rapport à l’enfant, à l’étranger, à l’animal — s’avèrent significatifs, chacun révélant à sa manière combien le problème de l’entente et de la co-opération renvoie à la possibilité logique et à la composition des pouvoirs, non pas à l’harmonisation de « systèmes de référence » hétérogènes. Dans le cas d’un « télescopage » de deux cultures différentes par exemple, les hommes deviennent mystérieux les uns pour les autres, et cela indépendamment de la possibilité ou pas de « communiquer » verbalement ou gestuellement :
Nous en faisons l’expérience lorsque nous arrivons dans un pays étranger dont les traditions nous sont totalement étrangères, et cela même si nous en maîtrisons la langue. Nous ne comprenons pas les gens. (Et ce n’est pas parce que nous ne savons pas ce qu’ils se disent à eux-mêmes). Nous ne pouvons nous retrouver en eux62.
35Si l’autre homme m’est alors une énigme, ce n’est pas qu’en vertu d’un principe d’individuation trop rigide, il me serait « caché », mais c’est que je ne possède pas les critères d’application de ses concepts et ne « vois » pas les phénomènes qu’ils « définit ». Par exemple, si je ne sais pas « à quoi ressemble chez les Chinois une joie authentique »63, c’est d’abord parce que j’ignore « ce qu’ils appellent joie », et dès lors ne sais pas quoi voir. Dans cet exemple, le fait que la possibilité de « communiquer » proprement dite ne soit pas ici en cause est primordial. Comme le note Wittgenstein dans une remarque célèbre, « quand bien même un lion saurait parler, nous ne pourrions le comprendre. »64 Non pas que nous ne comprendrions pas sa langue ; mais manqueraient les « possibilités » communes comme conditions « logiques » d’un sens qui nous soit commun. Et sans doute y a-t-il là tous les degrés possibles ; mais de l’ami à l’insecte, en passant par l’autre « quelconque », l’enfant ou l’étranger, c’est la possibilité de la composition des pouvoirs logiques qui se désagrège graduellement jusqu’à laisser place à des formes de vie parfaitement hétérogènes et incommensurables65
36À cet égard, le problème de la « folie » s’avère d’ailleurs décisif : il dessine, par opposition à l’amitié, la limite « externe » d’une forme de vie66. Et il est frappant de constater que le personnage — conceptuel — du « fou », se trouve chez Wittgenstein conçu, comme tout « individu », non pas relativement à ce qu’il est mais à ce qu’il peut. Dans un cours donné à Cambridge en 1946-1947, Wittgenstein remarque par exemple qu’« il ne faut pas considérer un déficient mental à la manière d’une horloge dont les rouages sont en désordre. Il faut plutôt demander : “Quels jeux de langage peut-il jouer ?”»67 La folie, comme l’amitié, l’amour ou l’humour, est un problème « logique » : de quoi le fou est-il logiquement — c’est-à-dire socialement — capable ? Et de même que pour l’ami, la question du rapport au fou ne peut être posée qu’en termes de composition de puissance logique : serai-je capable, aurai-je la puissance logique de jouer avec lui, de jouer ses jeux ? Car le défaut de communication ne relève jamais de l’impossibilité de comprendre ce que l’autre « pense », quand bien même il serait fou ; c’est « logiquement » que les choses se décident, dans les jeux de langage de la folie qui coupent jusqu’à la possibilité même d’un sens pour celui qui n’en possède pas la maîtrise. Une anecdote nous semble à ce titre particulièrement significative : durant une visite à Dublin, en 1938, Wittgenstein demanda à Drury — alors médecin en exercice —, s’il lui serait possible de lui obtenir la permission de discuter avec « des patients sérieusement atteints de troubles mentaux », arguant que « cela serait pour lui d’un très grand intérêt. »68 Il « vint alors deux ou trois fois par semaine et rendit visite à quelques-uns des malades de longue durée », se montrant particulièrement intéressé par un patient âgé à propos duquel il déclara qu’il était « beaucoup plus intelligent que ses médecins. » Drury dit alors avoir été fasciné « par le gentillesse et la sollicitude avec lesquelles Wittgenstein se montra capable de discuter avec lui », et il ajoute :
À un certain moment, je tentai de me joindre à la discussion. Wittgenstein me dit immédiatement de me « taire ». Puis plus tard, alors que nous rentrions à la maison (…) : « Pour jouer au ping-pong, il ne faut pas utiliser une raquette de tennis. »69
37Cette remarque illustre parfaitement la thèse d’une dimension « logique » de la folie. Car l’image employée est analogue à celle par laquelle, nous l’avons vu, Wittgenstein décrit la possibilité logique — dans sa différence de nature avec les possibilités ontologiquement déterminées : « au tennis, on ne peut pas marquer de but » — voilà le modèle de toute impossibilité logique. C’est celle-ci — et non, par exemple, une quelconque « incohérence » de ses « pensées » — qui rend impossible la communication avec le fou : nous ne jouons pas les mêmes jeux, pas de la même manière ; ce qu’il fait n’a pour nous aucun sens, et lui-même ne comprend pas, ne maîtrise pas ou plus les règles de ce que nous disons et faisons — ne maîtrise pas nos « possibilités ».
38Or c’est justement ce qui permet d’éclairer le concept de « membre » tel que Garfinkel le développe, notamment en opposition à Parsons. Contre une conception des « membres » comme éléments d’une « classe » sociale, définis donc par une relation d’appartenance, Garfinkel propose de définir le fait d’être un membre par une « compétence commune » : la maîtrise du langage naturel, et par extension, la possibilité de produire des « accounts » et de participer en ce sens à la « production » des phénomènes-sociaux :
Nous n’utilisons pas le terme en référence à une personne. Cela se rapporte plutôt à la maîtrise du langage commun, que nous entendons de la manière suivante. Nous avançons que les gens, à cause du fait qu’ils parlent un langage naturel, sont en quelque sorte engagés dans la production et la présentation objectives du savoir de sens commun de leurs affaires quotidiennes en tant que des phénomènes observables et racontables.70
39Certes, certaines définitions de situations peuvent échapper à la majeure partie des membres d’une « communauté ». Et c’est pourquoi en retour se « tromper » n’est jamais se tromper sur le « sens » de « ce qui se passe », mais précisément ne pas comprendre ce qui est en train de se passer. Mais une fois encore, la « publicité » d’un phénomène ne peut et ne doit pas être conçue à partir du nombre des individus capables de le réaliser ou de le percevoir ; tout phénomène, en tant que phénomène-social, est public, même dans le cas extrême où, nous le verrons, il est le phénomène d’un seul71. C’est ce que nous nommerons, avec Garfinkel, l’« accountability » du phénomène-social : la visibilité sociale y est intrinsèquement comprise, de même que la possibilité de le décrire, d’en faire un compte-rendu langagier ou, comme nous le verrons, de le « mettre en intrigue ». Certes, pris de manière intrasituationnelle, le langage peut être conçu comme une simple « composante » des rituels quotidiens. Ainsi « l’analyse de conversation », rapportée, comme dit Goffman, à « une interaction épisodique prise comme unité naturellement délimitée » et « constituée par la totalité de l’activité qui se déroule pendant qu’un ensemble donné de participants, s’étant mutuellement accrédités, concentrent et déplacent conjointement leur attention »72, fait bien apparaître l’échange de parole comme un échange rituel : « Pendant une conversation, l’interaction procède par poussées successives, par une suite d’échanges qui sont autant d’unités rituelles relativement fermées qui morcellent le flux d’information et d’activité. »73 La thématique, chez H. Sacks notamment, des « tours de parole » et de leur gestion « rythmique », apparaît ainsi comme un cas particulier de ce que nous avons nommé la « ritualisation de la vie quotidienne. »74 Mais si une telle perspective s’avère insuffisante, c’est en ceci qu’elle risque de masquer la « fonction » du langage, non pas à l’intérieur d’un phénomène-social donné, mais à l’égard de chaque phénomène-social pris lui-même comme un tout — et de la phénoménalité-sociale elle-même. Une simple description sans présupposés de ce que nous faisons quand nous parlons nous met déjà sur une plus juste voie. Comme dit Goffman, « nous sommes loin d’occuper notre temps de parole à exprimer des états d’âme, pas plus d’ailleurs qu’à donner des ordres, annoncer des décisions, décliner des requêtes, faire des offres, etc. » Et même lorsque c’est ce que nous visons, « nous le faisons souvent de manière indirecte au travers d’autre chose. » Car c’est en quelque sorte aux phénomènes-sociaux eux-mêmes que nous nous adressons — et tout du moins, ce sont eux les « sujets » de nos discours : « Nous passons le plus clair de notre temps à faire la preuve de l’équité ou de l’iniquité de la situation que nous vivons et à étayer nos sympathies, nos approbations, nos justifications, nos bienveillances ou nos réactions amusées. »75 Lorsque nous nous adressons aux autres, c’est de ou des « phénomènes » que nous leur parlons. Et de fait, comme le remarque encore très simplement Goffman, « que fait un locuteur, sinon raconter à ceux qui l’écoutent une version de ce qui lui est arrivé ? » En prenant la parole, il « s’engage dans un processus de dramatisation, c’est-à-dire une technique qui lui est propre et qui lui permet de reproduire une scène, de la rejouer »76 : parler n’est pas « livrer une information à un destinataire, c’est présenter un drame devant un public. »77 En ce sens, le rapport entre le phénomène-social et sa « dramatisation » est bien interne, et l’usage ordinaire du langage, nous l’avons vu, intrinsèquement lié à la phénoménalisation des phénomènes-sociaux. Certes, l’on peut toujours considérer que « dramatiser » une situation consiste à la transformer en histoire racontable. Mais une telle opération ne peut s’effectuer que parce que tout phénomène-social, comme tel, possède déjà ce relief « dramatique ». Le concept ethnométhodologique de « réflexivité », conformément auquel les pratiques sociales sont produites de manière à pourvoir à leur propre intelligibilité78, lie déjà, sur un mode en quelque sorte antéprédicatif, logos narratif et phénoménalité-sociale. Mais c’est le propre de l’accountability de lier cette « intelligibilité » à une « mise en langage » effective quoique virtuelle.79 Si les phénomènes-sociaux sont essentiellement « visibles », ils sont en même temps « narrables », la production d’« accounts » étant précisément celle de descriptions de ce qui se passe. Comme le note L. Quéré, « chaque phénomène est d’emblée pourvu (…) d’un langage propre pour rendre compte de ce qu’il est et de ses raisons d’être » ; et en retour, « du fait qu’ils ont appris un langage naturel, les membres d’une collectivité sont équipés d’une manière déterminée de parler des choses, d’expliquer le pourquoi et le comment des faits, des événements et des conduites. » De ce point de vue, produire un account ne consiste en rien d’autre que munir une situation de sa « formulation », c’est-à-dire « d’une description qui dit le pourquoi, le comment de son occurrence, fournit une réponse à des questions telles que : de quoi s’agit-il ?, à quoi faut-il l’imputer ? », etc.80
40Mais si la « définition de situation » est une telle « phénoméno-logie » sociale, une phénoménalisation des phénomènes-sociaux qui réponde à leur propre formulation et, conformément à leur intrinsèque « sacralité », assure leur « intelligibilité commune », à quoi les « membres » se « rapportent »-t-ils pour la mettre « en acte » ? Qu’est-ce qui ainsi décide du « se faire tel qu’il se fait » de chaque phénomène-social, conformément auquel, en le définissant, nous faisons ce que nous faisons tel qu’en effet cela se fait ? Nos précédents développements nous permettent d’anticiper la réponse que doivent recevoir de telles questions : si les phénomènes-sociaux sont ce qui se fait sur le plan de la socialité quotidienne, si les « définir » consiste à faire ce qui se fait tel que cela se fait, si ainsi leur phénoménalisation est un tel « se faire », indissolublement descriptif et normatif, alors ce qui chaque fois constitue leur « essence », ne peut être qu’un ensemble de « règles ». C’est donc ce rapport entre phénoménalité-sociale et « régularité » qu’il nous faut aborder frontalement, en dotant ces dernières d’un statut socio-phénoménologique rigoureux afin d’en extraire une « eidétique » proprement sociale.
Notes de bas de page
1 Présentation du recueil L’enquête ontologique, Du mode d’existence des objets sociaux, P. Livet et R. Ogien (éds.), Paris, Editions de l’EHESS, « Raisons pratiques », 2000, p. 7.
2 J-L. Fabiani, « L’expérimentation improbable. Remarques sur la sociologie française dans ses rapports avec l’ethnométhodologie », dans M. de Fornel, A. Ogien, et L. Quéré (éds.), L’ethnométhodologie…, op. cit., p. 282-283.
3 J-M. Berthelot, « Sociologie et ontologie », dans L’enquête ontologique…, op. cit., p. 70.
4 Nous nous permettons de renvoyer une fois de plus le lecteur à notre Quotidienneté et ontologie, op. cit.
5 M. Éliade, Le sacré et le profane, op. cit., p. 61.
6 Ibid., p. 102.
7 E. Goffman, Les cadres de l’expérience, op. cit., p. 16. Comme le dit Goffman dans un autre contexte, « La question “Que se passe-t-il ?” reçoit à tout moment des réponses redondantes, mais il faut constamment la poser à nouveau » (Les relations en public, op. cit., p. 341).
8 A. Ogien, « La décomposition du sujet », dans Le parler frais d’Erving Goffman, Paris, Minuit, 1969, p. 104. Cf. aussi sur ce point A. Ogien, Les formes sociales de la pensée, op. cit., p. 105 : « Dans l’essentiel des circonstances de l’activité quotidienne, les individus agissent de concert sans manifester de questionnement ontologique. »
9 E. Goffman, Les cadres de l’expérience, op. cit., p. 17.
10 Ibid.
11 Cf. E. Goffman, « Réplique à Denzin et Keller », dans Le parler frais…, op. cit., p. 313).
12 E. Goffman, Les relations en public, op. cit., p. 264.
13 E. Goffman, « Réplique à Denzin et Keller », op. cit., p. 318.
14 E. Goffman, Les rites d’interaction, op. cit., p. 7.
15 E. Goffman, Les cadres de l’expérience, op. cit., p. 35.
16 Cf. Ibid., p. 95 : « La détermination de ce qui se passe comporte forcément une certaine réflexivité ; autrement dit, la perception correcte d’une scène suppose nécessairement que l’acte de perception fasse partie intégrante de la scène. »
17 M. Heidegger, Sein und Zeit, op. cit., p. 299 ; trad. fr. p. 214 ; nous soulignons.
18 Ibid.
19 Cf. Ibid., § 68 a).
20 Ibid., p. 102-103 ; trad. fr. p. 97.
21 Ibid., p. 338 ; trad. fr. p. 237.
22 Ibid., p. 299 ; trad. fr. p. 214.
23 Ibid., p. 158 ; trad. fr. p. 127.
24 Ibid., p. 390 ; trad. fr. p. 268.
25 Ibid., p. 158 ; trad. fr. p. 127.
26 Ibid., p. 232 ; trad. fr. p. 173.
27 Cf. Ibid., p. 249, note 1 ; trad. fr. p. 184. On trouverait chez Sartre une difficulté similaire, en dépit d’une attention plus thématique au concept de situation. Nous ne pouvons ici y insister.
28 G. Bachelard, Poétique de l’espace, Paris, PUF, « Quadrige », 1989, p. 150. Cité par B. Bégout, La découverte du quotidien, p. 106.
29 Cf. sur ce point J-M. Chapoulie, La tradition sociologique de Chicago 1892-1961, Paris, Seuil, 2001, « Introduction ».
30 Cf. W. Thomas et F. Znaniecki, Le paysan polonais en Europe et en Amérique, Récit de vie d’un migrant, Paris, Nathan, « Essais et Recherches », 1998, p. 62 : « Dans cette interaction continuelle entre l’individu et son environnement, on ne peut dire ni que l’individu est le produit de son milieu, ni qu’il produit son milieu ; ou plutôt, on peut dire les deux choses à la fois. Car l’individu ne peut en effet se développer que sous l’influence de son environnement, mais d’un autre côté, il modifie cet environnement au cours de son développement en définissant des situations et en leur trouvant des solutions en rapport avec ses aspirations et ses tendances. ».
31 Pour un exposé de ce glissement, cf. par exemple P. McHugh, Defining the situation, Indianapolis, Bobbs-Merrill, 1968, ou l’article important de Don H. Zimmerman et M. Pollner, « Le monde quotidien comme “phénomène” » (dans J. D. Douglas (éd.), Understanding everyday life, London, Routledge and Kegan Paul, p. 80-103).
32 H. Garfinkel, The perception of the other, Harvard University, Unpublished PhD. Dissertation, 1952, p. 3 ; cité par R. Watson, « Continuité et transformation de l’ethnométhodologie », dans L’ethnométhodologie. Une sociologie radicale, op. cit., p. 19.
33 E. Goffman, Les cadres de l’expérience, op. cit., p. 9. Comme le remarquent également Boltanski et Thévenot, « L’identification des situations suppose une compétence parce qu’elle ne peut être réduite à la projection hors de soi d’une intentionnalité. Elle ne dépend pas de la pure subjectivité du sujet, qui ne constitue pas le sens de la scène par le regard qu’il porte sur elle » (De la justification, op. cit., p. 181).
34 Cf. G. Simmel, « Le problème de la sociologie » dans Le problème de la sociologie et autres textes, Paris, Editions du Sandre, 2006, p. 7-8 : « Il y a société, au sens large du mot, partout où il y a action réciproque des individus. Depuis la réunion éphémère de gens qui vont se promener ensemble jusqu’à l’unité intime d’une famille ou d’une ghilde du moyen âge, on peut constater les degrés et les genres les plus différents d’association. » G. H. Mead, pour sa part, avait bien saisi l’importance de penser la spécificité des interactions par rapport aux individus qui l’investissent, mais sans aller pourtant jusqu’à proposer d’une part une conception de l’interaction comme « type d’ordre social », et d’autre part une description des « rouages » ténus de la mécanique interactionnelle. Cf. sur ce point les commentaires de Y. Winkin, « Portrait du sociologue en jeune homme », dans E. Goffman, Les moments et leurs hommes, op. cit., p. 60 sqq.
35 H. Garfinkel, « Le programme de l’ethnométhodologie », op. cit., p. 40-41.
36 Et ainsi, nous le notions en introduction, d’enseigner « aux sciences sociales à ne pas perdre leurs phénomènes » (Ibid., p. 37), ce qui ne signifie rien d’autre que leur apprendre à ne pas les interpréter au prisme d’un questionnement ontologique présupposé. Cf. par exemple sur ce point Ibid., p. 43-44 : « Chacune de ces recherches — c’est la condition de [leur] validité empirique — décrit des pratiques que leurs agents reconnaissent comme faisables, courantes, “pertinentes pour les participants” et même vraisemblables. Nous nous sommes délibérément abstenus de faire appel à des mécanismes mentaux, à des actions psychologiques, à des biographies cliniques, à des objets mis en signes et à l’herméneutique. » (Nous soulignons). Comme le montrent très bien D. Cefaï et N. Depraz, une telle approche signe la rupture de Garfinkel avec une approche strictement « phénoménologique » du social (« De la méthode phénoménologique dans la démarche ethnométhodologique, Garfinkel à la lumière de Husserl et de Schütz », dans L’ethnométhodologie…, op. cit., p. 116) ; mais un peu plus haut, ce n’est pas seulement Husserl ou Schütz, mais aussi Gurwitsch, Parsons, Coleman, Foucault, Merleau-Ponty et Durkheim qui se trouvent congédiés par Garfinkel pour leur « herméneutisme » : « C’est de part en part au cœur de ce fonctionnement ordinaire que les membres trouvent ce dont ils ont besoin pour effectuer leur production d’ordre quel qu’en soit le registre — profane ou professionnel, vernaculaire ou technique. » (« Le programme de l’ethnométhodologie », op. cit., p. 41, note 12).
37 H. Garfinkel, « Le programme de l’ethnométhodologie », op. cit., p. 41.
38 H. Garfinkel, « L’ethnométhodologie et le legs oublié de Durkheim », dans L’ethnométhodologie. Une sociologie radicale, op. cit., p. 440.
39 H. Garfinkel, Recherches en ethnomethodologie, op. cit., p. 51.
40 Cf. H. Garfinkel, « Le programme de l’ethnométhodologie », op. cit., p. 40, note 9.
41 Cf. sur ce point A. Coulon, L’ethnométhodologie, Paris, PUF, « Que sais-je ? », 2002, p. 120.
42 Cf. H. Garfinkel, « Le programme de l’ethnométhodologie », op. cit., p. 50 : « Tout phénomène transitoire d’ordre — les ondes de trafic sur l’autoroute, les files d’attente, les salutations conversationnelles, par exemple — fait apparaître de manière endogène, comme l’un de ses détails, le personnel qui le gère comme une population qui le produit. »
43 E. Livingston, Making sense of ethnomethodology, London, Routledge and Kegan Paul, 1987, p. 82-83.
44 L. Quéré, « La vie sociale est une scène… », dans Le parler frais d’E. Goffman, op. cit., p. 50-51.
45 Ibid., p. 65. Ici se dessine toute l’ambiguïté du concept d’« indexicalité ». Dans son acception en linguistique, il a simplement pour fonction de marquer le fait qu’au sein d’un échange verbal (conversation, entretien, etc.), les déictiques ou embrayeurs (shifters), ce que Russell nommait, dans Signification et vérité, les « egocentric particulars » — pronoms personnels (je, tu, etc.), démonstratifs (ceci, cela, etc.) adverbes de lieux (ici ou là-bas) ou de temps (maintenant, hier, demain, etc.) (trad. P. Devaux, Paris, Champs Flammarion, 1969, chap. VII, p. 123 sqq.) — n’ont de sens qu’indexés à la situation d’énonciation, aux personnes en présence ou au cadre spatio-temporel qu’elles occupent. L’ethnométhodologie a élargi la notion d’indexicalité aux éléments, y compris extra-linguistiques, des interactions. Et en un sens, il est bien vrai que toute interaction ne prend sens que par rapport à la situation singulière qu’elle « définit ». Seulement, le caractère irrémédiablement indexical d’une définition de situation n’entre absolument pas en opposition avec la transcendance de la situation ainsi définie, mais au contraire y appartient. Dans la plupart des phénomènes-sociaux, l’indexicalité de certains énoncés ou de certains « mouvements » en constituent même des traits « essentiels » ; cela n’empêche pas qu’il s’agisse d’un « phénomène » dont on peut parler et que l’on peut définir hors de tout contexte particulier. Ce va-et-vient entre la phénoménalisation « indexicale » du phénomène et son « sens » a d’ailleurs été théorisé très tôt par Garfinkel lui-même, empruntant à Mannheim et à son essai sur la Weltanschuung son concept de « méthode documentaire d’interprétation » consistant, comme il le résume dans ses Recherches en ethnométhodologie, « à voir dans une apparence donnée “l’illustration”, “l’index”, “la représentation” d’une structure sous-jacente dont l’existence est présupposée. » (op. cit., p. 152). Mais précisément, comme le remarque pour sa part Watson, Garfinkel semble avoir eu un scrupule ontologique à accorder à de telles « structures » une « subsistance » extra-interactionnelle — de sorte que le couple phénomène/phénoménalisation fut lui-même rabattu sur l’interaction : « Ce qui importe, dans une approche ethnométhodologique, est la manière dont ces modèles sont appréhendés par les membres eux-mêmes au moment de leurs manifestations particulières en situation » (« Continuité et transformation de l’ethnométhodologie », op. cit., p. 20-21). Il y a donc toujours, d’un point de vue ethnométhodologique, un primat de l’interaction sur le phénomène qui pourtant la « règle ». C’est ce point qu’au nom de l’autonomie du phénomène-social, nous entendons contester.
46 E. Goffman, Les rites d’interaction, op. cit., p. 10.
47 Sur ce point, nous nous permettons de renvoyer à notre étude « Le pli merleau-pontien et l’idée d’un “tournant topologique” de la phénoménologie », dans G. Cormann, S. Laoureux, J. Piéron (éds.), Différence et identité, Les enjeux phénoménologiques du pli, Hildesheim, Georg Olms Verlag, « Europeae Memoria », 2005, p. 189-208.
48 Cf. E. Goffman, La présentation de soi, op. cit., p. 102.
49 Ibid., op. cit., p. 18.
50 Wittgenstein et le cercle de Vienne, trad. fr. G. Granel, Mauvezin, TER, 1991, p. 33.
51 L. Wittgenstein, Remarques philosophiques, op. cit., § 45, p. 76.
52 L. Wittgenstein, Recherches philosophiques, op. cit.., § 90, p. 78.
53 L. Wittgenstein, Dictées de Wittgenstein à Waismann et pour Schlick, A. Soulez (éd.), t. 1, Paris, PUF, « Philosophie d’aujourd’hui », 1997, p. 155.
54 L. Wittgenstein, Remarques sur la philosophie de la psychologie II, op. cit., § 396, p. 86.
55 L. Wittgenstein, Recherches philosophiques, op. cit., p. 135 : « Pour qu’il y ait compréhension mutuelle au moyen du langage, il faut qu’il y ait non seulement accord sur les définitions, mais encore (si étrange que cela puisse paraître), accord sur les jugements. »
56 Pour prendre un exemple cher à Wittgenstein, personne n’interprète la proposition : « au tennis, on ne peut pas marquer de but », comme décrivant une difficulté à faire quelque chose. Simplement, ce jeu ne consiste pas à marquer des buts — et si on le pouvait, ce n’est pas au tennis que nous jouerions, mais à autre chose. Cf. par exemple Cours de Cambridge 1946-1947, op. cit., p. 11 : « “Au tennis, on ne peut pas tirer un but” signifie qu’il n’existe rien de tel que des buts ». Cf. aussi Ibid., p. 229 : « Au tennis, il n’existe pas de buts. (…) Il n’est pas possible de marquer un but au tennis. Est-ce parce que c’est difficile ? »
57 Dictées…, op.cit., p. 13.
58 L. Wittgenstein, Les cours de Cambridge 1930-1932, trad. fr. E. Rigal, Mauvezin, TER, 1988, p. 110-111.
59 L. Wittgenstein, Fiches, op. cit., § 134, p. 42.
60 Cf. sur ce point G. Deleuze, Spinoza et le problème de l’expression, Paris, Minuit, 1968, chapitre XIV, « Qu’est-ce que peut un corps ? », p. 197-213.
61 L. Wittgenstein, L’intérieur et l’extérieur, op. cit., p. 94.
62 L. Wittgenstein, Recherches philosophiques, op. cit., p. 313.
63 L. Wittgenstein, L’intérieur et l’extérieur, op. cit., p. 114.
64 L. Wittgenstein, Recherches philosophiques, op. cit., p. 313.
65 L’une des manières de contester le « scepticisme » métaphysique à l’égard d’autrui est d’ailleurs de faire valoir ces degrés, et de montrer que l’ignorance de « l’intériorité de l’autre homme » n’est tout de même pas telle que celle des autres animaux. Comme dit Wittgenstein, « Examine la question de l’incertitude concernant le fait de savoir si autrui ressent de la douleur à la lumière de celle-ci : un insecte ressent-il de la douleur ? » (Remarques sur la philosophie de la psychologie II, op. cit., § 661, p. 132). Cf. en ce sens les justes remarques de Merleau-Ponty dans la Phénoménologie de la perception : « Je ne “comprends” pas la mimique sexuelle du chien, encore moins celle du hanneton ou de la mante religieuse. Je ne comprends pas même l’expression des émotions chez les primitifs ou dans des milieux trop différents du mien. S’il arrive par hasard qu’un enfant soit témoin d’une scène sexuelle (…) elle n’aura pas de sens, si l’enfant n’a pas encore atteint le degré de maturité sexuelle où ce comportement devient possible pour lui » (Paris, Gallimard, « Tel », 1976, 215). À une telle description, nous ne trouvons absolument rien à redire, pour autant que le « sens », le « comprendre » et la « possibilité » dont il est ici question ne soient pas conçus comme des modes de notre « ouverture ontologique », mais comme des déterminations strictement logiques, structurant le déploiement de la phénoménalité-sociale.
66 Comme le dit bien J. Bouveresse, « La distance entre la raison et la folie, ou ce que nous sommes tentés d’appeler la folie, est une distance entre des formes de vie, elle n’est pas du même ordre que celle qui existe entre des évidences, des croyances et des jugements déterminés à l’intérieur d’un même système de référence » (Le mythe de l’intériorité, Paris, Minuit, 1987, p. 621-622).
67 L. Wittgenstein, Cours de Cambridge 1946-1947, op. cit., p. 100.
68 Cf. M. Drury, Conversations avec Ludwig Wittgenstein, trad. J-P. Cometti, Paris, PUF, « Perspectives critiques », 2002, p. 150.
69 Ibid., p. 150-151.
70 H. Garfinkel et H. Sacks, « On formal structures of practical action », dans J. C. McKinney et E.A. Tiryakian (éds.), Theoretical Sociology Perspectives and Developments, New York, AppletonCentury-Crofts, 1970, p. 342 ; cité par A. Coulon dans L’ethnomethodologie, op. cit., p. 40. Cf. aussi sur ce point l’entretien de Garfinkel avec B. Jules-Rosette dans Sociétés, n°5, sept. 1985, vol. 1, p. 36 : « Utiliser la notion de “membres” ne va pas sans risque. Dans son acception la plus commune, elle est pour nous pire qu’inutile. Il en va de même pour les concepts de "personnes particulières" ou "individus". (…) Pour nous, les "personnes", "personnes particulières" et "individus" sont des aspects observables d’activités ordinaires. » La définition de ce concept de « membre » se trouve bien entendu liée avec le rejet du concept d’Einfühlung. Comme le remarque très justement J. Widmer, il est crucial que, d’un point de vue situationnel, « la qualité de membre requise pour analyser le social [ne soit] pas définie en termes d’empathie ou d’attitude subjective, mais en termes de capacité de reconnaître les propriétés formelles des pratiques qui constituent l’ordre social… » (« Catégorisations, tours de parole et sociologie », dans L’ethnométhodologie…, op. cit., p. 213, en note).
71 C’est d’ailleurs la raison pour laquelle il nous semble inadéquat de distinguer, comme le propose B. Bégout, un « quotidien public », propre à la rue, la ville, les lieux publics, et un « quotidien privé » propre à ce qui se passe dans l’intimité d’un foyer domestique (La découverte du quotidien, op. cit., p. 432). « Faire la queue pour entrer dans un cinéma » ou « prendre une douche » sont des phénomènes tout aussi « quotidiens » l’un que l’autre, et, de notre point de vue, tout aussi « publics » parce que « visibles ». De même les « phénomènes » tout à fait « personnels », les petites habitudes que l’on garde pour soi et qui ne concernent que soi — comme « marcher dans la rue pour se rendre dans un petit café dont on est un habitué » —, sont bien pour nous des définitions de situation, même si elles sont perçues de manière incomplète par tous ceux que nous croisons et qui définissent la situation comme : « Passant quelconque marchant dans la rue ».
72 Goffman, Les rites d’interaction, op. cit., p. 34.
73 Ibid., p. 35.
74 C’est pourquoi Goffman, par exemple, dans Les cadres de l’expérience, peut ouvrir son chapitre consacré aux « cadres de la conversation » en précisant que « tous les phénomènes analysés dans les chapitres précédents ont leur équivalent verbal : les manipulations, les modalisations, les ruptures de cadre, les erreurs de cadrage, et bien sûr, les controverses sur les cadrages » (op. cit., p. 487-488).
75 Ibid., p. 493-494.
76 Ibid., p. 494.
77 Ibid., p. 499.
78 Cf. H. Garfinkel, Recherches en ethnométhodologie, op. cit., « préface », p. 51 sqq.
79 Louis Quéré a bien noté cette double caractéristique fondamentale de l’accountability, en tant que réflexive et rationnelle. « Dire qu’elle est réflexive, c’est souligner que l’accountability d’une activité et de ses circonstances est (…) un élément constitutif de ces activités ». Dire qu’elle est rationnelle, « c’est souligner qu’elle est produite méthodiquement en situation, et que les activités sont intelligibles, peuvent être décrites, et évaluées sous l’aspect de leur rationalité » (« L’argument sociologique de Garfinkel », dans « Arguments ethnométhodologiques », Problèmes d’épistémologie en sciences sociales, III, Centre d’étude des mouvements sociaux, Paris, EHESS-CNRS, 1984, p. 100-137).
80 L. Quéré, « La vie sociale est une scène… », op. cit., p. 70.
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